La Mère (Gorki)/1/13

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La Mère (1907)
Traduction par Serge Persky.
Éditions Hier et aujourd'hui (p. 75-79).
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XIII


Pavel descendit du tas de ferraille et se plaça à côté de sa mère. Autour d’eux, tout le monde se mit à parler bruyamment, à discuter, à s’agiter en criant :

— La grève ne se fera pas ! dit Rybine en s’approchant de Pavel ; quoique le peuple soit rapace quand il s’agit d’argent, il est trop poltron. Il y en aura peut-être trois cents qui seront de ton avis, pas plus. On ne peut pas remuer un pareil tas de fumier avec une seule fourche…

Pavel garda le silence. Devant lui, la foule avec son énorme visage noir s’agitait et le considérait comme si elle eût exigé quelque chose de lui. Son cœur battait avec anxiété. Il lui semblait que ses paroles avaient disparu sans laisser de traces sur ces hommes, telles des gouttes de pluies clairsemées tombant sur une terre crevassée par la longue sécheresse. L’un après l’autre, les ouvriers s’approchaient de lui, le félicitaient de son discours, mais doutaient de la réussite de la grève, et se plaignaient de ce que le peuple ne comprît ni sa force, ni ses intérêts.

Une impression de désenchantement gagnait Pavel, il ne croyait plus en sa force. Il avait mal à la tête et se sentait comme vide ! Auparavant, dans les moments où il se représentait le triomphe de la vérité qui lui était chère, l’enthousiasme dont son cœur était rempli lui donnait envie de pleurer. Et maintenant qu’il avait exprimé sa foi devant le peuple, elle lui avait paru pâle, impuissante, incapable de toucher qui que ce fût. Il s’en accusait lui-même ; il avait l’impression qu’il avait paré son rêve de vêtements informes, sombres et misérables, et qu’ainsi personne n’en avait vu la beauté.

Il rentra chez lui triste et fatigué. Sa mère et Sizov le suivaient :

— Tu parles bien, disait Rybine marchant à ses côtés, mais tu ne touches pas le cœur, voilà ! Il faut jeter l’étincelle au plus profond du cœur. Ce n’est pas par la raison que tu prendras les gens. Cette chaussure-là est trop fine et trop étroite pour le peuple ; son pied n’y entre pas. Si même il y entrait, le soulier serait bientôt éculé, voilà !

Sizov disait à la mère :

— C’est le moment pour nous, les vieux, d’aller au cimetière ! Un nouveau peuple se lève… Comment avons-nous vécu ? Nous avons rampé sur nos genoux, constamment courbés vers la terre. Et maintenant, on ne sait pas au juste si les gens ont repris connaissance ou s’ils se trompent encore plus que nous… En tout cas, ils ne nous ressemblent pas. Voilà la jeunesse qui se met à parler au directeur, comme à un égal… oui. Ah ! si mon fils était vivant… Au revoir, Pavel Mikhaïlovitch… tu es un brave garçon, tu prends la défense du peuple… Si Dieu le veut, tu trouveras peut-être des voies et des issues… que Dieu le veuille !

Et il s’en alla.

— Eh bien, mourez donc ! grommela Rybine. Déjà maintenant, vous n’êtes plus des hommes, mais du mortier… bon à boucher les fissures… Pavel, as-tu remarqué quels étaient ceux qui ont crié le plus fort pour que tu fusses désigné comme député ? C’étaient ceux qui disent que tu es un révolutionnaire, un perturbateur… voilà !… Oui, ceux-là… Ils ont pensé que tu serais chassé de la fabrique, c’était ce qu’il leur fallait.

— Ils ont raison à leur point de vue…

— Les loups aussi ont raison quand ils se déchirent entre eux.

Rybine avait l’air morose, sa voix tremblait d’une manière bizarre.

— Les hommes n’ont pas confiance dans la parole toute nue… il faut la tremper dans le sang…

Toute la journée, Pavel se sentit malheureux, comme s’il avait perdu quelque chose et qu’il pressentît sa perte sans comprendre encore en quoi elle consisterait.

Pendant la nuit, alors que la mère dormait déjà et qu’il lisait au lit, les gendarmes revinrent et recommencèrent à fouiller avec rage partout, dans la cour et au grenier. L’officier au teint jaune se comporta comme la première fois d’une manière railleuse et outrageante, prenant plaisir à blesser Pavel et sa mère. Assise dans un coin, Pélaguée gardait le silence, le regard fixé sur le visage de Pavel. Celui-ci essayait de cacher son trouble, mais quand l’officier riait, les doigts du jeune homme avaient un mouvement bizarre ; la mère sentait qu’il avait de la peine à ne pas répondre au gendarme, qu’il lui était dur de supporter ses plaisanteries. Elle était moins effrayée que lors de la première perquisition, mais elle éprouvait plus de haine envers ces hôtes nocturnes vêtus de gris, aux éperons cliquetants, et la haine étouffa la peur.

Pavel parvint à lui chuchoter :

— Ils m’emmènent…

Baissant la tête, elle répondit à voix basse :

— Je comprends…

Elle comprenait : on le mettait en prison pour les paroles qu’il avait dites aux ouvriers. Mais ceux-ci l’avaient approuvé et tout le monde allait prendre sa défense ; par conséquent, il ne resterait pas longtemps absent.

Elle aurait voulu pleurer, enlacer son fils ; mais, à côté d’elle, l’officier la regardait avec un air malveillant, ses lèvres frémissaient, ses moustaches s’agitaient et Pélaguée crut que cet homme attendait avec joie des larmes, des supplications, des lamentations. Rassemblant toutes ses forces, parlant le moins possible, elle serra la main de son fils et dit à voix basse, en retenant sa respiration :

— Au revoir, Pavel… tu as pris tout ce qu’il faut ?

— Oui, ne t’ennuie pas…

— Que le Seigneur soit avec toi…

Lorsqu’on l’eut emmené, la mère se laissa tomber sur le banc et sanglota doucement, les paupières baissées. Adossée au mur, comme son mari le faisait jadis, torturée par l’angoisse et le sentiment de son impuissance, elle pleura longtemps, faisant passer dans ses larmes la douleur de son cœur blessé. Elle voyait devant elle, pareille à une tache immobile, une physionomie jaune, aux fines moustaches, aux yeux clignotants, à l’air satisfait. Dans sa poitrine s’enroulaient, comme un peloton noir, de l’exaspération et de la colère contre les gens qui enlevaient un fils à sa mère, parce qu’il cherchait la vérité…

Il faisait froid, les gouttes de pluie rebondissaient contre les vitres, quelque chose bruissait le long des murs ; on aurait dit que, dans les ténèbres, des silhouettes grises aux larges visages rouges sans yeux, et aux longs bras, rôdaient en épiant. Et leurs éperons cliquetaient faiblement.

— Ils auraient mieux fait de me prendre aussi ! pensa-t-elle.

La sirène siffla, ordonnant aux gens de reprendre le travail. Ce matin-là, le signal était sourd, bas et hésitant. La porte s’ouvrit, Rybine entra. Il s’approcha de la mère, et tout en essuyant les gouttes de pluie répandues sur sa barbe, il demanda :

— Ils l’ont emmené ?

— Oui, qu’ils soient maudits ! répondit-elle en soupirant.

— Quelle affaire ! dit Rybine en souriant. Moi, on m’a fouillé, on a cherché partout… On m’a injurié… mais on ne m’a pourtant pas arrêté… Donc, ils ont emmené Pavel ? Le directeur a fait un signe, le gendarme s’est précipité, et voilà un homme enlevé ! Ils s’accordent comme larrons en foire. Les uns s’occupent de traire le peuple, tandis que les autres le tiennent au museau.

— Vous devriez prendre la défense de Pavel, vous autres ! s’écria la mère en se levant. Car c’est à cause de vous qu’il s’est compromis.

— Qui devrait prendre sa défense ?

— Vous tous !

— Voyez-vous ça ! Non, n’y comptez pas ! Il a fallu des milliers d’années pour amasser leur force… Ils nous ont planté d’innombrables clous dans le cœur, comment serait-il possible de nous unir d’un coup ? Il faut d’abord que nous nous enlevions mutuellement nos échardes de fer… Ce sont ces échardes qui empêchent nos cœurs de se joindre en une masse compacte.

Et avec petit rire, il s’en alla lourdement. Ses paroles cruelles et désespérées avaient encore augmenté le chagrin de Pélaguée.

— On peut le tuer, le torturer…

Et elle se représenta le corps de son fils roué de coups, déchiré, ensanglanté, et, comme une couche d’argile glacée, la peur descendue de son cœur la suffoquait. Les yeux lui firent mal.

Elle n’alluma pas son fourneau, ne se prépara pas de dîner, ne prit pas le thé ; tard dans la soirée, elle mangea un morceau de pain. Quand elle se coucha, elle se dit que jamais encore, de toute sa vie, elle ne s’était sentie aussi humiliée, isolée, comme nue. Les dernières années, elle s’était habituée à vivre dans l’attente constante de quelque chose d’important, d’heureux. Autour d’elle, les jeunes gens s’agitaient, bruyants et vaillants, dominés par son fils au visage grave, son fils, le maître et le créateur de cette vie pleine d’inquiétude, mais bonne. Et maintenant qu’il n’était plus là, tout avait disparu.