La Lutte des races et la Philosophie de l'histoire

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La Lutte des races et la Philosophie de l'histoire
Revue des Deux Mondes3e période, tome 115 (p. 429-448).
LA
LUTTE DES RACES
ET LA
PHLOSOPHIE DE L'HISTOIRE

La Lutte des races, recherches sociologiques, par M. Louis Gumplowicz, professeur à l’Université de Gratz, traduction de M. Charles Baye, 1 vol. in-8o. Paris, 1893 ; Guillaumin.

S’il y a certainement des questions plus « littéraires, » au sens usuel et banal du mot, je ne sais s’il y en a, — même en « littérature, » — de plus intéressante, ou de plus attirante, mais surtout de plus importante que la question de « race. » Toutes les autres, en effet, n’y viennent-elles pas comme aboutir ? Si les mêmes genres n’ont pas fait, en tout temps ni partout, sous toutes les latitudes, la même fortune littéraire, et par exemple, depuis Ronsard jusqu’à nos jours, si tous nos poètes ensemble n’ont pu nous donner une Jérusalem seulement ; ou encore, si l’évolution du drame anglais dans l’histoire n’a sans doute pas ressemblé à celle de la tragédie française, la cause ou l’explication dernière ne s’en trouve-t-elle pas dans le mystère même des aptitudes originelles des races ? Pourquoi les Allemands n’ont-ils pas de théâtre, à vrai dire ? ou pourquoi l’Europe, dont nos prosateurs ont fait si aisément la conquête, n’a-t-elle jamais franchement accepté nos poètes, en général, et nos lyriques, en particulier ? Mais les genres eux-mêmes, lorsque l’on essaie d’en reconstituer l’histoire et d’en reconnaître la première origine, d’où viennent-ils, et que sont-ils peut-être, si ce n’est autant de symboles, d’expressions plastiques et figurées de ce qu’il y a de plus original, de plus intérieur, et de plus permanent dans l’âme même ou le génie des races ? Puisque donc il n’y a pas de question littéraire un peu complexe qui n’aboutisse à la question de race, il n’en est pas non plus qui n’en dépende ; si toutes les autres y retournent, c’est qu’elles ont commencé jadis par en sortir ; et c’est pourquoi nos lecteurs ne s’étonneront pas de nous voir parler aujourd’hui du livre de M. Gumplowicz sur la Lutte des races.

Intéressant, curieux, et ambitieux, ce livre est-il d’ailleurs aussi neuf, aussi paradoxal, et aussi « dangereux » que le croit son auteur ? Car on n’a jamais pris plus de précautions que M. Gumplowicz pour se défendre contre les conséquences que « la passion, alliée à l’infamie, » pourrait tirer, si nous l’en croyons, des « connaissances nouvelles » contenues dans son livre ; et vous diriez qu’étonné lui-même ou effrayé de son audace et de la portée de ses découvertes, ce sociologue ne s’admire qu’en tremblant. La raison s’en trouve-t-elle peut-être dans quelque circonstance que nous ne savons point ? En ce cas nous n’avons rien à dire. Mais si peut-être, dans cette aflectation, M. Gumplowicz n’avait cherché qu’un moyen de provoquer la curiosité, nous lui dirons sans aucune flatterie qu’il n’en avait pas besoin. Trop d’intentions, à la vérité, se mêlent ou plutôt s’entre-croisent dans son livre, s’y opposent ou s’y contrarient, qui en rendent la lecture pénible, quand encore et surtout elles n’en obscurcissent pas le principal dessein. Mais toute sorte de questions y sont traitées, ou indiquées, dont le rapport avec la question de race, pour n’être pas d’abord apparent, n’en est pas moins réel, et habilement mis en valeur. Toute sorte d’hypothèses y sont tour à tour critiquées ou suggérées par de bonnes raisons. Toute sorte de paradoxes s’y opposent aux lieux-communs de la philosophie de l’histoire, pour nous inquiéter utilement sur leur solidité. On n’en saurait demander davantage ; et après cela, si M. Gumplowicz, mieux informé, rendait plus de justice à quelques-uns de nos Français, dont les idées, en plus d’un point, sont voisines des siennes, nous n’aurions plus qu’à le féliciter d’avoir écrit son livre, et M. Baye de l’avoir traduit.

Existe-t-il un Règne humain ? ou, pour user ici de la forte expression de Spinoza, dans son Éthique ; « L’homme est-il dans la nature comme un empire dans un autre empire ? » C’est la grande question que se pose d’abord M. Gumplowicz, et, pour la mieux résoudre, il commence par la transformer. Il la divise alors, et sans autrement s’embarrasser des raisons des anatomistes, — lesquels aussi bien n’auraient rien prouvé quand ils auraient démontré la parenté réelle de l’homme et des animaux supérieurs, — il examine premièrement si nous avons quelque pouvoir en nous de nous soustraire aux lois de la nature. C’est une question de fait. Mais la seconde est une question de méthode, si les phénomènes historiques ou sociaux, étant seuls de leur espèce, ne peuvent sans doute être étudiés que par des moyens qui leur soient propres et exclusifs. La conséquence est assez claire. Quand les métaphysiciens réussiraient à démontrer, si je puis ainsi dire, l’inexistence du libre arbitre, et quand les anatomistes, au nom de leur science, arriveraient un jour à prouver qu’il n’y a pas de règne humain, il nous faudrait encore le concevoir ou le poser comme tel, pour pouvoir l’étudier, et les exigences de l’histoire suffiraient à elles seules pour le rétablir dans ses droits. L’hypothèse d’un règne humain est la condition même de l’histoire, et quelle que soit l’origine de l’homme, l’histoire est sans doute une réalité. Mais on peut aller plus loin. On peut, avec M. Gumplowicz, essayer de prouver que « l’homme depuis sa première apparition a toujours été homme. » Formé d’abord à l’image de Dieu, ou dégagé comme homme, par une lente évolution, de l’anthropopithèque qui le contenait en puissance, on peut essayer de prouver « que s’il n’a jamais été ange, ou jamais plus parfait qu’aujourd’hui, jamais non plus il n’a été plus animal que maintenant, ni jamais dépourvu de raison. » On le peut, si l’on sait interpréter les conclusions de la science du langage ou celles encore de la science des religions ; et tout le monde, à vrai dire, depuis cinquante ou soixante ans, s’y est tour à tour efforcé, mais personne peut-être avec plus de succès ou d’ingéniosité que M. Gumplowicz.

J’ose en effet recommander aux linguistes eux-mêmes sa longue digression sur l’origine, sur la formation, et sur l’évolution du langage. On ne saurait plus habilement opposer Schleicher à Steinthal ou Max Müller à Lazarus Geiger, ni mieux mettre, au besoin, leurs propres contradictions en lumière, et de cette rencontre ou de ce choc d’opinions adverses, on ne saurait plus adroitement faire sortir soi-même des conclusions plus probables. « Ce qui a poussé nécessairement et naturellement l’homme à la formation des sons et du langage, c’est le besoin puissant de faire des conventions réciproques et de s’entendre avec ses semblables… Il n’y a pas de rapport de dépendance nécessaire entre les notions et les sons qui servent à les exprimer… un son quelconque peut désigner une notion quelconque… et lorsqu’un son à la longue a fini par désigner une notion spéciale, ce fait n’a jamais été que le résultat du hasard… L’organisme des langues est issu de la faculté et du besoin de parler, universel chez les hommes, et il provient de la nation entière… Le langage n’est pas un produit libre de l’homme considéré isolément, il appartient toujours à la nation entière… C’est par un très grand nombre de langues que les hommes primitifs commencent à exprimer leurs pensées. Au fur et à mesure que les relations se multiplient, certaines langues disparaissent sans laisser de traces, ou passent à l’état de langues mortes, d’autres survivent et ne cessent de gagner du terrain. » Si ces conclusions ne semblent rien avoir de très original, la linguistique n’a pas mis cependant moins d’un demi-siècle à les fonder, et M. Gumplowicz ne les a point inventées, mais empruntées aux maîtres de la science. Ai-je besoin de faire voir comment elles tendent toutes à prouver que le langage est un attribut essentiel de l’homme, je veux dire inséparable, non-seulement de sa nature, mais de sa définition ? qu’entre le cri de l’animal et le langage de l’homme elles mettent ou elles creusent un abîme sur la profondeur duquel on ne jettera jamais aucun pont ? et qu’en faisant ainsi de l’existence du règne humain la condition du langage, elles la prouvent, — puisque nous parlons.

On en peut dire autant des conclusions de la science des religions. Si quelques anthropologistes ont jadis essayé de découvrir dans quelque forêt du centre de l’Afrique ou dans quelque île perdue de l’Océanie, des peuplades athées, on convient aujourd’hui, comme d’une vérité d’observation scientifique, indiscutable et prouvée, de « l’universalité des phénomènes religieux. » Il ne semble pas, d’autre part, qu’en dépit des efforts qu’on a faits pour signaler dans l’animalité « des facteurs mythogéniques, » il y ait rien de commun, ni de vaguement analogue, entre l’espèce de vénération que l’on prête au chien pour son maître et la terreur sacrée que ses idoles inspirent au Polynésien. Mais ce qu’au contraire tant de recherches, si patiemment poursuivies depuis tantôt un siècle, dans toutes les directions, pour ainsi dire, — et quelle qu’en fût l’intention première, — paraissent avoir établi solidement, c’est l’existence d’un sentiment religieux, et c’en est la liaison plus qu’étroite, si c’en est la connexité nécessaire, avec deux sentimens qui n’appartiennent qu’à l’homme : celui du peu d’étendue qu’il remplit dans l’espace et celui du peu de place qu’il occupe dans le temps. J’insisterais si M. Gumplowicz avait lui-même insisté davantage. Et qui ne jugera qu’en vérité le sujet en valait la peine ? Car le sentiment religieux offre ceci d’unique peut-être, et en tout cas de très particulier, que plus haut on essaie de remonter dans l’histoire de l’humanité, plus large, et surtout plus profonde est la place qu’il tient dans l’âme humaine ; et qu’à mesure que la civilisation se développe, il s’épure, sans doute, il s’ennoblit, il se spiritualise, mais c’est aux origines qu’ayant toute sa force, il a toute sa puissance aussi de domination. Qu’est-ce que le pouvoir d’un prêtre de nos jours ou d’un pasteur protestant auprès de celui d’un brahmane antique ? De telle sorte que, si l’homme était sorti de l’animal, c’est quand il était le plus voisin du gorille ou du chimpanzé qu’il en aurait différé le plus, par celui de ses attributs qui le fait le plus homme ; et quel autre argument prouverait à la fois d’une manière plus simple et plus décisive l’existence ou, pour mieux dire, la réalité d’un règne humain ? Mais M. Gumplowicz était pressé d’en venir à l’objet essentiel de son livre, qu’on résumerait assez bien en disant qu’il s’y est proposé de renouveler la manière d’écrire l’histoire ; de définir la notion de race avec plus de précision qu’on ne l’avait encore fait ; et de fonder enfin, sur un nouveau principe, la philosophie de l’histoire.

Il y a trois manières, on le sait, de concevoir et, par conséquent, de traiter la philosophie de l’histoire. Nous pouvons nous représenter les actions des hommes comme dirigées, par la main de Dieu même, vers des fins inconnues, et l’histoire de l’humanité, comme n’étant ainsi, dans sa suite irrégulière, que le développement d’un dessein providentiel caché. C’est la conception de Bossuet, dans son Discours sur l’histoire universelle, et c’est celle de Joseph de Maistre, dans ses Considérations sur la France, ou encore dans ses Soirées de Saint-Pétersbourg. Ou bien, nous pouvons nous représenter la transformation des institutions et des mœurs comme étant l’œuvre originale de la liberté de l’homme, et cette liberté, guidée par la raison, comme tendant, d’âge en âge, vers une conscience plus haute et plus claire d’elle-même. Cette conception, qui est un peu celle de Voltaire, dans son Essai sur les mœurs, est surtout celle de Condorcet, dans son Esquisse d’un tableau des progrès de l’esprit humain. Et nous pouvons enfin nous représenter l’évolution de l’espèce comme étant soumise en son cours à des lois inflexibles, lois de fer et d’airain, lois analogues, ou plutôt identiques, — puisqu’elles n’en sont peut-être qu’autant de cas particuliers, — à celles qui gouvernent le mouvement des mondes. Ébauchée ou entrevue par Montesquieu, dans son Esprit des lois, la conception est celle d’Auguste Comte dans sa Philosophie positive, et généralement de tous ceux qui n’ont retenu de l’histoire que ce que j’en appellerai l’élément quantitatif. « De ces trois conceptions, dit M. Gumplowicz, celle qui peut revendiquer, dans l’histoire humaine, les plus grands triomphes, c’est la première ; aujourd’hui la seconde, celle qui se réclame de la raison, lui tient tête victorieusement ; la troisième, elle, ne peut enregistrer que de timides tentatives et d’éclatans échecs. » Mais je crains ici que le traducteur n’ait un peu trahi l’auteur ; et ce que M. Gumplowicz a l’air de dire du fond de ces trois conceptions, j’ai quelque idée qu’il ne doit le dire, en réalité, que de leur succès littéraire ou philosophique. La théorie de la Providence a donc rencontré jusqu’ici de plus nombreux partisans et de plus nombreux défenseurs, de plus illustres ou de plus éloquens. Mais la théorie du progrès, depuis cent cinquante ou deux cents ans bientôt, s’enorgueillit d’en compter tous les jours davantage. Et quant à la théorie de l’évolution enfin, si ses disciples ont semblé se faire comme un jeu de la compromettre dans les pires aventures, c’est d’elle cependant que se réclame l’auteur de la Lutte des races, et c’est elle qu’il s’est proposé de rendre vraiment « scientifique. »

Pour cela, s’étant d’abord interdit toute espèce de spéculation, — théologique ou métaphysique, — négligeant même de discuter la question du libre arbitre, et s’enfermant pour ainsi dire entre les bornes de l’histoire, M. Gumplowicz s’est demandé quel était de tous les faits sociaux le plus constant, le plus universel, celui dont tous les autres ne sont que des « fonctions, » et il a trouvé que c’était la guerre. « L’histoire et le présent, dit-il, nous offrent l’image de guerres presque ininterrompues entre les tribus, entre les peuples, entre les États, entre les nations ; » et il ajoute : « Le but de toutes ces guerres est toujours le même, quelles que soient les formes différentes sous lesquelles ce but est visé ou atteint, et ce but, c’est de se servir de l’ennemi comme d’un moyen de satisfaire ses propres besoins. » Durus hic sermo : mais si la doctrine est dure, qui niera qu’elle soit sans doute plus vraisemblable encore ? Peuples ou nations, de quelque nom qu’on les appelle, n’est-ce pas la guerre qui les pose, comme dirait un philosophe, en les opposant à tout ce qui gêne leur expansion, tout ce qui limite leur indépendance, tout ce qui menace leur sécurité ? Les arts eux-mêmes de la paix, considérés dans leur essence, que sont-ils autre chose qu’une forme de la guerre, si, dans l’antiquité comme dans les temps modernes, que ce soient les Phéniciens qui l’aient jadis exercé en Grèce ou les Anglais aujourd’hui dans l’Inde, le commerce n’a toujours été que l’exploitation de la faiblesse ou de l’ignorance d’une race, par l’habileté, l’avidité, la cupidité d’une autre ? Mais que signifie encore, dans une même nation, et d’où procèdent, à quoi répondent, comment s’expliquent la subordination ou la superposition des classes sociales, si ce n’est par l’établissement effectif du pouvoir d’une population conquérante sur une population conquise, c’est-à-dire par un fait de guerre ? Et si l’on descend enfin jusqu’à la famille ou jusqu’à l’individu, qu’est-ce que la vie, sinon l’effort que fait chacun de nous pour persévérer dans son être, pour le développer, pour l’accroître, et, tout autour de lui, pour obliger ses semblables à se rendre les artisans de sa fortune, les instrumens de son pouvoir, la matière de ses plaisirs, ou, plus généralement et d’un mot qui dit tout, les moyens de son égoïsme ?

On reconnaît sans doute ici non-seulement les idées de Darwin ou de Malthus, mais celles aussi de Joseph de Maistre, et, à ce propos, — si nous avons négligé de signaler plus haut la ressemblance ou l’analogie de quelques-unes des vues de M. Gumplowicz avec celles d’Edgar Quinet, dans son Génie des religions, par exemple, ou de M. de Bonald, dans ses Recherches philosophiques, — nous ne saurions aller jusqu’à faire tort du plus éclatant peut-être de ses paradoxes à l’éloquent auteur des Soirées de Saint-Pétersbourg. Du droit du génie sur les idées qu’il a popularisées par la beauté de la forme, c’est à Joseph de Maistre, en effet, qu’elle appartient, cette idée de la valeur ou de la signification mystique de la guerre, et les Darwin et les Hœckel, pour l’avoir laïcisée, ne lui ont pas ravi l’honneur de l’avoir aperçue le premier. L’ont-ils perfectionnée seulement, s’ils n’ont pas vu ce que l’extension du paradoxe à l’homme avait d’insoutenable, ou, l’ayant vu, s’ils n’ont rien fait pour en établir la légitimité ? Car « les loups ne se mangent pas entre eux, » comme dit le proverbe, et le proverbe a sans doute raison. Si la guerre est la loi du monde, elle ne s’exerce que d’une espèce à l’autre, — du tigre à la gazelle ou du vautour à la colombe, — et tous les hommes ensemble ne forment peut-être qu’une seule espèce. Pour établir l’universalité de la loi de la guerre, il fallait donc essayer de ruiner la doctrine de l’unité de l’espèce humaine, et c’est ce que M. Gumplowicz a en effet essayé de faire.

Il n’entre pas à ce sujet dans les discussions des anthropologistes, et il ne demande pas aux lois du métissage ou de l’hybridation la solution d’un problème historique. Mais il se borne à constater que, si la doctrine de l’unité de l’espèce a de nombreux et savans défenseurs parmi les naturalistes, la doctrine opposée, celle du polygénisme, n’en a ni de moins savans ni peut-être de moins nombreux. Il cite en exemple, pour les rassurer, à tous ceux qui redouteraient les conséquences morales de la seconde, le naturaliste Agassiz et le théologien Pfleiderer, puis, fidèle à sa méthode, il se restreint alors, pour traiter la question, aux seules données de l’histoire. Mais elles sont bien incertaines, et sans doute on ne saurait citer une seule race au monde qui soit parfaitement pure, je veux dire dont le sang ne soit un mélange et comme une amalgamation de vingt autres. Qui de nous se vantera d’être Aryen ? Qui prouvera seulement qu’il est Celte ? Nous ne sommes assurés que d’être Français ou Allemands, Italiens ou Anglais, Américains ou Chinois. Comment donc l’histoire résoudra-t-elle le problème et comment sortirons-nous de la difficulté ? Ce sera par la difficulté même, et, pour ainsi parler, en nous aidant des lueurs qu’elle jette en s’augmentant. Chinois ou Américains, Anglais ou Italiens, Allemands ou Français, si nous sommes assurés en effet d’une chose par l’histoire, c’est que ces noms enveloppent ou confondent sous l’unité d’une même désignation vingt races autrefois différentes ou ennemies. Grande ou petite, aucune pairie ne s’est jamais formée qu’aux dépens de ce que l’on pourrait appeler les indépendances locales ; et, — sans examiner ici, pour le moment, les moyens que l’on en a pu prendre, — aucun peuple n’est jamais sorti que de l’agglomération et de la fusion ensemble d’une multiplicité de tribus ou de clans. Bien loin donc d’être dans le passé, c’est dans l’avenir que serait l’unification de l’espèce humaine. Le passage qui s’est fait ailleurs de l’homogène à l’hétérogène s’est fait au contraire ici de l’hétérogène à l’homogène. C’est la pluralité des races qui est ancienne. Tout le mouvement de l’histoire ne semble avoir tendu qu’à en diminuer le nombre. Puisque d’ailleurs il en est de même de l’évolution des langues et de celle des religions, l’analogie confirme les résultats de l’observation directe. Et le polygénisme se trouve ainsi rendu vraisemblable, — sinon tout à fait démontré, — par les mêmes moyens que les grandes hypothèses de la science moderne, sur l’attraction par exemple, ou sur l’unité des forces physiques : il concorde avec toutes les données de l’histoire ; et, presque tous les faits dont le monogénisme est impuissant à rendre compte, il les explique.

Nous comprenons alors la nécessité de la guerre, et selon l’expression de M. Gumplowicz, nous comprenons la nécessité de la « lutte des races pour la domination. » Comme les espèces dans la nature, si les races humaines sont nées pour ainsi dire ennemies ; s’il y a de la défiance, et de la haine déjà prête à surgir dans la curiosité qu’elles s’inspirent ; ou même si, réciproquement, on en voit ressentir les unes pour les autres, — la blanche pour la jaune, ou la jaune pour la noire, — une sorte d’horreur et de dégoût physiologiques, ce n’est point à un calcul qu’elles obéissent quand elles se ruent in mutua funera, comme disait l’auteur des Soirées de Saint-Pétersbourg, mais à quelque chose de plus impérieux, si c’est à l’impulsion du sang, à la force obscure de l’instinct, et je ne sais à quelle voix du dedans dont les suggestions les mènent en dépit d’elles à la victoire ou à la ruine. Inégalement douées, inégalement développées, il y en a d’humbles et de douces, il y en a de hardies et de féroces, dont les unes sont faites pour obéir et les autres pour commander. Viennent-elles à se rencontrer, sur quelque terrain que ce soit, il faut qu’elles prennent leur niveau, si l’on peut ainsi dire, et que, la loi s’accomplissant, la prospérité des secondes se compose de la destruction ou de l’asservissement des autres. Mais, en ce sens et de ce point de vue, la guerre n’est alors « que la manifestation des tendances et des forces qui règnent dans les élémens hétérogènes de l’humanité. » Race ou espèce, de quelque nom que l’on se serve pour exprimer et résumer les différences qui séparent l’homme de l’homme, elles existent, et elles sont profondes, et la guerre n’est que l’issue sanglante par où elles cherchent à se satisfaire. La guerre se trouve donc ainsi rattachée, par sa définition même, à quelque chose de plus qu’humain, si nous ne sommes pas les auteurs, mais les instrumens, les dupes, ou les victimes de nos propres instincts. Fondée sur l’hostilité naturelle des races, elle est aussi nécessaire ou fatale « que l’est en tout ordre de choses la perpétuité d’action des forces qui y prennent part. » Et comme, d’autre part, à mesure qu’elles se détruisent les unes les autres en tant que formations naturelles, les races se reconstituent en tant que formations historiques ou sociales, on ne prévoit même pas que la guerre doive jamais cesser de les précipiter les unes contre les autres. Elle est vraiment dans le sang de nos veines, et le langage, par exemple, ou le sentiment religieux ne nous sont pas plus innés.

Cette manière de définir la race a plusieurs avantages, dont le moindre n’est pas de soustraire le problème ethnique à la compétence des naturalistes pour le rendre à celle des historiens. S’il a pu jadis exister des races naturelles, c’est-à-dire dont tous les représentans fussent issus d’un auteur commun, l’histoire n’en connaît pas de telles, mais seulement des races historiques. « La notion de race aujourd’hui, dit très bien M. Gumplowicz, n’est plus partout qu’une notion historique… La race est une unité qui, au cours de l’histoire, s’est produite dans le développement social et par lui… Ses facteurs initiaux sont intellectuels : langue, religion, coutume, droit, civilisation… Ce n’est que plus tard qu’apparaît le facteur physique : l’unité du sang : celui-ci est bien plus puissant, il est le facteur qui maintient l’unité. » Nous dirons la même chose d’une manière encore plus brève : ce n’est pas le sang qui fait la race, mais, au contraire, la race fait le sang. Par là, une question, non-seulement obscure, mais contradictoire dans les termes, — car, si l’on ne peut nulle part observer de races naturelles, comment, en vérité, les définirait-on ? — se trouve ramenée à une question purement historique. Tout ce que le mot exprimait de lointain et de mystérieux s’éclaire en se rapprochant de nous. Des races, encore aujourd’hui, se forment sous nos yeux, prennent conscience d’elles-mêmes comme races, se posent et s’opposent à d’autres comme telles. Observons-les. La complexité des phénomènes, qui peut bien en masquer la nature, ne saurait cependant la modifier dans son fonds. L’homme étant toujours l’homme, les lois qui le gouvernent sont aussi toujours les mêmes, si Montesquieu les a bien définies en les appelant les rapports nécessaires qui résultent de la nature des choses. Le problème ethnique, reculé jusqu’alors dans les profondeurs de la préhistoire, a donc désormais une base expérimentale. Comment naît un peuple ? Nous pouvons nous proposer de répondre à une question dont nous avons pour ainsi dire les élémens sous la main ; et, de la philosophie de l’histoire ainsi renouvelée, par une définition nouvelle de la race, M. Gumplowicz essaie, pour compléter son œuvre, de tirer maintenant une manière nouvelle de concevoir et d’écrire l’histoire.

Au lieu donc de se proposer, comme autrefois, pour unique ou principal objet, de raconter des batailles et des révolutions, de célébrer des grands hommes ou de flétrir des tyrans, de démonter encore le mécanisme des institutions politiques, ou de décrire les mœurs, l’historien s’attachera désormais à reconnaître et à démêler ce que M. Gumplowicz appelle le « processus de formation des races. » Là, en effet, est, comme on l’a vu, le phénomène essentiel de l’histoire de l’humanité ; là est, par conséquent, la raison d’être de l’histoire ; là enfin pour chacun de nous est l’intérêt de l’histoire nationale. Comment s’est formée la race française ? par quels mélanges de sangs ? dans quelles circonstances ? à la faveur de quels événemens ? Dans cette formation lente et successive, quelle a été la part des Gaulois, des Romains, des Germains ? Par quels moyens la population conquérante s’est-elle assimilé la population conquise ? la première a-t-elle asservi la seconde, ou la seconde a-t-elle absorbé la première ? Quelle combinaison nouvelle est résultée de l’échange de leurs défauts ou de leurs qualités, du conflit de leurs aptitudes, de la fusion de leurs intérêts ? Quels obstacles cette fusion a-t-elle rencontrés ? intérieurs, comme la diversité des langues et des religions, ou extérieurs, dans la formation des nationalités et des races voisines ? Comment encore en a-t-on triomphé ? quand et qui ? par la force ou par l’adresse ? au prix aussi de quels sacrifices ? La race étant en voie de formation, quels accidens, de quelle nature, l’ont peut-être un moment détournée de son but ? Quelle influence l’exemple de l’étranger a-t-il peut-être exercé sur elle ? ou comment enfin a-t-elle opéré son mouvement de concentration sur elle-même, et du Rhin jusqu’aux Alpes, ou des rives de la Méditerranée jusqu’aux bords de l’Océan, comment, dans un jour de victoire ou de défaite, peut-être, a-t-elle senti, comme un grand corps, le même sang couler dans ses veines et battre dans son cœur ? Si l’on se plaçait à ce point de vue pour écrire une histoire de France, elle ne serait pas sans doute la plus scientifique seulement, mais aussi la plus nationale. Mais si l’on appliquait ensuite la même méthode à l’histoire universelle, comme le voudrait M. Gumplowicz, qui ne voit ce que l’histoire y gagnerait d’intérêt et de clarté, de richesse dans le détail, de simplicité dans les grandes lignes, de profondeur dans les perspectives, et de mouvement dans sa suite ? N’y eût-il que cette indication dans le livre de M. Gumplowicz, c’en serait assez pour le remercier de l’avoir écrit.

Ce n’est pas maintenant que nous l’approuvions de tous points, et, au contraire, il nous reste à formuler plus d’une objection. Nous nous sommes contenté jusqu’ici d’exposer les idées de M. Gumplowicz et nous avons essayé d’en mettre non-seulement la nouveauté, mais la vraisemblance aussi dans tout son jour. Peut-être même a-t-il pu sembler que nous les taisions nôtres. S’il s’en faut de beaucoup pourtant, c’est donc le moment de le dire, et s’il se mêle dans ce livre, à de lumineuses vérités, plus d’un paradoxe, la matière est assez importante, et nous avons assez loué M. Gumplowicz, pour qu’il nous permette quelques observations.

Et d’abord, si l’histoire de la formation des races est sans doute, — comme nous venons de le dire nous-même, — un des objets les plus intéressans que l’historien se puisse proposer, pourquoi serait-il donc le seul, ou même le principal ? Lassé que l’on est d’entendre appeler l’histoire du nom d’art, et de la voir traiter comme tel, avec tout ce que ce nom lui seul suppose ou exige de perspicacité dans l’érudition, de bonheur dans le choix des faits, d’invention ou d’inspiration même dans le plan, et d’originalité dans la forme, on en voudrait faire une science, dont les conclusions tireraient, de la rigueur et de l’impersonnalité de sa méthode, une certitude analogue à celle des lois de l’histoire naturelle ou de la physiologie. Mais quel avantage y voit-on ? Si quelques historiens, ou plutôt quelques poètes, comme un Carlyle et comme un Michelet, en ne proposant d’autre objet à l’histoire que « la résurrection du passé, » l’ont sans doute plus d’une fois refaite au gré de leur imagination visionnaire, de quelles vives lueurs aussi n’ont-ils pas éclairé plus d’une fois les profondeurs de la tradition ; et l’intelligence du passé n’est-elle pas d’abord au prix de cette résurrection ? D’autres historiens n’ont jamais séparé la notion de leur art de celle de son utilité pratique, et, Français ou Allemands, ils se sont crus chargés, en écrivant, d’entretenir le culte de la tradition. M. Gumplowicz les flétrit, si je puis ainsi dire, du nom d’Ethnocentriques. Ethnocentriques est dur. Mais fait-il attention que ces ethnocentriques, s’ils contribuent sans doute pour leur part à la formation ou au développement de la « race » dont ils sont, opèrent donc ainsi, comme des forces de la nature, dans le sens même de la philosophie de l’histoire, et combattent à leur manière le bon combat pour la domination ? Nous ne concevrons jamais que l’on ne tienne pas compte du point de vue français dans une histoire de France, ou du point de vue allemand dans une histoire d’Allemagne, et d’ailleurs, aussi longtemps qu’il continuera d’exister une Allemagne et une France, c’est ce qu’aucun historien ne pourra certainement concevoir. « Quand on écrit sur les maîtres de Ninive ou sur les Pharaons d’Egypte, a dit quelque part le fameux docteur Strauss, on peut bien n’avoir qu’un intérêt purement historique, mais le christianisme est une puissance tellement vivante, et la question de ses origines implique de si fortes conséquences pour le présent le plus immédiat, qu’il faudrait plaindre l’imbécillité des critiques qui ne porteraient à cette question qu’un intérêt purement historique. » L’imbécillité ! Décidément, ces Allemands sont terribles les uns pour les autres ! Mais Strauss, au fond, avait raison. Cette fausse impartialité, ce désintéressement théorique dont on voudrait faire la vertu maîtresse de l’historien, n’ont de lieu, pour parler le langage de M. Gumplowicz, qu’autant qu’on les applique à des processus de formation achevés et comme refroidis, l’histoire des rois Pasteurs ou la guerre du Péloponnèse. On se paie de mots quand on en croit pouvoir transporter la rigueur à l’observation de faits dont les conséquences ne sont pas encore épuisées. Et, pour preuve, combien serions-nous de Français qui prendrions intérêt à l’histoire de la Révolution ou d’Allemands à celle de la Réforme, si nous ne sentions pas bien que, de siècle en siècle et d’âge en âge, puisqu’il en sort des effets nouveaux, il faut aussi, de nécessité, que les idées que l’on s’en formait se modifient et se renouvellent ? Il n’est d’histoire que des choses vivantes, et tout le reste n’est qu’érudition.

Il n’en est aussi que des choses particulières, ou même individuelles, ce qui est justement le contraire de la définition de la science ; et, de ne voir dans l’histoire que la formation des races historiques, c’est en expulser, si je puis ainsi dire, le principe actif de son évolution. Pour considérable, en effet, que puisse être l’influence, ou, si l’on veut, la pression des circonstances environnantes, il est sans exemple, je crois, que les masses se soient ébranlées d’elles-mêmes, et toujours il a fallu qu’un homme leur donnât le signal du mouvement. Point de guerre d’esclaves sans quelque Spartacus, point de guerres de paysans sans quelque Muncer, point de guerres de classes sans un Mirabeau ; et, dans un autre ordre d’idées, quoi qu’on en puisse dire, point de mahométisme sans Mahomet, point de christianisme sans Jésus, point de bouddhisme sans Çakya-Mouni. C’est ce que M. Gumplowicz semble avoir tout à fait oublié. Ou plutôt il ne l’a pas oublié, mais, en bon déterministe, il s’est contenté d’affirmer que dans le cas même où l’individu résistait au mouvement de son groupe, « son action n’en était pas moins déterminée, en tant qu’opposition, par le mouvement dudit groupe. » Voilà certainement une étrange plaisanterie ! Eh quoi ! dans une famille où tout le monde est blond, s’il vient à naître un enfant très brun, la couleur de sa peau sera déterminée, en tant qu’elle en diffère, par la couleur de celle de ses générateurs et de ses ascendans. Quel abus du vrai sens des mots ! Il n’y a de déterminé que ce qui ne pouvait pas ne pas être, et l’histoire, en ce sens, est précisément la région de l’indéterminé. Rien ne s’y passe comme il devrait, et, au contraire, c’est là qu’on voit tout arriver. Une bataille gagnée change pour des années la fortune d’un peuple ; et il se trouve qu’on l’a gagnée, mais tout le monde sait bien qu’on pouvait la perdre. Le vainqueur même en est de tous le plus fermement convaincu. Pareillement, quelles que soient les lois qui régissent la famille ou la propriété, rien ne les empêchait d’être autres qu’elles ne sont, et ceux-là le savent bien qui ne les ont justement portées que pour empêcher les effets qu’ils craignaient des autres. Lycurgue d’ailleurs pouvait être Solon et Solon pouvait être Lycurgue. Et pourquoi ne se pourrait-il pas que ni Solon ni Lycurgue n’eussent jamais existé ? Ai-je besoin d’insister et de multiplier les exemples ? « Le nez de Cléopâtre… s’il eût été plus court ! » ou « Cromwell, si un grain de sable ne se fût pas mis dans son uretère ! » Je ne connais pas de philosophie déterministe de l’histoire qui puisse prévaloir contre ces deux petites lignes de Pascal. En tout temps, comme en tous lieux, le pouvoir de l’individu contrepèse celui des masses, et là même peut-être est l’attrait intérieur et profond de l’histoire. Elle apprend l’homme à l’homme ; elle nous révèle en combien de manières la nature peut varier ses combinaisons ; elle nous enseigne qu’il n’y a pas de fatalité dont la persévérance de l’espèce ne puisse triompher ; elle nous assure enfin que « nous ne descendons pas deux fois dans le même fleuve » et qu’étant toujours nouvelle, c’est pour cela que la vie, si misérable d’ailleurs et si douloureuse parfois, vaut cependant la peine d’être vécue.

Les déterministes voudront bien remarquer là-dessus que cette conclusion est tout à fait indépendante de quelque solution que l’on donne du problème du libre arbitre. Sommes-nous libres ? ne le sommes-nous pas ? Je l’ignore ou je veux l’ignorer. En morale même, il me suffit que nous soyons responsables. Mais, en histoire, pour fonder le droit de l’individu, pour lui faire sa part, pour lui attribuer le pouvoir de troubler, rien qu’en paraissant, les prétendues lois de la science, nous n’avons qu’à concevoir l’individu lui-même comme réalisant parmi ses semblables une combinaison en quelques points nouvelle. Si vous versez dans une eau pure quelques gouttes seulement d’une essence rare, subtile et concentrée, toute la masse du liquide en est aussitôt comme changée de nature. C’est ainsi que les individus agissent dans l’histoire, et qu’un homme ou deux, rien qu’en s’y mêlant, modifient tout un milieu social. Ils n’ont besoin ni de le vouloir, ni de le savoir : il leur suffit de s’y développer. Comme d’ailleurs un poison ne diffère qu’en degré d’un remède, ou même, d’une substance inoffensive et vulgaire, que par la disposition de ses parties atomiques, — ce qui est l’un des grands mystères de la chimie, — semblablement, entre les hommes, l’individualité se définit par une combinaison plus rare, ou quelquefois unique, des caractères ou des pouvoirs qui sont indistinctement ceux de tous les hommes. Il naît des hommes rares comme il en naît de parfaitement beaux, parce que la nature est fertile ou infinie même en combinaisons. Funeste ou salutaire, désastreuse ou bienfaisante, la combinaison s’introduit dans la notion même de l’humanité, que tantôt elle élève et tantôt elle abaisse. Le libre arbitre, si je ne me trompe, n’a rien à voir dans tout ce « mécanisme. » Existe-t-il, c’est une cause de perturbation qui s’ajoute à tant d’autres pour compliquer les calculs des savans. Mais qu’on le reconnaisse ou qu’au contraire on le nie, si le pouvoir de l’individu s’en augmente dans le premier cas, il n’est pas diminué dans le second ; et, de toutes les manières, l’individualité demeure une force historique, toujours indépendante et toujours imprévue, qu’on ne saurait retirer de l’histoire sans réduire à la mathématique ce qu’il y a de plus complexe, de plus variable, et de plus vivant au monde.

Ainsi balancée par l’influence de l’individu, — dont tout ce que l’on pourrait dire pour la diminuer, c’est qu’elle est moins constante peut-être, et d’une appréciation plus délicate, — l’influence de la « lutte des races » dans l’histoire, ou dans le processus même de leur formation, ne laisse pas d’être déjà singulièrement réduite. Mais une autre objection se présente, ou deux même, pour ne rien dire de la troisième, l’anatomique ou la physiologique, qu’il ne nous appartient ni de discuter, ni de soulever seulement. En quoi donc, premièrement, la notion de race, telle que la définit M. Gumplowicz, diffère-t-elle essentiellement de celle de peuple ou de nation, par exemple ? Et, secondement, les considérations d’ordre moral qu’il semble que l’on puisse faire valoir contre le polygénisme ne sont-elles pas peut-être beaucoup plus fortes qu’on ne le croit ! M. Gumplowicz nous l’a dit lui-même, et nous le répétons volontiers avec lui : « La race est une unité qui s’est constituée au cours de l’histoire, dans le développement social et par lui. » Point de communauté de sang, point de physiologie là-dedans, mais des faits historiques et sociaux, et rien de moins, ni rien de plus. La race française est une création de l’histoire de France ; elle est la suite, elle est le résultat, — et pourquoi craindrions-nous d’employer le vrai mot ? — sa formation est la récompense de douze ou quinze siècles d’efforts communs vers l’unité. Il n’y aurait pas de race française si quelques-uns ne l’avaient pas voulu, j’entends si quelques-uns n’avaient pas conçu l’unité comme chose désirable en soi. Il n’y en aurait pas non plus si quelques autres n’avaient consenti de sacrifier une part d’eux-mêmes à la réalisation de cette même unité. Mettons que ceux-ci, les petits et les humbles, Jeanne d’Arc les représente ou les symbolise ; et les grands et les puissans, incarnons-les en Charles V, par exemple, ou Louis XI. Mais alors, dans une question purement historique, dont il ne faut pour réussir à démêler les élémens que du temps, que de la patience, — avec un peu de bonheur et de talent ou d’art aussi, — quelle utilité d’introduire la notion de race, que personne jamais ne dépouillera de toute signification physiologique, et à la faveur de laquelle on fera rentrer dans l’histoire tout ce que l’on en voulait éliminer d’obscur ? À moins que, sans le dire, on n’ait quelque intention de fonder, sur le fait de leur diversité d’origine, la doctrine de l’inégalité des races humaines, et je crains, en vérité, qu’il n’y ait un peu de cela dans le livre de M. Gumplowicz ; — ou que quelqu’un ne l’y découvre.

Car le grand nom d’Agassiz, qui rassure ici M. Gumplowicz, m’inquiéterait plutôt, et, des opinions de ce naturaliste illustre, il me semble me rappeler quel parti les esclavagistes ont autrefois tiré. N’insistons pas. Mais soyons sûrs que, de la théorie de la multiplicité des centres de création à celle de l’inégalité des races humaines, il n’y a, comme on dit, que deux doigts de distance. Franchissons l’intervalle : nous arriverons plus vite encore à proclamer le droit des races supérieures sur les autres, et si ce droit n’est, à vrai dire, que celui d’en faire les instrumens de nos besoins ou les victimes de nos caprices, nous retournerons à une barbarie plus féroce que l’ancienne. Est-ce pour cela que M. Gumplowicz s’est défendu dans sa Préface de toute intention de vouloir « justifier des tendances odieuses ? » Il a bien fait de s’en défendre. Mais dans une question comme celle du polygénisme, où des deux parts on ne saurait rien avancer qui ne soit hypothétique, et peut-être à jamais invérifiable, il eût mieux fait encore si les conséquences de sa théorie l’avaient mis en défiance de sa solidité. Car, nous le dirons une fois de plus, et toujours plus hardiment : s’il importe que l’homme soit sacré pour l’homme, c’est ce que ne sauraient oublier toutes les sciences qui touchent à l’homme, et moquons-nous de leurs conclusions, elles sont fausses, dès qu’elles contredisent la vérité nécessaire de ce premier principe.

C’est assez dire sans doute que nous ne saurions voir avec M. Gumplowicz, dans « la lutte des races pour la domination, » ce qu’il appelle quelque part « le principe propulseur, » et en un autre endroit « la force motrice de l’histoire. » Aussi bien essaie-t-il vraiment de brouiller le sens des mots et, par exemple, de nous montrer dans le commerce une forme atténuée de la guerre. En vérité, j’aimerais autant qu’il prétendit nous montrer dans le mariage une forme atténuée de la débauche ou de la luxure. Et on le pourrait, en s’y prenant bien ! Mais ce que l’on montrerait plus aisément encore, c’est qu’il en est le contraire, comme la paix l’est de la guerre, et que, pour pouvoir théoriquement passer de l’une à l’autre par une série de gradations ou de transformations insensibles, cependant la séparation n’en est pas moins nette et tranchée. La guerre commence, pour ainsi parler, avec l’effusion du sang humain, et toute « lutte, » concurrence ou rivalité, dont cette effusion de sang n’est pas l’objet même ou le moyen nécessaire, est autre chose, n’est pas la guerre, n’en saurait être appelée sérieusement ni l’atténuation, ni l’imitation, ni l’image. Prendre une métaphore pour une réalité, si c’est l’une des grandes causes d’erreur qu’il y ait dans toutes ces « sciences » de formation récente, linguistique, anthropologie, ethnographie, sociologie, M. Gumplowicz n’a pas assez su s’en garder. Aussi, toute une partie de son livre, qui ne repose, en quelque sorte, que sur une métaphore, tombe-t-elle aussitôt qu’ayant éprouvé le titre de la métaphore, on l’a trouvé douteux. La guerre est la guerre, et définie strictement comme telle, on voit facilement qu’elle n’a dans l’histoire de l’humanité ni la continuité, ni peut-être même l’importance qu’on aime parfois à lui attribuer.

A-t-elle seulement la valeur mystique qu’on lui prête quelquefois encore ! Et, si nous avons tant fait que de rendre à Joseph de Maistre tout l’honneur de son paradoxe, lui ferons-nous celui de le prendre au sérieux ? Utile et souvent nécessaire, pieuse encore même, et sainte, si l’on veut, conviendrons-nous cependant que la guerre soit « divine ? » Y verrons-nous une loi du monde ? Croirons-nous que l’homme s’y régénère ? Et, quelques bienfaits que nous lui devions, nous cacheront-ils les maux qu’ils ont coûtés ? Combien ici je préfère, aux brillantes variations de l’auteur des Soirées de Saint-Pétersbourg, la parole toute simple de celui de la Politique tirée des paroles de l’Écriture sainte ! Il vient de traiter, aussi lui, de la guerre, — en quatre longs articles, qui font ensemble trente-trois propositions, — de ses justes motifs, des règles que l’on y doit suivre, des raisons du Dieu de Jacob pour avoir donné à son peuple élu « des rois belliqueux et de grands capitaines » quand, tout à coup, comme inquiet, surpris, étonné de la force de son discours, il s’arrête, il réfléchit, et il conclut par ces paroles, où l’on croirait entendre combattre son respect du texte biblique et son humanité : « Dieu, néanmoins, après tout, n’aime pas la guerre et préfère les pacifiques aux guerriers. » C’est lui qui a raison ! Ne craignons ni la mort ni la guerre. Mettons beaucoup de choses, le plus de choses que nous pourrons, — la gloire, l’honneur, la patrie, le devoir, — au-dessus de l’horreur instinctive que la guerre et la mort nous inspirent. Allons même au-devant d’elles. Mais ne nous félicitons pas d’être obligés d’en subir les lois. La guerre n’est pas divine, si du moins on entend par là qu’en expiation de quelque crime autrefois commis, un Dieu demanderait notre sang. Elle n’est pas humaine, si quelques heures lui suffisent pour anéantir des années ou des siècles de travail humain accumulé. Elle n’est que naturelle, — et c’est pour cela même, si je l’ose dire, qu’elle n’est ni divine ni surtout humaine.

Je touche ici le point le plus faible, à mon sens, du livre de M. Gumplowicz, et, généralement, de toute sociologie qui se réduit à n’être, comme la sienne, qu’une histoire naturelle de l’humanité. Non point du tout que je veuille essayer de faire contre lui l’apologie du progrès à l’infini. L’homme a toujours été et sera toujours homme. Il ne triomphera point des lois de sa nature, et sa nature en son fonds ne cessera pas d’être identique à elle-même. Les mêmes instincts l’animeront toujours, et toujours aussi les mêmes passions l’agiteront. Mais il n’en est pas moins vrai que, depuis six mille ans qu’il sait quelque chose de son histoire, l’homme a pourtant vu quelques changemens s’accomplir dans sa condition. Ce qui est encore plus certain, c’est que tous ces changemens n’ont tendu qu’à l’affranchir de la nature. Ou plutôt, disons mieux, et sortons une fois de l’équivoque où l’on se jette. Ce qui est nature en l’homme est justement ce qui le distingue du reste de la nature. M. Gumplowicz le sait bien, et nous aussi, qui l’avons vu s’efforcer d’établir sur la possession du langage et du sentiment religieux l’existence d’un règne humain. Mais comment donc après l’avoir établie, retombant aussitôt au sophisme des sociologues, a-t-il remis dans l’homme, avec sa théorie des races, l’animal qu’il semblait en avoir voulu d’abord ôter ?

Car là est bien toute la question. Si les races humaines, encore que séparées de l’animalité par des caractères qui ne permettent pas de l’en faire descendre, sont cependant séparées les unes des autres par ce que l’on pourrait appeler des haines de sang, alors, oui, nous consentons que la guerre soit éternelle, et que passant, comme de veine en veine, des pères aux enfans et des enfans aux leurs, sa nécessité s’impose à l’histoire comme une loi même de l’humanité. Mais si le progrès consiste au contraire à développer en nous ce qu’il y a de plus humain, et conséquemment à réagir contre ce qu’il y a d’impulsif dans les suggestions du physique, nous pouvons transformer la lutte entre les races, de sanglante qu’elle était jadis, en une concurrence presque pacifique, et au lait, nous l’avons déjà transformée. M. Gumplowicz le reconnaît lui-même. « Il est impossible, dit-il, que la somme des forces sociales agissant depuis les temps les plus lointains dans le domaine de l’humanité diminue jamais. Autrefois elles se manifestaient dans d’innombrables guerres entre hordes, et d’innombrables hostilités entre tribus. Au fur et à mesure que le processus social se développe dans d’autres domaines, que l’amalgamation sociale progresse, et que la civilisation augmente, ces forces ne se perdent pas, elles ne font que changer de forme. » Nous ne lui en demandons pas davantage. Nous lui faisons observer seulement qu’au regard de l’histoire, comme de la vie, « changer de forme, » cela équivaut à « changer de nature, » et que, par exemple, de se « battre à coups de tarifs, » si cela est moins naturel que de se « battre à coups de d’ongles et de dents, » cela est d’ailleurs plus humain. Sans nous flatter de voir jamais disparaître la guerre, agissons donc, pensons surtout comme si, ne procédant que des passions des hommes, on en pouvait, peut-être, un jour, diminuer les maux en diminuant la violence des passions. Mais, pour cela, gardons-nous de la présenter à l’humanité comme une loi nécessaire, et surtout incommutable, de son développement. Car, j’ai tâché de le montrer, cette vue de la guerre n’est pas conforme à la vérité de l’histoire. Le fût-elle pour le passé, nous avons en nous ce qu’il faut pour faire que l’avenir ne ressemble pas au passé. N’attendons rien de trop du progrès, et, au besoin, rabattons quelque chose des espérances démesurées qu’il a suscitées jadis parmi les hommes ; rabattons-en même beaucoup. Mais cependant ne le nions pas en tout ; et, pour n’être pas aussi plein de sens que nous le voudrions, ni surtout aussi riche de promesses, ne croyons pourtant pas que le mot en soit tout à fait vide.

Il nous reste à dire quelques mots de la tendance la plus générale, et la plus intéressante, à de certains égards, du livre de M. Gumplowicz. Elle lui est, d’ailleurs, commune encore avec plus d’un de nos Français, parmi lesquels nous citerons M. Guyau pour son livre sur l’Art au point de vue sociologique, et M. G. Tarde, pour ses Lois de l’Imitation ou ses Transformations du Droit. Mais elle répond surtout à une transformation, pour ne pas dire à un renversement de la méthode des sciences sociales, et c’est à ce titre ici qu’elle mérite qu’on la signale. Au lieu donc qu’il n’y a pas si longtemps encore, on partait en sociologie de la considération de l’Individu, comme on faisait en linguistique de celle du Mot ou même de la Racine, au contraire, on part aujourd’hui de la considération de la Phrase ou de la Proposition en linguistique, et de la considération du Groupe en sociologie. Quoi de plus naturel, si jamais ni nulle part, on n’a rencontré l’homme isolé, ni la famille même autrement qu’à l’état de tribu ? Quoi de plus légitime, — je veux dire de plus conforme à l’observation et à la raison en même temps, — si de nos jours même encore, dans nos sociétés civilisées, l’individualité se greffe, pour ainsi parler, s’ente et se nourrit sur un fonds de ressemblance avec tous les hommes du même sang ? Et quoi de plus fécond, si cette méthode ne peut manquer de diriger notre attention sur une quantité de faits jusqu’à présent inobservés ? Aussi, sous ce rapport, ne saurions-nous trop recommander la lecture du livre de M. Gumplowicz. C’est à cet égard qu’il est vraiment instructif, et, comme on dit, suggestif. C’en est aussi là, je crois, la partie solide, celle qui demeurerait encore, si d’ailleurs toutes les objections que nous avons faites aux autres étaient ou paraissaient justifiées. Être avant tout social ou sociable, comme l’appelait Aristote, on ne peut que se tromper sur l’homme aussi souvent que, pour le mieux étudier, on l’isole, et bien loin que la connaissance de l’individu doive commencer par lui-même, au contraire, c’est toujours par celle de sa race ou de sa nation, de son groupe, de sa tribu, de son clan, de sa famille.

Reviendrons-nous maintenant, pour finir, de ces considérations sociologiques à des considérations purement littéraires ? Nous le pourrions, au moins, et sans beaucoup de peine. Car l’influence que l’on a longtemps attribuée à la Race, dans la détermination du caractère essentiel des littératures, ne se trouve-t-elle pas ramenée par les théories de M. Gumplowicz à une influence de Moment ; et serait-il difficile de montrer les conséquences qui en résultent ? Ou bien encore, si l’on admet avec lui, et, si je ne me trompe, avec plus d’un linguiste aussi, que la richesse des langues, en tant qu’elle consiste en celle de leur vocabulaire, se rencontre à leur origine, qui ne voit à quel point aussitôt l’idée que l’on se forme aujourd’hui, trop souvent encore, de la vraie richesse d’une langue doit être profondément modifiée ? Mais surtout, et dans la mesure où nous croyons pouvoir accepter ses théories, si nulle part une race ne retrouve d’image ou d’expression plus fidèle d’elle-même que dans sa littérature ; si c’est plus d’une fois autour de sa littérature qu’elle s’est groupée pour arriver à prendre en elle conscience de sa propre unité ; si cette littérature en demeure le lien ou le principe ; si c’est dans cette littérature enfin que les générations nouvelles puisent, avec le sentiment de la solidarité nationale celui de la perpétuité de la race, comment pourrait-on mieux établir, sur quel fondement plus solide, le rôle historique d’une grande littérature, sa fonction vraiment sociale, son titre de gloire et d’honneur ? Et puisque ce n’est pas sans doute la vérité qui se renouvelle, mais les moyens qu’on trouve de la démontrer, qu’y a-t-il de plus intéressant que de voir la sociologie la plus récente, pour ainsi parler, et la plus audacieuse, arriver aux mêmes conclusions que la critique la plus classique ? Si nous n’avons pas le temps d’y insister, et surtout d’en triompher, — parce qu’en fin d’article le triomphe en serait trop modeste, et nous le voudrions plus bruyant, — on concevra du moins que nous ne nous soyons pas refusé le plaisir de le constater.


FERDINAND BRUNETIERE.