La Mère (Gorki)/1/7

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La Mère (1907)
Traduction par Serge Persky.
Éditions Hier et aujourd'hui (p. 37-44).
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VII


Les jours glissaient, les uns après les autres ; comme les boules d’un boulier, ils s’additionnaient en semaines et en mois. Tous les samedis, les camarades se réunissaient chez Pavel ; et chaque séance était comme une marche d’un long escalier en pente douce qui conduisait bien loin, on ne sait où, élevant lentement ceux qui montaient, et dont on ne voyait pas le sommet. Des figures nouvelles apparaissaient sans cesse. La petite chambre des Vlassov devenait trop étroite. Natacha continuait à venir, transie de froid, fatiguée, mais toujours gaie et animée. La mère lui avait tricoté des bas qu’elle avait voulu mettre elle-même aux petits pieds. Natacha avait ri d’abord, puis s’était tue ; et ayant réfléchi un instant :

— J’avais une bonne, dit-elle à voix basse… elle était aussi étonnamment dévouée ! Comme c’est étrange, Pélaguée Nilovna ; le peuple a une vie si dure, si pleine d’humiliations ; et pourtant, il a plus de cœur, plus de bonté que… les autres.

Elle avait agité le bras, en désignant quelque endroit, très éloigné d’elle.

— Et vous donc ! — lui avait dit la mère de Pavel — vous avez sacrifié vos parents et tout le reste…

Elle ne parvint pas à achever sa pensée, soupira et se tut en regardant Natacha. Elle lui était reconnaissante sans savoir de quoi et restait assise sur le sol, devant la jeune fille, qui souriait, pensive, la tête baissée.

— J’ai sacrifié mes parents… avait répété Natacha. Ce n’est pas le plus pénible. Mon père est si stupide et grossier… mon frère aussi… et il boit. Ma sœur aînée est malheureuse, elle fait pitié. Elle s’est mariée avec un homme beaucoup plus âgé qu’elle, très riche, avare et ennuyeux… Mais c’est maman que je regrette ! Elle est simple comme vous, toute petite comme une souris… Elle court toujours et a peur de tout le monde… Quelquefois j’ai un tel désir de la revoir, ma maman…

— Pauvre petite ! dit la mère de Pavel, en secouant tristement la tête.

La jeune fille se redressa soudain et s’écria :

— Oh ! non ! Il y a des moments où j’éprouve une telle joie, un tel bonheur !…

Son visage avait pâli et ses yeux bleus lançaient des étincelles. Et, posant la main sur l’épaule de Pélaguée, elle dit d’une voix profonde, avec un accent venu du cœur :

— Si vous saviez… si vous pouviez comprendre quelle œuvre joyeuse et grande nous accomplissons… Vous le sentirez ! s’écria-t-elle.

Une impression voisine de l’envie s’empara du cœur de la mère. Elle fit tristement en se levant :

— Je suis trop vieille pour cela… trop ignorante, trop vieille.


…Pavel parlait beaucoup, il discutait avec une ardeur toujours croissante et… maigrissait. Pélaguée croyait remarquer que lorsqu’il causait avec Natacha ou la considérait, son regard sévère s’adoucissait, que sa voix se faisait plus caressante, qu’il devenait plus simple.

— Que Dieu le veuille ! pensait-elle. Et elle souriait à l’idée que Natacha pourrait devenir sa bru.

Lorsque, dans les réunions, les discussions prenaient un caractère trop ardent, le Petit-Russien se levait et, se dandinant comme le battant d’une cloche, il disait de sa voix sonore des paroles claires et simples qui faisaient renaître le calme. Le taciturne Vessoftchikov poussait constamment ses camarades à des actes mal définis ; c’était toujours lui et Samoïlov, le jeune homme roux, qui animaient les discussions. Ils avaient pour partisan Ivan Boukine, le jeune homme à la tête ronde, aux sourcils blancs, et qui semblait délavé par le soleil. Jacob Somov, toujours modeste, propre et bien coiffé, parlait peu et brièvement, d’une voix basse et sérieuse. Avec Fédia Mazine, l’adolescent au grand front, il était toujours du même avis que Pavel et le Petit-Russien.

Parfois, au lieu de Natacha, c’était Nicolas Ivanovitch qui venait de la ville. Il portait des lunettes et avait une petite barbe blonde. Originaire d’une province éloignée, il discourait avec un accent particulier et chantant, sur des thèmes très simples, sur la vie de famille, les enfants, le commerce, la police, le prix de la viande et du pain, sur ce qui est la vie de tous les jours. Et en tout il découvrait des erreurs, de la confusion, des choses stupides, amusantes parfois, mais toujours désavantageuses pour les hommes. Il semblait à la mère que Nicolas Ivanovitch était venu de loin, d’un autre royaume où l’existence était facile et honnête, et que, ici, tout lui était déplaisant. Il avait le teint jaunâtre ; de petites rides rayonnaient autour de ses yeux, sa voix était basse et ses mains toujours chaudes. Quand il saluait la mère Vlassov, il lui entourait la main de ses longs doigts vigoureux, et ce geste soulageait l’âme de Pélaguée.

Il venait encore d’autres personnes de la ville, ainsi une demoiselle à la taille élancée, aux grands yeux, au visage maigre et pâle. On l’appelait Sachenka. Il y avait quelque chose de masculin dans ses gestes et dans sa démarche ; elle fronçait ses noirs sourcils d’un air irrité ; quand elle parlait, les minces narines de son nez bien dessiné frémissaient.

Ce fut elle qui dit un jour, la première :

— Nous autres, socialistes…

Quand la mère entendit ce mot, elle regarda la jeune fille avec une terreur silencieuse.

Elle savait que les socialistes avaient tué un tsar. C’était pendant sa jeunesse ; on avait dit alors que les propriétaires fonciers, irrités contre l’empereur qui avait affranchi les serfs, avaient juré de ne pas se couper les cheveux avant qu’il fût assassiné. Aussi, elle ne pouvait pas comprendre pourquoi son fils et ses camarades s’étaient faits socialistes.

Quand tout le monde fut parti, elle demanda à Pavel :

— Pavloucha, est-ce vrai que tu es socialiste ?

— Oui, répondit-il, ferme et franc comme toujours.

La mère soupira profondément et reprit en baissant les yeux :

— Est-ce bien, mon fils ?… Car ils sont contre le tsar… ils en ont déjà tué un !

Pavel se mit à aller et venir dans la chambre en se caressant la joue, puis il dit avec un sourire :

— Nous n’avons pas besoin de cela !

Il lui parla longtemps d’un ton sérieux. Elle le considérait et réfléchissait. Puis le mot terrible se répéta de plus en plus souvent, il devint aussi familier aux oreilles de la mère qu’une foule d’autres termes incompréhensibles pour elle. Mais Sachenka ne lui plaisait pas ; quand elle était là, la mère se sentait mal à l’aise, anxieuse…

Un soir, elle dit au Petit-Russien, avec une moue de mécontentement :

— Elle est bien sévère, Sachenka ! Elle commande sans cesse : faites ceci, faites cela !

Le Petit-Russien rit bruyamment.

— C’est bien vrai ! Vous avez touché juste ! N’est-ce pas, Pavel ?

— Et, clignant de l’œil, il dit d’un ton railleur :

— La noblesse !

Pavel répliqua avec sécheresse :

— C’est une vaillante fille !

Et il prit un air maussade.

— C’est vrai aussi ! confirma le Petit-Russien. Seulement, elle ne comprend pas que c’est elle qui doit et que c’est nous qui voulons et pouvons.

La mère remarqua aussi que Sachenka était tout particulièrement sévère envers Pavel, qu’elle le réprimandait parfois. Pavel souriait, gardait le silence, et contemplait la jeune fille avec le regard adouci qu’il avait auparavant pour Natacha. Et Pélaguée n’en était pas satisfaite.

On se réunissait deux fois par semaine ; et quand la mère voyait avec quelle attention passionnée les jeunes gens écoutaient les discours de son fils et du Petit-Russien, les intéressants récits de Natacha, de Sachenka, de Nicolas Ivanovitch et des autres visiteurs de la ville, elle oubliait ses inquiétudes et, au souvenir des ennuyeux jours de sa jeunesse, hochait tristement la tête.

Souvent, la mère était surprise des accès d’une joie tumultueuse qui saisissait soudain les jeunes gens. Le fait se produisait généralement quand ils avaient lu dans les journaux des nouvelles de la classe ouvrière de l’étranger. C’était un bonheur bizarre, comme enfantin ; chacun riait d’un rire clair et gai, et frappait amicalement sur l’épaule de son voisin.

— Ils ont bien travaillé, nos camarades allemands proclamait n’importe qui, comme ivre d’extase.

— Vivent nos compagnons d’Italie ! s’écriait-on une autre fois.

Et quand ils envoyaient ces acclamations au loin aux amis inconnus, ils paraissaient certains que ceux-ci les entendaient et partageaient leur enthousiasme.

Le Petit-Russien, plein d’un amour qui embrassait tous les êtres, déclarait :

— Il faudrait leur écrire, n’est-ce pas, camarades, pour qu’ils sachent qu’ils ont, dans la Russie lointaine, des amis, des ouvriers qui professent la même religion qu’eux, des camarades qui ont le même but qu’eux et se réjouissent de leurs victoires…

Et le sourire aux lèvres, on parlait longuement des Français, des Anglais, des Suédois, comme d’êtres chers dont on partageait les bonheurs et les souffrances.

Et dans l’étroite pièce, naissait le sentiment de la parenté spirituelle, unissant les ouvriers de cette terre, dont ils étaient à la fois les maîtres et les esclaves. Cette confraternité qui leur faisait une seule âme impressionnait la mère et, quoiqu’elle lui fût inaccessible, elle se redressait sous cette force joyeuse, triomphante, enivrante et jeune, caressante et pleine d’espoirs.

— Comme vous êtes, tout de même ! dit-elle un jour au Petit-Russien. Pour vous, tous sont des camarades… les Juifs, les Arméniens et les Autrichiens… vous parlez d’eux comme si c’étaient des amis, vous vous attristez et vous vous réjouissez avec tout le monde.

— Avec tous, petite mère, avec tous ! s’exclama-t-il. Le monde est à nous ! Le monde est aux ouvriers ! Pour nous, il n’y a ni nations, ni races, il n’y a que des camarades… et des ennemis. Tous les ouvriers sont nos amis, tous les riches, tous ceux qui détiennent l’autorité sont nos ennemis. Quand on regarde la terre avec de bons yeux, quand on voit combien nous, les ouvriers, nous sommes nombreux, quelle puissance spirituelle nous représentons, on a le cœur envahi de joie et de bonheur, comme si on célébrait une fête solennelle. Et le Français, et l’Allemand éprouvent le même sentiment, et les italiens aussi se réjouissent. Nous sommes tous des enfants de la même mère, de la grande, de l’invincible fée de la fraternité des ouvriers, de tous les pays de la terre. Elle se développe, elle nous réchauffe de sa chaleur, c’est le second soleil au ciel de la justice ; et ce ciel est dans le cœur de l’ouvrier. Quel qu’il soit, quelque nom qu’il se donne, le socialiste est notre frère en esprit, toujours, maintenant et à jamais, aux siècles des siècles.

Cette exubérance enfantine, cette foi lumineuse et inébranlable se manifestaient de plus en plus souvent dans le petit groupe, avec une force croissante…

Et quand Pélaguée voyait cette joie, elle sentait instinctivement que, en vérité, quelque chose de grand et de rayonnant était né au monde, comme un soleil pareil à celui qu’elle voyait au ciel.

On chantait souvent ; on chantait gaiement et à pleine voix des chansons familières ; parfois, on en apprenait de nouvelles, mélodieuses aussi, mais sur des airs mélancoliques et étranges. Alors, on baissait la voix, les physionomies se faisaient graves, pensives, comme pour un hymne religieux. Les visages devenaient pâles, les chanteurs s’animaient et on sentait qu’une grande force se cachait dans les paroles sonores. L’une surtout de ces chansons nouvelles troublait et inquiétait la mère. Elle ne disait pas les gémissements, les perplexités de l’âme outragée qui erre solitaire dans les sentiers obscurs des incertitudes douloureuses, ni les cris de l’âme incolore et informe assaillie par la misère, abrutie par la peur. Elle ne répétait pas les soupirs languissants de l’être avide d’espace, ni les cris de défi de l’audace fougueuse prête à détruire le mal et le bien, indifféremment. L’aveugle sentiment de la vengeance et de la haine, capable de tout anéantir, impuissante à rien créer, y faisait défaut ; il n’y avait dans cette chanson aucune trace de l’ancien monde, du monde des esclaves.

Les paroles dures, la mélodie austère ne plaisaient pas à Pélaguée, mais il y avait dans cette chanson comme une force immense qui étouffait le son et les mots, éveillant dans le cœur le pressentiment de quelque chose de trop grand pour la pensée. La mère voyait ce quelque chose sur les visages, dans les yeux des jeunes gens, et, cédant à cette puissance mystérieuse, elle écoutait toujours la chanson avec une attention redoublée, avec une profonde inquiétude.

— Il serait temps de l’entonner dans la rue ! disait le sombre Vessoftchikov, aux premiers jours du printemps naissant.

Lorsque son père, une fois de plus, fut mis en prison pour vol, il déclara tranquillement :

— Maintenant, nous pourrons nous réunir chez moi…

Presque tous les soirs après le travail, l’un ou l’autre des camarades venait chez Pavel ; ils lisaient ensemble, copiaient des passages dans des brochures. Ils étaient soucieux et n’avaient plus le temps de se débarbouiller. Ils soupaient et prenaient le thé sans poser les livres ; et leurs propos devenaient de plus en plus incompréhensibles à la mère…

— Il nous faut un journal, répétait Pavel très souvent.

La vie devenait fiévreuse et agitée ; les gens couraient toujours plus rapidement de l’un à l’autre, d’un livre à l’autre, comme des abeilles qui volent de fleur en fleur.

— On commence à parler de nous, dit un soir Vessoftchikov. Probablement que nous serons bientôt pris…

— Les cailles sont faites pour être prises au filet ! fit le Petit-Russien.

Il plaisait toujours davantage à Pélaguée. Quand il l’appelait « petite mère », il lui semblait qu’une douce main d’enfant lui caressait la joue. Le dimanche, si Pavel était occupé, c’était lui qui fendait du bois ; un jour, il arriva portant une planche ; il prit la hache et remplaça adroitement une marche pourrie du perron ; une autre fois, il répara la palissade qui menaçait ruine. Tout en travaillant, il sifflait de beaux airs mélancoliques…

La mère dit un jour à Pavel :

— Si nous prenions le Petit-Russien en pension ? Ce sera plus commode pour vous, au lieu de courir sans cesse l’un chez l’autre.

— Pourquoi vous donner ce tracas ? demanda Pavel en haussant les épaules.

— Quelle idée ? Pendant toute ma vie, je me suis tourmentée sans savoir pourquoi, je puis bien faire ça pour un brave homme.

— Faites comme vous voulez ! répliqua Pavel. S’il accepte, je serai content.

Et le Petit-Russien vint habiter chez eux…