La Loca cuerda - Récit de la côte du Chili

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La Loca cuerda - Récit de la côte du Chili
Revue des Deux Mondes2e période, tome 20 (p. 292-322).
LA
LOCA CUERDA
RÉCIT DE LA CÔTE DU CHILI.



I.

Le Méridien était un beau navire, d’une marche supérieure, grand comme une corvette. Dans ses longs voyages, qui duraient plusieurs années, il traversait les mers les plus lointaines, allant des côtes de la Chine aux ports du Pérou et du Chili. Ce sont là de magnifiques promenades, et je n’en sais pas de plus propres à distraire les esprits mélancoliques. Effleurer la surface du globe et le parcourir en tous sens à la recherche de l’inconnu, poser partout le pied et ne prendre racine nulle part, alimenter ses regards d’horizons toujours nouveaux et agrandir sans cesse le champ de ses observations, n’est-ce pas jouir de la vie dans toute sa plénitude et réaliser, en partie du moins, ce double vœu des imaginations ardentes : voir et savoir ?

Il y avait à bord du Méridien un jeune médecin qui pensait ainsi. Après avoir achevé ses études à Paris, il était revenu près de ses parens dans une petite ville de la Basse-Normandie, où l’attendait la clientèle que devait lui laisser son père ; mais avant de s’enfouir dans les verts bocages du pays natal, il voulut connaître autrement que par les cartes géographiques les contrées mystérieuses dont les voyageurs font de séduisans récits. On blâma sa résolution, cela va sans dire. On lui reprocha de sacrifier à des instincts aventureux une existence tranquille et heureuse, comme s’il existait un bonheur absolu et indépendant de l’imagination de chacun de nous. Le jeune docteur tint bon ; décidé à courir les mers à ses risques et périls, il s’embarqua en qualité de médecin à bord du Méridien, prêt à mettre à la voile pour un voyage de deux années, vingt-cinq personnes, en y comprenant le maître cook et son aide, composaient tout le petit monde au milieu duquel vivait le docteur. Lorsque le navire stationnait dans un port, il lui restait du loisir pour faire des excursions dans les terres et rassembler les élémens d’une collection de minéraux, de plantes et d’insectes. Durant les traversées, il avait le temps de mettre en ordre les objets de toute sorte recueillis par ses soins. Quant aux malades, il les tenait là sous sa main, et n’avait qu’à passer de la dunette à l’avant du navire pour leur tâter le pouls. Ainsi, tout en naviguant d’un pôle à l’autre, le jeune médecin trouvait l’occasion de cultiver la science et de rendre service à ses semblables. Eût-il mieux fait dans sa petite ville ? Non, sans doute ; il n’y eût pas non plus joui d’une plus complète indépendance. À bord du Méridien, nul concurrent jaloux ne le troublait dans l’exercice de ses fonctions, et tous les habitans du navire le traitaient avec égard, parce que tous avaient besoin de lui. Les braves marins qu’il soignait avec une égale sollicitude dans le calme et dans la tempête ne s’étaient jamais occupés de savoir son nom ; ils le nommaient simplement le docteur. Au Callao et à Valparaiso, où on le connaissait beaucoup il y a vingt-cinq ans, on l’appelait le docteur Henri.

Parti d’Europe par la route du cap de Bonne-Espérance, le Méridien devait y rentrer en doublant le cap Horn, et c’était à Valparaiso qu’il était venu mouiller pour prendre de l’eau douce et des vivres. Ces préparatifs demandaient du temps ; le docteur Henri mettait à profit cette longue relâche en explorant les environs. Un jour, monté sur un cheval au pas rapide et sûr, il avait gravi les premières rampes qui dominent la ville et la rade de Valparaiso. À sa gauche se creusaient des ravins profonds, aux flancs desquels pendent, la tête en bas, de vieux palmiers déracinés par les tremblemens de terre. Quelques plateaux légèrement inclinés vers l’ouest et coupés de rocs à pic se déroulaient devant lui : paysage étrange et saisissant, qui donne un avant-goût de ces pittoresques campagnes du Chili, formées de rians vallons et de plaines verdoyantes que traversent et hérissent en tous sens des montagnes aux sommets aigus et des croupes prolongées à l’infini, s’élevant toujours et par degré jusqu’à la région des Andes neigeuses. Sur toute cette côte, le sol, bouleversé par des cataclysmes anciens, offre l’aspect d’un affreux désordre ; c’est un pêle-mêle de lignes brisées qui présente l’image du chaos, et pourtant, comme le climat est doux, comme les ruisseaux murmurent dans le fond des vallées et entretiennent au milieu des rochers une végétation vigoureuse, l’œil est plutôt séduit qu’attristé par ces tableaux grandioses. On sent que la nature sourit à travers les horizons sévères qui rappellent ses colères passées ; on oublie que demain peut-être la terre tremblera de nouveau, et fera chanceler sur leurs bases les clochers des églises et les rocs gigantesques.

Ce jour-là, le docteur était en quête de plantes ; il allait devant lui au hasard, oubliant l’heure et fuyant les routes battues. Arrivé à l’entrée d’un vallon dont le sol profond et friable était cultivé avec soin et planté d’arbres à fruits, le docteur mit pied à terre. Il attacha son cheval aux branches d’un arbre et se mit à cueillir des plantes nouvelles pour lui, qui croissaient sous les rocs, parmi les cactus. Dans sa promenade de botaniste, il parcourait toute la lisière des champs cultivés, foulant avec attention et curiosité les terrains volcaniques et pierreux que le pic et la charrue n’avaient point entamés. Tout occupé de ses plantes, le jeune docteur poursuivait ses recherches la tête baissée et se parlant à lui-même. Quand il eut fait ainsi quelques centaines de pas, il leva les yeux et aperçut, immobile devant lui, une jeune fille qui le regardait avec attention.

Señor caballero, dit la jeune fille en faisant un pas pour s’approcher de lui, sont-ce des fleurs que vous cherchez ainsi ?

— Oui, mon enfant, répliqua le docteur.

— Voyons donc !… Oh ! les vilaines petites plantes que vous arrachez là !… Qu’en voulez-vous faire ?

— C’est mon secret, dit le docteur en souriant ; vous êtes curieuse, señorita.

La jeune fille rougit un peu et cueillit sur un cactus une magnifique fleur rouge, aux reflets violets, dont les vives couleurs éblouissaient le regard ; puis elle se mit à la faire tourner machinalement entre ses doigts.

— Cette fleur est très belle, j’en conviens, dit le docteur, mais je la connais, nous l’élevons en serre dans nos pays, tandis que ces petites plantes sauvages que vous méprisez ont pour moi le charme de la nouveauté.

— Vous êtes sans doute un savant, caballero ?

— Oh ! non, répondit modestement le jeune docteur ; les savans restent dans le sanctuaire de leur cabinet ; ils sont trop grands seigneurs pour prendre la peine de courir le monde.

— Vous allez dire encore que je suis bien curieuse, reprit la jeune fille, mais je vais vous adresser une autre question : êtes-vous médecin ?

— Oui, señorita, vous l’avez dit, je suis médecin, et j’étudie la botanique.

— Je m’en doutais bien, dit la jeune fille, et voilà pourquoi j’ai été assez hardie pour vous aborder en pleine campagne… C’est que voyez-vous, docteur, il y a quelqu’un dans notre maison qui aurait grand besoin de vos soins…

— Je n’ai ni le droit ni le désir d’exercer ma profession dans ce pays, objecta le docteur ; vous avez ici des médecins reçus et patentés, et aussi fort habiles, je le suppose…

— Sans doute, mais mon père n’en veut appeler aucun, et ma pauvre sœur va mourir d’une maladie de langueur… Je vous en conjure, docteur, faites-lui une visite. Vous avez bien le droit de vous reposer à la maison, de manger des fraises de la montagne auprès d’une pauvre malade et de prescrire un remède tout en causant…

— Je suis à vos ordres, señorita, dit le docteur ; mais il est bien entendu que le hasard seul m’aura conduit près de votre sœur…

— Vous serez un étranger, un voyageur égaré qui demande sa route… Allons, suivez-moi, docteur, par ici…

Le docteur Henri prit la bride de son cheval et se mit à marcher à côté de la jeune fille. Celle-ci s’avançait d’un pas leste et rapide, ramenant à chaque instant sur son front le châle de soie que la brise rejetait sur ses épaules. Au tournant d’un sentier, elle montra du doigt au docteur une jolie maison à toit plat, ornée d’une galerie, autour de laquelle s’étendait une cour spacieuse.

— Tenez, dit-elle, voici la demeure de mon père, don Ignacio Moreno ; tous ces champs lui appartiennent, ainsi que cette troupe de chevaux que vous voyez galoper là-bas sous la conduite d’une demi-douzaine de cavaliers.

— Mais c’est là une habitation charmante, s’écria le docteur.

— Oh ! reprit la jeune fille, vous dites cela par politesse… Moi, je m’y plais parce que j’y suis née. Ma grande sœur Mercedès, qui a été élevée à la capitale, ne peut plus s’habituer ici ; d’ailleurs elle est trop belle pour vivre dans la solitude. Toute malade qu’elle est, vous allez voir, docteur, combien elle a de grâce et de beauté.

Don Ignacio arrivait à cheval par un chemin opposé à celui que suivaient le docteur Henri et la jeune fille. Au moment où celle-ci posait le pied sur la première marche du perron conduisant à la galerie, le vieux hidalgo descendait de sa monture.

— Holà ! Luisa, dit-il à haute voix et d’un ton d’humeur, quel est ce cavalier qui vient à pied, tenant son cheval par la bride ?

Luisa, c’était la jeune fille qui avait emmené le docteur. Tandis qu’elle parlait bas à l’oreille de son père, le jeune médecin regardait autour de lui. Du côté de l’est se dressaient de hautes montagnes couronnées de nuages blancs ; vers l’ouest s’abaissaient les horizons immenses que l’Océan-Pacifique borde au loin de ses flots bleus confondus avec le ciel. — Au milieu d’un si beau pays, avec un air si pur et sous l’influence d’un climat aussi choisi, pensa le docteur, comment peut-on être malade ! N’est-ce pas là cette vallée qu’on a nommée avec toute raison Valparaiso, la Vallée du Paradis ?

Comme il parlait ainsi, don Ignacio s’avança vers lui et le pria de venir s’asseoir sons son toit. — Seigneur cavalier, lui dit-il en ôtant son large chapeau de paille, soyez le bienvenu. De quelque point du globe que vous arriviez, tout ce qu’il y a dans cette demeure est à votre disposition.


II.

L’hospitalité, qui a été de tout temps l’une des vertus de la race espagnole, s’exerce encore libéralement envers les étrangers dans l’Amérique du Sud. Accueilli comme un voyageur éloigné de son chemin, le jeune docteur fut invité à prendre sa part du repas copieux servi pour la famille. Don Ignacio quitta le poncho blanc, à franges de couleur, qui lui couvrait les épaules, délia ses éperons d’argent aux molettes longues et sonores, et détacha ses bottes faites en poil de vigogne, que des ganses de soie liaient au-dessous de ses genoux. Des servantes métisses, cholas, au visage aplati, au teint cuivré, dont les grands yeux, doux et humides comme ceux de l’alpaca, regardaient fixement l’étranger, déposèrent sur la table des plats profonds chargés de tranches de bœuf qui nageaient dans des sauces longues, et de hautes bouteilles remplies de vin de Tarragone. Luisa s’était assise en face de son père et à la gauche du docteur. Sa sœur, doña Mercedès, étendue sur un fauteuil de cuir, à quelque distance de la table, demeurait immobile et silencieuse, portant à sa bouche une orange de Lima, dont elle exprimait le jus. Elle semblait éviter les regards du docteur, qui, de son côté, affectait de se tourner rarement vers elle et s’entretenait avec don Ignacio, essayant de deviner au courant d’une conversation assez peu animée ce qu’étaient ses hôtes, et de quel mal souffrait la belle jeune fille près de laquelle il avait été appelé. Un miroir placé devant ses yeux lui permettait de voir le profil de Mercedès, profil sévère, d’une pureté irréprochable. Aucune altération ne se peignait sur les traits de la jeune malade ; son œil noir semblait ne rien voir ; elle paraissait en proie à une mélancolie profonde.

— C’est le moral qui souffre, pensa le docteur ; une idée fixe est venue se loger dans cette belle tête pleine d’énergie et de fierté. Il y a là un mystère !… Comment l’éclaircir ?…

Après le dîner, tandis que don Ignacio roulait une cigarette entre ses doigts, le jeune docteur alla s’asseoir devant un piano qui n’avait pas été ouvert depuis longtemps, et se mit à préluder par quelques phrases mélancoliques. À la première note, doña Mercedès se leva d’un pas grave, et avec la dignité d’une reine elle s’avança au milieu du salon, comme si elle sortait d’un rêve. De lointains souvenirs s’éveillaient dans son esprit ; sa respiration devenait plus pressée, et une légère rougeur colorait ses joues, qui avaient peu d’instans auparavant la pâleur transparente du marbre. Don Ignacio la regardait avec surprise, n’osant faire un mouvement dans la crainte de l’arracher brusquement à cette espèce de somnanbulisme ; sa sœur était là, debout, inquiète, les bras tendus vers elle, comme pour la soutenir.

— Doucement, se dit le docteur, la voilà qui marche… Essayons de redonner complètement la vie à cette statue si gracieuse.

D’une main rapide et exercée, il exécuta brillamment une de ces valses andalouses que les Espagnols ont portées avec eux dans les deux hémisphères. Doña Mercedès, entraînée par le rhythme de la mesure et levant sa main comme si elle l’eût appuyée sur l’épaule d’un cavalier invisible, se prit à parcourir le salon en tournant sur elle-même avec la rapidité d’un tourbillon. Puis, s’arrêtant tout à coup, elle se précipita sur son fauteuil, poussa un cri d’effroi, et retomba dans son immobilité accoutumée. Des larmes coulaient lentement de ses grands yeux, et ruisselaient comme des perles sur ses joues, qui avaient repris leur pâleur.

— Ma sœur, ma chère sœur ! s’écria doña Luisa en se jetant dans ses bras. Qu’as-tu, mi querida ? pourquoi pleurer ainsi ?

Elle essuyait les larmes de sa grande sœur, et couvrait de baisers ses froides mains ; puis, se tournant vers le docteur : — Oh ! mon Dieu, lui dit-elle, qu’avez-vous fait là ?…

— J’ai fait ce que vous m’avez demandé, señorita, répondit tout bas le docteur ; j’ai cherché à connaître de quel mal souffre mademoiselle votre sœur…

Don Ignacio, le visage coloré par l’émotion, s’était placé devant le fauteuil de sa fille. Après l’avoir considérée quelque temps, il leva ses yeux humides sur le docteur, et l’emmenant sous la galerie : — Vous êtes médecin, monsieur ? lui demanda-t-il. Eh bien ! je me confie à votre discrétion ; vous venez d’être témoin d’une triste scène,… et je mourrais de chagrin si un autre qu’un étranger, si un autre que vous, docteur, m’avait vu verser des larmes… C’est la première fois depuis trois mois que ma pauvre fille sort de sa mélancolie, et elle y retombe avec des symptômes plus alarmans encore… Sa raison est égarée !…

— Le cas est grave sans doute, répondit le docteur ; mais il n’est pas sans remède peut-être… Quand la raison s’égare, il y a presque toujours une cause…

— Ah ! si l’homme savait prévoir les causes, que de malheurs n’arriveraient jamais ! Quand on a des filles, monsieur, il faut les conduire dans le monde !… La danse, et encore la danse, voilà le seul plaisir qu’on peut leur procurer dans nos pays !…

— Et celui qu’elles préfèrent en Europe comme en Amérique, reprit à demi-voix le docteur.

— Il y avait des fêtes à la capitale, à Santiago, l’hiver passé ; j’y menai mes deux filles. Luisa n’était encore qu’un enfant, on fit peu d’attention à elle ; mais dès que Mercedès parut, elle attira tous les regards… Les jeunes gens s’empressaient autour d’elle, et les hommes sérieux me félicitaient à l’envi. « Ah ! don Ignacio, que vous êtes heureux d’avoir une fille aussi belle !- » Et moi, monsieur, je vous dis : « Dieu vous préserve d’un pareil bonheur ! » Environnée d’hommages, fêtée dans tous les bals, Mercedès devenait folle de danse et de plaisirs. J’essayai de lui adresser quelques observations ; mais le moyen de se faire écouter d’une enfant que l’on a gâtée, que l’on a trop aimée !… En elle revivait l’image de sa pauvre mère que j’ai tant pleurée, et quand mes paroles un peu trop vives arrachaient une larme à Mercedès, je croyais les voir couler de ces autres yeux qui sont fermés pour toujours !… Ainsi la faiblesse et la fermeté se combattaient en moi ; je donnais à tous les diables l’hiver et ses interminables fêtes !… Et puis, parmi les jeunes gens qui poursuivaient Mercedès de leurs hommages empressés, il y en avait un dont les assiduités me causaient un vif déplaisir. C’était un cavalier de bonne mine, de noble race, j’en conviens ; mais toutes les qualités qu’il pouvait avoir disparaissaient à mes yeux devant un impardonnable défaut…

Et se penchant à l’oreille du docteur, don Ignacio ajouta d’une voix creuse : — C’était un Godo !

— Un Goth, un Espagnol ! répliqua le médecin ; quel mal trouvez-vous à cela ? N’êtes-vous pas vous-même un Espagnol de race ?

— Moi ! reprit don Ignacio d’un accent sévère, je suis un hijo del pais, un enfant du Chili, un Americano, et j’ai juré haine éternelle à cette faction des Goths qui voulaient asservir notre patrie… Ma jeunesse a été employée à les combattre, docteur, et j’aurais permis à l’un d’eux de rechercher ma fille !… Indigné de l’audace de celui-ci, je le montrai du doigt à mon neveu don Ramon, officier dans nos armées, en lui disant : « Si j’avais ton âge, je mettrais à la raison ce fat de Godo. » Don Ramon courut droit à l’Espagnol, et vous devinez le reste…

— Ils se sont battus ?…

— Nos lois défendent le duel, répondit don Ignacio ; au moment où les deux jeunes gens sortaient en se menaçant, la police leur signifia de se séparer sous des peines sévères. Don Ramon dut rejoindre son régiment, qui tient garnison dans les provinces du sud, et don Agustin, l’Espagnol, reçut l’ordre formel de s’éloigner de la capitale. Ont-ils obéi aux injonctions de la police ? Je l’ignore ; le bruit a couru qu’une rencontre avait eu lieu. Les partisans de l’Espagnol prétendent que celui-ci a grièvement blessé son adversaire ; les amis de mon neveu affirment qu’il a donné une bonne leçon au Godo. L’un d’eux est peut-être mort au moment où je parle… Ces nouvelles contradictoires ont vivement ému la société de Santiago ; elles sont arrivées aux oreilles de ma fille, et depuis lors elle est tombée dans une mélancolie profonde. Il m’a fallu la ramener à la campagne, et pour avoir eu la fatale idée de lancer dans le tourbillon du monde une enfant chérie, j’en suis réduit à la tenir confinée au milieu des champs, cachant à tout ce qui m’entoure sa folie et mes profondes douleurs… Vous savez maintenant les causes de sa maladie ; vous seul êtes instruit de son état misérable. Et dire que c’est un Godo qui a plongé dans ces malheurs sans remède une famille qui aurait pu être si heureuse !

Le docteur Henri ne partageait pas l’indignation de don Ignacio contre le jeune Espagnol ; il lui semblait même que la vivacité du père avait été la cause directe et immédiate de cet imbroglio, dans lequel la vie de deux jeunes gens de bonne famille et la raison de sa fille étaient en jeu. Gardant pour lui les réflexions qu’il eût été inutile d’exprimer, le docteur se contenta de demander à don Ignacio la permission de retourner un instant auprès de Mercedès. Il la retrouva assise dans son fauteuil, immobile et versant encore quelques larmes silencieuses. Sa jeune sœur Luisa restait à genoux près d’elle, lui prodiguant ses caresses avec un dévouement tout filial.

— Elle est un peu mieux ; voilà qu’elle se calme, mon père, dit Luisa en se relevant. N’est-ce pas, docteur, la crise est passée ?

Don Ignacio prit dans sa main brûlante la main blanche et froide de sa fille malade. doña Mercedès leva sur lui ses yeux humides et languissans.

— Mon enfant, ma chère enfant ! s’écria son père en la baisant au front, où souffres-tu ? qu’éprouves-tu ?… Parle, dis-moi un mot, un seul mot ; il y a si longtemps que je n’ai entendu le son de ta voix !

Pour toute réponse, doña Mercedès posa sa main sur son cœur, et dit d’une voix étouffée : — Là, je souffre là !… — Puis elle fit comprendre par un geste qu’elle désirait être seule.

— Monsieur le docteur, dit tout bas Luisa, vous reviendrez, n’est-ce pas ?… Mon père, priez donc le docteur de revenir ; puisque le hasard a fait arriver un médecin auprès de ma pauvre sœur, cachée aux regards de tout le monde, recourons à ses conseils…

Don Ignacio invita poliment le docteur Henri à le visiter de nouveau. — j’avais juré d’ensevelir mes chagrins dans une ombre éternelle, dit-il avec tristesse. Vous ne guérirez pas ma pauvre Mercedès, je le sais bien ; mais enfin, puisque vous connaissez tous nos malheurs, votre présence nous consolera, sa sœur et moi. Voyez, docteur ; le ciel m’a donné deux filles accomplies : Luisa est une ange de douceur et de bonté ; Mercedès est une ange de beauté ! J’avais pour celle-ci trop de faiblesse, et il a plu à Dieu de la frapper… Que sa volonté soit faite !

— Il vous la rendra, je l’espère, reprit le docteur ; nous essaierons de la rappeler à la santé. Puissé-je dire avant peu, comme notre vieux et savant Ambroise Paré : Je la pansai, Dieu la guérit !


III.

Le soleil se couchait au moment où le jeune docteur, après avoir échangé une cordiale poignée de main avec don Ignacio Moreno, mettait le pied dans l’étrier. Il trotta quelque temps sur un plateau élevé, d’où ses regards s’étendaient vers les cimes des montagnes, nuancées d’une teinte rose par les derniers rayons du jour ; puis il s’engagea dans un ravin profond, déjà envahi par l’obscurité du soir. Par instans, le fer de son cheval, heurtant un caillou, en faisait jaillir une vive étincelle. Le docteur regagnait la ville de Valparaiso sans trop se presser, jouissant du plaisir, bien rare désormais, qu’éprouve le voyageur à chevaucher par monts et par vaux à la clarté des étoiles. Tout en suivant sa route, il songeait à la jeune malade près de laquelle le hasard l’avait conduit.

— Voilà un cas difficile, se disait-il en laissant flotter la bride ; de la mélancolie à la folie il n’y a qu’un pas, et la folie née de la tristesse dégénère en un affaissement moral qui résiste à tout traitement. Cette jeune fille n’a pas perdu la raison : non, son regard n’a rien d’égaré ; elle rêve, elle se souvient et elle souffre… Mais à force de se concentrer dans sa douleur et de s’y renfermer pour nourrir en silence ses regrets et son chagrin, il se peut qu’elle arrive à une véritable folie… Notre pauvre raison humaine est comme un précieux liquide enfermé dans un vase fragile… Il faut si peu de chose pour fêler le vase ! L’amour, l’ambition, la peur…

— Halte ! cria tout à coup une voix vibrante.

Surpris par cette brusque interpellation, le docteur ne se souvint plus qu’il était porteur d’une paire de pistolets. Il serra si fortement la bride de son cheval que l’animal faillit s’abattre sur les pieds de derrière. Au même instant parut devant lui un cavalier portant le costume complet du guapo[1] chilien ; un poncho de couleur foncée couvrait ses épaules, des bottes en poil d’alpaca enveloppaient le bas de ses jambes, de grands éperons d’acier pendaient à ses talons. L’inconnu cachait son visage sous les plis d’un mouchoir de soie qui ne laissait voir que ses yeux et ses moustaches.

— Qui êtes-vous ? demanda le guapo d’un ton d’autorité ; votre nom, votre profession ?

— Je me nomme Henri Normandin, docteur-médecin de la Faculté de Paris, embarqué à bord du trois-mâts français le Méridien.

— D’où venez-vous, s’il vous plaît ?

— D’une promenade d’herborisation dans la campagne, répliqua le docteur, de plus en plus intrigué. Je n’ai sur moi d’autre trésor que des plantes, assez rares à la vérité, mais qui n’ont aucune valeur pour vous, mon ami.

Amigo, poursuivit l’inconnu en riant aux éclats, gardez votre trésor… Je n’en veux ni à votre bourse ni à votre montre, dont vous laissez imprudemment flotter la chaîne et pendre les breloques. Rassurez-vous, monsieur le docteur, et touchez là, je vous prie.

Le docteur serra la main que lui tendait le guapo ; elle était douce comme celle d’un raballcro habitué à porter des gants. — À qui ai-je l’honneur de parler ? demanda le médecin, un peu remis de son premier mouvement de frayeur.

— Votre promenade d’herborisation vous a conduit sur les terres de don Ignacio Moreno, reprit l’inconnu ; vous avez pénétré dans sa maison, qui ne s’ouvre à personne depuis longtemps. Vous y avez peut-être entendu parler de don Agustin el Godo ?

— Don Ignacio m’a entretenu de sa fille…

— Je ne vous demande pas ce qu’il a dit de don Agustin, mais seulement s’il l’a nommé devant vous. Agustin el Godo, c’est moi, monsieur ; vous comprenez maintenant si je suis désireux d’apprendre des nouvelles de doña Mercedès.

— Voilà qui passe toutes les bornes de l’indiscrétion ; je n’ai de compte à rendre à personne, répliqua vivement le docteur. Laissez-moi poursuivre ma route, sinon…

Parlant ainsi, il tirait des fontes de sa selle un long pistolet d’arçon.

— Vous avez des armes et je n’en ai pas, reprit don Agustin ; je vous adresse une simple question, et vous me menacez ! Vous avez eu peur sans raison, et maintenant que vous êtes assuré de n’avoir rien à craindre, vous me montrez le canon d’un pistolet !… Eh ! mon Dieu, je ne vous empêche pas de poursuivre votre route. Continuons de marcher, si vous voulez bien, et veuillez m’écouter. Depuis bien des mois, je suis sans nouvelles de doña Mercedès ; vous venez de la voir, et j’insiste près de vous pour savoir ce que vous pensez de son état. Est-ce donc là commettre une grande indiscrétion ?

— Son état est grave, alarmant, répondit le docteur.

— Ah ! reprit don Agustin, il y a quelque chose de plus alarmant, de plus incurable, c’est l’obstination de son père ! Il ne permet à personne de l’approcher. Croyez-vous que Mercedès soit folle ?

— Son père le dit, sa sœur le croit.

— Et vous, docteur, qu’en pensez-vous ?

— Si elle ne l’est pas tout à fait, elle est peut-être en train de le devenir.

— Don Ignacio a perdu la tête, et il fera mourir sa fille de chagrin !… J’aurais pu tenter un coup hardi, pénétrer sous un déguisement près de Mercedès, obtenir de lui parler, ou au moins de lui écrire, en glissant quelques pièces d’argent dans la main des servantes ; ce sont là de tristes moyens, docteur, des ruses de comédie qui répugnent à ma loyauté… Je me permets quelquefois de rôder par ici, comme un exilé qui s’approche furtivement des frontières de sa patrie, voilà tout… Tenez, docteur, pour redonner la vie à cette famille qui végète tristement dans la douleur, il faudrait qu’un homme sensé, intelligent, un homme de cœur, fît connaître à don Ignacio et à Mercedès le dénoûment fort simple et peu dramatique de l’imbroglio dont vous savez le premier acte… Voulez-vous être cet homme, docteur ?… Ce serait une cure qui vous ferait le plus grand honneur.

— Je ne suis qu’un étranger, un inconnu, que le hasard a conduit au milieu de cette famille.

— Le hasard ! reprit vivement don Agustin, dites plutôt la Providence et le bon ange de la maison, doña Luisa. Ne m’avez-vous pas dit que c’est elle qui est allée vous chercher au milieu de votre promenade ? Oh ! la charmante enfant ! Et sa vie se passe entre deux grandes douleurs dont elle porte tout le fardeau !

— Eh bien ! demanda le docteur, que faudrait-il donc faire ?

— D’abord il faut bien comprendre la situation et avoir une connaissance exacte du caractère des deux malades. Je dis les deux malades, docteur, car don Ignacio ne jouit pas de la plénitude de sa raison. Il est obsédé par une idée fixe, la haine qu’il porte aux Godos. Au fond de son cœur, il est bon, il aime tendrement sa fille, il s’en veut de ce mouvement de colère qui a amené un duel entre don Ramon et moi ; mais il est de l’école des pères absolus, et croirait compromettre, humilier sa dignité paternelle, s’il consentait à s’expliquer sur cet incident fâcheux. Il a beau se répéter à lui-même qu’il a eu raison, qu’il agirait de la même manière, si la chose était à recommencer : il a regret de ce qui s’est passé… Plus il a de repentir, moins il veut se l’avouer, et plus il se raidit contre un aveu qui lui rendrait pourtant le calme qu’il a perdu. De son côté, doña Mercedès a été profondément blessée de l’affront que lui a fait son père ; son orgueil de jeune fille a cruellement souffert, mais elle a trop de fierté pour se plaindre. Soumise à la volonté paternelle, mais non résignée, elle se complaît dans le rôle de victime. Entre le père et la fille, docteur, il y a plus qu’un malentendu ; don Ignacio ne peut faire à son enfant chérie, à sa Mercedès, qu’il aime de toute son âme, le sacrifice de son amour-propre paternel. — doña Mercedès, qui a une grande affection pour l’auteur de ses jours, veut lutter avec lui de silence et de raideur. Non, je vous le jure, sa raison n’est pas égarée ; tout au plus serait-elle ce que nous appelons une loca cuerda, une folle de bon sens ; elle se revêt de sa douleur pour dire à son père, sans sortir du mutisme auquel elle se condamne : « Voilà dans quel état vous m’avez mise ! » — Et son père, au lieu d’y regarder de plus près, au lieu de lui tendre la main et d’interroger son cœur, se laisse tromper lui-même, et répète : « Elle est folle ! » Oh ! non, docteur, doña Mercedès n’a point perdu la tête ; mais elle souffre, et Dieu sait si sa raison résisterait jusqu’au bout à une pareille lutte. Et la pauvre petite Luisa, la voyez-vous entre ces deux souffrances, entre ces deux orgueils, si vous voulez, s’épuisant en vaines caresses, en prévenances inutiles ?

— Oh ! oui, reprit le docteur, je l’ai vue aux pieds de sa sœur, dont elle baisait les mains avec une tendresse inexprimable, la pauvre enfant !

— Eh bien ! continua don Agustin, entre le père et la fille il s’est creusé un abîme qui va s’élargissant toujours, et à force d’y plonger leurs regards, ils ont l’un et l’autre le vertige. doña Mercedès a de l’orgueil, je vous l’ai dit ; cet orgueil n’est au fond que la délicate susceptibilité d’une jeune fille qui ne reconnaît à personne, pas même à un père, le droit de donner du retentissement à son nom. Don Ignacio s’obstine à abriter derrière la dignité paternelle les vivacités de son humeur et l’impétuosité de son caractère. Qui cédera dans ce conflit ? La fille doit-elle se jeter dans les bras de son père, et lui demander pardon du mal qu’il lui a fait ?… Après une résistance prolongée, le père viendra-t-il, les larmes aux yeux, reconnaître qu’il a tort d’exécrer les Godos et prier Mercedès de retourner au bal pour y recommencer avec moi la contredanse interrompue ? Ce serait là une faiblesse impardonnable, et don Ignacio, s’il agissait ainsi, passerait à bon droit pour un vieillard en démence. Combien il eût mieux valu pour don Ignacio et pour doña Mercedès ne pas fuir précipitamment de la capitale, et surtout ne pas venir s’enfermer dans une campagne où ils se trouvent livrés sans distraction, lui à son ressentiment, elle à ses douleurs ! Ils auraient su la suite de cet esclandre, qui a été vite oublié ailleurs, et dont ils gardent l’un et l’autre le trop vif souvenir. Des amis discrets leur auraient dit : — Eh bien ! oui, don Ramon et don Agustin, le cousin de Mercedès et le Godo se sont battus malgré les menaces de la police, mais ils ne se sont pas fait grand mal. Aux paroles que son oncle lui adressait devant tant de monde, don Ramon a répondu comme jadis le Cid à son père ; cependant, le Godo n’ayant insulté personne, entre don Ramon et lui il n’y avait aucune animosité. Aussi, après nous être fait l’un à l’autre une légère égratignure, nous nous sommes loyalement donné la main. — Don Agustin, m’a dit le neveu de don Ignacio, vous croyez peut-être que je cherche à épouser ma cousine ? Rassurez-vous ; j’ai porté mes regards d’un autre côté, et je ne serai jamais votre rival. La police nous cherche, fuyons de compagnie. — Il m’emmena dans la province de Valdivia, près d’une famille espagnole qui y possède de grands biens. J’ai compris alors que les paroles de don Ramon étaient sincères, quand il disait : « Je ne serai jamais votre rival. » Il a épousé la fille du Godo qui nous a donné asile, et ne sachant comment annoncer à son oncle don Ignacio une nouvelle qui l’eût bouleversé, il a préféré ne lui en rien dire. Ce silence a aggravé les soucis et accru les préventions de don Ignacio et de doña Mercedès : ils croient l’un et l’autre à quelques grands coups d’épée, à une catastrophe peut-être !… Ah ! docteur, c’est une mauvaise tactique de ne point vouloir parler de ce qui nous trouble et nous inquiète ; on se crée des fantômes qui obsèdent l’imagination.

— Et vous croyez sérieusement, don Agustin, qu’il est en mon pouvoir de chasser ces fantômes ?

— Plus qu’un autre vous le pouvez, répondit don Agustin ; vous avez accès auprès de Mercedès et de son père, vous êtes désintéressé dans la question, et votre caractère de médecin vous autorise à parler avec franchise ; enfin, si la tâche est difficile, n’êtes-vous pas certain de trouver dans la petite sœur Luisa un auxiliaire intelligent et affectueux ?…

— Nous verrons, nous verrons, répliqua le docteur Henri ; je voudrais avoir dix ans, vingt ans de plus, pour que mes paroles eussent plus de poids !…

— Ne criez pas si fort après les années, elles viennent, et surtout elles s’en vont assez vite… Adieu, cher docteur, au revoir.

En achevant ces paroles, don Agustin piqua son cheval et se perdit dans les ténèbres. Le bruit de la vague battant la plage avertit le docteur du voisinage de la mer, qui bientôt lui apparut à la clarté des étoiles au fond d’un ravin. La teinte sombre des rochers suspendus de chaque côté de la route rendait plus visible la surface argentée de l’Océan-Pacifique. Un quart d’heure après, il atteignit les premières maisons du faubourg de l’Almendral, et à ses oreilles retentissait la voix du veilleur de nuit jetant au milieu du silence des rues son cri monotone : Las doce han dado, sereno ; vira Chile indepedente ! « Il est minuit sonné, temps serein ; vive le Chili indépendant ! »


IV.

Quelques jours après la rencontre que nous venons de raconter, le docteur Henri était allé faire sa visite accoutumée à bord du Méridien, mouillé en grande rade : il y a toujours dans un nombreux équipage quelque matelot maladroit qui se laisse choir dans la cale ou se blesse en travaillant aux agrès. Sa tournée achevée, le docteur revenait à terre dans un joli canot poussé par six avirons. La brise fraîche du matin chassait gaiement les vagues vers le rivage, et faisait flotter majestueusement en tête des mâts les pavillons des frégates et des corvettes envoyées en station dans les mers du sud par les grandes puissances maritimes ; les navires baleiniers de toutes nations laissaient sécher au soleil leurs voiles usées par les tempêtes du cap Horn. Plus près de la plage s’alignaient, en avant des trois-mâts à la marche rapide qui portent à travers le monde les produits de l’Europe et de l’Amérique du Nord, les bricks et les goélettes à la fine carène venus du Callao, de Guyaquil ou de Panama ; les légères polacres de Marseille, de Gènes, de Livourne, mieux faites pour louvoyer au milieu de l’archipel grec que pour braver les grosses houles de l’Océan-Pacifique, et les bâtimens chiliens chargés de ces belles feuilles de cuivre rouge tirées des mines de Coquimbo, qui reluisent sur le flanc des vaisseaux comme des cuirasses. Il n’y a que la mer qui puisse offrir ces spectacles pleins d’animation dans lesquels se révèlent l’audace et l’énergie du génie de l’homme.

Tout en traversant cette flotte réunie sur un seul point de tous les pays du monde, le docteur laissait errer son regard sur la côte de Valparaiso, si pittoresque, si imposante à voir du large, et qui s’élève par rampes régulières depuis les sables du rivage jusqu’à la Cordillère, cachée sous la nue. Dans un pli de terrain, au second plan de l’immense panorama déroulé devant ses yeux, s’abritait la vallée riante où le hasard lui avait fait découvrir don Ignacio et ses deux filles. Le docteur n’oubliait point qu’il devait aussi une visite à cette famille souffrante. Il songeait au rôle difficile que don Agustin lui avait tracé lors de leur entrevue, et il s’étudiait d’avance à le remplir de son mieux.

Lorsque son canot toucha l’extrémité du môle, le docteur sauta lestement à terre ; pais, après s’être arrêté un instant pour s’assurer que les matelots du Méridien retournaient à leur bord sans passer par la taverne, il marcha vers la ville. Un jeune homme au teint brun, à la fine moustache noire, qui l’attendait à la porte de l’hôtel, l’aborda poliment. — Est-ce bien au docteur Henri que j’ai l’honneur de parler ?

— Oui, monsieur, répliqua le docteur, un peu surpris ; veuillez entrer et me dire le motif de votre visite…

— Vous connaissez don Ignacio et ses deux filles, docteur ; vous connaissez aussi don Agustin Herrera, qu’on nomme el Godo. Celui qui prend la liberté de s’introduire près de vous n’est autre que don Ramon Hurtado, le neveu de don Ignacio…

— Allons, pensa le docteur, voilà que l’affaire se complique ; je ne cherchais que des plantes, et j’ai trouvé des aventures !… Après tout, les aventures font partie des voyages… Eh bien ! don Ramon, que voulez-vous de moi ? Votre blessure vous ferait-elle souffrir ?

— C’était une bagatelle, et je n’y pense plus. Oserais-je vous prier de remettre à don Ignacio la lettre que voici ?… Demain, si vous le permettez, je viendrai savoir de vous ce qu’en a dit mon oncle ; car, pour une réponse écrite, je suis certain qu’il n’en fera pas !…

Après avoir ainsi parlé, don Ramon se retira, laissant entre les mains du docteur la lettre qu’il lui recommandait de remettre à don Ignacio.

Le docteur fit seller son cheval. — Difficile affaire ! pensait-il en attachant ses éperons ; j’aimerais mieux avoir à rajuster dix bras et autant de jambes… Don Ignacio a dans le caractère une vivacité sans pareille ; il est sanguin, impétueux… doña Mercedès me paraît avoir une volonté de fer ; elle en tient pour son Espagnol, c’est clair… Malgré sa beauté, elle me fait peur. Ah ! combien je préférerais sa petite sœur Luisa !… Bah ! je n’ai pas le temps d’être amoureux, et si j’ai préféré la vie errante aux douceurs du foyer paternel, ce n’est pas pour abdiquer mon indépendance en pays étranger… Puisqu’on fait de moi aujourd’hui un diplomate, un négociateur, un courrier, à cheval donc !… Et à la grâce de Dieu !

Le docteur partit au grand trot, dispos de corps et d’esprit, beaucoup moins contrarié de son message qu’il ne l’avait cru d’abord. La pureté de l’air et la chaleur vivifiante des premiers jours d’un été pareil à celui de l’Andalousie donnaient à tout son être une joyeuse énergie. Il avait presque oublié qu’au bout de cette promenade pittoresque il devait trouver une famille plongée dans la douleur. Cependant la maison de don Ignacio se montra bientôt à lui, à demi cachée sous les arbres qui l’entouraient, et il ralentit le trot de son cheval pour réfléchir un instant sur la délicate mission qui lui était confiée.

Le docteur mit pied à terre à l’entrée de la cour, et monta les marches conduisant au salon du pas discret d’un médecin qui ne veut pas réveiller son malade. Les deux sœurs s’y trouvaient seules ; Mercedès, assise dans le grand fauteuil de cuir, s’y balançait en agitant son éventail d’une main indolente ; Luisa, assise à ses côtés et veillant sur elle avec sollicitude, travaillait à un ouvrage d’aiguille et chantait à demi-voix un refrain plaintif et doux. L’aînée l’emportait sur sa jeune sœur de tout l’éclat d’une beauté souveraine, elle trônait comme une reine auprès de sa suivante ; mais si la beauté fière qui a conscience d’elle-même éblouit le regard et subjugue l’imagination, la grâce naïve qui s’ignore produit une impression plus profonde sur les esprits attentifs. En se faisant l’humble servante de sa sœur, Luisa, toute parée des charmes de l’adolescence, mettait sur son front, sans le savoir et sans y prétendre, l’auréole du dévouement et de la résignation. Elle accueillit le docteur avec empressement, heureuse de voir arriver celui qui pouvait soulager les souffrances de sa sœur aînée. Quant à Mercedès, elle cessa d’agiter son éventail en rougissant un peu, et retomba dans une immobilité complète.

— Eh bien ! señorita, lui dit le docteur en lui tendant la main, comment vous trouvez-vous ? — doña Mercedès fit un geste hautain et garda le silence. — Ah ! ah ! on fait la grimace, on a juré de garder le silence…

— Prenez garde, docteur, dit tout bas Luisa ; ne la tourmentez pas, je vous en prie : elle pourrait avoir une crise.

— Laissez-moi faire, señorita, répondit le docteur. — Et s’adressant de nouveau à Mercedès : — Voyons, señorita, regardez-moi, s’il vous plaît. Voulez-vous parier que je vous fais recouvrer l’usage de la parole ?…

— Jamais, jamais, nunca, jamas, répliqua doña Mercedès avec impatience.

— Très bien ! voilà déjà deux mots de prononcés… Ah ! señorita, vous avez un gros chagrin, je le sais, et vous avez juré de ne rien dire jusqu’à ce que… Où est votre père ? où est don Ignacio ? À faire sa ronde dans ses propriétés ? Il a raison ; ces promenades sont nécessaires à sa santé. Don Ignacio a le sang vif ; il est porté à l’exaltation, et prompt à se mettre en colère… Ces hommes sanguins s’enflamment comme la poudre ; ils ont le cœur sensible, ils sont expansifs et affectueux, mais il leur est impossible de raisonner de sang-froid.

En parlant ainsi, le docteur se promenait de long en large dans le salon. Luisa l’écoutait avec étonnement débiter ses aphorismes ; Mercedès, gênée par sa présence et un peu effarouchée de la hardiesse de ses paroles, le regardait du coin de l’œil en cachant son visage derrière l’éventail. Au même instant, un bruit de pas se fit entendre sur la galerie, et don Ignacio entra, donnant le bras à une petite femme âgée, qui s’avança lestement au milieu du salon.

— Ah ! voici doña Mariana, la tante et la marraine de mon père, dit Luisa au docteur. — Et elle courut embrasser la petite vieille. Celle-ci avait l’œil vif et la physionomie animée ; elle parlait avec assurance, d’une voix sonore, et relevait souvent les boucles de ses cheveux gris pour montrer la petitesse de sa main.

— Eh ! bonjour, mes enfans, dit doña Mariana. Vous vivez ici dans une telle retraite qu’il faut venir vous y relancer pour avoir de vos nouvelles. Ignacio, mon neveu, vous avez là de charmantes filles !… Votre Mercedès est bien la plus belle personne de la province, et je ne m’étonne plus qu’elle ait fait sensation dans la capitale…

— Ma tante,… Interrompit Ignacio.

— Eh bien ! quoi ? Elle a fait sensation, votre Mercedès ; croyez-vous qu’elle ne le sait pas ? Que voulez-vous dire avec vos gestes ?… Et la petite !… Viens ici, ma Luisa, que je te regarde ; tu as été si prompte à venir te jeter dans mes bras que je n’avais pas eu le temps de te voir. Eh ! la voilà toute grande ; jolis yeux noirs, beaux cheveux châtains. Elle est charmante, ma foi ! Je crois me voir à son âge… Ah ! mes enfans, la jeunesse passe vite ; profitez-en. Dans mon temps, on savait s’amuser, on était de joyeuse humeur, on aimait le plaisir. Depuis ces grands changemens politiques, il n’en est plus ainsi. Les révolutions rendent-elles les hommes plus sages ? Je n’en sais rien, mais à coup sûr elles ne les rendent pas plus gais… — Puis, se tournant vers le docteur : — Señor caballero, lui dit-elle, vous qui êtes étranger, que pensez-vous de notre pays ?

Le docteur n’eut pas la peine d’articuler la réponse ; la petite vieille, s’asseyant auprès de la fenêtre, en face du miroir où elle se plaisait à voir l’image de sa propre physionomie, alluma une cigarette de maïs, et resta bien une demi-minute sans rien dire. Elle se reposait et prenait des forces pour recommencer une conversation dont jusqu’ici elle faisait tous les frais. Don Ignacio et ses deux filles semblaient embarrassés de sa visite ; la loquacité désordonnée de la vieille tante pouvait soulever de délicates questions. De son côté, le docteur craignait que la franchise indiscrète de doña Mariana ne compromît le succès des démarches qu’il devait tenter. Il régna donc au salon un profond silence, tandis que la tante de don Ignacio lançait dans l’air les premières boudées de sa cigarette.

— Ah çà ! mes enfans, dit-elle en promenant sur ses petites-nièces des regards surpris, est-ce qu’il est de mode maintenant que les jeunes filles ne parlent pas ? Et vous-même, don Ignacio, avez-vous perdu l’usage de la parole ? Qu’y a-t-il donc ? Que se passe-t-il entre vous ?… Suis-je de trop ici ? Don Ignacio lui dit à l’oreille quelques mots qui la firent se retourner vivement vers Mercedès.

— Petite, viens près de moi, viens ici ! — doña Mercedès se leva lentement, fit un pas vers sa grand’tante, et resta debout, l’œil fixe, droite comme une statue. doña Mariana lui prit la main : — Mon enfant, est-il vrai que tu sois folle ?

— Ma tante, ma chère tante, s’écria don Ignacio, pouvez-vous lui faire une pareille question ?

— Mais qui donc saura mieux qu’elle si elle est réellement folle ? Voyons, Mercedès ma belle, tu n’es pas folle, n’est-ce pas ?… Tu pleures, pauvre petite, tu as du chagrin ; on t’a fait de la peine… Oh ! ne te mets pas à genoux devant moi, tu n’as pas de pardon à me demander…

Mercedès ne s’était pas mise aux pieds de doña Mariana ; vivement émue, elle s’était affaissée et reposait sa belle tête sur les genoux de la vieille tante. Une parole affectueuse et tendre avait fait déborder ce cœur ulcéré et fier. Luisa, qui pleurait aussi, s’était rapprochée de son père ; elle lui prenait la main, essayant de calmer par ses caresses l’agitation qui se trahissait sur son visage contracté.

— Don Ignacio, mon neveu, réponds-moi, dit doña Mariana ; j’ai le droit de te parler comme un grand parent, car si je ne suis ton aînée que de sept ans, je suis la sœur de ta mère, et je t’ai tenu sur les fonts du baptême… Il y a quelque chose entre ta fille et toi !…

— Ma tante, si je suis votre neveu et votre filleul, je suis le père de mes filles, répliqua vivement don Ignacio. Brisons là.

— Voilà bien les hommes !… absolus, tout d’une pièce. Ils veulent que les pauvres femmes se taisent et souffrent. Eh bien ! je ne me tairai pas…

— Depuis trois mois, reprit don Ignacio avec exaltation, depuis trois mois, cette fille que j’aime plus que moi-même s’obstine à m’affliger par son mutisme… Pas un mot n’est sorti de sa bouche ; à toute heure du jour, elle fixe sur moi ses regards immobiles ; j’ai cru, j’ai voulu croire à de la folie !…

— Est-ce vrai, ma chère Mercedès ? demanda la tante en pressant la tête de la jeune fille.

— Mais non, continua don Ignacio, il paraît que c’était une vengeance !… Ah ! ces filles qui pleurent toujours ont parfois le cœur plus dur que les hommes auxquels on reproche souvent d’être emportés et insensibles.

— Mon père ! dit Mercedès en s’accrochant toujours aux genoux de la vieille tante, mon père !… Les sanglots l’empêchèrent de continuer. — Laisse-moi, s’écria don Ignacio en se débarrassant des étreintes de Luisa, qui cherchait à le contenir, et faisant un pas vers Mercedes : — Ma chère enfant, répète-moi ce mot-là, tu ne me l’as pas fait entendre depuis un siècle !… — Mercedès, se levant, se jeta dans les bras de son père.

— À la bonne heure ! dit la vieille tante, à la bonne heure !… Puis, appelant d’un geste le docteur qui se tenait à l’écart : — Vous, monsieur, qui paraissez être l’ami de la maison, dites-moi donc un peu ; ne s’agirait-il point de certaine affaire qui a fait du bruit à la capitale l’hiver passé ?

— Je le crois, madame, dit brièvement le docteur.

— Ah ! j’y suis maintenant ; don Ignacio, mon neveu, puisque vous voilà réconciliés, il faut oublier le passé et ne pas garder rancune au jeune homme. Hein ?… tu entends. Godo ou fils du pays, qu’importe ? Il a du bien, il est de bonne famille…

— C’est là un nom qu’on ne doit pas prononcer ici, répliqua don Ignacio.

— Et pourquoi ? Il a trouvé ta fille charmante ; avait-il tort ? Tu as lancé contre lui ton neveu, don Ramon, en plein bal ; avais-tu raison ?

— J’ai eu tort d’exposer aux coups d’un Godo un neveu que j’aime, répliqua don Ignacio ; mais j’avais le droit de faire entendre à cet impudent Godo que ma fille ne serait jamais à lui. Pauvre Ramon ! il a eu affaire à un spadassin, à une fine lame, et depuis lors je n’ai plus reçu de ses nouvelles !…

— Et le Godo n’a pas donné des siennes non plus, répliqua doña Mariana. Ce pauvre don Agustin ! vous le traitez de spadassin parce qu’il répond à une provocation !

Mercedès était allée reprendre sa place accoutumée dans le grand fauteuil de cuir. Elle baissait la tête et prêtait au dialogue une oreille inquiète. S’approchant d’elle furtivement, le docteur lui dit à voix basse : — Courage, señorita ! courage ; je vais entrer pour vous dans la mêlée… S’avançant entre don Ignacio et doña Mariana, il se prit à dire en souriant :

— Ce pauvre Ramon et ce pauvre Agustin que vous plaignez se portent l’un et l’autre à merveille. Ils sont bons amis ; il n’existe entre eux aucune rivalité désormais ; il est superflu de tenir la campagne pour deux ennemis dont l’hostilité n’a duré qu’une minute, le temps de se faire réciproquement une légère blessure qui a cimenté leur alliance.

— Que dites-vous là, docteur ! s’écria don Ignacio. Vous paraissez bien informé des suites d’une affaire dont vous ne saviez pas le premier mot il y a trois jours ? Je ne vous avais pas tout dit : mon neveu, don Ramon, pensait à doña Mercedès, et je l’encourageais dans ses prétentions.

Pour toute réponse, le docteur tira de sa poche la lettre que don Ramon lui avait confiée le matin même, et il la présenta à don Ignacio : — Prenez et lisez !

À mesure qu’il avançait dans la lecture de cette lettre, le visage de don Ignacio se colorait d’une rougeur plus intense. Quand il l’eut achevée, le papier lui échappa des mains, et il se laissa tomber sur un fauteuil dans un état complet d’insensibilité. Luisa et le docteur s’empressèrent de le rappeler à lui ; Mercedès, prenant dans ses mains la tête de son père, l’embrassa avec ardeur, comme si elle eût voulu profiter de son évanouissement pour lui demander pardon de ce qu’il souffrait à cause d’elle. La belle et orgueilleuse jeune fille, à peine sortie de sa rêverie profonde, comprenait qu’une humiliation inattendue atteignait don Ignacio dans ses plus chères illusions.

Dona Mariana, en sa qualité de grand’tante, avait ramassé la lettre tombée aux pieds de son neveu, et tandis que celui-ci reprenait ses sens, elle la parcourait à haute voix et la commentait : — Eh bien ! mes enfans, votre cousin don Ramon se marie,… que dis-je ! il est marié… Ah ! je comprends ta désolation, mon pauvre Ignacio… Il a épousé la fille d’un Godo !… Il va donner sa démission du service militaire et vivre de ses revenus,… ou plutôt de ceux de sa femme… Voilà un garçon sensé, et que les préjugés n’empêchent pas de saisir son bonheur là où il le trouve. En vérité, sa lettre est très joliment tournée, et j’y vois des complimens faits galamment à l’adresse de ses aimables cousines… Il est content, on le devine à son style. C’est tout naturel, une femme riche, de l’indépendance…

— Ma tante, dit tout bas Mercedès, grâce pour mon pauvre père ! Ne voyez-vous pas combien il souffre ?…

— Ah ! oui, je l’ai dit, les femmes sont sans pitié comme les enfans, murmura don Ignacio en ouvrant les yeux. C’est une trahison, les Godos se donnent le mot pour mettre le siège devant ma famille ; mais, sur l’honneur, je me défendrai chez moi comme jadis j’ai défendu contre eux le sol de la patrie… Luisa, ma bonne fille, donne-moi ta main, que je me lève ; docteur, aidez-moi à marcher !… Et c’est vous, vous que j’avais accueilli comme un ami, c’est vous, docteur, qui venez jeter une pareille bombe au milieu de ma maison !…

— Ma chère nièce, laisse-le parler, ne l’interromps pas, disait la tante Mariana à Mercedès, qui n’avait à coup sûr aucune envie d’entrer en discussion avec son père, la colère est pour les hommes ce que sont les pleurs pour les femmes… Ça les soulage…

Mercedès jetait sur son père des regards effrayés et n’osait toucher sa main. L’autorité paternelle, contre laquelle elle avait lutté jusqu’à devenir à moitié folle, lui paraissait, vaincue et terrassée par la douleur, digne de tout son respect ; mais les paroles douces et affectueuses qui consolent un cœur blessé ne se pressaient point sur sa bouche, que la fierté avait tenue si longtemps close. Il n’y avait pas d’ailleurs dans son esprit cette sereine candeur qui communique aux autres le calme et la quiétude. Ce rôle charmant de consolatrice, c’était doña Luisa qui le remplissait tout naturellement auprès de son père ; ne s’étant jamais comptée pour rien, elle s’était habituée à sortir d’elle-même pour courir au-devant des siens et les assister dans leurs peines.


V.

Il était tard lorsque le docteur Henri se mit en route pour regagner Valparaiso. L’état dans lequel il avait laissé don Ignacio lui causait quelque inquiétude, et il eût volontiers passé la nuit auprès de son hôte, si la tante doña Mariana ne se fût trouvée là pour lui donner des soins. Ce soir-là, le jeune médecin ne fit aucune rencontre sur son chemin ; son cheval, impatient de rentrer au gîte, le ramena tout d’une traite à la ville. Au moment où il atteignait les premières maisons des faubourgs, les horloges des églises sonnaient minuit, et à bord des navires endormis sur leurs ancres huit coups frappés sur la cloche annonçaient la fin du dernier quart de la journée. Fatigué de sa longue course, le docteur avait grand besoin de repos ; mais, l’esprit troublé par les scènes douloureuses dont il venait d’être témoin, il appelait vainement le sommeil. À la longue il se calma. Depuis longtemps, le jour brillait, et il dormait enfin à pierna tendida, connue disent les Espagnols, profondément et tout d’une pièce, quand un petit coup frappé à la porte de sa chambre l’éveilla en sursaut.

— Entrez, dit le docteur ; qu’y a-t-il de nouveau à bord ? Entrez donc !

La porte s’ouvrit ; au lieu des marins de son navire, auxquels il croyait avoir affaire, le docteur vit paraître devant lui deux jeunes gens de bonne mine qui s’avancèrent en s’excusant de le déranger si matin. C’étaient don Agustin el Godo et don Ramon Hurtado.

— Eh bien ! que se passe-t-il chez don Ignacio ? — Comment va dona Mercedès ? — Qu’a dit mon oncle à la lecture de ma lettre ?

— Messieurs, répliqua le docteur en se frottant les yeux, je ne puis répondre aux questions que vous m’adressez tous les deux à la fois… Veuillez vous asseoir, et j’essaierai de satisfaire votre curiosité. Il se passe chez don Ignacio de telles choses que je ne vous conseille pas de paraître devant lui… Doña Mercedès va mieux, beaucoup mieux que son père maintenant. Ah ! don Ramon, votre oncle a été douloureusement surpris de la nouvelle de votre mariage ; sa fille, je vous le confesse, en a paru beaucoup moins attristée. Don Ignacio a été si vivement affecté que j’ai craint pour lui une congestion cérébrale. Il est tombé sans connaissance sur un fauteuil ; son visage était pourpre, il tremblait dans tous ses membres ; je me reprochais de lui avoir remis cette lettre fatale.

— Je ne puis pourtant me reprocher de l’avoir écrite, dit don Ramon avec vivacité ; en le faisant, j’accomplissais un devoir. Pour lui obéir, j’ai couru étourdiment provoquer ce brave caballero que voici ; j’ai risqué ma vie par déférence à ses volontés !… Don Ignacio serait mon père, qu’il n’aurait pas le droit d’exiger davantage. Adieu, monsieur, j’espère que le temps calmera l’irritation de mon oncle, et que sa porte s’ouvrira un jour pour me recevoir ainsi que ma femme ; mais vous, monsieur, soyez assuré de la reconnaissance que je vous porte, et recevez mes excuses pour la légèreté avec laquelle je vous ai chargé d’une mission délicate.

— Et sa fille, parlez-moi de sa fille, dit don Agustin lorsque son ami eut pris congé du docteur.

— Laquelle ? répliqua celui-ci d’un air distrait… Ah ! oui, doña Mercedès ; peu vous importe l’autre ! Que Luisa pourtant a été charmante dans ces momens difficiles ! Il y a des hommes énergiques, fiers, sûrs d’eux-mêmes, qui n’ont d’admiration que pour la beauté ; ils recherchent dans le monde les astres qui brillent, comme l’aigle est attiré par le soleil. Vous êtes de ceux-là, don Agustin. Je ne connaissais encore que le son de votre voix, il faisait bien nuit, vous vous rappelez, quand nous nous sommes rencontrés l’autre soir. Maintenant que je vous vois à la clarté du jour, je comprends qu’il y ait entre Mercedès et vous une affinité secrète… Mes réflexions vous font perdre patience ? Eh bien ! j’arrive au fait. Doña Mercedès va mieux, je vous l’ai dit : elle s’est relevée du même coup qui a abattu son père. La défaite de l’un semblait être la victoire de l’autre. N’allez pas croire cependant que don Ignacio ait capitulé : plus que jamais il se renfermera dans le silence, comme dans les derniers retranchemens de sa dignité offensée. La réflexion, le temps surtout pourra modifier ses dispositions.

— Le temps ! interrompit don Agustin, le temps !… Mais il y a plus de trois mois que je n’ai vu doña Mercedès, même de loin !

— Le temps guérit plus de maux que la médecine, reprit le docteur. Résignez-vous, faites comme doña Mercedès. Quand la vérité a brillé à ses yeux, quand elle a compris que don Ramon, en se mariant, laissait son père isolé et sans appui contre d’autres prétentions, elle n’a point fait éclater sa joie. À peine échappée aux angoisses qui l’oppressaient, elle a eu pitié des douleurs de son père.

— Noble cœur ! s’écria don Agustin.

— Elle a compris que ces douleurs méritaient d’être respectées, et que bien des nuages allaient obscurcir son horizon pour longtemps peut-être. Tout en sortant de sa torpeur et de sa mélancolie, elle semblait rêver encore et ne pas croire à un réveil complet. Les choses n’ont donc pas beaucoup changé de face, don Agustin ; le jour s’est fait : on sait maintenant que vous n’êtes morts ni l’un ni l’autre, et que vous avez été à peine blessés. C’est quelque chose ; mais moins que jamais don Ignacio permettra à qui que ce soit de prononcer devant lui le nom du Godo, et cette maison qui renferme toutes vos espérances restera close pour vous.

— Vous avez dit là une dure parole, docteur, répliqua don Agustin. Vous voyez les choses en noir !… Moi, je persiste à croire que la journée d’hier n’a pas été mauvaise. Je reviendrai vous voir ; vous le permettez, n’est-ce pas ? Si je ne vous avais pas ici pour me donner des nouvelles de Mercedès, peut-être me risquerais-je à en aller chercher moi-même.

— De la patience, don Agustin, de la patience ; ne brusquez rien. Il y aurait de la cruauté à braver chez lui don Ignacio malade, attristé…

— Dites plutôt de la lâcheté, interrompit don Agustin, et Mercedès ne me le pardonnerait jamais.

Habitué à la discrétion, le docteur n’avait point parlé de la tante Mariana, qui semblait disposée à favoriser les projets de don Agustin. Il craignait que celui-ci, encouragé dans ses espérances, ne tentât quelque folle équipée. Le même sentiment de délicatesse lui interdisait de faire connaître à doña Mercedès qu’il était devenu le confident de don Agustin. Entre ces deux jeunes gens, attirés l’un vers l’autre par une sympathie passionnée, s’interposait toujours la volonté paternelle. Don Ignacio considérait le mariage de son neveu comme une trahison ; il était en proie à une irritation extrême. La tante Mariana essayait parfois de lui faire entendre raison. — Don Ignacio, disait-elle, vous vous rendez malade à plaisir, et vous causerez le malheur de votre fille !… N’y a-t-il donc aucun moyen de s’entendre ?

Le père secouait la tête et ne répondait rien.

— En persistant dans cette résistance, reprenait la tante Mariana, vous faites deux malheureux, et vous vous condamnez à voir souffrir votre fille sous vos yeux. En sacrifiant vos antipathies, vos répugnances, vous ramèneriez la joie sous votre toit, et vous renaîtriez vous-même à la santé. Une parole suffirait à changer en bonheur ces tristesses, et vous ne la prononceriez pas !…

Don Ignacio, haussant les épaules avec dédain, allait lentement s’asseoir près de la fenêtre pour respirer l’air frais du dehors, et passait sa main sur son front brûlant. Rebutée du côté du père, la pauvre tante Mariana allait trouver la belle Mercedès, et, lui jetant les bras autour du cou : — Ma chère enfant, disait-elle, tu l’aimes donc bien, ce… Godo !

La jeune fille relevait fièrement son front, et promenait autour d’elle ses regards distraits.

— Ah ! petite, reprenait la tante en hochant la tête, c’est ton secret, et tu es trop orgueilleuse pour me le confier. On te croirait folle, et tu ne fais que te plonger dans tes rêves égoïstes ; oh ! loca cuerda ! tu ne vois rien de ce qui t’entoure : ton cœur, ton esprit, tes pensées, sont ailleurs !…

Désespérée de ne pouvoir pas plus provoquer les confidences de Mercedès qu’amener le père de celle-ci à une explication, la vieille tante courait vers la petite Luisa et l’embrassait avec effusion. La douceur résignée de cette charmante créature l’attirait et la touchait jusqu’aux larmes ; mais elle n’osait dire tout ce qu’elle pensait devant une si jeune fille. Alors, pour donner un libre cours à sa loquacité naturelle, la tante Mariana faisait une promenade solitaire dans le jardin et se parlait à elle-même en agitant l’éventail comme si elle avait eu à convaincre quelqu’un. — Après tout, murmurait-elle, c’est le père qui a tort… À qui s’en prend-il ? Les événemens ont détruit ses prévisions, et il se lâche… Vous avez beau résister, don Ignacio, ce qui est fait est fait… Votre neveu a pris la femme qui lui convenait, et vous n’empêcherez pas votre fille de souhaiter un mari qui lui plaise… Bah ! les pères ne s’entendent point à conduire les filles ! Si j’avais été là, les choses auraient marché tout autrement… La Mercedès a de la tête, j’en conviens ; elle est fière… Elle a tort de repousser les consolations que je m’empresse de lui apporter ! C’est très mal… Que voulez-vous ? sa nature est ainsi. Dans les grands cœurs naissent les grandes passions, et les grandes passions sont impitoyables…

Parfois, tandis qu’elle débitait ces beaux raisonnemens avec une volubilité extrême et des gestes animés, le docteur se montrait de loin, et elle s’empressait d’aller à sa rencontre. Avec lui, elle pouvait parler beaucoup et sans contrainte ; ne portait-il pas un intérêt sincère à cette famille dont il connaissait tous les secrets ? Cependant il s’élevait souvent entre eux des discussions assez vives. La petite tante Mariana, pétulante malgré son âge et sympathique à la jeunesse, voulait que l’on enlevât de force, pour ainsi dire d’assaut, le consentement de don Ignacio, son neveu. Selon elle, il fallait qu’ils l’attaquassent tous à la fois ; au moment où le pauvre père, forcé dans ses retranchemens, n’aurait plus qu’à se rendre, don Agustin paraîtrait tout à coup, tenant doña Mercedès par la main, et, tombant à genoux, ils obtiendraient de don Ignacio attendri et vaincu la permission de s’unir l’un à l’autre. Le docteur répondait que les choses se passent ainsi dans les comédies pour la plus grande édification des spectateurs, mais qu’on devait d’abord donner à don Ignacio le temps de se rétablir complètement. — Laissez-le se nourrir de son chagrin, de son entêtement, si vous voulez, ajoutait le docteur ; montrez de la déférence pour ses volontés absolues. Dans ce caractère impétueux, il s’opérera bientôt un changement facile à prévoir ; les sentimens paternels refoulés par la colère prendront le dessus ; le cœur comprimé battra avec plus de force, et il se rendra aux vœux de sa fille, parce qu’en cédant il croira faire encore un acte spontané de son autorité !

Quelques semaines se passèrent ainsi, pendant lesquelles le docteur eut beaucoup de peine à empêcher la petite tante Mariana de risquer une attaque imprudente. Les impatiences de don Agustin n’étaient pas moins difficiles à calmer ; le jeune homme parlait souvent de la résolution qu’il avait prise de se rendre auprès de don Ignacio et d’essayer de vaincre ses résistances par les plus humbles protestations de respect et de dévouement.

— Dans quinze jours, mon navire aura mis à la voile, je serai parti, répondait le docteur, et alors vous ferez ce qui vous plaira ; mais tant que je serai ici, je tenterai tout ce qui est en mon pouvoir pour vous forcer à ne pas compromettre vos plus chers intérêts… Patience, vous dis-je ; don Ignacio aime tendrement sa fille ; il a beau se raidir, il n’y tiendra pas longtemps.

Ce mot de patience faisait bondir don Agustin, et les raisonnemens du docteur n’avaient pas le pouvoir de le convaincre. Il formait mille projets incohérens pour hâter le dénoûment d’une situation qui lui semblait insupportable, et les exposait à son ami. Celui-ci combattait par des argumens fort raisonnables les plans romanesques de don Agustin, et après chaque entrevue l’Espagnol se retirait en disant avec l’accent du désespoir : — vous n’aimez pas, docteur, vous avez le cœur froid, vous n’aimerez jamais !


VI.

Un jour don Agustin entra dans la chambre du docteur, plus agité encore que de coutume. Vêtu à la façon d’un guapo, il portait à la main sa chicota[2], et des éperons d’acier sonnaient à ses talons. — Docteur, partons, vite à cheval !

— Pour aller où, s’il vous plaît ?

— Là-bas, chez don Ignacio… Pourvu que nous arrivions à temps ! Tenez, entendez-vous ?

— J’entends le bruit d’un chariot qui roule sur les pierres de la rue ! — C’est un temblor[3], vous dis-je, reprit vivement don Agustin, et dans une heure ce sera peut-être un terremoto. De grâce, cher docteur, hâtons-nous !

— Soyez franc, don Agustin ; n’est-ce point un prétexte que vous inventez pour entrer avec moi sous ce toit ?…

Por amor de Dios ! s’écria don Agustin, il s’agit bien de prétexte !… Ne sentez-vous pas sous vos pieds l’ébranlement du sol ?… Encore une fois, partons avant que les chevaux épouvantés refusent de se laisser conduire.

Le docteur, ayant jeté un regard sur son baromètre, put se convaincre qu’il avait considérablement baissé. Dans la rue s’agitait déjà avec une sourde rumeur la population en émoi, qui observait le ciel assombri et chargé de nuages. Il fit seller son cheval en toute hâte, et sortit au galop, accompagné de don Agustin, qui éperonnait vivement sa monture et criait aux passans de se ranger. Les deux cavaliers avaient dépassé le faubourg de l’Almendral avant que de nouvelles secousses se fussent fait sentir. Tout à coup leurs chevaux inquiets se cabrèrent en frémissant, la terre trembla avec force, et du côté de la ville retentirent les cris de la foule éperdue, qui sortait des maisons en criant : Misericordia, misericordia !

— Si j’avais autant de mille piastres qu’il se fait à cette heure de signes de croix à Valparaiso, je serais bien riche ! dit don Agustin. Demain matin, on comptera dans la ville plus d’une église lézardée, plus d’une maison écroulée… Écoutez le bruit des vagues qui semblent s’agiter avec frayeur et répondre aux clameurs des hommes !…

Le docteur entendait parfaitement le triple bruit de la mer soulevée, de la terre qui tremblait, et des habitans qui se lamentaient ; mais, les écarts de son cheval lui faisant craindre à chaque pas d’être lancé sur les pierres de la route, il ne répondait rien,

— Eh bien ? reprit don Agustin, vous restez en arrière ! Ah ! votre cheval est un vieux routier qui sent le péril ! Le mien est un peu plus jeune et partant plus hardi. Si vous voulez, nous les laisserons tous les deux à la première maison qui se rencontrera, et nous continuerons à pied notre course.

— Soit, dit le docteur ; mon pauvre vieux poney trébuche comme s’il était ivre…

Les deux cavaliers confièrent leurs chevaux à des gens de la campagne qui se tenaient assis hors de leur demeure, sur le bord de la route, et priaient la tête nue ; puis ils continuèrent leur route à pied. La course leur paraissait bien longue à tous les deux ; il y avait des rampes à gravir, et le bruit sourd de la terre tremblant sous leurs pas à de fréquens intervalles leur communiquait une commotion électrique qui les arrêtait court. La nuit était noire ; le docteur faisait de temps à autre sonner sa montre à répétition. — Une heure, deux heures,… disait-il à demi-voix ; le jour est loin encore ! — Et toujours retentissait aux oreilles des deux amis le roulement de l’orage souterrain, courant à travers les entrailles de la terre et secouant les hautes montagnes, dont les cimes neigeuses recèlent des volcans. Les arbres frissonnaient, quoiqu’il n’y eût pas dans l’air la plus légère brise ; les oiseaux volaient dans les ténèbres, et s’élevaient au milieu de l’air avec des cris aigus.

— Voici le jour ! s’écria enfin don Agustin, et nous devons être tout près du lieu que nous cherchons…

Le jour se montrait en effet, non pas serein et lumineux comme les matinées précédentes, mais sombre et blafard : on eût dit qu’un astre funèbre répandait sa pâle clarté sur toute cette côte, menacée d’une catastrophe. Les secousses se succédaient à des intervalles plus rapprochés ; il y en eut une plus brusque, plus retentissante aussi, qui fit craquer les rocs. La vallée entière oscilla avec ses arbres et ses buissons, comme une houle immense qui balance les navires et les canots. Un ruisseau, qui coulait au fond du ravin, disparut dans une large fissure, comme s’absorbe entre les fentes d’une terre séchée par le soleil l’eau qui s’épanche d’un arrosoir. Au même instant, la maison de don Ignacio se renversait sur le côté, lançant au milieu des airs une poussière épaisse qui l’enveloppa complètement pendant une minute. Les chevaux et les bœufs de l’habitation galopaient éperdus à travers la campagne. Les serviteurs, hommes et femmes, fuyaient au hasard avec des cris de terreur. Don Agustin et le docteur se précipitèrent sur la galerie de cette maison à moitié écroulée, et construite en bois, comme la plupart de celles que l’on bâtit au Chili dans les campagnes. Ses portes brisées et ses fenêtres défoncées lui donnaient l’apparence d’une cage dont un chat a forcé les barreaux pour enlever les oiseaux qu’elle renferme. Les plafonds, à demi effondrés, pendaient par lambeaux, et les escaliers disjoints se détachaient de la muraille pièce à pièce.

— Docteur, dit don Agustin, courez au secours de Mercedès, et montrez-moi la chambre de son père.

— Holà, qui vient ici ? Au secours !… criait une voix aiguë, que le docteur reconnut pour celle de la tante Mariana ; au secours !… Me voilà suspendue dans les airs, prise entre deux solives !… Je leur disais bien que c’était un terremolo ; ils n’ont pas voulu me croire… Les gens qui ont du chagrin sont d’une apathie incroyable en face du danger !… Par ici, caballero !… Ah ! mon Dieu ! avec cela que je suis dans un négligé à faire peur… Le docteur gravit le plus vite qu’il put l’escalier disloqué. Rendu sur le palier de l’étage supérieur, il tendit la main à la tante Mariana, qui se dégagea avec quelque peine de sa position difficile. Sans écouter ni les remerciemens ni les explications de la duègne, qui se vantait un peu tard d’avoir seule prévu la catastrophe, il courut vers l’appartement des deux jeunes filles. La porte s’était ouverte d’elle-même. Dans un coin de la chambre, il aperçut Luisa, qui tenait dans ses bras sa sœur Mercedès, et cherchait à la préserver de la chute des planches déjà presque détachées du plafond.

— Sauve-toi, ma sœur, disait Mercedès, sauve-toi si tu veux, et laisse-moi mourir. Je ne tiens pas à la vie !… D’ailleurs tu n’es pas de force à me garantir.

— Ô âme trois fois hautaine ! murmura le docteur ; toujours du dédain, et de la tendresse… jamais ! — Il saisit dans ses bras doña Mercedès, un peu effrayée de le voir paraître, et malgré sa résistance il l’emporta sçus un hangar légèrement construit qui était resté debout. Luisa et la tante Mariana l’y rejoignirent aussi.

— Et mon père ! s’écria doña Luisa, notre pauvre père, l’oubliez-vous, docteur ?

À ce mot, doña Mercedès, redressant la tête, s’était levée avec impétuosité. Elle s’avançait hardiment vers l’aile de la maison qu’habitait son père. Arrachée au sentiment égoïste de son chagrin, elle sentait le besoin de braver un grand péril et de faire une action courageuse. doña Luisa partait avec elle, et la tante Mariana voulait aussi la suivre. Le docteur les retint toutes les trois : — Don Ignacio n’a point été oublié, dit-il avec assurance ; quelqu’un a volé à son secours tandis que je songeais à vous sauver.

Pendant que les trois dames, rassurées par la présence du docteur Henri, se tenaient blotties sous le hangar, don Agustin pénétrait, non sans peine, jusqu’auprès de don Ignacio, emprisonné au fond de son appartement par un amas de planches et de solives qui l’enveloppaient comme une palissade. La terre ne tremblait plus, tout danger avait cessé de ce côté ; mais la maison, ébranlée jusque dans ses fondemens, craquait encore et s’affaissait toujours.

— Plus vite si c’est possible, disait l’hidalgo ; qui donc est là ? Est-ce toi, Pedro ? est-ce toi, Manuel ?… Bah ! tous ces lâches serviteurs se sont enfuis au moment du danger. Ils nous ont abandonnés ici… Et mes filles, mes pauvres filles !…

— Elles sont en lieu de sûreté, don Ignacio, répondit le jeune homme ; je les ai vues traverser la cour et s’abriter sous un hangar. Il y a quelqu’un près d’elles.

— Brave homme, tu me rends deux fois la vie, reprit don Ignacio, qui aidait son libérateur à déblayer le passage. Tu seras récompensé de ta peine… Hélas ! ma maison est en ruines. C’est une grosse perte pour moi… Par ici, par ici, donne-moi ta main, que je la serre à travers ces planches.

Don Agustin baisa respectueusement la main du vieux hidalgo et se remit à enlever courageusement les obstacles qui s’opposaient à la délivrance de celui-ci, tout en ayant soin d’étayer les parties les plus chancelantes du plancher.

Ce travail avait demandé du temps. Les deux filles de don Ignacio et la tante Mariana, inquiètes de ne pas le voir sortir, entraînèrent le docteur du côté de son appartement. Quand il entendit à quelques pas de lui la voix de ses deux filles, don Ignacio, qui voyait enfin le passage libre, s’écria avec l’accent de la reconnaissance :

— Dieu soit loué, mes enfans ! Vous êtes saines et sauves. Remerciez cet homme de bien, ce courageux garçon que le ciel a envoyé vers moi.

Don Agustin portait ce jour-là son costume de guapo, mais doña Mercedès le reconnut, quoiqu’il osât à peine se tourner vers elle. La jeune fille poussa un grand cri, et ses bras, qu’elle tenait levés vers le ciel dans un transport d’émotion et de surprise, s’enlacèrent autour du cou de son père. On eût dit qu’elle voulait empêcher celui-ci de reconnaître trop brusquement don Agustin.

— Je vous l’avais annoncé, répétait la tante Mariana ; vous n’avez pas voulu me croire..

— Eh bien ! eh bien ! répliqua don Ignacio, nous avons tous échappé… — Relevant alors la tête, il aperçut le visage de celui qu’il nommait hautement son libérateur. Une rougeur subite colora ses joues ; il se recueillit un instant pour maîtriser son émotion. Doña Mercedès avait repris sa pâleur de marbre ; elle tremblait. Un grand combat se livrait dans le cœur de don Ignacio ; à la vue du Godo, il avait frémi de colère et prononcé entre ses dents le mot de trahison ; puis, faisant un retour sur lui-même et se résignant à la volonté de Dieu, qui s’était servi du bras d’un ennemi pour l’arracher à un péril imminent, il recouvra la sérénité de son esprit. Après quelques momens de silence, le vieux hidalgo, regardant en face don Agustin, lui dit enfin d’un ton lent et solennel :

Amigo, j’ai armé contre toi la main de mon neveu don Ramon, et tu as baisé la mienne !… Je t’ai haï, et tu as volé à mon secours !… Tu n’es qu’un Godo, mais tu as le cœur noble et généreux… Pourquoi te refuserais-je le prix que tu as mérité ? Prends le bras de ma fille, de Mercedès, et allons ensemble chercher un refuge dans les ranchos[4] de mon habitation. Ma demeure est détruite… Je suis à moitié ruiné…

— N’en croyez rien, jeune homme, interrompit doña Mariana ; je donnerai à mon neveu de quoi la faire rebâtir. Vous ne me connaissez pas, caballero ? Je suis la tante de don Ignacio,… et sa marraine encore !

Dona Luisa prit le bras du docteur ; sur celui de don Ignacio s’appuyait la petite tante Mariana, qui n’interrompait ses lamentations sur le négligé de sa toilette que pour admirer sans restriction la bonne mine et les manières distinguées de don Agustin : — Oh ! don Ignacio, oh ! mon neveu, disait-elle, quel cavalier accompli !… Il a pourtant fallu que la terre tremblât pour vous décider à l’accueillir !

La famille de don Ignacio s’établit comme elle le put dans les ranchos dépendans de l’habitation. Après les heures de péril, les serviteurs y revinrent à la hâte, et firent de leur mieux pour effacer par des soins attentifs le souvenir de leur fuite honteuse. La réédification de la maison écroulée ne demanda que quelques mois ; elle sortit de terre plus fraîche, plus commode qu’auparavant, grâce aux libéralités de la tante Mariana. Quand les désastres qui avaient désolé la vallée furent complètement réparés, don Agustin el Godo épousa doña Mercedès, qui n’avait gardé de sa mélancolie passée qu’une fierté rêveuse et distraite. Le jeune couple alla s’établir à la capitale ; ils n’avaient de goût ni l’un ni l’autre pour la vie des champs. Don Ignacio se réconcilia avec son neveu don Ramon, bien qu’il fût devenu l’époux d’une Goda. Il l’accueillit, ainsi que sa jeune femme ; mais il ne put jamais se décider à les retenir plus d’un jour sous son toit. Par un reste de rancune contre les salons de Santiago, il continua de vivre à la campagne avec sa fille Luisa, et la bonne tante Mariana vint se fixer auprès d’eux.

Tandis que l’heureux don Agustin présentait sa belle Mercedès dans les cercles les plus brillans de la capitale, son ami et confident, le docteur Henri, ballotté par les tempêtes du cap Horn, faisait route pour l’Europe. Le tremblement de terre dont il avait suivi les phases diverses au milieu d’une vallée, à quelques lieues de la mer, devait changer sa destinée. En rentrant à Valparaiso, il avait trouvé des blessés à soigner, tant parmi les équipages des navires jetés à la côte que parmi les habitans des maisons écroulées. Plus heureux que bien d’autres bâtimens de toutes les nations, le Méridien en avait été quitte pour de légères avaries ; son départ ne fut retardé que de quelques semaines. Cette relâche avait fourni au docteur l’occasion de se rendre utile de plus d’une manière, de se faire connaître et aimer dans le pays ; il ne s’en éloigna donc qu’avec regret. Tout en se rapprochant de l’Europe, il se reportait par la pensée vers cette côte du Chili, que l’on ne quitte pas sans tristesse, tant elle est imposante, grandiose et souriante aussi. À travers ses courses aventureuses, un lieu s’était rencontré dont le souvenir lui revenait sans cesse à la pensée. Et puis sa trentième année venait de sonner ; après avoir beaucoup voyagé, il en était arrivé à rêver le repos. À peine de retour en France, il quitta le Méridien pour s’embarquer sur un autre navire qui se rendait en droiture au Chili. Son cœur battit avec force quand il aperçut, après trois grands mois de traversée, la rade où il lui tardait de jeter l’ancre. Il se découvrit avec allégresse devant cette terre retrouvée ; il lui semblait que les rochers, les horizons lointains et les cimes blanches des Andes le reconnaissaient et répondaient à son joyeux salut. Son émotion redoubla quand il revit la demeure de don Ignacio. Doña Luisa, dans tout l’éclat de la première jeunesse, passait obscurément sa vie entre son père et sa vieille tante, sans envier l’existence plus brillante de sa sœur aînée. Comme le paisible héros du conte persan, au lieu de lancer son imagination à la recherche du bonheur, elle l’attendait sous le toit paternel.

Un jour, don Ignacio tenait en main un journal dans lequel il était question des premières découvertes des placeres de la Californie. Il le parcourut à haute voix ; puis, s’adressant au docteur Henri, qui entrait au même instant : — Eh bien ! docteur, dit-il avec un sourire amical, vous n’avez pas envie de faire comme les autres, d’aller à la recherche des trésors ?

— Qui vous a dit cela ? Si j’ai doublé le cap Horn une fois de plus, ç’a été tout exprès pour retrouver au bord du Pacifique un trésor que je savais y être caché !

Le visage de doña Luisa se couvrit d’une telle rougeur, que son père comprit clairement le sens des paroles prononcées par le docteur. — Mon ami, reprit-il en lui tendant la main, vous ne craignez donc plus d’aliéner cette indépendance à laquelle vous teniez tant ?

— Tout bien considéré, répondit le docteur Henri, l’indépendance du cœur convient seulement à l’extrême jeunesse ; elle perd son charme quand la réflexion nous fait voir dans cet amour désordonné de la vie errante une des formes de l’égoïsme. Ceux qui m’ont traité d’insensé quand j’ai quitté mon pays pour courir le monde ne manqueront pas de m’appeler un fou parce que je viens chercher ici le bonheur… Eh bien ! j’accepte cette qualification, qui n’a rien d’injurieux à mon avis. Quiconque poursuit son idée envers et contre tous est un fou, mais un fou raisonnable, et qui sait ce qu’il fait ; c’est un loco cuerdo !


THEODORE PAVIE.

  1. Homme de la campagne, hardi cavalier. Le guapo du Chili fait à peu près le pendant du gaucho des pampas.
  2. Espèce de fouet en usage dans l’Amérique espagnole.
  3. On nomme ainsi, au Chili et au Pérou, les frémissemens qui précèdent un tremblement de terre, terremoto.
  4. Cabanes habitées par les serviteurs des grandes exploitations rurales.