La Mère et le Fils/01

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Texte établi par Ferenczi et fils, éditeurs, L’Imprimerie de Sceaux (p. 7-14).

CHAPITRE PREMIER


I l la regardait dans sa pauvre disgrâce. Il ne recomposait pas l’étrange tableau : la dormeuse noyée dans les draps, l’aspect hanté des murs et des meubles, et, profil attentif, lui, cheveux rejetés, joue lisse, ange de quinze ans assis, dans l’ombre, au chevet d’une malade nocturne.

Dans les demi-ténèbres de la chambre où vacillait cette veilleuse posée à terre, son regard occupé détaillait inlassablement.

La tête pâle qui se renversait sur l’oreiller livrait un cou de femme que l’âge a déjà prise à la gorge, des mèches grisonnantes, des paupières foncées et chiffonnées, et ce nez de belle race et cette bouche sans couleur entre deux plis désolés.

Une main à l’abandon, petite et tachée de rousseur, montrait ses veines exagérées. Leurs mains vieillissent comme leurs visages. La trace de l’alliance ôtée, indélébile anneau, restait enfoncée dans la chair du doigt.

Le sommeil fut agité, les paupières s’ouvrirent.

— Tu es encore là ?… Pourquoi ne vas-tu pas te coucher ? Je n’ai plus besoin de rien.

— Bon !… Je vous ai réveillée ! Je ne bougeais pas, pourtant !

— Je te sens tout de même. Tu me regardes.

— Je ne vous ai jamais si bien vue ! D’habitude vous parlez, et je suis trop occupé à vous répondre.

— Pour me contredire.

— Voyons… C’est vous qui contredisez toujours !

Elle se redressa. Ses yeux étaient petits et noirs. Elle cessait, réveillée, d’être pathétique. Un énervement saccadé lui retirait de la noblesse.

— Tu trouves que c’est bien de me parler de cette façon-là ?

Il fit un mouvement brusque, mais se tut. Elle le considérait.

— À quoi penses-tu ?

— À rien.

— À rien ? Vraiment. Tu n’en as pas l’air !

— Alors à tout, si vous aimez mieux.

Un silence suivit cette insolence. Il la haïssait pour avoir posé cette question qui prétend violer le mystère de l’âme.

« J’ai le cœur un peu serré, parce que tout est si drôle. C’est comme ça depuis que je suis né. Ce doit être la faute de maman. Je l’ai toujours connue crispée et pleine de reproches. Mes frères avaient fini par me faire comprendre. Se peut-il qu’ils aient eu cette supériorité sur moi d’être nés avant moi, de m’avoir connu quand je ne savais pas encore que j’existais !

« J’ai commencé la vie par un carnaval. Il me fallait représenter Irène, morte à quinze mois, deuil impardonné. Je n’étais pas Irène. J’étais une grande déception.

« Maman ne l’a jamais admis. Elle a fait de moi le faux-semblant, le petit qu’on travestit. Mon nom de baptême, auquel je suis si bien habitué, ne m’étonne que depuis que j’ai saisi : Irénée !

« Cela n’a pas empêché mes gestes, depuis ma naissance, d’être une offense. Il y a des garçons doux comme des demoiselles. J’aurais dû en être, mais je ne suis pas doux du tout. J’étais déjà casse-cou dans mes robes de fille, avec mes longues boucles gardées jusqu’à onze ans, et d’une grossièreté dont, sans le savoir, je faisais tout de suite ma revanche. D’instinct, je n’ai pas marché dans la combinaison. Maman n’a pas eu l’enfant qu’elle voulait ni moi la mère que je voulais.

« Maintenant !… Est-ce que j’ai pour de bon, maintenant, l’absurde et terrible envie de prendre la main qui pend ? Je voudrais… Est-ce que je voudrais vraiment ?… C’est sans doute parce que je vais partir et que je ne la reverrai plus de longtemps…

« Elle s’est rendormie. Elle ne s’en apercevrait peut-être pas… Mais si je la réveille encore, elle dira : « Qu’est-ce que tu as ? » Combien de fois depuis que je suis né ? « Qu’est-ce que tu as ?… À quoi penses-tu ? » Elle ne s’est pas encore aperçue que je ne répondais jamais. »

— Eh bien !… Qu’est-ce qu’il y a encore ? Pourquoi me touches-tu ?… Toujours là ?… Mon pauvre enfant, tu ne pourrais pas aller te coucher ? C’est cruel de me réveiller tout le temps, pour une fois que je dors !

— Maman, je sais bien que c’est cruel ; mais je suis un être impossible, vous l’avez toujours dit. Avant d’aller me recoucher, je voudrais simplement vous demander quelque chose.

— Comme tu choisis bien tes heures !… Qu’est-ce que c’est ?

— Voilà. Si j’avais été d’âge à faire la guerre et si j’avais été tué, moi, au lieu de mes deux frères, m’auriez-vous un peu pleuré tout de même ?

— Quelles idées absurdes, tout à coup, et à une heure pareille. Tu aurais pu me parler d’autre chose, ou ne pas me parler du tout…

— Maman, je vous assure que c’est très important. J’ai besoin de savoir des choses. Vous n’avez plus sommeil, vous voyez, puisque vous pleurez… Ce sont mes frères que vous pleurez, je sais, et le reste vous fait mal aussi : le deuil, la ruine, la maladie, tout à la fois. Et n’avoir plus pour enfant que moi, c’est triste…

— Je te supplie d’aller te coucher ! Aurais-tu bu quelque chose ? Je ne comprends pas tes propos. Je vais appeler Hortense. C’est affreux de tourmenter une malade !

— Je suis affreux. Pourquoi vous étonnez-vous ?… Maman est-ce que c’est vrai que j’ai les mêmes yeux qu’Irène ?… Mes frères me montaient tant de bateaux, et moi je n’ai jamais aperçu qu’une fois le petit médaillon que vous cachez dans vos tiroirs. Ça vous épate, hein ? Je ne vous ai jamais parlé de ça, ni de rien, d’ailleurs ! Nous ne nous parlons que pour nous disputer. Mais vous avez dit à mes frères des tas de choses que vous ne m’avez jamais dites à moi. Pourquoi ?

— Tes frères étaient des hommes, et des hommes raisonnables.

— Pas plus que moi. Vous n’avez pas vu nos jeux à tous les trois, quand ils revenaient de leur filature pour les vacances. À cheval, par exemple, vous n’avez pas idée des bêtises qu’ils me faisaient faire ! Ça vous ne l’avez pas su ! Ils vous racontaient mes folies. Mais ils cachaient que j’étais leur pantin et que c’était eux qui m’excitaient. Je pourrais beaucoup vous parler d’eux, vous savez !

— Je ne veux pas… Je ne veux pas qu’on me parle d’eux !… Laisse-moi !… Tu me fais mal !… Tu vas me redonner une crise ! Laisse tous ces souvenirs où ils sont, mon Dieu ! Va te coucher, je t’en supplie !

— Maman, je suis gentil. Je ne suis à cheval que sur une chaise. Il n’y a pas de quoi avoir peur de moi ?

— Mais c’est horrible ! Je te dis de t’en aller !…

— Pas avant d’avoir tout dit… Maman j’en ai assez d’être un petit garçon méchant et grondé. Ça ne peut plus durer. Vous n’avez pas idée de ce qui peut passer par ma tête, de… je ne sais pas… de la rage que j’ai, de l’envie que j’ai d’être un homme. Un homme qui gagne sa vie — et la vôtre aussi, par la même occasion !

— Il est fou, il est fou ! Gagner ta vie ? Comment ? Tu n’as même pas fini tes études ! Est-ce ma faute si la guerre et les malheurs… Tes oncles…

— Ah oui !… Mes oncles ! Ils veulent me remettre au lycée le mois prochain, n’est-ce pas ? Vous croyez que je ne devine pas tout ?

— Tu pourrais les en remercier, mon petit ! Moi, je n’ai plus les moyens… Et qu’est-ce que tu veux faire dans la vie sans bachot ? Toi, surtout, qui, malheureusement, as déjà tout lu, toi, qui apprends tout si vite et sans te donner de peine !… Tu hausses les épaules ?… Je sais trop bien, hélas, que tu es né anarchiste !

— Maman, vous avez de l’amertume contre moi, je sais pourquoi. Mais moi aussi j’ai de l’amertume contre vous, et je sais aussi pourquoi… Eh bien, oui… je vous fais encore pleurer… Tant pis, après tout !

Quel brusque silence ! On n’entend plus rien que ce sanglot doux.

Au bout d’un long moment, elle put écarter ses mains de son visage.

— Va te coucher ! supplia-t-elle, accablée.

Mais elle s’aperçut qu’il chantonnait.

— Irénée !… Pendant que je pleure ?… Ah ! oui !… Tu fais un poème. Je connais ta manière… Tu m’as dit que, chaque fois que tu chantais… À cette heure-ci ?… Un poème sur quoi, ou plutôt contre qui ?… Tu m’as toujours fait peur avec tes poèmes !

— Avec quoi ne vous ai-je pas fait peur ? Les premiers vers que j’ai écrits, et qui étaient pour vous, vous ont pourtant fait pleurer autant que cette nuit.

— Parce que j’avais cru… Tu étais si petit ! Mais, depuis, ceux que j’ai vus m’ont épouvantée.

— Il ne fallait pas fouiller dans mes papiers ! C’est dégoûtant d’avoir osé faire ça ! Je vous l’ai déjà dit !

— Tu cherches encore une scène, je le vois bien. Ah ! les scènes !… les scènes !… Tu n’as donc aucune pitié dans le cœur ?… Qu’est-ce qu’il te faut donc ?… Tu veux me tuer ?…

— Il vaudrait mieux me tuer, moi. Quel débarras ! Pour une fois que je viens vous soigner, j’aggrave votre état. Je ne suis pas mes frères ! Comme ils seraient charmants pour vous, eux ! Ils sont encore charmants tout morts qu’ils sont. Mais moi !… Je ne suis là que pour vous tourmenter, d’une manière ou d’une autre. Jamais vous n’avez eu la paix. Je ne peux pas, je ne peux pas rester tranquille près de vous, vous comprenez ? Je vous ferai tout le temps, tout le temps des misères… des scènes, comme vous dites. Alors, il vaut mieux que je m’en aille. Je ne vous sers à rien, au contraire. Je mange tant ! Vous avez vos dernières petites rentes pour vivre ici, dans notre maison moisie, bien pauvrement, mais enfin… Voilà la guerre finie. L’armistice est signé… J’ai quinze ans… Je peux bien gagner ma vie. Si j’étais un ouvrier, je la gagnerais déjà de puis longtemps !

— Écoute !… Écoute !… Va me chercher Hortense !… J’étouffe !… Où est l’éther ?…

— Tenez, tenez ! Voilà l’éther. Je m’en vais. Vous allez vous porter bien tout de suite, même sans Hortense… Vous arrachez votre main ?… Je ne voulais pas vous faire du mal… Bonne nuit, maman !

Dans le couloir aux petits verres de couleur, le clair de lune intermittent plaçait des taches fantasques. Il allait vers sa chambre, mais il rebroussa chemin et descendit sans bruit l’escalier, allant du côté du parc noir ravagé d’averses.

L’attendant au bas de l’horizon, sous des amas de mauvais temps, l’aube était jaune et comme infernale.

Ici, la haie qui arrête le parc. De l’autre côté, ce sont les bois qui commencent, — leurs bois, — vendus depuis la guerre.

Ira-t-il jusqu’à la prairie (qui n’est plus à eux non plus) où ses galopades solitaires avaient lieu dans l’aurore ? Au milieu de cette prairie, quand commençaient les séances de voltige, oh ! les cris d’épouvante que poussaient François et Marcel, ces grands couards ! Mais, au fond, ça les amusait de voir Casse-Gueule, dit Irénée, faire le cirque, et rentrer après avec ses boucles dans le dos pour figurer les filles à la maison.

« Tout de même, ils avaient un certain chic, car ils ne m’ont jamais complètement vendu. On ne s’aimait pas tant que ça, pourtant ! Était-ce du chic ? À leur âge, ils avaient la responsabilité de leur petit frère, et maman les aurait blâmés de me monter la tête comme ils faisaient et de m’apprendre tout ce qu’ils n’avaient jamais osé faire eux-mêmes dans les manèges. Si maman avait su ça ! J’avoue que quelquefois, j’allais un peu loin ! Eux ils rigolaient. Et quand, sous le hangar, les jours de pluie, je faisais la roue et le saut périlleux, ou quand je sautais du premier étage, ils se gardaient bien de m’en empêcher ! Il y a eu sur ma tête bien des bosses inexplicables, et j’ai bien souvent caché mes genoux troués, par peur d’avoir des explications à donner.

« Ici… Même à moi-même je ne pourrais dire ce qu’il y avait ici de si épatant. Il ne s’y est jamais rien passé. Mais c’est à cause de la vieille statue et des arbres qui ont trop poussé. À cet endroit-là, tout ce qu’on ne voit pas, tout ce qu’on n’entend pas, tout ce qui épouvante et tout ce qu’on aime est passé par ma tête.

« M’y revoici sous cette pluie noire. Le grand cheval de plâtre, presque démoli, s’égoutte sur mon dos déjà trempé. Je n’ai jamais su le nom des arbustes qui ont envahi. En été, ils auront des petites boules blanches et molles.

« Allons ! Voilà le soleil qui crève tout, malgré la pluie. La maison va se réveiller… Oh ! ça sent si bon aussi, tout ce printemps englouti sous l’eau ! Tant pis ! Je n’aurai pas le temps d’aller revoir le reste. Et puis, je le connais par cœur.

« Heureusement que j’avais mes frusques de nuit (mes savates sont certainement fichues). Une fois changé de pied en cap, je cesserai sans doute de claquer des dents. »

Il n’avait rien, trois quarts d’heure plus tard, en route vers la gare sous un vieux parapluie, rien que vingt-cinq francs dans sa poche, gardés depuis sa fête, cadeau annuel de ses oncles, et, dans sa poche également, avec la carte de sa mère, cette lettre escamotée l’avant-veille dans le courrier, cette petite lettre bleutée sur laquelle courait, banale, une grande écriture de femme.