La Luxure de Grenade/15

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Albin Michel (p. 187-207).

XV

le rendez-vous de khadidja

L’amour que Khadidja avait dans le cœur s’était multiplié de lui-même comme un arbre qui, avec ses propres graines, fait fleurir une forêt autour de lui. Toutes espèces de bons Gennis lui parlaient d’Almazan et ces Gennis avaient même envoyé vers elle un nouveau rossignol qui chantait par les chaudes nuits, dans le magnolia, près de sa fenêtre.

Ils n’avaient pas envoyé qu’un rossignol. Ils avaient délégué spécialement la grosse, la caricaturale, l’extravagante Fatima, car les Gennis ont des puissances si diverses qu’ils peuvent diriger également le rossignol poète et la masseuse entremetteuse.

Comment les paroles de cette Fatima auraient-elles pu être mal accueillies ? C’était elle, elle seule, Fatima la bavarde, qui, par sa connaissance des onguents et de leurs influences sur les corps humains, avait fait tomber la petite touffe de poils qui déparait l’aine de la princesse Khadidja. La marque de la bête était effacée, la matière avait reculé, la blancheur laiteuse de la peau avait triomphé du poil, grâce à la plus matérielle des créatures, par l’art de la grossière Fatima qui ressemblait à ces monstres de par delà les déserts d’Afrique, dont les voyageurs faisaient la description avec stupeur. En vérité, ce contraste devait être dû au Genni Al Dounia qui passait pour le plus fantaisiste des Gennis célestes.

Cette Fatima avait d’abord tâté le terrain légèrement, sans avoir l’air d’y toucher. Une allusion, une parole plaisante, rien de plus. Comme elle était prudente et sage sous l’enveloppe de l’hippopotame ! Ce n’est qu’un peu plus tard qu’il était venu à l’esprit de Khadidja comme une révélation que la masseuse Fatima pouvait avoir une mission supraterrestre. Elle ne réfléchit pas que Fatima était depuis très longtemps la confidente d’Aïxa et que c’était peut-être dans ses conversations avec cette fine mouche que Boabdil avait puisé, dès l’enfance, son amour éperdu de la trahison. Khadidja était tellement étrangère au mensonge qu’elle transformait en vérité les choses fausses qui l’atteignaient.

Almazan pensait à elle et il s’en était ouvert justement à cette bavarde, à cette colporteuse d’histoires, à cette joviale commère, à cette masseuse qui ne massait que pour parler et faire parler. Rien n’était plus vraisemblable ! On n’a pas le choix des messagers. Tout le monde ne pouvait avoir comme elle le pouvoir de communiquer sa pensée sans intermédiaire physique.

Les choses allèrent très vite, car, outre les commissions faites le jour par Fatima, il y avait celles plus tendres, plus amoureuses, qu’apportaient la nuit les fidèles, les divins Gennis. Et les âmes pures sont bien faciles à tromper.

À l’ordinaire habitude des hommes qui veulent absolument un signe matériel, Khadidja fit la concession d’écrire une lettre, une seule et elle sut tout de suite que la délicieuse minute de la première entrevue était proche.

C’était le temps où les fleurs des magnolias semblaient consumer leurs parfums dans leurs calices comme autant de cassolettes enflammées, où les roses s’écrasaient dans les parterres comme une foule de cardinaux chrétiens devant le château du pape, où les cyprès défilaient sous la lune comme des processions d’Imams pieux devant le tombeau du Prophète. Les visages des Gennis brillaient derrière les volets et Khadidja, assise sur son lit, la tête dans ses mains, médita toute la nuit le charmant et terrible problème.

Comment doit-on faire l’offrande de son corps à celui qu’on aime ? Une hypocrite, une traditionnelle résistance est-elle nécessaire ? N’y a-t-il pas la preuve de plus d’amour dans un don spontané ? Comment se présenteraient les choses ? Quels étaient les vêtements qu’il fallait porter ? L’union des corps entraînait-elle celle des âmes, mais convenait-il de la hâter ou valait-il mieux demeurer longtemps dans un état d’espérance susceptible de prolonger l’enthousiasme de s’appartenir ?

Et il fallut qu’elle se rappelât, pour s’endormir, que l’absence de sommeil glisse à l’aurore sur les visages, un léger masque de cendres.

Elle ne fut pas surprise le lendemain du message qu’apporta Fatima. Celle-ci riait pour déguiser son embarras et l’audace de sa demande. Pourquoi cet embarras ? La demande de celui qu’on aime n’est jamais audacieuse. Oui, elle sortirait du Generalife à l’heure dite, elle monterait dans la litière qui l’attendrait, elle irait retrouver Almazan.

Et la journée passa dans le brouillard d’un songe exquis. Fallait-il mettre des bijoux, resplendir comme un soleil ou y avait-il plus de grâce dans un mince cou nu et dans de minuscules mains ornées par la trace des bagues ôtées ? Était-il temps de verser dans sa chevelure quelques gouttes de cette suave odeur qu’elle avait composée elle-même et dont les effluves avaient une secrète correspondance avec le vert de ses yeux, la troisième note de la gamme et la force de la planète Vénus ? Autant de perplexités charmantes qui ne furent résolues qu’à la dernière minute, quand la nuit fut venue, quand une litière longea la muraille qui entourait les jardins du Generalife.

Une forme verte glissa dans un escalier de pierre, frôla des buis, courut le long d’un bassin, caressa des roses avec une main qui tremblait, arriva à une petite porte par laquelle personne ne passait jamais et où il n’y avait qu’un garde marocain auquel la forme verte fit un signe.

Le garde marocain ouvrit la porte, mais Khadidja revint sur ses pas.

Comment se faisait-il que le rossignol ne chantait pas ? Était-ce oubli ou désapprobation ? Et pourquoi les magnolias laissaient-ils tomber leurs branches fleuries comme les cierges éteints d’un chandelier après une cérémonie funèbre ? Et pourquoi ce nuage, tout à coup sur la lune, comme un morceau de crêpe dans un océan d’azur ? Et pourquoi ce cri de la chouette, si inusité, si long, si déchirant ? Et pourquoi, d’un pin parasol, se détacha-t-il une pomme ? Et pourquoi cet allongement des allées blanches, ce chuchotement des cyprès, cette langueur des colonnades, ce mystère ambiant, ce désespoir inexprimé, ce silence d’angoisse ?

Non, Khadidja n’hésitait pas, mais elle aurait préféré que les jardins bien-aimés participassent à son allégresse. Elle s’approcha du bassin des iris et elle considéra le premier des douze jets d’eau de ce bassin, celui qu’elle aimait le plus, auquel elle supposait un cœur plus fraternel que les autres. Elle aurait voulu que ce danseur blanc, sous l’éblouissante cascade de son costume, eût vers elle une inclinaison joyeuse, une pirouette approbatrice, un sourire de cristal parmi sa large collerette de gouttes d’eau. Il demeura plein de langueur et comme ennuyé. Décidément, les jardins boudaient. D’un geste rapide, Khadidja prit un de ses colliers d’émeraudes et le lança au cou du jet d’eau. Elle se conciliait, par ce présent, tout le peuple des danseurs insensés.

Mais pourquoi la petite porte basse, quand le garde marocain la referma, fit-elle le bruit que font les portes où l’on ne passera jamais plus ?

Khadidja avait dû intimider les deux porteurs de la litière car, en la voyant, ils avaient eu l’air de n’en pas croire leurs yeux. Mais ils étaient partis pourtant d’une façon étonnamment rapide. Khadidja entendait le bâton du coureur qui précédait la litière, heurter le sol des rues inclinées. Comme les porteurs avaient raison de se hâter ! Les palais blancs qu’elle croisait avaient l’air d’appartenir à une extraordinaire cité de songe, à un univers fabuleux où elle errait à la poursuite du bonheur.

Des Kaschefs, qui faisaient une ronde, arrêtèrent un instant la litière à l’entrée de la rue des bijoutiers. Mais le coureur leur montra l’insigne qu’il portait à l’extrémité de son bâton et ils s’écartèrent avec respect.

La course folle recommença ; une inquiétude se glissa dans l’âme de Khadidja. Ce fut une inquiétude irraisonnée qui se formula d’abord par un sentiment de regret qu’elle se reprocha aussitôt. Comme elle serait bien en ce moment dans les jardins embaumés du Generalife, comme elle serait douce, la musique de sa darboukah, sur le tombeau du rossignol !

Elle souleva le rideau de soie de la portière. Elle était emportée à travers des faubourgs muets. Où donc Almazan l’attendait-il ? Comme c’était loin ! Il y eut quelques pourparlers devant le poste d’une des portes de la ville. Le coureur dit quelques mots, leva son bâton et on repartit.

Mais où ? Sans doute ces porteurs étaient sourds. Khadidja avait beau les appeler pour les interroger, ils n’entendaient pas, ils continuaient impassiblement leur course. Il y avait, hors de la ville, beaucoup de maisons de plaisance avec des jardins épais, arrosés de canaux, où les riches habitants de Grenade allaient passer l’été. Almazan avait dû en louer une ou peut-être, l’Émir avait mis à sa disposition une des villas qu’il possédait sur la route d’Elvire. Oui, c’était cela ! Mais elle ne reconnut pas, pourtant, la route d’Elvire. Sur le côté gauche de la route, à perte de vue, il y avait des champs. Au loin, sur le côté droit, se dessinait une masse sombre, quelque chose comme une enceinte de murailles.

Elle ne comprenait pas. Mais ceux qui sont possédés par le génie de l’illusion vont jusqu’au bout de leur folie avec une foi aveugle. Tout allait s’expliquer. Qu’importait le lieu et la distance ! Almazan l’attendait, c’était l’essentiel.

On avait atteint une porte, et un garde à demi endormi, qui tenait un falot, venait de sortir d’une maison basse attenant à la muraille.

Il était encore temps d’appeler, de se faire reconnaître. L’idée se présenta à la pensée de Khadidja, mais elle l’écarta aussitôt. Le coureur avait levé son bâton magique et, par la porte ouverte, la litière s’élança aussitôt, d’un seul bond, d’un élan étrange où il y avait une joie de triomphe.

Dans la même seconde, à la clarté du falot, Khadidja avait distingué l’insigne que le coureur portait à son bâton. C’était une boule de cuivre où une main refermée était grossièrement sculptée, c’est-à-dire l’insigne connu de tous à Grenade d’Aïxa la Horra. Et elle avait distingué, par delà la porte, un visage, un visage bizarre d’homme accroupi, un visage si triste et si terrible !

Elle avait compris tout d’un coup où elle se trouvait. Dans une litière appartenant à sa mortelle ennemie Aïxa, elle venait de pénétrer dans la ville des lépreux. Elle poussa un faible cri, un cri d’enfant, et elle perdit connaissance.

Elle fut réveillée par une sensation curieuse. Une chose raboteuse et humide dont elle ne pouvait distinguer la nature, frottait sa main et son poignet. Puis cette indéfinissable chose la quitta et elle entendit une voix au-dessus d’elle qui disait :

— Elle finira bien par se réveiller.

C’était une voix singulièrement cassée et affaiblie, dont l’accent douloureux la frappa.

Khadidja, ne soulevant qu’à demi ses paupières, laissa filtrer un regard autour d’elle, à travers l’épaisseur de ses longs cils.

Elle était étendue tout de son long sur un tapis et sa première pensée distincte fut que ses voiles, en partie relevés, découvraient sa jambe au-dessus du genou. Elle allait les rabaisser vivement, mais le sentiment du danger la retint. Où était-elle ? Qu’est-ce qui la menaçait ?

D’autres voix cassées parlaient. Il y eut un bruit de verres, de langues qui claquent et des grognements de satisfaction et elle vit qu’il y avait là trois hommes qui la considéraient. Deux étaient assis parmi des coussins et le troisième, qui leur parlait en lui tournant le dos, était celui qui venait de se pencher sur elle et de lui prendre la main et le poignet.

Mais non, ce n’étaient pas des hommes. Elle était descendue, par un horrible enchantement, dans le séjour des mauvais Gennis. Elle voyait devant elle, Iblis, sous la triple apparence du Mal, de la Laideur et de la Nuit. Elle allait supporter le châtiment de ses fautes. Sa vie avait toujours été égoïste. Elle n’avait pas aimé assez les êtres qui l’entouraient, elle n’avait pensé qu’a la satisfaction de ses désirs physiques au lieu d’élever son esprit par l’extase, comme le lui avait enseigné autrefois, à Malaga, son maître, le vieux Soufi Abou-Lahab. Elle allait entrer dans le cycle de l’expiation.

Mais non, ce n’étaient pas des Gennis. Elle se souvenait ! Les porteurs envoyés par Almazan l’avaient conduite dans la ville des lépreux. Elle était tombée dans un piège et c’était celui qu’elle aimait qui l’y avait fait tomber. Elle était parmi de vivants lépreux plus redoutables qu’Iblis lui-même parce qu’il y a certaines souillures du corps qui ne peuvent pas s’effacer.

Et, soudain, les trois hommes qui buvaient, s’immobilisèrent, et les six flammes de leurs yeux se tournèrent du côté de Khadidja et y demeurèrent fixées. Ils avaient vu le regard vert qui venait de s’animer à travers l’ombre de ses longs cils.

Un cri retentit. Les trois lépreux étaient debout. Khadidja vit une forme épaisse faire une sorte de bond et elle eut sur son cou la même sensation de râpe humide qu’elle avait eue sur sa main. Son voile craqua. Une main l’ouvrait, s’efforçait de le fendre de haut en bas.

Gelée soudain par une horreur sans nom, Khadidja se redressa dans la même seconde et parvint à se dégager. Elle chercha du regard autour d’elle ce qui pouvait la protéger de l’atteinte des trois hommes. À l’exception d’une petite table et d’une haute lampe de bronze, la pièce était nue. Remontant les morceaux de son voile sur ses seins découverts, elle s’abrita derrière la lampe et elle regarda en face le danger hideux qui la menaçait.

Jamais elle n’avait imaginé une aussi bestiale expression sur des visages humains. Les trois frères faisaient le même geste de leurs bras ouverts et ils tendaient devant eux des mains blanchâtres, aux jointures déformées, avec des gonflements mouillés dans la paume. L’aîné, le plus petit, portait sa tête en avant comme si elle avait un poids énorme et qu’il eût de la peine à la soutenir et, ce qui aggravait cette particularité, c’étaient ces sortes de tubercules placés autour de ses lèvres et dont la couleur était analogue à celle du plomb. Le second était entièrement chauve et il avait autour du front une ride profondément creusée qui faisait une ligne de démarcation comme si la partie supérieure de son crâne, d’une étrange hauteur, était ajoutée au reste de la tête et susceptible d’être aisément enlevée. Le plus jeune en était à cette phase de la maladie où la peau forme des successions de squames morts et tombe inlassablement par morceaux et, d’un geste machinal, il passait sans cesse une main sur son visage et sur ses épaules pour en détacher quelque croûte. Tous trois riaient de la terreur qu’ils inspiraient et de la certitude de la possession.

Ensemble, ils firent un mouvement en avant et, de ses deux bras tendus, Khadidja précipita contre eux la lampe de bronze qui s’écroula avec fracas, plongeant la chambre dans les ténèbres et répandant une nauséabonde odeur d’huile et de mèche brûlée.

Il y eut des imprécations. Khadidja sentit l’étreinte de deux mains sous ses aisselles. Elle glissa comme un serpent. Sa chevelure se défit. Elle courut de droite et de gauche, se heurtant aux murs, poursuivie par des bras qui balayaient l’air, qui la frôlaient, qui l’agrippaient, la lâchaient et la reprenaient. Une poignée de ses cheveux lui fut arrachée avec un bruit d’étincelles qui pétillent ; elle tomba, se releva et finit par s’aplatir contre la muraille où elle demeura immobile.

Elle entendit les halètements des trois hommes, leurs injures et l’un d’eux eut, tout à coup, un grondement de satisfaction :

— J’ai mon briquet, disait-il, pendant que les autres répétaient :

— Vite ! Vite !

Dans ce même instant, la main de Khadidja rencontra sur la paroi du mur le loquet d’une porte. Elle avait bien aperçu cette porte quand elle avait jeté un premier regard circulaire sur la pièce, mais elle en avait perdu la direction. Du reste, elle était sans doute fermée.

Elle ne l’était pas. En même temps que le briquet, avec sa petite étoile de lumière, éclairait trois visages épouvantables, la porte s’ouvrit et Khadidja s’enfuit.

Elle avait quelques secondes d’avance, pas plus, car les trois frères se précipitaient sur ses traces, mais un inconcevable élan poussait sa forme légère. Elle traversa une pièce, descendit un escalier, courut sur des dalles sonores qui devaient être celles d’un vestibule, passa sans la voir à côté d’une porte qui donnait sur un jardin, remonta un escalier que la lune emplissait de délicieuses tonalités et tomba presque dans une salle éclairée où un homme était debout…

Elle était brisée. Son cœur retentissait dans sa poitrine.

— Sauvez-moi ! Au nom du Prophète ! Sauvez-moi ! cria-t-elle.

Soleïman avait entendu du bruit et il s’était levé pour aller voir ce qui se passait. Il se trouva subitement en face de Khadidja, en face de ses trois frères essoufflés, hagards, mais d’autant plus possédés par leur désir.

Ainsi voilà ce qui le réveillait de l’extase dans laquelle il était plongé et où il cherchait à confondre avec Dieu son âme enfin purifiée ! C’était pour cela que le Prophète lui était apparu et l’avait guidé sur la voie du renoncement ! Il avait cru à la promesse secrète qu’aucune parole n’avait formulée mais qu’il avait entendue durant les nuits d’exaltation spirituelle, la promesse du pardon. Le visage du Prophète avait menti, il n’y avait pas de pardon.

Par un inexplicable sortilège, par un maléfice hallucinant, voilà que le passé revivait devant ses yeux. Comme dans la scène atroce de jadis, il voyait ses frères ivres, il voyait une femme aux vêtements déchirés qui le regardait avec des yeux verts agrandis par l’effroi et, avec la même voix, lui semblait-il, le suppliait par les mêmes mots. Pas de rédemption pour les fautes ! La luxure était éternelle, de même que l’amour de faire souffrir le faible et de répandre son sang. Pas de rédemption ! Pas de perfection possible ! Comme le mouvement des marées, comme les tempêtes, revenaient les instincts criminels dans les âmes des hommes qui s’étaient cru un instant illuminés par le soleil.

Eh bien ! Il s’abandonnait à la Loi. Il réveillerait la vieille bête féroce endormie en lui, il tuerait et il traînerait encore sa victime par les pieds, il tirerait sur ses cheveux accrochés, il creuserait une fosse en riant.

Il riait déjà. Il arracha vivement un poignard qui était à la ceinture d’un de ses frères et il en jeta le fourreau loin de lui.

Mais les trois lépreux, haletants comprirent son intention. Ils se souvenaient d’une scène semblable. Ils ne voulaient pas que leur proie leur échappât. Malheur à Soleïman s’il perdait la raison et s’il mettait son plaisir dans la mort.

Ils se jetèrent ensemble sur lui pour le désarmer. Khadidja en profita pour se relever. Elle n’avait rien à attendre de ce quatrième lépreux insensé qui riait en luttant avec ses frères, d’un rire aigu et sauvage. Il y avait encore une porte au fond de la pièce. Cette porte donnait sur un étroit escalier qu’elle gravit. Elle monta très haut. Cet escalier n’en finissait plus. Ce devait être l’escalier d’une tour. Elle arriva à la fin dans une salle assez vaste que la lune éclairait à demi et dont elle referma la porte derrière elle. Elle en poussa le verrou et elle eut un soupir de satisfaction.

Mais elle examina la porte. Le bois n’en était pas très épais et ne pourrait pas résister longtemps si on tentait de la défoncer. Son répit ne serait pas de longue durée.

Elle regarda où elle se trouvait. Contre les murailles, il y avait des éclairs d’armes. Des lances, des cimeterres, des arquebuses étaient alignés de tous les côtés. Cette pièce isolée presque au haut de la tour renfermait l’arsenal inutilisé de la vieille demeure.

Et comme déjà des coups retentissaient contre la porte, elle fut frappée d’une pensée subite. Cette porte avait un judas assez large. Il lui serait bien aisé d’ouvrir ce judas, d’y placer une arquebuse et de tirer à bout portant sur les lépreux. Son père lui avait appris autrefois le maniement des arquebuses. Elle savait faire basculer le serpentin sur l’amorce. Elle décrocha une de ces armes et l’examina. L’arme était d’un vieux modèle mais en bon état. Elle était sauvée si elle le voulait. Mais elle ne le voulait pas. Elle reposa doucement l’arquebuse dans un coin.

Jadis, à Malaga, son vieux maître Abou Lahab avait passé plusieurs jours dans la tristesse et avait fait vœu de ne plus sortir de sa maison parce qu’il avait écrasé en marchant un lézard qui dormait. C’était Abou Lahab qui lui avait enseigné qu’il ne fallait traverser les jardins qu’avec précaution, les soirs de pluie, à cause des limaçons couleur de terre qu’on ne distingue pas. La respiration elle-même était un danger pour bien des petits êtres. Il fallait veiller sans cesse à ne pas détruire la vie qui nous entoure. Non, elle ne tuerait pas ces lépreux pour sauver sa vie.

Et puis une lassitude si grande l’accablait ! Les coups qui résonnaient semblaient être frappés dans son cerveau. Elle était tellement brisée qu’elle fut obligée d’évoquer l’horreur qui la menaçait pour se traîner un peu plus loin.

Il y avait au fond de la pièce un escalier plus étroit par où venaient des bouffées d’air frais. Lorsque le judas eut sauté et que la porte fut près d’éclater, Khadidja se traîna dans cet escalier et elle referma derrière elle une nouvelle porte.

Le cri de victoire des lépreux, faisant irruption dans la salle des armes, fut suivi d’un hurlement de rage et du même bruit de serrure secouée et de coups frappés. Suivie par ce tumulte, Khadidja défaillante et s’aidant de ses mains, gravit encore quelques marches.

Et tout à coup elle sentit que sa chevelure s’envolait autour de sa tête. Elle était enveloppée par la fraîcheur du vent et la clarté du ciel. Elle avait atteint la dernière terrasse de la tour et tous les parfums des jardins de Grenade arrivaient de loin jusqu’à elle comme le message subtil de son passé. Les étoiles familières éclataient au-dessus de son front. Elle crut voir se gonfler la pulpe des magnolias, danser les jets d’eau fous, méditer les cyprès. Elle se pencha avidement vers la nuit.

De la hauteur où elle se trouvait, la ville muette des lépreux ne faisait qu’une faible tache d’ombre. La plaine de la Vega, sous la clarté extraordinaire de la lune, était comme une hallucinante nappe d’argent, un lac mystérieux, où surgissaient ici et là les masses des meules, comme d’immobiles navires d’or, les bouquets d’arbres, comme des îlots battus par une mer de silence, les coupoles des maisons comme des cygnes fabuleux endormis pour l’éternité. Très loin, elle voyait l’énorme cercle de Grenade, avec ses mille trente tours où vivaient des fanaux rougeâtres comme des yeux innombrables et tristes. Par delà la ligne des remparts, il y avait un entassement de terrasses superposées, de miradors, de tourelles et de colonnades. Les maisons avaient l’air de monter les unes sur les autres, elles s’accumulaient aux flancs de la colline de l’Alhambra, jusqu’à l’Alhambra lui-même, qui dominait Grenade et l’écrasait de sa membrure carrée, de ses tours dressées comme des cornes. Et toute la ville, avec cet Alhambra redoutable, avait l’air d’une bête monstrueuse comme celles qui tomberont sur la terre quand l’ange Israfil annoncera le jugement dernier. La lune livide faisait parfois reluire les porcelaines d’un dôme comme des écailles, montrait l’ouverture d’une mosquée comme une mâchoire et un alignement de piliers comme des dents. C’était là la bête terrestre dont l’haleine est la souffrance et qui digère inlassablement l’amour et la haine des hommes.

Et soudain, Khadidja vit se mouvoir la bête énorme. Elle tournait au fond de l’horizon et parfois elle disparaissait comme si elle avait plongé dans un flot lunaire.

Puis elle émergeait pour courir encore, faire étinceler ses griffes, ouvrir ses gueules, allonger ses dents. Mais cette bête n’effrayait pas plus Khadidja que le tumulte croissant derrière la porte de l’escalier par lequel allaient surgir les lépreux. Elle était balancée avec la tour dans un espace vertigineux. Elle était très loin, très haut parmi l’inaccessible azur, dans une région de cristal glacé et de saphir mort, dans une incomparable solitude plus terrible que les effrois terrestres, plus torturante que les enfers.

Almazan ne l’aimait pas. Il ne l’avait jamais aimée. Elle s’était nourrie du mensonge de son imagination, et elle allait mourir toute seule, parfaitement seule, sans une pensée d’amour, au sommet d’une tour de pierre dominant une ville de lépreux. Voilà où l’avait conduite sa folie de rêve, sa démence de beauté.

Et elle entendit, claire, distincte, une voix qui dominait le tumulte d’une lutte, une voix qui venait de l’escalier et qui criait :

— Khadidja !

Au loin les remparts de Grenade avaient repris leur immobilité. La plaine de la Vega se déroulait autour d’elle, immense et nette sous la lune et elle était assise avec ses vêtements déchirés et sa chevelure éparse sur la balustrade de granit qui bordait la terrasse de la tour.

Elle prêta l’oreille et elle s’élança en avant. Derrière la porte ne retentissaient plus ni clameurs rauques, ni cris sauvages. Il y avait une unique voix, un peu angoissée, mais de plus en plus haute qui l’appelait par son nom et c’était la voix d’Almazan.

Il avait su ! Il était venu pour la sauver ! Alors, tout n’était pas illusion dans son histoire d’amour, les messages de Fatima étaient réels, Almazan lui avait bien donné rendez-vous ce soir et il n’était pour rien dans le piège qu’on lui avait tendu. Il l’aimait et il venait la chercher.

Elle allait ouvrir la porte, lui tendre les bras.

Une minute encore ! Ses voiles étaient souillés et déchirés ! Elle s’efforça d’en arranger les plis et de tordre sur sa nuque sa chevelure répandue. Elle n’avait plus le vertige maintenant. Elle s’appuyait sur Les pierres d’une tour solide comme la certitude d’être aimée. Un grand bonheur accourait du fond de son âme comme une vague qui déferle sur une plage, venant de l’horizon des mers.

Oui, oui, elle allait ouvrir. Elle était là. Il n’y avait rien à craindre.

Elle leva les yeux vers le ciel avec une pensée reconnaissante pour les bons Gennis qui devaient y planer et ce qu’elle vit lui parut extraordinaire.

Le ciel avait beaucoup plus d’étoiles qu’auparavant. Il éclairait, il ruisselait, il versait des flots d’astres lumineux. Et il n’était pas éloigné, il se rapprochait d’elle, il descendait avec ses planètes, ses constellations, sa voie lactée comme un fleuve de pierreries et le croissant de sa lune comme le symbole prodigieux de l’Islam.

Khadidja avait à portée de sa main tout ce qu’elle pouvait désirer pour réparer le désordre de ses vêtements, se montrer à celui qu’elle aimait sous une parure sans pareille. Elle prit des émeraudes à poignées et elle en parsema sa chevelure et ces émeraudes d’étoiles luisaient d’un feu vert comme elle n’en avait jamais vu. Elle tordit en chaîne les rubis et les topazes de la Grande Ourse et elle s’en fit un bracelet pour son poignet droit. Elle enroula ses jambes dans des brassées de diamants et colla l’étoile polaire sur son front comme une goutte bleuâtre de lumière unique. Mais il lui fallait pour voiler ses seins cette grande écharpe constellée que faisait la Voie lactée. Elle l’enroulerait à son épaule et la laisserait traîner derrière elle comme un ruisseau surnaturel. En vérité, ce devait être Azraël lui-même qui lui tendait, du fond de la nuit claire et vide, la robe de la Houri des Houris célestes, celle qui résume la perfection de la forme et qui n’a pas de nom pour être invoquée.

Elle escalada le rebord de la tour, car l’étoffe divine n’était pas tout à fait assez proche.

À cette minute, la porte vola en éclats et Almazan apparut sur le seuil, couvert du sang des lépreux qu’il venait d’égorger.

Khadidja lui sourit. Elle se sentait plus légère que l’azur. Elle fit un geste pour saisir le pan de la voie lactée qui flottait à côté d’elle et elle disparut aux yeux d’Almazan, comme si elle avait été absorbée par la nuit splendide.

— Pauvre Isabelle ! dit Abul Hacen quand Almazan lui eut fait le récit de la mort de Khadidja, quand il lui eut raconté comment, pressentant un danger pour elle, il était venu rôder dans les jardins du Generalife, comment, sur les indications du garde marocain, il avait deviné que Khadidja était emmenée chez les lépreux, comment il avait trouvé Soleïman mort près d’un de ses frères râlant, et Khadidja sur la terrasse de la tour, se précipitant dans le vide.

— Voilà les machinations auxquelles les femmes sont en butte, dit l’Émir. Isabelle pourrait aussi être trompée de la sorte. Veille sur elle comme tu as veillé sur Khadidja.

Almazan était le seul homme pour lequel Abul Hacen eut de l’affection. Cette affection augmenta à partir de ce jour. Mais l’Émir mesura bientôt l’étendue des ennuis que la mort de Khadidja devait lui causer et ses funestes conséquences sur la destinée du royaume de Grenade. Le taciturne El Zagal ne pardonna pas à son frère Abul Hacen de ne pas avoir veillé sur la fille qu’il lui avait confiée. Quand il fallut reprendre Alhama, dont les Espagnols venaient de s’emparer, il n’envoya ni troupes, ni canons, il demeura enfermé dans Malaga et laissa sans réponse les pressants appels de son frère.

Aïxa la Horra, ainsi que son fils Boabdil, avaient reçu l’ordre de ne plus sortir de la tour de Comares. Un Almocaden fidèle avait été chargé du soin de les garder et des soldats se tenaient aux deux portes qui faisaient communiquer cette tour avec l’Alhambra. Durant toute la première soirée de cette captivité, Abul Hacen entendit, de la chambre où il se tenait avec Isabelle, son fils jouer de la flûte, comme il avait coutume de le faire, interminablement.

Il en jouait mal et cela irritait l’Émir qui était musicien. Très tard dans la nuit, l’Almocaden s’endormit aux sons de cette flûte lointaine qui le rassurait sur une possibilité d’évasion.

Au matin, la flûte résonnait toujours. Les heures passèrent et elle ne s’arrêta pas. L’Émir, exaspéré, envoya quelqu’un vers son fils pour le prier de ne plus jouer. Dans le même moment, il apprit que tout Grenade était en émoi à cause de l’évasion de Boabdil. Aïxa avait, pendant la nuit, fait une corde avec des voiles et il avait fui par une des fenêtres donnant sur le Darro, pendant qu’un esclave jouait, aussi mal que lui, ses airs favoris.

Boabdil alla retrouver ses partisans à Loxa et il s’y proclama Émir du royaume des Maures. Il avait désormais les moyens de satisfaire sa passion de trahir. Il entra en relations avec les rois de Castille pour lutter avec eux contre son père, se réservant de les tromper, le moment venu. Il envoya de fausses promesses à son oncle El Zagal. Il se demanda comment il pourrait trahir sa mère dont l’aveugle amour l’avait tant de fois sauvé.

Il étonnait les habitants de Loxa, parce que la nuit il allait jouer de la flûte, seul, sur les remparts de la ville, tourné du côté de Grenade.