La Lutte pour le Pacifique

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La Lutte pour le Pacifique
Revue des Deux Mondes5e période, tome 19 (p. 772-807).
LA
LUTTE POUR LE PACIFIQUE

Que la paix du monde et le repos de l’Europe pussent un jour dépendre d’une décision prise, à Tokio, par le Mikado et ses ministres, c’est à coup sûr ce que Napoléon Ier n’eût jamais imaginé et ce qui eût surpris le prince de Bismarck. Mais les conséquences de l’expansion des races européennes jusqu’aux extrémités de la Terre se font sentir avec une intensité chaque jour croissante. A mesure que les moyens de communication deviennent plus rapides et plus nombreux, les événemens qui s’accomplissent dans les pays les plus lointains ont une répercussion plus directe jusque dans l’antique foyer des vieilles nations civilisées. L’entrée en scène d’Etats nouveaux qui, jusqu’à ces dernières années, se tenaient en dehors du mouvement général de la vie, complétaient à l’écart leur outillage et développaient en silence leurs forces, a modifié profondément les données anciennes du problème de l’équilibre des Puissances et déplacé le théâtre où les grands intérêts de l’avenir entreront en conflit et où sera disputé l’empire du monde.

Autour du Pacifique, immense désert liquide, à peine moucheté çà et là de quelques oasis de terre ferme, qui semblait voué à l’éternel silence et destiné à séparer toujours deux mondes disparates et étrangers l’un à l’autre, s’agitent aujourd’hui des peuples jeunes, actifs, bien armés pour la lutte économique, âpres au gain, impatiens d’exercer leurs énergies et de prouver leur vitalité. On parle de la domination du Pacifique[1] comme nous parlerions de l’empire de la Méditerranée et, à travers les vastes mers, moins redoutables au voyageur que les étendues stériles du Sahara, des intérêts nouveaux s’entre-croisent et menacent de mettre aux prises, dans un formidable conflit, les flottes et les armées. Une porte nouvelle, le canal de Panama, va bientôt ouvrir une communication directe entre le Pacifique et l’Atlantique. L’axe du monde se transporte peu à peu loin de la vieille Europe, jusque dans ce Pacifique où sont nos antipodes, mais qui baigne aussi les rivages surpeuplés de la Chine, de la Malaisie, et du Japon. Les grands intérêts et les grands conflits émigrent vers les pays où gisent les richesses de l’avenir, vers les inépuisables réservoirs d’hommes, les immenses terres vierges et les fabuleuses mines, vers les contrées où s’emmagasine une force intense de production et une faculté presque indéfinie d’absorption. La Chine attire, vers sa masse encore inexploitée, les convoitises des nations jeunes, énergiques et combatives, qui ont établi autour du Pacifique le siège principal de leur puissance ou les plus belles de leurs colonies. — La Russie a aujourd’hui une grande partie de ses forces et ses préoccupations les plus urgentes sur le Pacifique ; la domination du Grand Océan tout entier tente l’impérial appétit des Etats-Unis ; les Anglais, par la Colombie britannique ou par Singapour et Hong-Kong, les Français par leur empire d’Indo-Chine, les Allemands par Kiao-tcheou, tendent eux aussi vers l’antique Cathay. Telle est, en dépit de son immobilité, la force d’attraction des richesses latentes du Céleste-Empire, qu’elle a réussi à animer jusqu’aux espaces déserts du Grand Océan. Le problème de la domination du Pacifique est intimement lié à celui de la mise en valeur de l’Empire du Milieu.

Le Pacifique devenu une Méditerranée, c’est un paradoxe d’hier qui devient la réalité d’aujourd’hui. Autour de cette gigantesque mer intérieure, la plupart des grandes puissances qui, depuis tant de siècles, ont été, en Europe, les conductrices de l’histoire, sont représentées. L’Angleterre, l’Allemagne, la Russie, la France, la Hollande ont pris leurs positions autour de ces champs de bataille de l’avenir ; elles ont établi leurs comptoirs auprès de ces marchés. Nous voudrions aujourd’hui montrer, sur cette scène nouvelle, ces vieilles nations en concurrence avec les Etals plus jeunes qui sont issus d’elles : les États-Unis, le Dominion du Canada, la Fédération australienne ; ou avec ce Japon, dont les dehors européens cachent une âme si profondément asiatique et si impénétrable à notre analyse.


I

Dans les brumes de l’Océan Glacial, le continent américain et le continent asiatique se rapprochent par leurs pédoncules extrêmes ; au détroit de Behring, ils ne sont plus séparés que par un bras de mer peu large et peu profond ; le chapelet des îles Aléoutiennes relie l’une à l’autre les deux côtes pareillement abruptes, glacées et stériles. Mais, à mesure que les deux masses continentales s’éloignent des solitudes polaires, elles se séparent rapidement l’une de l’autre, pour laisser entre elles l’immensité du Grand Océan. Entre ces deux rives du Pacifique le contraste est complet. La côte américaine, escarpée, constamment dominée par les sommets des Montagnes Rocheuses ou de la Cordillère, ne présente ni une embouchure de grand fleuve, ni une plaine de quelque étendue ; de loin en loin seulement quelques vallées étroites et courtes, quelques rades cachées dans les rochers et, vers le nord surtout, une poussière de petites îles, débris des montagnes prochaines, témoins du séculaire combat de la vague et du granit. Dès que l’on a quitté la côte, on ne trouve plus une seule terre pendant des centaines et des centaines de milles ; à peine quelques rochers isolés, comme les Galapagos ou cette île de Pâques, qui montre, au voyageur stupéfait, les vestiges grandioses d’une civilisation mystérieuse, œuvre d’une race inconnue, disparue peut-être dans l’abîme des flots avec le continent qui la vit fleurir. Sur sa rive asiatique, au contraire, le Pacifique s’émiette en un réseau de mers intérieures, de détroits et de golfes profonds ; il s’insinue parmi d’innombrables îles, il entoure d’énormes archipels comme le Japon, la Malaisie, Bornéo, Célèbes ; des fleuves gigantesques lui apportent leurs eaux troubles et font pénétrer ses marées à des centaines de kilomètres dans les terres ; des plaines indéfinies viennent mourir sur ses bords en d’indécis rivages. Ces régions, où le Pacifique semble vouloir se mêler à l’Asie pour mieux s’unir à elle, sont un des séjours d’élection de la race humaine. Plus de cinq cents millions d’individus, presque le tiers de l’humanité, grouillent au grand soleil sur ces terres fécondes. Là devait être fatalement, le jour où la vie se développerait sur le Pacifique, un pôle d’attraction pour l’activité européenne ; là, depuis le temps des Portugais, sont venus les vaisseaux et les marchands des pays d’Occident ; là, au contact du monde jaune et de la civilisation européenne, s’est tout à coup, au milieu du XIXe siècle, révélée une puissance nouvelle, à la fois très vieille et très jeune, qui tient aujourd’hui, dans le monde du Pacifique, l’une des premières places et qui prétend à la première : le Japon.

C’est la guerre sino-japonaise de 1894-1893 qui a dévoilé les conséquences des transformations politiques qui s’étaient accomplies en Extrême-Orient, et qui, d’un seul coup, a placé le Japon parmi les grandes puissances. Le seul fait de l’existence, dans les mers jaunes, d’un État organisé à l’européenne, muni d’une armée et d’une marine très fortes, posait le problème de la domination du Pacifique, car la puissance qui mettrait en circulation les richesses du Céleste-Empire, qui le dirigerait dans la voie de la civilisation et du progrès devait fatalement aussi exercer une action prépondérante sur toute la partie occidentale du Grand Océan. Il apparut dès ce moment que la question de la mise en valeur de la Chine n’était pas seulement en jeu, mais que, selon la prédiction du prince Henri d’Orléans, celui qui saurait faire écouter sa voix en Extrême-Orient pourrait aussi parler haut dans le reste du monde.

Les événemens qui, à l’heure actuelle, agitent l’Extrême-Orient, ne sont que la suite logique de ceux de 1894-1895[2]. On n’a pas oublié comment le Japon, au milieu de son triomphe, fut brusquement arrêté par l’intervention de la Russie unie à la France et à l’Allemagne, et comment le gouvernement du Mikado reçut le même jour, des trois puissances, le « conseil amical » d’évacuer la Mandchourie et de conclure la paix. Il ne tint alors, peut-être, qu’à la prudence et à la fermeté des représentans de la France, que le conflit n’éclatât, dès cette époque, entre la Russie et le Japon. Le traité de Shimonosaki fut conclu ; mais, pas plus que les Russes après la guerre de 1878 et le Congrès de Berlin, les Japonais n’ont oublié comment leur fut ravi le fruit de leurs victoires. Leur orgueil patriotique, exalté par la guerre de Chine et par le merveilleux essor de l’industrie et du commerce, s’accrut encore du dépit d’avoir dû céder à l’intervention étrangère. Toutes les forces vives du gouvernement et de la nation furent dès lors tournées vers un seul but : constituer une armée et une marine capables de vaincre la Russie et d’exercer l’hégémonie dans les mers d’Extrême-Orient ; reprendre en même temps le rôle d’éducateurs du Céleste-Empire, de protecteurs de son intégrité et d’excitateurs de ses énergies ; arriver enfin, par ce double moyen, au but suprême : mettre la race jaune en état de se suffire à elle-même, chasser de l’Asie Orientale les Européens, leur arracher leurs colonies, affranchir tous les peuples jaunes et dominer, comme une Grande-Bretagne asiatique, sur toutes les mers et toutes les îles du Pacifique occidental. Dans l’opinion publique, dans la presse, dans l’armée, le ressouvenir des mécomptes de 1895, les progrès incessans de la puissance moscovite en Mandchourie et dans la Chine du Nord, la construction rapide du Transsibérien, l’occupation et la fortification de Port-Arthur, entretenaient la haine de l’ennemi traditionnel, celui que le Japon a rencontré devant lui depuis qu’il a un programme ou seulement des velléités d’expansion, le Russe.

L’indemnité de guerre chinoise, près de 943 millions de francs, fut en très grande partie employée à la réorganisation et à l’augmentation de l’armée et de la marine. Le programme naval de 1896, dont la moitié est achevée, devait donner au Japon une flotte homogène et entièrement neuve ; à la même époque, il disposerait d’une armée de douze divisions d’infanterie, plus la garde et les réserves. Ces préparatifs étaient ostensiblement dirigés contre la Russie. Depuis longtemps, la redoutable échéance de la guerre était prévue et préparée pour 1902. Les événemens de 1900, en Chine, l’insurrection des Boxers et l’expédition des armées étrangères sur Pékin, apportèrent quelque retard et quelque confusion dans la marche des événemens ; mais ce fut, pour les Nippons, l’occasion de montrer leur force et de faire parade d’une bravoure souvent héroïque, encore que parfois théâtrale. A la gare de Tien-Tsin, quand les Anglais s’étaient retirés, ils tinrent ferme à côté de nos « marsouins. » La confraternité d’armes de 1900 ne modifia pas l’animosité profonde des Japonais vis-à-vis des Russes, dont ils constataient partout, dans fa Chine du Nord, l’influence grandissante. Une crise économique et financière vint encore aviver les ressentimens et stimuler les ambitions des Japonais ; les sentimens qui les poussent à la guerre et à l’expansion en Asie et dans le Pacifique ne sont, en effet, que l’expression de besoins économiques très pressans et la conséquence de l’organisation même de la vie matérielle du peuple japonais.

Dans les bornes étroites des îles nippones se presse une population de près de 44 millions d’habitans, qui s’accroît chaque année d’un demi-million, et qui atteint une densité moyenne de 140 habitans par kilomètre carré, qu’elle dépasse de beaucoup dans quelques endroits, comme l’île de Kiou-Siou. L’archipel est loin de suffire à nourrir toute cette masse d’hommes ; certaines régions, notamment la plus grande partie du Hokkaido (l’île de Yeso) sont à peine cultivables et à peine habitées[3]. C’est donc pour le Japon une nécessité de se procurer des colonies où le trop-plein de sa population puisse émigrer et qui lui fournissent le riz et le poisson séché dont il se nourrit. Ainsi s’explique l’expansion japonaise ; à travers le Pacifique, elle s’est dirigée vers Hawaï, vers les Samoa, les États-Unis, l’Australie. Plus près de lui, le Japon a convoité les Philippines, mais, un beau jour, il y a trouvé, au lieu des Espagnols, les Américains et il a dû renoncer à cette belle proie. Aux Sandwich, dans les îles du Grand Océan, il se heurte à l’expansion des États-Unis ; l’Australie ferme ses portes à toute immigration, l’Amérique les entr’ouvre à peine. Il ne restait aux Japonais que l’empire chinois déjà surpeuplé, où des ingénieurs et des industriels peuvent trouver leur place et réaliser des bénéfices, mais où la main-d’œuvre est trop bon marché et la terre trop bien cultivée pour permettre d’écouler le surcroît des populations misérables de l’archipel nippon.

A Formose, la seule conquête qu’ils aient gardée de leurs victoires de 1895, les Japonais se sont appliqués à mener à bien leur première expérience de colonisation ; mais la prise de possession, violente, parfois même barbare, sans aucun respect des coutumes ou des droits des indigènes, a aliéné pour longtemps aux nouveaux venus l’ancienne population. Ils essayent aujourd’hui de réparer les erreurs du début, ils organisent l’administration, ils soutiennent et encouragent les missionnaires chrétiens, comptant sur eux pour hâter la pacification ; un missionnaire japonais est même l’un des ouvriers de cette évangélisation intéressée. Conquérans de l’île, les Japonais, qui, sur le continent asiatique, réclament à grands cris la « porte ouverte, » l’ont considérée comme un marché privilégié ; un droit de 10 pour 100 ad valorem, a été établi sur toute marchandise importée ; la récolte du camphre a été monopolisée par le gouvernement, qui s’occupe d’aménager et de protéger les forêts de camphriers ; le commerce de l’opium, qui était considérable, a été prohibé : toutes ces mesures ont déjà obligé plusieurs maisons anglaises à abandonner la place à leurs concurrens jaunes. La culture du thé, du riz et de la canne à sucre, surtout dans la partie nord et ouest, donnent de bons résultats ; les colons japonais y prospèrent. Le gouvernement consacre une subvention annuelle de quinze millions de francs à l’exploitation des mines de charbon médiocre de Kelung et de quelques gisemens de soufre, à l’extension des cultures, à l’établissement des colons, aux travaux publics, notamment à un chemin de fer qui doit traverser l’île du Nord au Sud, et aux travaux du port de Kelung. Mais les portions fertiles de Formose sont restreintes et il est à craindre que l’île ne « rende » pas à proportion des sommes que l’on y engloutit ; elle est avant tout, — avec sa précieuse annexe, cet archipel des Pescadores auquel l’amiral Courbet attachait tant de prix, — une admirable position stratégique. A l’Est, la mer qui la baigne est battue des vents et troublée par de fréquens typhons ; toute la navigation passe à l’Ouest, dans le canal qui sépare l’île de la Chine et qui réunit, comme le col d’un sablier, les deux ampoules énormes de la Méditerranée chinoise. Celui qui occupe fortement Formose et qui y dispose d’un refuge fortifié est le maître des routes maritimes dans tout le Pacifique occidental.

Cette terre d’émigration et de colonisation que Formose ne suffit pas à leur donner, les Japonais la cherchent depuis long- temps dans cette presqu’île qui s’allonge, comme un émissaire de l’Asie, au-devant de l’archipel nippon. Un détroit de 200 kilomètres, coupé par l’île de Tsu-Shima, sépare seul le Japon des côtes coréennes ; de tout temps, dans l’histoire, d’incessans échanges d’hommes et de marchandises se sont faits entre les deux pays. Un excellent climat, semblable à celui des îles nippones, une ferre fertile peuplée d’une race sans énergie qui la cultive à peine, une côte orientale semée de havres et d’abris sûrs, une côte occidentale avec des pêcheries très prospères et des rizières magnifiques, une position stratégique de premier ordre qui commande tout le golfe du Pet-chi-li et les mers de la Chine et du Japon, voilà tous les avantages que les Japonais trouveraient en Corée. Les Nippons sont nombreux dans tout l’Empire du Matin calme, surtout dans les ports ouverts ; ils y exercent une foule de petits métiers, et plusieurs y tiennent une place importante parmi les commerçans ; mais dans les villes, à Séoul, par exemple, la plupart d’entre eux constituent une tourbe populaire prête à toutes les révolutions et même à des crimes comme l’abominable assassinat de la reine, ostensiblement préparé par les Japonais et qui a fait tant de tort à leur prestige. Quoi qu’il en soit, ils ont en Corée des intérêts si considérables qu’ils ne sauraient, sans risquer de voir fermer toute issue à leur émigration et à leur commerce, renoncer à y exercer une action politique prépondérante ; ils ont besoin tout au moins d’être assurés qu’aucune autre puissance ne s’y pourra établir. Au delà du large pédoncule qui relie la Corée au continent, s’étendent les riches plaines de la Mandchourie, que les Japonais, en 1894-1893, ont parcourues en vainqueurs, qu’ils avaient commencé à organiser en provinces japonaises et où ils espéraient trouver une terre merveilleuse de colonisation et d’expansion. Le maître de la Mandchourie est, par terre, à peu de distance de Pékin ; il est à portée d’exercer sur la capitale du Céleste-Empire une influence décisive. La Corée, la Mandchourie, l’hégémonie de la Chine du Nord, tel est l’enjeu de la partie que jouent, à l’heure actuelle, les diplomates de la Russie et du Japon.

Ainsi, au sentiment profond de jouissance que donne à un peuple cette pleine conscience de sa vie nationale que les succès militaires seuls sont de nature à procurer, au plaisir, naturel à un État jeune et à une race imitatrice, d’étonner le monde et de parader sur le devant de la scène, se joignent des besoins économiques urgens et essentiels. La politique japonaise, parfois incohérente et parfois éprouvée par les contre-coups d’agitations intérieures, a toujours été une politique consciente des grands intérêts du pays. Peut-être au moment d’aboutir au duel depuis longtemps prévu et préparé qui décidera de l’hégémonie en Extrême-Orient, les hommes qui sont responsables des destinées du Japon reculeront-ils devant le terrible inconnu d’une guerre ; mais il faut craindre que la situation politique et financière de l’Empire du Soleil Levant ne le pousse tôt ou tard vers cette fatale échéance. Les armemens du Japon sont trop coûteux pour ses facultés ; non seulement il y a consacré la plus grande partie de l’indemnité de guerre chinoise, mais il s’est endetté et il a augmenté dans des proportions énormes les impôts directs. Le manque de capitaux arrête le développement économique du pays, paralyse le commerce et l’industrie. Pour un État arrivé au maximum de sa préparation militaire et obligé de se résigner à bref délai à une réduction de ses armemens, la tentation est forte de se servir d’un outillage si laborieusement constitué et si coûteusement acquis.

Une autre raison encore pourrait déterminer le gouvernement à une guerre prochaine. Son alliance avec l’Angleterre, qui a si fort exalté l’orgueil national, en faisant entrer définitivement le Japon au rang des puissances de premier plan, n’a été conclue, en 1902, que pour cinq années. En cas de conflit, elle garantit le Japon contre l’intervention de toute autre puissance ; elle pourrait devenir en outre, en cas d’échec grave, une suprême ressource pour arrêter un ennemi victorieux et renouveler, en renversant la situation, l’intervention qui, après la guerre sino-japonaise, a si bien réussi à la Russie.

Enfin, ces dernières années ont profondément modifié la physionomie de l’empire nippon. La fumée des usines obscurcit en beaucoup d’endroits la transparence de l’atmosphère et ternit les grâces délicates du paysage. L’industrie s’est développée, elle a attiré à elle les habitans des campagnes, elle en a fait un prolétariat urbain, souvent misérable, volontiers révolutionnaire, qui ne vit que grâce à l’exportation et qui pousse à la conquête de nouveaux marchés. La superposition d’un fantôme de gouvernement parlementaire à un pays encore féodal et toujours divisé en clans a créé, dans la vie politique et sociale, une perturbation profonde dont les effets ne sont pas prêts de s’atténuer. De la décomposition du vieux corps social est sortie une nuée de politiciens professionnels, flatteurs des passions populaires ; ils sont d’accord, pour pousser à la guerre, avec les descendans des belliqueux Samouraïs qui forment le cadre solide de l’armée et de la marine. Un parti plus sage, qui s’intitule « parti libéral, » conscient des périls où court le Japon s’il se lance dans des aventures de guerre, prêche une politique d’économie, d’organisation intérieure et de paix ; et il s’enhardit jusqu’à prétendre qu’entre les deux pays, les causes de guerre ne sont peut-être pas aussi irréductibles qu’elles le paraissent ; que l’animosité du Japonais contre le Moscovite pourrait bien être, plus encore qu’un legs du passé national, une conséquence de l’éducation que le Japon a reçue quand il est entré dans le courant de la vie européenne et qui lui fait voir le monde à travers les préjugés anglais. Même victorieux, l’empire nippon ne saurait entamer la masse de l’empire russe ; quelques esprits clairvoyans en concluent qu’il serait plus politique de s’entendre avec la Russie, État à demi asiatique, pour partager avec elle la domination de l’Extrême-Orient, et en exclure tous les concurrens étrangers.


II

Puissance essentiellement continentale, la Russie avait besoin d’un débouché sur une mer que ni les hommes, ni les glaces ne pussent obstruer, mais elle n’aspire pas à la domination du Pacifique. Prédisposé par sa nature et par son sang à demi oriental à régner sur les plaines indéfinies de l’Asie centrale, le Russe ne cherche pas fortune sur les océans, mais, immuablement fidèle à la politique que lui imposent les conditions mêmes de la vie de son empire, il continue sa marche vers le Pacifique comme vers le terme naturel de son expansion. Comment, à la faveur de la guerre sino-japonaise, les Russes se sont établis en Mandchourie et à Port-Arthur, comment ils y ont trouvé enfin ce port libre sur une mer ouverte que, depuis Pierre le Grand, ils cherchaient en vain dans toutes les directions, c’est ce que nous n’avons pas à rappeler ici, ayant déjà eu l’occasion de l’y exposer. Aujourd’hui, le chemin de fer transsibérien, avec son double terminus à Vladivostok et à Port-Arthur, est achevé, Saint-Pétersbourg est à quinze jours du Pacifique.

A mesure que la Russie entrait en contact avec un monde nouveau et des intérêts plus compliqués, ses forces et son activité se trouvèrent attirées vers l’Extrême-Orient. Ces positions si laborieusement acquises sur le Pacifique, il fallait encore les rendre inexpugnables ; il fallait amener du trafic au chemin de fer, russifier peu à peu le pays. Port-Arthur fut muni de fortifications et servit de port de refuge à une flotte qui n’a cessé de s’accroître et qui compte actuellement les meilleures unités de combat que la Russie puisse mettre en ligne ; un bassin de radoub est sur le point d’y être achevé. Ta-lien-ouan, que l’on ne connaît plus que sous son nom russe de Dalny, devint une belle ville moderne, avec tout l’outillage d’un grand port de commerce. Sur tout le parcours des nouveaux chemins de fer, des colons russes vinrent se fixer ; derrière les soldats, commerçans et agriculteurs s’installèrent. La Mandchourie, traversée par une voie ferrée russe, gardée par des troupes russes, se transforme peu à peu en une province russe : une Russie nouvelle grandit à l’extrémité de l’Asie. Ce fait capital fut rendu sensible le jour (12 août 1903) où l’amiral Alexeieff fut nommé vice-roi des provinces de l’Amour, et responsable, sous l’autorité directe du Tsar, de toute la politique russe en Extrême-Orient. Il fut évident ce jour-là qu’une partie de la Sainte Russie s’était transportée sur le Pacifique et que l’aigle à deux têtes n’était plus seulement le symbole d’un idéal, mais la représentation d’une réalité.

Dans son irrésistible glissement vers l’Océan, le « glacier russe » s’est heurté à un énorme rocher, la Corée, qui l’a forcé à se diviser en deux courans pour aboutir, d’une part au golfe du Pé-tchi-li, de l’autre à Vladivostok, sur la mer du Japon. Enserré, comme dans un étau, entre les deux branches du Transsibérien et entre les deux grands ports russes, cet empire de dix millions d’hommes, livré à l’anarchie, eût été une proie facile pour la Russie, s’il n’eût été convoité, en même temps, par le Japon. Entre ces deux puissans voisins, l’Empire du Matin calme reste absolument passif, comme ces esclaves qui assistent aux enchères dont ils sont l’objet ; ni le peuple, ni le malheureux empereur Yi-Hong, ne sont capables de résistance ou d’organisation : le peuple est trop doux, le gouvernement trop faible. La Corée est le champ clos où Russes et Japonais se disputent la suprématie dans la Chine du Nord et dans le Pacifique occidental. Nous ne rappellerons ici ni les incidens multiples auxquels la rivalité des deux États a donné naissance, ni les alternatives qui ont fait, tour à tour, dans ces dernières années, prédominer l’influence de l’un ou de l’autre. La convention Lobanof-Yamagata, expliquée et complétée par la convention Nishi-Rosen partage théoriquement l’influence entre les deux pays. Au point de vue économique, la première place appartient certainement aux Japonais, leur commerce l’emporte sur tous les autres, tout en ne dépassant guère dix millions de yen (25 millions de francs) par an ; les échanges avec la Mandchourie russe ne sont que d’un peu plus de 200 000 yen ; 25 000 Japonais environ sont fixés dans les ports et à Séoul. Mais si les intérêts économiques du Japon sont en Corée les premiers, on voit d’après ces quelques chiffres qu’ils sont loin d’avoir une importance telle qu’elle leur confère des droits exclusifs à y exercer une domination ou un protectorat. Haïs en Corée, surtout depuis l’assassinat de la reine, pour leur arrogance et leurs prétentions, les Japonais établis dans le pays ne sont généralement pas la partie la plus saine de la population ; « ils sont loin, écrit l’un des derniers voyageurs qui aient bien étudié le Japon et la Corée, d’occuper la position de peuple supérieur en civilisation et en richesse qu’ils se targuent d’être aux yeux de leurs voisins ; les Japonais, ceux de Séoul spécialement, sont la lie de la population nippone[4]. » Dans ce pays, où l’empereur a tous les pouvoirs et ne sait en exercer aucun, les intrigues étrangères ont beau jeu. M. Dumolard cite à ce propos un mot bien topique du ministre à Séoul de l’une des grandes puissances : « Si je le veux, lui disait-il, il y aura une émeute ce soir dans la capitale et comme mon confrère japonais peut en faire autant, vous comprenez... »

Ainsi la Corée est à qui voudra la prendre et l’organiser ; mais, plus encore que la tâche de l’administrer et que le bénéfice de la mettre en valeur, c’est l’ambition d’occuper une incomparable position stratégique qui fait de l’Empire du Matin calme une proie si tentante pour la Russie et pour le Japon. Pour la Russie, elle est le complément naturel de son empire asiatique et, elle peut devenir, si elle lui échappe, une formidable épine enfoncée dans sa chair. Maître de la Corée et du détroit, établi à Chemulpo, à Mokpo, à Masampho, le Japon séparerait Vladivostok de Port-Arthur, diviserait en deux tronçons l’empire russe d’Extrême-Orient. Les Russes, installés en Corée, à quelques heures des côtes nippones, ne seraient pas pour le Japon une menace moins redoutable ; ils pourraient fermer le pays aux émigrans, interdire à l’empire du Mikado tout espoir d’expansion en Asie.

Tels sont les positions et les intérêts respectifs de la Russie et du Japon sur les rives du Pacifique. Il appartient à la diplomatie de trouver une solution pacifique au différend, ou aux armes de le trancher ; nous ne nous proposions, ici, que de montrer les adversaires en présence, expliquer les origines du conflit et l’importance de l’enjeu.


III

L’apparition des États-Unis d’Amérique, dans les affaires de cet Extrême-Orient qui est pour eux l’Extrême-Occident, a été subite et foudroyante comme l’entrée de l’amiral Dewey dans la baie de Manille. Jusqu’à ces dernières années, des citoyens américains avaient bien des intérêts dans le monde jaune, mais les États-Unis n’y avaient pas de politique ; dans la guerre de 1894-1895, ils n’intervinrent pas ; en 1897 encore, le secrétaire d’État Sherman disait à un diplomate français que l’Union ne faisait pas un sou de commerce avec la Chine et qu’elle n’y enverrait jamais un soldat. Tout changea brusquement du jour où, à l’abri des tarifs protecteurs, l’industrie américaine se fut mise en mesure d’exporter ses produits et de faire concurrence aux articles anglais et allemands. Elle se tourna naturellement vers les grands marchés de l’avenir, vers l’immense Asie et vers ce monde du Pacifique qui s’ouvrait devant elle. Ce fut la concentration, entre les mains d’un homme d’audacieuse initiative, de deux des grandes lignes transcontinentales, le Northern Pacific et le Great Northern, qui accéléra le mouvement du commerce de l’Amérique du Nord vers les pays de l’Extrême-Asie. Aux deux chemins de fer, il s’agissait de trouver du fret : les trains allant vers l’Est étaient facilement chargés par les produits agricoles des ranchos de l’Ouest, le bétail, les blés, les beurres ; mais les wagons revenaient à vide vers le Pacifique. Une compagnie se forma pour exporter en Asie les bois des Montagnes Rocheuses et ces grosses cotonnades du Massachusetts, tissées avec les fils de qualité inférieure que l’on tire des brins de coton trop courts ; les Chinois du Nord font un grand usage de ces fortes étoffes qu’ils transforment en pantalons, en chaussures. Bientôt un courant d’échanges s’établit entre les ports du Pacifique et les provinces septentrionales du Céleste-Empire, en particulier la Mandchourie ; c’est pourquoi les Américains attachent maintenant tant de prix à obtenir de la Russie rengagement de ne pas mettre de droits de douane en Mandchourie et de ne pas « fermer la porte. » Ce trafic enrichit les deux compagnies de chemin de fer ; elles font actuellement construire, dans les chantiers du Connecticut, deux bateaux énormes qui auront Seattle comme port d’attache et qui sont destinés aux relations d’échange avec l’Extrême-Orient. En même temps les armes américaines ouvraient de nouveaux débouchés au commerce de l’Union ; un seul combat, en coulant bas l’escadre espagnole, établit les vainqueurs au cœur même du monde de l’Extrême-Asie, dans une admirable position, à proximité des côtes de la Chine, du Japon, de l’Indo-Chine française, de Bornéo, des îles Malaises et de l’Australie. Les États-Unis qui, quelques mois auparavant, se désintéressaient des affaires de l’Extrême-Orient, s’y installaient non seulement comme une puissance commerciale de premier ordre, mais encore comme une puissance territoriale et militaire.

Cette poussée d’expansion à travers le Pacifique, toujours plus loin vers l’Occident, est l’aboutissement naturel de cette marche vers l’Ouest qui a été la loi du développement des États-Unis. Etapes par étapes, à mesure qu’arrivaient les flots de l’immigration, les colons poussés par l’appât d’un gain plus fort, ou par « cet instinct de déplacement sans trêve et sans but qui est au fond du cœur de tout Américain[5], » franchirent d’abord les Alleghanys, se répandirent dans les bassins du Mississipi et de l’Ohio, « dirigèrent leur marche à travers les prairies nivelées et infinies comme la mer, ou remontèrent les vallées des grands cours d’eau solitaires, traversèrent les passes qui contournent les pics altiers des Montagnes Rocheuses, se frayèrent une route laborieuse à travers les déserts mélancoliques de sauge et de soude, et enfin, forçant le passage dans la sombre épaisseur des bois qui forment une lisière sur la côte, contemplèrent les vagues régulièrement soulevées du plus vaste des océans[6]. » La fièvre de l’or a peuplé la Californie, fait de San Francisco l’une des grandes villes du monde. Après la ruée turbulente des mineurs, est venu le colon agricole, plus stable, plus pacifique. Les vallées du San Joaquin et du Sacramento sont devenues d’admirables vergers où les pruniers, les vignes, les pommiers, donnent des récoltes merveilleuses ; un chemin de fer, bientôt suivi de plusieurs autres, unit les côtes de l’Atlantique à celles du Pacifique, Dans ce far west, un peuple nouveau s’est formé, américain par le cœur et par le sang, mais très différent des hommes du New-York, du Massachusetts ou des Carolines : batteurs d’estrade ou chercheurs d’or, venus des États de l’Est ou débarqués d’Europe, aventureux parmi les aventureux, audacieux parmi les audacieux, ils sont comme le produit d’une sélection d’énergie ; ils incarnent « tout ce qu’il y a de plus américain dans le caractère américain. » C’est cette race au robuste appétit qui revendique aujourd’hui le Pacifique comme son domaine et qui commence à en prendre possession.

Dans son discours de Watsonville, au mois de mai dernier, le président Roosevelt déclarait, aux applaudissemens des hommes de l’Ouest, que la domination du Grand Océan était réservée aux États-Unis. Un sentiment intense de leur puissance d’action et de leur capacité de travail, une foi ardente, une confiance mystique dans leur mission providentielle et, en même temps, un sens pratique très aigu des intérêts et des opportunités, ne sont-ce pas là, en effet, les qualités qui font les grands peuples dominateurs, qui leur communiquent la fièvre de la conquête et l’ivresse des vastes espoirs ? Le Pacifique devenu une Méditerranée américaine, une Méditerranée à la taille des États-Unis, c’est un rêve qu’une imagination de l’Ouest était seule capable de concevoir, et que peut-être les énergies de l’Ouest seront capables de réaliser. A San Francisco, quelques jours après son discours de Watsonville, le président Roosevelt précisait et expliquait sa pensée :


La situation géographique qu’occupent les États-Unis dans le Pacifique est de nature à assurer dans l’avenir notre domination pacifique dans ses eaux, si nous saisissons seulement avec une fermeté suffisante les avantages que comporte cette situation. La marche des événemens qui nous donnèrent les Philippines avait un caractère providentiel.

Le meilleur moyen d’avoir la paix est de faire voir que la guerre ne nous effraye pas. C’est pourquoi les États-Unis doivent se pourvoir d’un plus grand nombre de cuirassés du meilleur modèle.


En attendant l’heure des grandioses conquêtes, les États-Unis ont déjà posé, à travers le Pacifique, les jalons de leur futur empire. Honolulu, dans les îles Hawaï, qu’ils ont annexées en 1898 et dont ils ont fait un « territoire » de l’Union, est à 2 080 milles anglais de San Francisco ; c’est le port de relâche obligatoire pour tous les navires qui, d’Australasie ou de Chine, gagnent les ports des États-Unis ou de la Colombie britannique. Jouissant d’un climat délicieux et sain, mais souvent secouées par des convulsions volcaniques, les îles ont une population bigarrée, mélange étrange de Polynésiens, de Portugais, d’Américains, de nègres émigrés des États-Unis, de Chinois qui y accaparent les petits métiers, et enfin de 40 000 Japonais, imposante colonie, dont l’importance avait fait naître, dans l’empire nippon, des projets d’annexion auxquels l’intervention américaine est venue brusquement couper court[7].

Sur la route de Sydney et d’Auckland, les îles Samoa occupent une excellente position stratégique : elles commandent les communications entre l’Amérique anglaise et l’Australasie, de même qu’entre nos colonies de la Nouvelle-Calédonie et de Tahiti. L’archipel était, jusqu’en 1899, indépendant sous la triple garantie de l’Angleterre, de l’Allemagne et des États-Unis ; un traité de partage attribua, à cette date, aux Américains les îles de Pango-Pango et de Tutuila ; plus petites que les îles allemandes, Savaii et Upolu, elles ont l’avantage d’abriter le meilleur mouillage du Pacifique.

Honolulu, Pango-Pango et Guam, dans les Mariannes, sont surtout des points de relâche au milieu du Pacifique. Les Philippines constituent, au contraire, une magnifique colonie. Arrivés dans l’archipel sans autre objet que de détruire la flotte espagnole, les Américains furent entraînés par leur victoire même à s’y substituer aux vaincus ; ils y ont trouvé une population insoumise, radicalement inapte à s’adapter aux mœurs de ses nouveaux maîtres, et ils se sont heurtés à des résistances meurtrières. Aujourd’hui encore, leur établissement aux Philippines n’est pas beaucoup plus solide que ne l’était celui des Espagnols. Les commerçans yankees ont cependant réussi à augmenter leurs affaires, aux dépens des maisons anglaises installées depuis longtemps dans les îles et qui luttaient déjà avec peine contre la concurrence allemande. Le gouvernement n’a pas établi de tarifs de faveur pour ses nationaux, mais, au moyen d’un système de primes, l’importation américaine jouit en réalité d’un régime privilégié. Pour rendre la vie à ces îles si riches, pour les mettre en valeur, le plus grand obstacle est le manque de main-d’œuvre ; si le Malais, a-t-on dit, est le plus paresseux des Orientaux, le Philippin est le plus paresseux des Malais. La Chine, il est vrai, avec ses millions de bras en quête de travail, est un réservoir illimité de main-d’œuvre à bon marché. « Un Chinois, écrit M. Colquhoun, porte en courant un fardeau que quatre Philippins s’attellent pour traîner péniblement. » Mais l’invasion de cette race tenace et prolifique, qui accaparerait tous les métiers et tout le commerce, ruinerait les anciens habitans ; les Célestes et leurs métis n’y sont déjà, au gré des Yankees, que trop nombreux. Entre ces deux périls, l’envahissement chinois ou le manque de main-d’œuvre, les Américains hésitent et cherchent à recruter en Chine des travailleurs qui acceptent des contrats temporaires et qui rentrent dans leur pays à l’expiration de leurs engagemens. Quoi qu’il en soit, les Philippines, avec la merveilleuse baie de Manille, sont, pour le commerce et pour la puissance américaine dans les mers chinoises, une incomparable base d’opérations.

En Asie même, dans le Céleste-Empire surtout, le commerce des Etats-Unis a augmenté, dans ces dernières années, par bonds énormes ; dans toutes les grandes affaires de chemins de fer ou de mines, les Européens rencontrent la concurrence yankee ; le montant de leurs échanges était déjà, avant 1900, de près de 200 millions de francs ; il s’est depuis considérablement accru. A mesure que la Chine s’ouvrira aux chemins de fer, au commerce et à l’industrie, elle demandera, de plus en plus, de l’acier, des outils, des machines, que les Etats-Unis, avec leur production intense, seront en état de lui fournir au meilleur compte. Nous avons déjà fait mention de l’importation des cotonnades ; jusqu’à ce que les gisemens de la vallée du Yang-tse soient exploités, c’est aussi le pétrole américain qui éclairera les Chinois. Les Etats-Unis patronnent, à Tien-tsin et à Han-keou, des écoles professionnelles où de jeunes Chinois se forment à leurs méthodes commerciales et industrielles. En Corée, on vit apparaître un jour un parti américain, auquel les intrigues des missionnaires protestans et l’activité du ministre des Etats-Unis donnèrent, pendant quelque temps, une certaine importance politique ; des Yankees sont concessionnaires d’importantes entreprises : le chemin de fer de Tchemoulpo à Séoul, revendu depuis aux Japonais, les tramways électriques de Séoul, une mine d’or. Ainsi, à travers le Pacifique, l’activité des Etats-Unis s’étend jusque sur le monde jaune ; ils ont pris part à l’expédition de Pékin en 1900 et aucun événement ne s’accomplit dans l’Asie orientale sans que leur diplomatie y intervienne : où, il y a six ans, leurs intérêts étaient presque nuls et leur influence politique insignifiante, ils ont aujourd’hui de vastes possessions territoriales, un trafic considérable, une politique active. L’« américanisation du monde » envahit l’Asie.

A cet essor de la puissance américaine dans le Pacifique et dans les pays jaunes, l’ouverture du canal de Panama viendra donner l’impulsion décisive. Si les citoyens de l’Union sont impatiens d’ouvrir une voie navigable entre les deux océans qui baignent leur empire, c’est par un effet naturel de leur expansion dans le Pacifique ; si bien que l’on pourrait dire que la révolution de Panama est une conséquence de l’ouverture de la Chine et des marchés de l’Asie orientale au commerce du monde. La côte américaine du Pacifique n’aura jamais, en effet, une vie aussi active et un développement humain aussi intense que la côte de l’Atlantique ; la géographie s’y oppose. Partout des montagnes abruptes bordent le littoral ; en deux points seulement, la baie de San Francisco et le Puget-Sound, la côte est accessible ; deux ports s’y sont ouverts : San Francisco, la métropole du Pacifique, et Seattle, le rival de Victoria. Partout ailleurs, la configuration du sol rend très difficile l’aboutissement d’un chemin de fer. L’arrière-pays, sauf dans les vallées de la Californie, est constitué par des montagnes, des plateaux désertiques qu’il faut traverser pour aboutir à l’Océan ; il n’y a rien là de comparable à la merveilleuse façade de l’Amérique du Nord sur l’Atlantique, avec ses profondes découpures, ses plaines fertiles et les immenses ressources de son arrière-pays. Permettre aux ports américains de l’Atlantique de porter directement jusqu’aux marchés d’Asie les produits du sol et de l’industrie des États de l’Est, c’est la véritable raison d’être du canal, et c’est pour obtenir au plus tôt ce résultat que le gouvernement de Washington n’a pas reculé devant la brutalité d’une solution révolutionnaire. L’ouverture de Panama entraînera la conquête du Pacifique par les Yankees et un essor prodigieux de leur commerce avec l’Extrême-Asie ; maîtres du canal, ils tiendront l’une des portes du Grand Océan, l’un des passages de cette grande voie maritime qui fera le tour du globe et dont Suez est l’autre issue.

Que d’ailleurs l’ouverture de Panama doive produire une révolution dans le commerce européen et modifier radicalement ses routes, c’est ce qui reste fort douteux. La voie nouvelle facilitera l’accès de la côte occidentale des deux Amériques, mais elle n’enlèvera rien au transit de Suez et ne détournera pas de son chemin habituel le trafic des Indes, de l’Extrême-Orient, et même de l’Australie. De Liverpool à Sydney, à Chang-haï ou à Yokohama, la distance est moins longue par Suez que par Panama, et surtout les bateaux qui suivent l’ancienne ligne ne cessent pas de côtoyer les terres et trouvent partout du fret et du charbon, tandis que la nouvelle route coupe, d’Est en Ouest, les deux océans, presque sans rencontrer d’autre terre que l’Amérique centrale. L’achèvement du canal de Panama ne diminuera donc pas l’importance de la Méditerranée ou du canal de Suez, mais elle augmentera, dans des proportions énormes, l’activité des ports de la côte occidentale des Amériques, et surtout elle mettra la Nouvelle-Orléans et New-York en relations avec le Pacifique et les marchés du monde jaune. Les forces navales de l’Union s’en trouveront doublées. Ainsi le canal de Panama est, pour les Etats-Unis, un instrument d’impérialisme conquérant ; en assurant au pavillon étoile la suprématie dans le Pacifique, il réalisera la prédiction audacieuse du président Roosevelt ; sa politique actuelle dans l’Isthme est la conclusion logique de ses discours de Watsonville et de San Francisco.

Depuis longtemps d’ailleurs, aux Etats-Unis, l’opinion publique et le gouvernement considèrent le canal interocéanique comme une voie américaine, dont la surveillance ne peut appartenir qu’aux Etats-Unis ; depuis longtemps ils réclament l’application au canal de la doctrine de Monroë. Dès 1883, le publiciste allemand Rudolf Meyer, au retour d’un voyage d’études en Amérique, écrivait que les Etats-Unis ne reculeraient même pas devant une guerre pour empêcher qu’une puissance européenne pût avoir un droit de contrôle quelconque sur un canal américain[8] ; il citait un discours caractéristique du sénateur Windom, déclarant que les États-Unis devaient être prêts, soit à empêcher que le canal fût creusé, soit à en revendiquer pour eux seuls la surveillance. Ce fut l’erreur initiale de ceux qui lancèrent la gigantesque entreprise, de ne l’avoir pas compris. À ces prétentions impériales, la convention Clayton-Bulwer. en réservant au gouvernement britannique un droit de contrôle sur le futur canal, et, d’autre part, la concession obtenue par M. Ferdinand de Lesseps pour la Compagnie française du canal, opposaient une barrière. L’Angleterre, à l’heure critique où ses forces étaient retenues en Afrique du Sud, et où elle rêvait d’une vaste fédération de tous les peuples anglo-saxons, consentit, pour complaire à l’oncle Sam, à renoncer à ses privilèges et à signer la nouvelle convention Hay-Pauncefote, qui reconnaissait le droit exclusif des États-Unis à exercer la surveillance sur le canal. En France, le désastre financier et parlementaire tristement célèbre sous le nom de « Panama » rendit difficile l’achèvement de l’œuvre entreprise par des Français, avec des capitaux français. Une tentative faite par de hauts personnages russes, pour obtenir de la Compagnie nouvelle une concession de six hectares, en bordure du canal, n’aboutit pas, et la dernière chance qui restait d’« internationaliser » le canal et de l’empêcher de devenir une voie exclusivement américaine fut perdue. Pour 200 millions, la nouvelle Compagnie vendit aux États-Unis le canal avec tous les travaux exécutés, les machines, les outils.

Ainsi, l’ouverture de l’isthme de Panama n’apparaît pas comme de nature à provoquer, à elle seule, une grande révolution économique ; elle n’est que l’une des circonstances qui concourent à porter les foyers les plus intenses de l’activité humaine vers les régions où s’ouvrent les plus vastes marchés, vers l’Asie orientale. Lorsque le canal sera creusé, l’activité des États-Unis tendra à s’exercer de plus en plus dans le Pacifique ; une vie nouvelle se développera dans ce monde, naguère encore inconnu, du Grand Océan. Entre l’Amérique et l’Asie s’établiront les grands courans d’échanges, et peut-être verra-t-on l’hégémonie du monde passer de la vieille Europe à des pays plus jeunes, à des peuples plus virils et plus confians dans leurs destinées. L’ambition de dominer le monde peut venir, un jour, aux maîtres du Pacifique.

C’est sans doute le sens qu’il faut donner à cette conversation rapportée par un écrivain américain[9]. Quelques mois après la bataille de Cavité, le philosophe anglais M. Benjamin Kidd disait, dans un dîner à New-York : « À mon avis, le canon tiré par l’amiral Dewey dans la baie de Manille a été le plus important événement historique depuis la bataille de Waterloo. » À quoi le professeur Franklin H. Giddings repartit : « Je me vois obligé de différer du distingué hôte de ce soir, dans son appréciation de la bataille de la baie de Manille. À mon avis, ç’a été le plus important événement historique depuis que Charles-Martel fit rebrousser chemin aux musulmans, ce qui advint en l’an 732. » The sea power ! L’empire de la mer, c’est l’empire du monde ! La bataille de Manille, en décidant de la vocation maritime des États-Unis, en les obligeant à devenir les dominateurs du Pacifique, les conduira à l’hégémonie des mers. Elle a montré en même temps que le monde avait tourné sur ses gonds et que le premier rôle allait échoir à l’Amérique, située entre ses deux océans, entre le vieux monde européen et les immenses réservoirs d’hommes de l’Asie. Ainsi se formule la nouvelle foi impérialiste dont le capitaine Mahan est le prophète et dont les Yankees sont les croyans. Prenons garde, avant d’en sourire, que les conceptions les plus audacieuses, lorsqu’elles s’incrustent profondément dans l’âme d’un grand peuple, lorsqu’elles deviennent les inspiratrices de son initiative et les directrices de son énergie, portent en elles une vertu d’action qui bientôt fait éclore les réalités.

Sans suivre dans ces rêves d’avenir l’imagination grandiose des Américains, constatons seulement que l’expansion séculaire des États-Unis vers l’Ouest a rejoint, à travers le Pacifique, la marche plusieurs fois séculaire des Européens, et en particulier des Russes, vers l’Orient. C’est sur les flots du Pacifique que nos races occidentales, ayant achevé de soumettre la terre, viennent fermer le cycle de leur expansion. Les Anglo-Saxons, représentés par les Américains, se rencontrent face à face, sur les bords du Grand Océan, avec la puissance slave ; les chemins de fer russes seront peut-être, dans un avenir proche, les seuls redoutables concurrens du commerce yankee pour la mise en valeur et l’exploitation de l’Asie orientale. Et déjà, entre les deux colosses, se dessine une rivalité[10] qui vient compliquer les difficultés que suscite déjà la présence, au point de contact, où se rencontrent les deux courans européens, de cette force jusqu’alors inconnue des nations de l’Occident, le Japon. Les Américains ont supplanté les Japonais à Hawaï, mais ils les rencontrent comme concurrens en Chine, et peut-être les trouveront-ils un jour comme rivaux aux Philippines. Serré entre l’expansion russe et l’expansion américaine, le Japon réussira-t-il à rester une grande puissance et à l’emporter sur ses rivaux ? c’est à coup sûr l’un des plus curieux problèmes de l’avenir.


IV

S’il pouvait appartenir à une seule puissance d’exercer la « maîtrise du Pacifique, » il semblerait, au premier abord, que le droit d’en revendiquer l’honneur et les profits dût revenir à la Grande-Bretagne. Ne possède-t-elle pas, à elle seule, un continent que baignent.de tous côtés les flots du Grand Océan ? N’étend-elle pas sa domination sur les plus grandes îles et sur une foule de petits archipels de l’Australasie ? N’est-ce pas elle encore qui, par Singapour et Hong-Kong, détient les entrepôts du commerce des mers de Chine ? elle qui partage avec les Etats-Unis la souveraineté des côtes américaines du Pacifique ? N’a-t-elle pas, enfin, ses paquebots et ses câbles qui sillonnent l’immense désert liquide ? Mais, entre ces divers territoires où flotte le drapeau de l’« empire » britannique, il n’y a ni similitude d’organisation, ni unité d’intérêts. L’Australie est, en réalité, une nation nouvelle, récemment organisée en une république fédérale (commonwealth] ; elle reste volontiers « loyale » envers la mère patrie, mais à la condition de n’être entravée en rien dans sa liberté d’action, ni dans son self-government. La Nouvelle-Zélande est à ce point jalouse de son indépendance qu’elle a refusé même d’entrer dans le Commonwealth australien. La Colombie britannique est une fraction du Dominion of Canada : elle a son administration et ses intérêts particuliers. Hong-Kong, Singapour, ne sont que des entrepôts et des « bases d’opérations » commerciales ; les possessions tropicales enfin sont inhabitables pour l’Européen et ne seront jamais que des colonies d’exploitation. Ainsi, lorsqu’on étudie la puissance anglaise dans le Pacifique, il est nécessaire de distinguer entre les différentes parties de l’Empire ; elles pourraient être très prospères, chacune dans sa sphère, sans que la Grande-Bretagne en recueillît d’autre bénéfice que la gloire un peu creuse de leur avoir donné, avec la vie, sa langue et sa civilisation.

C’est l’Australie qui a repris pour son compte, aux antipodes de la mère patrie, les traditions d’impériale ambition et de domination sur les mers. Avant même de s’être fédérées, les colonies australiennes ont, à maintes reprises, signifié à Londres qu’elles entendaient exercer un contrôle sur toutes les îles de l’Australasie ou de la Polynésie et que, si elles souffraient avec peine, provisoirement, que quelques-unes d’entre elles fussent aux mains d’autres puissances européennes, elles entendaient, du moins, ne point permettre que la France ou l’Allemagne pussent faire, dans le Pacifique, aucune annexion nouvelle. C’est ainsi qu’elles ont déclaré qu’elles n’admettraient pas que la France s’établît définitivement dans les Nouvelles-Hébrides, où cependant ses colons sont en majorité. On ne cache pas, du reste, en Australie, que l’on considère la Nouvelle-Calédonie et les îles voisines comme destinées à revenir, un jour ou l’autre, à la nouvelle république. L’ardeur des jingoes de Sydney ou de Melbourne va même jusqu’à réclamer toute la Nouvelle-Guinée et toute la Malaisie hollandaise. Cet impérialisme australien est d’autant plus intransigeant qu’il est moins coûteux : le Commonwealth, en effet, n’a ni armée ni marine ; c’est la mère patrie qui entretient une escadre dans les eaux australiennes ; lors de la guerre du Transvaal, le loyalisme des colonies s’est bruyamment manifesté par l’envoi de plusieurs corps de volontaires, qui ne donnèrent pas, pendant la campagne, les meilleurs exemples de discipline et d’endurance : autre chose est de conquérir le monde sur le papier, autre chose de faire la guerre.

Quelque prospère qu’elle soit, la Fédération australienne ne représente donc pas dans le monde une puissance de taille à justifier ces vastes ambitions. Les écrivains anglais, comme M. Colquhoun, pour se consoler des progrès gigantesques que les Yankees font dans le Pacifique, prédisent volontiers que la domination du Grand Océan appartiendra aux deux démocraties anglo-saxonnes : les Etats-Unis et l’Australie. Mais, de l’une à l’autre, les ressemblances ne sont qu’apparentes : les Australiens étendent leur domination sur un immense territoire, mais ils ne sont même pas quatre millions d’hommes ; un désert plus stérile que le Sahara occupe tout le centre du continent ; la forêt tropicale envahit tout le Nord. Malgré ces désavantages naturels, J ‘Australie pourrait faire vivre trois fois plus d’habitans qu’elle n’en nourrit ; mais elle s’entoure de barrières douanières et de lois prohibitives de l’immigration, et, à huis clos, elle se livre à toute une série d’expériences sociales, dont quelques-unes sont fort instructives, mais qui sont loin d’augmenter sa puissance extérieure. L’entrée du Commonwealth est, en fait, à peu près interdite à tout homme de couleur, nègre. Chinois, Indou ou Canaque : on a vu l’entrée de la rade de Sydney refusée à des paquebots, parce que quelques-uns des matelots ou des marmitons du bord étaient des nègres ou des lascars de l’Inde. Aucun contrat entre un employeur et des travailleurs venus des îles ne pourra être valable après le 31 décembre 1906 ; passé cette date, tout insulaire trouvé en Australie sera déporté. Le travailleur européen n’est guère mieux traité que le Canaque ; pour débarquer, il lui faut remplir tant de formalités, exhiber tant de certificats, subir tant de visites médicales que les immigrans renoncent à pénétrer en Australie ; en même temps, la natalité diminue par la pratique des théories malthusiennes ; les travailleurs blancs, ainsi délivrés de toute concurrence, réduisent à leur gré la journée de travail, augmentent les salaires et réalisent le paradis socialiste. La victoire, aux élections récentes, du labour party présage une nouvelle aggravation des restrictions à l’entrée des immigrans et de nouvelles expériences politiques ou sociales. À ce régime d’isolement, l’Australie perd toute action sur le monde extérieur ; sa population reste stationnaire, sa production n’augmente pas ; les problèmes ajournés se poseront avec plus d’acuité au jour prochain où il deviendra de plus en plus difficile de fermer les frontières ; déjà le Queensland, pays de climat tropical, où le blanc ne peut pas travailler, déclare qu’il ne saurait se passer des travailleurs de couleur. L’Australie sera peut-être, — c’est un point que nous n’examinons pas aujourd’hui, — une heureuse démocratie blanche, mais elle verra l’empire du Pacifique passer en d’autres mains, et c’est d’ailleurs ce dont il convient que nous, Français, qui possédons dans le Pacifique tout un réseau d’iles que les Australiens convoitent, nous nous félicitions.

Autour de la massive Australie, sont rangées en demi-cercle, comme des satellites, d’autres colonies ou d’autres possessions britanniques. La Nouvelle-Zélande, de climat tempéré, a étonné le monde par sa croissance rapide et par sa prospérité merveilleuse ; avec Sydney, Auckland est l’une des métropoles anglo-saxonnes du Pacifique Sud ; l’une et l’autre sont reliées à Vancouver, dans la Colombie britannique, par des services réguliers qui, tous les quinze jours, font la traversée et touchent aux Fidji et à Tahiti. Les Fidji et, tout autour d’elles, des myriades de petites îles, étendent, vers le Nord, les domaines de la Grande-Bretagne et achèvent d’entourer d’un chapelet de terres anglaises notre Nouvelle-Calédonie et l’archipel contesté des Nouvelles-Hébrides. Le groupe des Salomon, presque sous les tropiques, est une dépendance géographique de la Nouvelle-Guinée, cette île immense, la plus grande du monde, encore presque inconnue, dont les Anglais occupent la partie Sud-Est, qui borde le détroit de Torrès. Port-Moresby est la capitale d’un pays brûlant et humide, dont les forêts abondent en essences précieuses, dont le sol est fertile, le sous-sol riche en métaux, mais qui est à peu près inhabitable. La portion hollandaise, à l’Ouest, possède les meilleurs ports et les plateaux les plus salubres ; l’Allemagne, au Nord-Est, a un domaine montueux, rude et dépourvu de ports. De Bornéo, la Grande-Bretagne ne possède qu’une fraction dont elle a concédé l’exploitation à la Compagnie à charte du Nord-Bornéo. L’intérieur de l’île, couvert de forêts vierges, est à peine connu ; mais le port de Labouan, où les Anglais sont établis depuis 1846, occupe, entre Singapour, Hong-Kong et les ports de l’Australasie, une position très avantageuse ; l’on y exploite une houille médiocre, mais néanmoins précieuse. Les Chinois, à Labouan comme à Sarawak, sont les seuls travailleurs dont on puisse attendre d’utiles services ; ils sont envahissans et, là où ils se sont établis, ils ne tardent guère à supplanter les indigènes, mais ils sont paisibles, laborieux, ponctuels, industrieux ; déjà, à Bornéo, tout le commerce est entre leurs mains ; c’est eux seuls qui pourront un jour mettre en valeur toutes ces terres tropicales.

A l’autre extrémité du Pacifique, le Dominion du Canada ouvre, comme les États-Unis, l’une de ses deux façades sur le Grand Océan. La Colombie britannique est un merveilleux pays, jouissant d’un climat tempéré, très sain, riche en forêts, en pâturages, en mines, plus riche encore, grâce à ses chutes d’eau et à ses forêts, en « houille blanche » et en bois, La côte, découpée en une multitude d’îles et de presqu’îles, offre d’excellens abris ; la rade de Victoria, cachée derrière l’île Vancouver, est l’une des plus belles et des plus sûres du monde. Malheureusement, les montagnes bordent de si près la mer qu’elles ne permettent qu’à peine à la culture de trouver sa place, et, dès que l’on s’avance vers le Nord, l’on rencontre la frontière de l’Alaska américain, qui, sur une grande étendue, ferme à la Colombie l’accès de la mer. Un arbitrage récent, où le gouvernement de Londres n’a pas donné satisfaction aux réclamations des Canadiens, a produit dans tout le Dominion un très vif mécontentement. Malgré ce désavantage, la Colombie britannique est appelée à un brillant avenir ; elle n’est accessible que depuis l’ouverture, en 1885, du chemin de fer transcanadien et elle compte déjà 200 000 habitans ; grâce au Transcanadien et à un service de paquebots rapides, qui relient Victoria à Nagasaki et à Chang-Haï, elle est aujourd’hui l’une des routes les plus fréquentées du globe.

Ainsi, parmi les terres où flotte le pavillon britannique dans le Pacifique, plusieurs sont déjà très prospères ou sont en voie de le devenir ; mais ces anciennes « colonies » sont aujourd’hui des organismes politiques autonomes ; et si faibles sont les liens qui les unissent à « l’Empire » qu’on s’est demandé s’ils n’étaient pas plus onéreux qu’avantageux pour la mère patrie. Le Canada accorde à la métropole des tarifs de faveur, parce qu’il cherche à augmenter son commerce avec les Iles-Britanniques pour se défendre contre l’absorption économique dont le menacent ses puissans voisins. Mais les douanes australiennes appliquent aux produits anglais le même traitement qu’à tous les autres : le commerce très considérable que la Grande-Bretagne fait avec la « Fédération » ne serait donc pas compromis si l’indépendance politique de l’Australie était complète, et elle ne risquerait pas, à propos des Nouvelles-Hébrides ou de quelque archipel polynésien, de se trouver dans l’alternative, ou d’abandonner à elle-même sa colonie, ou de se voir entraînée par elle dans un conflit avec une grande puissance européenne. M. Chamberlain et les « impérialistes » proposent, au contraire, une solution tout opposée ; ils rêvent d’unir toutes les colonies par un « Zollverein » impérial et de les fédérer pour résister à la concurrence étrangère. On annonce un voyage de M. Chamberlain aux Antipodes pour convertir à ses projets le Commonwealth et la Nouvelle-Zélande ; mais comment croire qu’un pays qui protège par des tarifs douaniers sa propre production contre la métropole, et qui met les entraves les plus gênantes à l’immigration des citoyens anglais eux-mêmes, puisse marcher dans la voie où l’apôtre du protectionnisme « impérial » essayera de l’entraîner ? Des esprits hardis, plus théoriques d’ailleurs que pratiques, ont porté plus loin encore l’audace de leurs grandioses espérances. Dans son curieux livre, l’Américanisation du monde, M. W. T. Stead entrevoit une fédération générale de tous les rameaux sortis du tronc anglo-saxon, et il se réjouit, comme d’une victoire pour la vieille Angleterre, de la concurrence heureuse que lui font ses enfans émancipés ; volontiers il tenterait de persuader aux Américains, au nom de la gloire de la race, d’entrer dans un vaste système d’union et de fédération qui imposerait au monde l’anglo-saxonisme triomphant. — Les faits ne semblent pas jusqu’ici préparer la réalisation de ces beaux rêves ; au contraire, le spectacle que nous offrent les différentes fractions de la famille anglo-saxonne dans le Pacifique, c’est plutôt une différenciation qui va s’accentuant chaque jour davantage. Modifiés par le climat, les croisemens et surtout la diversité des intérêts, ils tendent de plus en plus à former des organismes distincts, autonomes et séparés.

L’ancienne supériorité commerciale de la Grande-Bretagne est d’ailleurs, dans tout l’Extrême-Orient et dans le Pacifique, battue en brèche par la concurrence triomphante des États-Unis, du Japon, de l’Allemagne. En Chine, en dépit de ses efforts, l’Angleterre ne lutte qu’avec peine contre tant de rivaux ; en Mandchourie, en Corée, elle est presque évincée par les Américains, les Japonais, les Russes. Aux Philippines, elle est distancée par les Américains ; elle l’est par les Allemands dans les îles de la Polynésie. Partout surgissent, devant elle, des concurrens pour ses commerçans, ses bateaux caboteurs, ses industries. A l’exploitation de ces nouveaux marchés, qui s’ouvrent en Asie et dans le Pacifique, elle se rend compte que la force même des choses l’empêchera, sinon de prendre une part, du moins de prendre la meilleure part. Peut-être est-ce par ce sentiment du recul fatal de son influence en Extrême-Orient qu’il conviendrait d’expliquer certaines hésitations de sa politique ; nous les signations naguère ici, à propos de la guerre sino-japonaise ; et peut-être trouverait-on aujourd’hui de semblables observations à faire. L’alliance avec le Japon, si l’on en veut chercher les motifs profonds, apparaît comme une tentative désespérée d’arrêter la marche des Russes dans la Chine du Nord et de maintenir la « porte ouverte » dans l’Empire du Milieu ; mais, en fortifiant la position du Japon en Extrême-Orient, en lui fournissant des capitaux pour développer ses ressources économiques, en lui donnant, par son alliance, droit de cité parmi les puissances civilisées, l’Angleterre n’a-t-elle pas travaillé, de ses propres mains, au succès du plus dangereux de ses rivaux ? C’est ce que dira l’avenir et ce dont l’Angleterre semble déjà s’inquiéter, si l’on en juge par ses efforts pour calmer les ardeurs belliqueuses de son allié.


V

L’Allemagne est, dans le monde du Pacifique, une nouvelle venue ; elle y a recueilli une partie de l’héritage de l’Espagne défaillante. L’histoire de son expansion dans le Grand Océan est l’un des épisodes les plus caractéristiques de son rapide essor économique ; son commerce, en effet, y a précédé ses colonies, et elle a eu, dans l’Extrême-Asie et dans le Pacifique, de puissans intérêts avant d’y posséder un pouce de territoire ; elle n’a cherché à acquérir des établissemens que pour servir de ports de ravitaillement et de refuge à ses bateaux de commerce ou à ses croiseurs et surtout de bases d’opérations pour son négoce. C’est ainsi qu’en 1885, elle a étendu son autorité sur six groupes d’îles : l’archipel Bismarck, les Marshall, une partie des Salomon et des Samoa, les Carolines avec Palaos, les Mariannes, à l’exception de Guam, qui appartient aux Etats-Unis. En outre, les Allemands ont acquis la partie Nord-Est de la Nouvelle-Guinée qu’ils appellent la Terre de l’Empereur-Guillaume, où une soixantaine d’Européens gouvernent environ 110 000 Papou, et qui coûte par an 732 000 marks au budget de l’Empire, tout en n’en rapportant guère que 75000. Tard venue dans le partage du monde, l’Allemagne, là comme en Afrique, n’a pas eu le meilleur lot, mais toutes ces îles disséminées à travers l’Océan sont précieuses pour son commerce maritime et pour son expansion économique. Apia, dans le groupe des Samoa, occupe une position très favorable sur la route de l’Australasie à San Francisco et à Panama. Les Carolines et les Mariannes, à égale distance du Japon, de l’Australie et des Philippines, seraient, en cas de conflit en Extrême-Orient, un très utile poste d’observation pour l’escadre allemande ; l’ouverture du canal de Panama ne saurait manquer d’accroître encore leur importance ; avec Kiao-tcheou, sur la côte chinoise, avec la Terre de l’Empereur-Guillaume et Samoa, elles jalonnent une ligne allemande qui coupe en deux toute la partie vivante et habitée du Grand Océan ; ces possessions suffisent, en tout cas, pour donner aux Allemands l’occasion d’intervenir dans toutes les affaires de l’Extrême-Orient et d’y réclamer leur part de bénéfices. Malgré la concurrence américaine, leur commerce n’a cessé de s’accroître, grâce à l’excellente organisation de leurs services de cabotage ; si leurs propres colonies sont pour eux d’un revenu médiocre, ils sont merveilleusement habiles à tirer profit de celles des autres puissances. A Tahiti, aux Philippines, au Japon, en Chine, dans la Malaisie hollandaise, et jusque dans les îles anglaises, l’article allemand s’insinue et supplante ses concurrens. Par son commerce et ses possessions, l’Allemagne est loin d’être, dans le Pacifique, une puissance secondaire ; mais, pour y exercer une action politique prépondérante, il lui manque d’y posséder une forte assiette territoriale.

Cet empire territorial qui fait défaut à l’Allemand, le Hollandais le possède ; il s’est créé, dans la Malaisie, un immense domaine tropical, dont Java est le centre et dont une grande partie reste encore inexploitée et même inexplorée ; sans bruit, patiemment, avec la ténacité de sa race, il prend peu à peu possession effective de son vaste apanage et il l’organise. Rien ne serait plus intéressant que de montrer ce vaillant petit peuple s’adaptant à la vie tropicale, se faisant planteur de café ou de tabac à Java, ou encore d’étudier les procédés que le gouvernement des Pays-Bas applique aux races indigènes. On a souvent médit des méthodes coloniales hollandaises ; elles sont vieilles, on les connaissait déjà du temps de Colbert, mais en sont-elles pour cela plus mauvaises[11] ? Mais tel n’est pas aujourd’hui notre objet. Les Hollandais, quelle que soit la prospérité de leurs colonies, ne songent ni à les étendre, ni à exercer dans tout le Pacifique leur activité commerciale ; ni au point de vue militaire, ni au point de vue économique, ils ne disposent des ressources nécessaires à l’expansion, et c’est même une question que de savoir si leurs possessions ne risquent pas de leur être un jour disputées par quelque audacieux voisin. Les Japonais parlent volontiers de conquérir ces belles îles qu’ils considèrent comme une proie facile. Il est dangereux, pour un petit peuple mal armé et entouré de rivaux puissans, de détenir un territoire très riche et plus vaste que ne paraissent le comporter ses ressources. Des îles, grandes comme des continens, qui restent, faute d’hommes et faute de capitaux, improductives et inexploitées, c’est de notre temps, pour les peuples pressés de s’ouvrir des débouchés nouveaux, une trop violente tentation ; le bon droit, sans la force, pourrait un jour ne pas être, pour les colonies hollandaises, une suffisante sauvegarde.

Dans la lutte pour la domination du Pacifique, la France n’aspire pas à un premier rôle, mais elle a des possessions, des intérêts et des droits qu’elle ne peut pas abandonner. Au moment où va être achevé le canal de Panama, qui aurait pu être une œuvre française, et où une activité nouvelle va se répandre dans le Pacifique, ce n’est pas pour nous un médiocre avantage de posséder, sur les routes du Grand Océan, des points de relâche presque obligatoires, comme Tahiti, des terres riches en minerais et en produits cultivés, comme la Nouvelle-Calédonie ; l’heure est donc venue, non de renoncer à nos possessions lointaines, mais de les organiser, de les mettre en état de se défendre et de se suffire à elles-mêmes.

La Nouvelle-Calédonie, par ses dimensions, sa situation, ses richesses et sa population est le centre naturel des établissemens français en Polynésie. Quelle place elle pourrait tenir dans le monde austral et comment, dans ces dernières années, elle a été administrée et colonisée, c’est ce que nous avons naguère exposé ici assez complètement pour n’avoir pas besoin d’y revenir[12].

Géographiquement, les Nouvelles-Hébrides sont une annexe de la Nouvelle-Calédonie ; à trente heures de Nouméa et à six jours de Sydney, l’archipel serait depuis longtemps français et il n’y aurait pas, aujourd’hui, une « question des Nouvelles-Hébrides, » si nous n’avions négligé, en différentes circonstances, de faire reconnaître en droit ce qui, depuis longtemps, existe en fait, la prédominance de l’élément français dans ce groupe d’îles. Il faudrait de longues pages pour retracer l’histoire accidentée de la Société française des Nouvelles-Hébrides et les péripéties à la suite desquelles un élément anglais put s’introduire dans l’archipel et contre-balancer l’influence française ; mais la situation actuelle nous intéresse seule aujourd’hui. Des tentatives de colonisation aux Hébrides, quelques-unes seulement ont réussi ; ce sont surtout celles de ces colons d’une catégorie un peu spéciale, coureurs d’aventures, « frères de la côte, » qui sont les plus aptes à se plier aux nécessités d’une entreprise de ce genre. Environ 200 ou 300 Français, la plupart venus de la Nouvelle-Calédonie, vivent là, au milieu des Canaques, loin des lois et des gendarmes ; ils font du coprah, cultivent du maïs et du café, trafiquent avec les indigènes et luttent contre la concurrence de 100 ou 150 Australiens., Depuis longtemps ces hommes d’énergie auraient fait triompher notre pavillon, si la mère patrie les avait efficacement soutenus. En 1894, un aviso débarqua quelques troupes ; mais l’émoi fut si grand parmi les Australiens, ils firent entendre à Londres des plaintes si vives, que notre ministre de la Marine se hâta de donner l’ordre de rembarquer les soldats. Depuis lors, la question des Hébrides est restée stationnaire, mais l’Australie met en œuvre de puissans moyens d’influence, tandis que nos colons sont à peu près réduits à leurs seules forces. Une société australienne de commerce et de colonisation s’est fondée ; soutenue par une subvention annuelle de plus de 300 000 francs, elle fait chaque mois un service régulier, avec de bons bateaux, entre les îles et le continent, et elle a réussi à drainer la plus grande partie du trafic. Que faisons-nous, de notre côté, pour soutenir la lutte ? La Société des Nouvelles-Hébrides est, depuis deux ans, en liquidation, malgré les versemens annuels de 300 000 francs que le gouvernement s’est engagé à lui fournir pendant quinze ans ; depuis plusieurs mois, le service régulier entre Nouméa et l’archipel est suspendu ; la Société est dans l’impossibilité de l’effectuer, et le gouvernement n’ose ni l’y contraindre ni s’imposer de nouveaux sacrifices pour assurer le service par d’autres moyens. Des négociations avec la Compagnie des Messageries maritimes, dont un paquebot annexe toucherait, tous les vingt-huit jours, à deux ou trois des principaux points de l’archipel, n’ont pas encore abouti, et c’est actuellement une maison de Bordeaux et de Nouméa (maison Ballande), qui, à ses risques et périls, maintient les relations entre la Calédonie et les Hébrides, et soutient l’influence française[13]. Depuis longtemps le gouverneur anglais des Fidji est « haut-commissaire » dans les Hébrides, tandis que ce n’est que depuis peu de mois que le gouverneur de la Nouvelle-Calédonie a reçu le même titre et les mêmes droits. Enfin, les Anglais disposent d’une influence considérable, grâce aux quinze établissemens de missions protestantes installés dans les îles ; chaque pasteur reçoit un traitement de 12 000 francs par an, plus 1 000 francs pour chacun de ses enfans ; il jouit de congés réguliers ; il est secondé par des teachers indigènes, qui reçoivent, eux aussi, une allocation ; toute l’influence du gouvernement est à la disposition de ces utiles agens de l’expansion britannique. Que peuvent faire, malgré leur dévouement et leur patriotisme, contre une pareille organisation, une douzaine de missionnaires maristes, qui vivent avec 700 ou 800 francs par an et qui sont souvent entravés dans leur œuvre par les mauvais procédés de certains gouverneurs français ? — Des négociations générales sont actuellement pendantes entre la France et l’Angleterre, et la question des Hébrides serait, dit-on, sur le point de recevoir une solution. Nous espérons qu’en dépit des fautes commises, les droits de la France seront reconnus ; le gouvernement de Londres ne les contesterait sans doute que faiblement, s’il ne redoutait le mécontentement violent des Australiens. On a parlé d’un partage de l’archipel, mais cette solution, outre qu’elle ne satisferait pas les Australiens, aurait pour conséquence de perpétuer les conflits de voisinage et de ne pas faire disparaître une cause de mésintelligence qui pourrait, un jour, entraîner des conséquences graves.

« Tahiti la délicieuse » est-elle vraiment encore une colonie française ? c’est malheureusement une question qu’il n’est pas inutile de se poser. Le drapeau tricolore flotte sur Papeete, nos fonctionnaires administrent l’île, près de 3 000 Français y vivent, mais le commerce nous échappe et de plus en plus l’influence et les capitaux américains se substituent aux nôtres. Les Français ne font pas aujourd’hui le sixième du commerce total des îles ; la dernière grande maison française (Tandonet, de Bordeaux) a cessé ses affaires ; quelques autres bien moins importantes subsistent, mais la plupart d’entre elles cachent, sous des noms français, de l’argent étranger ; tout le trafic passe aux mains des Américains, des Australiens, des Allemands. Sans doute, San Francisco, Auckland, Sydney sont les grands ports les moins éloignés de Papeete, et il est naturel que Tahiti ait des relations fréquentes avec eux. Mais l’éloignement de la métropole n’est pas la cause principale du dépérissement du commerce national : le succès des maisons allemandes est là pour l’attester. Il suffirait que des relations directes fussent établies par une ligne française entre Nouméa et Papeete pour que la concurrence devînt possible à nos nationaux ; or, les seules communications commerciales de Tahiti sont, d’une part avec Auckland, par l’Union Steam Ship C°, et, d’autre part, avec San Francisco par l’Oceanic Steam Ship C° qui, non seulement, reçoivent de fortes subventions de leurs gouvernemens, mais touchent encore, de la colonie française, l’une 150 000 francs par an et l’autre 12 000 ! A plusieurs reprises, des tentatives ont été faites pour créer une ligne française : des négociations infructueuses ont été ouvertes avec les Messageries maritimes ; récemment, le gouvernement avait décidé de mettre en adjudication un service par bateau à voiles entre Nouméa et Papeete et un service de goélettes à pétrole entre Papeete et les groupes d’îles françaises. L’idée était heureuse et pratique ; une maison française se présenta, mais, au moment où tout allait être conclu, le ministère des Colonies imposa des conditions telles que les pourparlers durent être rompus et n’ont pas été repris. C’est dans cette déplorable situation qu’il faut chercher la vraie cause de la ruine du commerce français dans nos archipels polynésiens. Paris, la ville du monde où l’on travaille le plus la nacre, achète à Londres la nacre de Tahiti ! Le coprah, la vanille vont à San Francisco, et, de plus en plus, les colons s’habituent à tourner leurs regards vers les pays anglo-saxons ; la langue commerciale est l’anglais, on compte par pieds et par pouces, et les étoffes se mesurent au yard. Les importations françaises sont cependant favorisées par la dispense du droit de 16 pour 100, que payent les produits étrangers, et elles ne sont soumises qu’à l’octroi de mer de 15 pour 100 ; mais, malgré cet avantage, l’absence de moyens de transport rend la lutte impossible à nos nationaux : d’ailleurs, c’est grâce aux droits de douane payés par les étrangers que la colonie équilibre son budget, en sorte que l’administration française, pour maintenir le bon état de ses finances, aurait intérêt à ne pas favoriser l’importation française !

Quelque anormale que soit une telle situation, ses conséquences n’auraient cependant rien d’alarmant s’il ne s’agissait que d’une perte de quelques centaines de mille francs pour le commerce national[14] ; mais Tahiti occupe, au centre du Pacifique, sur la route directe de San Francisco et de Panama à la Nouvelle-Zélande et à l’Australie, une position qui la rend indispensable à qui veut régner sur le Grand Océan. Papeete et Pango-Pango sont, entre l’Amérique et l’Australasie, les ports de relâche obligatoires. Le second appartient aux Etats-Unis ; prenons garde qu’un jour le premier aussi ne tombe entre leurs mains. La prédominance économique devient de plus en plus l’un des facteurs essentiels de la prépondérance politique ; quand toutes les principales entreprises et les plus fortes maisons de commerce seront devenues, depuis longtemps, américaines, un jour viendra où les États-Unis invoqueront les droits acquis et nous demanderont de leur vendre Tahiti et ses dépendances, à moins qu’ils ne trouvent moyen d’y fomenter quelques troubles qui leur permettraient d’intervenir : l’événement de Panama doit être, pour nous, un enseignement. Il est triste de constater que les Américains trouveraient des complices dans une partie de la population maorie. On sait ce que sont, à Tahiti, les querelles religieuses et nationales : c’est un fait incontestable que les indigènes protestans sont plus portés vers les Anglo-Saxons que vers nous : ils considèrent le protestantisme comme la religion des peuples de langue anglaise ; ils trouveraient un encouragement au moins tacite chez quelques-uns de leurs coreligionnaires français. La plupart des gouverneurs de Tahiti n’ont rien fait pour décourager de telles menées ; plusieurs d’entre eux ont même réservé leurs faveurs aux protestans ; une telle attitude, dans un tel pays, est plus qu’une erreur.

Pouvons-nous du moins compter, pour maintenir l’autorité de la France à Tahiti, sur une solide garnison ? L’heure où l’importance internationale des moindres îles du Pacifique s’accroît et où chaque grande puissance s’efforce de s’y assurer des stations navales, a été précisément celle où les Chambres françaises ont décidé de désarmer Tahiti. Cent hommes d’infanterie de marine, un tiers de batterie d’artillerie, un détachement d’ouvriers militaires avec les magasins nécessaires, c’était sans doute peu de chose : la Chambre, sur le rapport de M. Messimy, a décidé de ne laisser dans l’île qu’une section d’infanterie et d’évacuer tout le reste sur Nouméa, où seront concentrés tous les moyens de défense. Cette mesure aurait été explicable si Tahiti avait pu être exposée à l’attaque de toute une escadre et au débarquement de troupes nombreuses, et s’il était légitime de parler des 10 000 hommes qu’exigerait, selon le rapporteur, la défense de l’île. Mais Tahiti est trop isolée pour pouvoir être attaquée avec de grandes forces ou bloquée pendant longtemps ; elle ne peut être enlevée, pour ainsi dire, qu’en passant, par un ou deux bâtimens qui, la sachant sans défense, tenteraient un coup de main. Un projet d’ouvrage défensif, dominant Papeete et sa rade, et qui, avec quelques canons, aurait suffi à repousser toute tentative de ce genre, a été préparé et même approuvé en haut lieu ; tous ces travaux, en y joignant le matériel nécessaire pour équiper les réserves européennes et indigènes, auraient coûté un million. La France a préféré, pour une mesquine économie, abandonner sa colonie à la merci du premier croiseur venu. Le gouvernement aurait l’intention de vendre toutes nos îles polynésiennes aux Etats-Unis ou de les leur laisser prendre, qu’il n’agirait pas autrement. Au moment où la lutte pour le Pacifique devient plus âpre et plus ardente, c’est là une faute qui bientôt peut-être sera irréparable.

Tels sont, dans cet Océan Pacifique dont on croyait naguère que ses dimensions seules suffiraient à en éloigner toute guerre, les intérêts en présence et les conflits en perspective. Ce ne sont plus, comme on disait autrefois, des « questions d’épices, » des querelles de marchands qui s’y disputent ; ce sont les intérêts vitaux de plusieurs grands peuples qui sont en jeu ; c’est l’empire maritime du monde. Le Japon, dans le Pacifique, lutte pour son agrandissement et pour sa vie même ; la Russie y est attirée par la nécessité d’assurer à ses immenses domaines continentaux la respiration maritime dont ils ne peuvent se passer ; l’Angleterre y combat pour sa prééminence navale et son hégémonie commerciale ; l’Amérique s’y élance avec la fougue d’expansion que donnent à un peuple jeune les grands succès militaires et économiques ; le Chinois, souple et laborieux, envahit silencieusement toutes les terres à sa portée et fait « tache d’huile » de Singapour à San Francisco ; les Allemands, les Français, les Hollandais défendent leurs colonies et entendent prendre leur part de la mise en valeur des richesses de l’Extrême-Orient. Le monde, jusqu’ici, n’a jamais vu de pareils problèmes résolus pacifiquement ; jamais, jusqu’à nos jours, de tels conflits d’intérêts ne se sont terminés sans un conflit armé. Est-il réservé à notre siècle de trouver une solution amiable à d’aussi graves compétitions, où se jouent les destinées des peuples et l’avenir de la civilisation ? On voudrait le croire, mais il est prudent d’agir comme si l’on en doutait. Quoi qu’il en soit, d’ailleurs, il est certain, — et c’est la conclusion qui s’impose pour ces quelques pages, — que, dans le monde du Pacifique, naguère encore ignoré des politiques, se préparent les grands événemens et se forment les grandes puissances de l’avenir ; et, sur ce théâtre des antipodes, l’histoire prend des aspects inattendus et bouleverse les vieilles données du problème de l’hégémonie. Ici, la maison d’Autriche n’apparaît pas, ni le Turc ni l’Italie, ni l’antique antagonisme du chrétien et du musulman ; l’Espagne a disparu de la scène au moment même où se levait le rideau ; l’Allemagne et la France font encore figure, mais à l’arrière-plan, à peine au même rang que la Hollande ; la race britannique garde un premier rôle, mais ce n’est plus la vieille Angleterre, ce sont des personnages nouveaux, l’Australie, le Canada ; enfin, tout le devant du théâtre appartiendrait sans conteste aux deux colosses, au maître des continens et au maître du Pacifique, au Russe et à l’Américain, s’ils ne devaient faire place au remuant et audacieux petit homme jaune, au Japonais, en attendant peut-être le Chinois.


RENE PINON.

  1. Un voyageur anglais bien connu, spécialiste pour toutes les questions qui touchent à la Chine ou à l’Extrême-Orient, J.-R. Colquhoun, a écrit un livre intitulé : The Mastery of the Pacific (Londres, 1902, Heinemann, in-8o illustré).
  2. Nous ne saurions revenir sur ces événemens et leurs conséquences. On nous permettra de renvoyer à l’article : Qui exploitera la Chine ? paru ici même, le 15 septembre 1897, et au volume : La Chine qui s’ouvre, par René Pinon et Jean de Marcillac (Perrin, 1900, in-12).
  3. Voyez dans la Revue du 1er février, l’article de M. Villetard de Laguérie.
  4. Henry Dumolard, le Japon politique, économique et social ; Armand Colin, 1903, in-16, p. 312.
  5. Roosevelt, la Vie au rancho (traduction Savine, Paris, Dujarric, 1905 p. 9.
  6. Ibid., p. 130.
  7. L’archipel produit surtout du sucre (200 000 tonnes par an) qu’il envoie à San Francisco.
  8. Docteur Rudolf Meyer, Die IJrsachen der Amerikanischen Concurrenz ; Berlin, 1883, Hermann Bahr, chap. XIX, p. 207 et suiv.
  9. Cité par M. Izoulet, dans un de ses articles du Figaro (20 juin 1903).
  10. Les Américains ont obtenu récemment du gouvernement russe une assurance formelle qu’ils respecteraient des ports ouverts en Mandchourie et n’y établiraient pas de droits de douane. Les États-Unis sont très libre-échangistes… pour les autres, et notamment vis-à-vis des Russes. Mais ils surtaxent les sucres russes, comme bénéficiant d’une prime à l’exportation, et causent ainsi un grand tort au commerce russe, les autres pays s’autorisant du précédent pour surtaxer, eux aussi, les sucres provenant de Russie.
  11. Un seul fait montre les résultats de la méthode appliquée au gouvernement des indigènes ; en un siècle, leur nombre a passé d’environ 4 millions à 23 millions.
  12. Voyez la France des Antipodes, dans la Revue du 15 avril 1900.
  13. Le commerce entre la Calédonie et les Hébrides se monte à environ 1 000 à 1 500 tonnes à l’aller et 2 000 à 3 000 tonnes au retour. L’archipel exporte du coprah (amande de coco séchée dont on extrait l’huile pour la fabrication des savons fins), du maïs, du café, des bananes, des coquillages nacrés.
  14. Le commerce total de Tahiti et dépendances a été, en 1902, de 8 211 048 fr., dont 3 913 328 francs aux importations et 4 297 720 francs aux exportations. La part de la France sur le total a été de 1 260 950 francs, celle de l’étranger de 6 950 098 fr