La Mère et le Fils/05

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Texte établi par Ferenczi et fils, éditeurs, L’Imprimerie de Sceaux (p. 56-64).

CHAPITRE V


A u premier signe du jour derrière les rideaux, il se leva sans bruit et descendit dans le parc. La mère Hortense dormait encore, et ne l’entendit pas.

Depuis trois jours qu’il était arrivé, l’insomnie le tenait comme une fièvre. Il ne sentit qu’à peine le froid de cette aube brodée de gelée blanche. Ce qu’il sentit plutôt ce fut l’annonce du printemps, exprimée par on ne sait quoi qui passait dans l’air. Les oiseaux subissaient comme lui le charme. Quelques-uns, faiblement, chantaient.

Il allait par ces paysages. Pendant que ses yeux s’amusaient à des petits détails de la nature, son âme était perdue, désolée.

Il précisait qu’entre deux herbes se balançait, menue merveille, cette toile d’araignée emperlée de gouttes, un vrai travail d’art. Mais il ne déchiffrait rien de lui-même, ne sachant que choisir dans le chaos de ses pensées. Il était malheureux, rien de plus. Malheureux et rebelle.

Continuer longtemps à vivre caché dans la maison, à contempler pendant des heures le spectacle hallucinant de sa mère détruite ? L’argent qu’il avait gagné ne durerait pas plus de quelques mois. Il deviendrait bientôt la bouche inutile, l’intrus regardé de travers par la vieille servante désobligée. Elle le vendrait. Ses oncles viendraient le prendre. L’un d’eux était son tuteur. Il avait le droit de le remettre au lycée ou de le garder dans son château, jeune bête capturée qui rugit en cage.

Une force formidable d’action grondait en lui. L’inconnu s’ouvrait devant son indépendance frémissante. Pendant un instant, il goûta la joie forcenée de se sentir si jeune, ridiculement jeune, et si seul, désespérément seul.

Il s’aperçut que, traversant la prairie, il serrait les poings.

Il vit de loin que la maison avait ouvert les yeux. Les Persiennes de maman, les volets de la cuisine étaient poussés. Hortense était levée. « Je vais me faire pincer par quelque paysan !… pensa-t-il. Si quelqu’un me voit, je suis perdu. »

Là-dessus il se mit à courir, léger comme un tout petit garçon, refrénant son envie de faire la roue. Il savait où se cacher. C’était dans le fourré sauvage où le vieux cheval de plâtre, debout sur son socle, piaffait, levant haut l’une de ses jambes de devant à moitié démolie. Il avait dû jadis être monté par un cavalier de plâtre comme lui, disparu sans qu’on sût pourquoi.

Irénée, blotti, laissa le vieil enchantement agir. Ce fut dans ce coin, ce refuge de toutes ses rêveries enfantines, que, brusquement, il fit face à l’avenir comme on regarderait un ennemi dans les yeux. Il traduisit la scène muette par un mot bien simple :

— Maintenant, il faut que je me débrouille !

Et, soudain, cette petite question le foudroya :

— Et maman ?

L’abandonner à ses oncles avares, au bon vouloir de la mère Hortense qui, lorsque les deux grippe-sous s’aviseraient de réduire encore les dépenses, ce qui ne manquerait pas d’arriver, quitterait son vieux nourrisson pour aller tout droit se placer chez le maire ? Qu’est-ce qu’on en ferait alors ? Dans quel asile innommable irait-elle échouer, pauvre innocente ?

Il sentit à quel point elle était orpheline. Orpheline de ses deux fils tués à la guerre, qui l’eussent prise chez eux et soignée, orpheline aussi de son intelligence sombrée.

Un étrange sentiment lui naissait, continuant des impressions précédentes, celui d’être le frère aîné, le seul soutien d’une espèce de toute petite fille.

Comment la défendre ?

« Ce n’est pas en restant assis au bout de son lit jour et nuit, certainement ! Du reste, j’ai déjà compris que cette phase-là, d’aucune façon, ne pouvait se prolonger. Alors ?… »

Appuyé contre le vieux cheval verdi, longtemps, il resta sur ce mot :

— Alors ?

Dans son angoisse, il arrachait sans le savoir, le long du socle envahi, de petits morceaux de mousse, et les tordait dans ses doigts tourmentés. Sa propre haleine apparaissait à chaque respiration, dans l’air froid, sous forme de légère vapeur, témoin de la vie brûlante qui chauffe au dedans de nous. Un peu de soleil traversait la brume. Les clinquants de l’hiver finissant scintillaient gaiement partout.

Une envie furieuse d’être heureux souleva la poitrine du jeune garçon. Pourquoi, quelquefois, a-t-on de ces bondissements devant les misères de la vie, puisqu’il est impossible d’en rejeter l’exaspérant fardeau ?

Il baissa la tête, écrasé. Son regard tomba sur ses mains qui, toujours déchiraient des bouts de mousse. Elles étaient bleues de froid.

— Voilà !… pensa-t-il amèrement. Je vais aller me réchauffer les doigts au fourneau d’Hortense. C’est un bonheur, ça, n’est-ce pas ? C’est bien une petite chose qui me fera un peu plaisir ?

Comme il apparaissait à la porte de la cuisine :

— Enfin, vous voilà, M’sieu Irénée ! J’ai une dépêche de nos Messieurs. Ils arrivent cet après-midi. J’aurais pas dû vous le dire, mais vous m’avez fait une douceur, ces jours. Je vous devais bien la pareille. Si vous ne voulez pas les voir, ma foi, ni vu ni connu. Je dirai que je ne sais pas où vous êtes passé.

« Elle m’a vendu !… devina-t-il, mais elle a la loyauté de me prévenir. Comme j’ai bien fait de lui donner ces cent francs ! »

— Écoutez-moi bien, Hortense. Voilà mon dernier repas ici. Vous me donnerez, en plus, un bon morceau de pain pour manger dans le train. J’ai une place à Paris, dans un bureau. Je gagne assez bien ma vie. Tous les mois, je vous enverrai de l’argent pour maman. Vous ne le direz pas à mes oncles et vous continuerez à la soigner ici, chez elle. Il y aura cinquante francs spécialement destinés à payer votre nièce pour l’heure qu’elle passe à son chevet pendant que vous faites les courses. Je ne veux pas qu’elle reste seule une minute. Vous aurez mon adresse poste restante. Vous me donnerez de temps en temps des nouvelles. Moi, je viendrai quand je pourrai, en cachette, pour voir si tout va bien.

Il sortit de sa poche quatre billets de cent francs.

— Voilà, mère Hortense. Prenez ! C’est pour maman et vous, en attendant que j’en renvoie d’autres.

Sans s’attarder à ce qu’elle répondait, il retourna vers sa mère. Elle était éveillée, les yeux dans le vide. Il se pressa pour l’embrasser, ayant hâte d’être loin. Il y eut une espèce de mépris, de la rancune et de la pitié dans son baiser. Les deux joues molles cédèrent tout à tour sous ses lèvres. Il s’en allait vite. Et revint d’un pas bien brusque pour embrasser aussi le front pâle entre les deux bandeaux gris, achevés en nattes sur les épaules. Et, comme il se redressait pour serrer les mains de la mère Hortense qu’il avait oubliée, il vit qu’avec le coin de son tablier bleu, silencieuse, celle-ci s’essuyait les yeux.

— Tiens ! Jules !… cria la concierge. Par exemple !

Et déjà, dans ses yeux excités, tous les potins de l’immeuble s’annonçaient.

— Madame ?… demanda-t-il vite. Elle est ici ?… Elle m’a remplacé ?…

— C’est-il que vous voulez rentrer ? Je vous croyais retourné au pays ?

— Oui, j’y suis retourné. Mais j’ai pu arranger les affaires, et je reviens. Y a-t-il cinq jours que je suis parti ?

— Je ne sais pas, mais je sais que vous êtes remplacé. Oui, et par quelque chose de propre ! Un Annamite, qu’ils appellent ça. C’est une andouille de Chinois qui a l’air d’un singe et qui fait tourner les sangs au monde. Mais il paraît que ça sait très bien servir, ces Peaux-Rouges-là !

— Ah !… faisait-il, ah !… car il était tout de même assez consterné.

— Et Albertine ?… demanda-t-il enfin. Comment va-t-elle ?

Un instant après, assis en face de la concierge, un verre à la main, il se remettait dans le rythme de la domesticité.

Quand il eut pris connaissance de cette petite chambre, dans ce petit hôtel, il s’en fut dîner dans un restaurant de chauffeurs qu’il connaissait, l’un de ces réduits pour gros peuple où s’affirme le raffinement de la gourmandise française, là où les étrangers, mieux que dans les cabarets à la mode, pourraient apprendre à quel point notre race a le bec fin, comme on dit.

Après ce dîner dans ce coin, ne sachant que faire, entraîné à l’insomnie, labouré par ses pensées, il erra dans les rues. L’idée lui vint d’aller voir Albertine. Mais elle devait être déjà sortie, enfouie dans les ombres de quelque cinéma, son amour à ses côtés. « Si je savais dans lequel, je la rejoindrais. Je saurais par elle s’il y a quelque espoir de reprendre ma place. »

Ses pas hésitaient le long de l’asphalte, sous les trente-six chandelles de Paris nocturne. Alors il renoua le fil du rêve interrompu le matin, dans le parc, au pied du cheval de plâtre.

« Nous prenons un taxi. Elle a sa belle fourrure. Nous allons entendre jouer… Nous allons entendre jouer… Qu’est-ce que nous allons entendre jouer ? Ça lui fait plaisir. Elle me regarde d’un petit air aimable… »

Voilà. Ses yeux qui rêvaient se relevèrent.

Dans la vaste avenue noire qu’il suivait au hasard, un flamboiement rouge venait de l’arrêter. Aller au cirque, comme cela tout seul ? Pourquoi pas ?

— Allons !… pensa-t-il en entrant, un peu honteux. Nous devions aller au concert, mais, ce soir, c’est elle qui se sacrifie pour moi…

Le spectacle était commencé depuis un long moment. Lorsque enfin il eut gagné sa place, tout en haut, une femme habillée en Japonaise se promenait sur la corde raide, une ombrelle à la main.

Avec des narines d’enfant, il huma la délicieuse odeur des cirques, où domine la sueur de cheval unie à quelque sauvage relent de ménagerie. L’orchestre sautillant animait la danseuse aérienne. Le public, mille petites faces roses dans une immensité toute bleue, les lumières en rond, les gréements compliqués tombant de haut, le velours des loges, les garçons en livrée groupés près du rideau mystérieux par lequel entrent et sortent les numéros, tout concordait à créer l’atmosphère enivrante qui, dans les cervelles du bas âge, demeure la merveille des merveilles.

Un élan soulevait maintenant Irénée Derbos, exactement pareil à ceux qu’il avait eus au temps de ses grosses boucles. Entrer par ces rideaux dans la piste, apparaître en costume scintillant, saluer, commencer quelque tour étourdissant… Quelle vie ! Quelle belle vie ! « J’espère bien qu’il va y avoir des chevaux… », se dit-il.

Après l’entr’acte, il y eut des chevaux, certes ! C’était la pièce de résistance, l’attraction pour laquelle le cirque, tout à coup, achevait de se remplir.

L’adolescent lut par-dessus l’épaule de quelqu’un sur le programme : Johny John et ses chevaux sauvages. Scènes de la vie des Cow-Boys.

Un frisson d’attente courut. La musique de l’orchestre changea. Les rideaux s’écartèrent. Sur un petit cheval furieux bondit jusqu’au milieu de la piste un gaillard assez gros, en costume du Texas, large feutre gris, foulard, rouge, pantalon de cuir frangé de lanières. Derrière lui parut un second cavalier maigre et noir. Le premier mit pied à terre, développa son lasso. Le numéro sensationnel était commencé.

Les jeux du lasso se continuèrent, sans musique, par une scène qui fit crier les femmes et se lever en désordre tout le premier rang. Amené sur la piste, attaché au pourtour, un cheval sauvage devait être sellé par le cavalier maigre, tandis que le gros, remonté sur sa bête, excitait du geste et de la voix son malheureux compagnon.

Chaque fois que celui-ci, la lourde selle aux mains, s’approchait du cheval, le cheval, dressé tout debout, puis ruant, poussant ces cris de fauve que les chevaux ne jettent que dans la terreur ou la fureur, faisait voler en l’air, tout à tour, la selle et l’homme. Roulé, frappé, piétiné par les sabots, l’homme se relevait et recommençait sa tentative impossible, au milieu des clameurs du public.

Pas un instant le cheval ne cessait de se démener, cabré à se renverser, ou bien la tête entre les jambes de devant, envoyant des coups de tous les côtés ; et pas un instant il ne cessait de crier.

L’autre gros, sur sa monture, galopait en tous sens et hurlait des encouragements.

Au bout de dix minutes d’une si effrayante bataille, la selle mexicaine était enfin sur le dos de l’énergumène. Le misérable garçon l’enfourchait, et dans un galop chaotique, mêlé de bonds, de ruades et de hennissements déchirants, disparaissait par les rideaux écartés, alors que le gros tirait une succession de coups de revolver.

Dans son enthousiasme, Irénée se leva, sans curiosité pour la suite du programme, et descendit quatre à quatre les escaliers. Il voulait voir de près, si c’était possible, ces gens-là, ces chevaux-là. C’était la première fois qu’il n’y avait pas près de lui quelqu’un pour lui demander de rester tranquillement à sa place.

Du côté des écuries où il pénétra sans rien demander à personne, il aperçut l’un des cow-boys, le gros, parlant avec un visiteur, en un anglais sauvage, non sans avoir l’air de se moquer du monde, et, du reste, ne cessant pas de mâcher un de ces bonbons de résine qui ne s’avalent pas.

La sueur coulait sur ses tempes. Il avait ôté son large feutre, et ses petites boucles étaient rondes comme des raisins noirs. Des yeux trop clairs, pleins d’alcool, une longue face rasée, un menton violent, une bouche mince aux dents gâtées, tous ses traits marquaient l’énergie brutale avec on ne sait quoi de parfaitement candide. Très grand, le ventre déjà proéminent, il était encore tout essoufflé.

Déconcerté par son parler, le visiteur, quelque journaliste, s’éloigna vite. Irénée fut heureux de savoir parler l’anglais. Il l’aborda de front :

What a splendid performance !… s’écria-t-il avec chaleur.

L’autre le dévisagea, mais sans lui répondre.

— Je suis cavalier, continua puérilement Irénée, toujours en anglais.

Le cow-boy nasilla. Le slang américain, qui était la seule langue qu’il parlât, fût à peine compréhensible.

— Je veux quelqu’un qui me fasse boire, maintenant !… dit-il. Je m’ennuie. Je voudrais aussi être aimé par une femme, ce soir.

— Je peux toujours vous offrir à boire !… répondit Irénée, les yeux brillants.

Et, sans plus de façons :

— Alors, allons dehors… Il y a le nécessaire à côté, dans la rue. Vous me ferez boire, et moi je vous ferai boire, chacun son tour.

Let us go ! … dit Irénée, sans hésiter.

Son impulsion naturelle, pour une fois, était immédiatement satisfaite. En pénétrant chez le marchand de vins qui saluait Johny John comme un habitué, le cœur battant, il sentit que, ce soir, contre toute attente, il allait s’amuser formidablement.