La Méthode expérimentale et la Physiologie à propos des travaux récens de M. Claude Bernard

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LA
METHODE EXPERIMENTALE
DE LA PHYSIOLOGIE

Introduction à la Médecine expérimentale, par M. Claude Bernard ; Paris 1805.

La civilisation, comme tout ce qui est humain, a dû passer successivement par deux états différens : elle a été d’abord instinctive et spontanée, puis réfléchie et raisonnée. Les hommes ont commencé par améliorer leur situation sur la terre, soit par un instinct plus ou moins semblable à celui des animaux, soit par une sorte de tâtonnement empirique, se développant au jour le jour, en raison des circonstances et des besoins : c’est ainsi que se formèrent les premières industries et les premières sociétés ; puis un premier degré de réflexion survint. La religion, la philosophie, la poésie, contribuèrent à perfectionner les mœurs et les lois, mais toujours d’une manière spontanée, sans que l’on s’aperçût encore que l’homme peut par la science se rendre maître de la nature et de la société elle-même, et donner à ses progrès une direction choisie et voulue. Cette grande idée, l’idée de la civilisation par la science, ne date guère que du XVIe siècle ; elle a eu pour principal organe l’illustre Bacon, dont elle est la gloire. Bacon l’a résumée dans cet aphorisme célèbre : homo minister et interpres naturœ ; quantum scit, tantum potest ; il semble avoir prévu avec une perspicacité merveilleuse la société moderne, la nature vaincue par la science, l’industrie affranchie des tâtonnemens lents et incertains de l’empirisme, puisant dans les principes généraux établis par les savans de certaines et innombrables applications.

Si l’on voulait transporter cette vue dans une autre sphère, on pourrait dire que la philosophie du XVIIIe siècle a essayé d’appliquer la même idée au gouvernement et au perfectionnement des sociétés, La révolution française a été une expérience tentée pour construire un état conformément aux lois de la raison. On peut trouver que cette expérience n’a pas été d’abord très heureuse, car il n’est pas aussi facile d’expérimenter sur les sociétés vivantes que sur les corps bruts. Toujours est-il que le fait le plus remarquable de la société contemporaine est précisément cette application de la science aux destinées humaines. A la politique la société a pris le principe de la division des pouvoirs, à l’économie politique celui de la liberté du commerce, à la philosophie celui de l’égalité des droits, tout comme l’industrie empruntait aux sciences physiques et chimiques le principe de l’élasticité de la vapeur, le principe de la communication de l’électricité dans un courant magnétique, ou enfin le principe de l’action chimique de la lumière. Ainsi la science tend à gouverner la société comme elle gouverne la nature, mais d’une manière bien plus incertaine, les faits étant infiniment plus nombreux et plus compliqués.

Or ce qui caractérise la science, c’est la méthode : c’est par la précision et la rigueur des méthodes que la science se distingue de la poésie, de la littérature, de la religion, de l’inspiration enfin et du sentiment ; c’est par la diversité des méthodes autant que des objets que les sciences se distinguent les unes des autres. C’est par la méthode que la science réalise ce qui paraît impossible à l’ignorance étonnée. Par elle, l’esprit découvre une planète que les sens n’ont jamais vue ; par elle, il explique une langue qu’aucun homme ne comprenait plus ; il déchiffre des caractères mystérieux dont le secret était perdu ; il pénètre bien au-delà des époques historiques, et, en l’absence de tout témoignage direct, jusqu’aux origines de la civilisation indo-européenne ; il calcule enfin ce qui paraît échapper à toute prise, le hasard et l’infini. Ainsi la méthode est l’âme de la science, comme la science est l’âme de la civilisation.

Rien n’est donc plus intéressant, non-seulement pour les philosophes et pour les savans, mais pour tous les esprits éclairés, que de voir un des maîtres de la science nous exposer les principes de sa méthode, les éclairer par de nombreux exemples empruntés à son expérience personnelle, nous faire assister avec ingénuité à toutes les opérations de son esprit, nous apprendre comment les erreurs mêmes peuvent être profitables et instructives, à quel prix enfin se font les découvertes et les solides progrès. S’il s’agit surtout d’une science toute jeune, et qui commence à peine à se constituer en science positive, de la science la plus complexe et la plus délicate d’entre les sciences physiques, de celle qui nous touche de plus près, puisque par un côté elle confine à la médecine, par l’autre à la psychologie et à la morale, on attachera plus d’importance encore à cette entreprise. Tel a été l’objet que s’est proposé notre illustre physiologiste M. Claude Bernard dans son Introduction à la médecine expérimentale, dont les lecteurs de la Revue ont eu les prémices, et qui est une sorte de manuel de logique physiologique.

L’intérêt d’un tel livre est dans ce sentiment précis et vivant de la réalité, qui ne se rencontrera jamais dans les traités de pure logique. Celui qui manie l’instrument peut mieux que personne nous en faire connaître les avantages et les inconvéniens : seul, il sait les difficultés qu’il rencontre et les moyens de les éluder, ou, ce qui vaut mieux encore, de les tourner à son profit. Sans une connaissance exacte et précise des sciences, la théorie des méthodes se perdra toujours en vagues et arides généralités. Sans doute, lorsqu’il s’agit de la théorie abstraite de l’induction ou de la déduction, la philosophie est sur son propre terrain, et elle seule peut accomplir cette œuvre difficile ; mais lorsque, passant du sujet à l’objet, elle cherche à quelles règles ces procédés doivent obéir pour discerner la vérité dans telle ou telle science, quels sont en mathématiques les principes de la méthode analytique, en physique ceux de la méthode expérimentale, la philosophie ne peut plus alors se passer du concours des sciences, et, sur ce terrain pratique, les savans seront nécessairement les meilleurs logiciens.

Au reste, ce n’est pas la première fois qu’on a vu un savant s’interroger avec curiosité sur les principes de la méthode, et on pourrait faire une curieuse histoire de la logique composée presque exclusivement des ouvrages des savans. Il est inutile de mentionner les livres si connus de Descartes[1], de Pascal[2], de Newton[3] ; mais je rappellerai quelques ouvrages du XVIIIe siècle peu lus aujourd’hui, et où nos logiciens pourront trouver des détails intéressais : par exemple la Logique[4] de Mariotte, le célèbre et ingénieux physicien, le premier ouvrage français de ce genre où la méthode expérimentale ait pris la place qui lui appartient (encore n’y est-elle pas très nettement distinguée de la méthode géométrique) ; le Traité de l’expérience, du docteur Zimmermann, célèbre médecin du XVIIIe siècle, né en Suisse et connu surtout par son beau livre sur la Solitude, l’Essai sur l’art d’observer, de Jean Sénebier, ministre protestant de Genève, traducteur de Spallanzani, et lui-même naturaliste distingué de cette grande école de Genève qui a produit les Réaumur, les Trembley, les Bonnet, les de Saussure, les de Candolle et tant d’autres hommes supérieurs ; les Fragmens de Lesage, de Genève[5], personnage original, doué d’un esprit méditatif et profond, connu surtout comme l’auteur d’une hypothèse sur la cause mécanique de la gravitation ; enfin le Discours sur l’étude de la philosophie naturelle, de W. Herschell, fils de l’illustre astronome, et lui-même savant distingué, ouvrage qui est en quelque sorte une édition nouvelle du Novum organum, accommodé à l’état de nos connaissances et renouvelé par des exemples plus récens. Je ne cite d’ailleurs que les traités de méthodologie composés par les savans, car si je voulais parler des philosophes, cette énumération serait interminable. L’Angleterre et l’Écosse en particulier, même de nos jours, se sont signalées dans ces recherches. Dugald Stewart dans ses Elémens de la philosophie de l’esprit humain, M. le docteur Whewell dans son Histoire des sciences inductives, M. Mill dans sa Logique, beaucoup d’autres moins connus ont traite des méthodes avec une abondance de vues et de faits qui ne laisse rien à désirer ; mais nous tenons surtout à indiquer la tradition logique parmi les savans et non parmi les philosophes.

De nos jours et parmi nous, les plus illustres savans ont continué à suivre cette tradition, soit dans quelques parties de leurs œuvres, soit dans des traités spéciaux. Pour les méthodes mathématiques par exemple, on lira avec un grand intérêt la préface de M. Chasles à son Traité de géométrie supérieure, on consultera surtout un profond et éminent travail de M. Duhamel sur la Méthode dans les sciences de raisonnement, œuvre d’un esprit serré et philosophique auquel je ne reprocherai qu’une chose : c’est de trop dédaigner les philosophes, car il pourrait retrouver parmi eux beaucoup de ses propres idées. Pour les sciences naturelles et zoologiques, je rappellerai la préface du Règne animal, de George Cuvier, et la Philosophie zoologique, de Geoffroy Saint-Hilaire, dans laquelle ce grand savant défend contre son illustre rival sa méthode de comparaison analogique. En chimie, sans remonter jusqu’à Lavoisier, dont la préface si souvent citée rend hommage à l’influence heureuse de la logique de Condillac sur son esprit, on trouvera encore chez les chimistes de nos jours de remarquables travaux de méthodologie scientifique. M. Chevreul, par exemple, a consacré un ouvrage à la question de la méthode ; M. Dumas, dans sa Philosophie chimique, a jeté çà et là sur ce sujet quelques vues précises et pénétrantes ; M. Berthelot enfin, dans une remarquable introduction à sa Chimie organique, a largement développé le rôle de l’analyse et de la synthèse, en insistant particulièrement sur les progrès qu’il a fait faire lui-même à la méthode synthétique.

Ainsi l’on voit tous les grands savans, à toutes les époques, se plaire à recueillir leurs idées sur les opérations de leur esprit, à expliquer les procédés qui leur ont réussi, à en donner les exemples et les règles. Par une étude approfondie de ces divers travaux, le philosophe réussirait à se former ce que j’appellerais volontiers la psychologie de l’esprit scientifique. On arriverait ainsi à comprendre ce que c’est que l’esprit du savant, de quel point de vue il considère les choses, comment il associe les idées, comment il passe du connu à l’inconnu, comment il se trompe, comment il se corrige, comment il invente, et on pourrait tirer de là de grandes conséquences pour l’éducation même de l’esprit humain ; mais laissons là ces vues ambitieuses, et bornons-nous, quant à présent, à bien faire connaître le livre que nous avons sous les yeux, et qui vient enrichir d’une œuvre nouvelle cette histoire de la logique faite par les savans dont nous avons esquissé quelques traits.


I

Commençons par une petite querelle : c’est à propos du chancelier Bacon, notre maître à tous, mais dont le nom a toujours été et est encore une pomme de discorde entre les savans et les philosophes. L’auteur, sans contredit, parle très-noblement de la philosophie, et il ajoute qu’il aime beaucoup les philosophes. Je lui répondrai que, pour ma part, j’aime infiniment les savans ; mais enfin il faut reconnaître que, tout en s’aimant beaucoup, philosophes et savans sont assez disposés à prendre leurs avantages un peu aux dépens les uns des autres. Les philosophes ont longtemps essayé, selon l’expression de M. Claude Bernard, « de régenter dogmatiquement » les sciences. Ils ont eu tort, et ce n’est plus le temps aujourd’hui de régenter personne ; mais ce n’est pas une raison pour méconnaître ou trop affaiblir la part qu’ils ont pu avoir dans l’avancement des sciences. Celle de Bacon me paraît considérable, et un peu trop réduite ici par notre savant physiologiste : qu’il nous soit donc permis de dire en quelques pages, ou plutôt de répéter après M. de Rémusat[6], tout ce qui peut être allégué en faveur de l’illustre auteur de l’Instauratio magna. Venons d’abord aux critiques. Bacon, nous dit-on, n’a pas fait d’expériences, ou en a fait de mauvaises. Cela prouve tout simplement qu’il faut distinguer la théorie de la pratique. Autre chose est trouver les principes, autre chose donner les applications. M. Claude Bernard, dans son livre, propose de fonder une médecine vraiment scientifique sur la physiologie expérimentale. Fort bien ; mais pratique-t-il lui-même cette médecine ? s’en sert-il pour soigner et guérir les malades ? Non sans doute, il a autre chose à faire : à lui la théorie et la science, à d’autres l’application de ses idées. Pourquoi cette distinction de la théorie et de la pratique, que le savant fait tous les jours pour son propre compte, pourquoi ne l’applique-t-il pas au logicien, qui, lui aussi, n’est qu’un théoricien ? Galilée, nous dit-on, faisait des expériences pendant que Bacon se contentait de dire qu’il en fallait faire ; le premier fondait cette science, que le second ne faisait qu’annoncer. Mais pourquoi deux hommes de génie n’auraient-ils pas à la fois la même idée, l’un en pratique, l’autre en théorie ? Et en quoi la gloire de Galilée contredit-elle celle de Bacon ? N’est-ce pas d’ailleurs un vrai trait de génie de la part de celui-ci d’avoir deviné que cette méthode toute neuve et à peine éprouvée était le renouvellement de la science et de l’esprit humain ? Descartes sans doute était un homme de génie plus inventeur que Bacon ; il lui est passablement postérieur ; il a certainement connu les expériences de Galilée et même de Torricelli et d’autres encore ; il en a fait lui-même. Et cependant il n’a pas deviné la révolution faite par ces grands expérimentateurs. Il a continué à voir dans la méthode expérimentale une méthode subalterne et d’une importance secondaire. Il n’était donc pas si facile d’avoir l’idée de Bacon, même en ayant sous les yeux plus d’exemples qu’il n’en avait eu. On est frappé de la même vue en lisant les écrits des savans et des logiciens au XVIIe siècle, Newton excepté. En veut-on un exemple bien frappant ? Pascal a fait lui-même de grandes expériences et associé son nom à celui de Torricelli dans la théorie de la pesanteur de l’air. Eh bien ! il nous a laissé quelques fragmens de logique’ : de quoi traitent-ils ? De la méthode géométrique ; pas un mot sur la méthode expérimentale. Dans Leibniz, qui est si ouvert à toutes choses et presque d’un siècle postérieur à Bacon, la méthode expérimentale est à peine indiquée et comme noyée dans l’ensemble des procédés recommandés par les logiciens. Quant à Galilée, est-il bien certain qu’il ait eu lui-même l’idée claire de la révolution scientifique qu’il accomplissait, et n’attachait-il pas beaucoup plus d’importance à la démonstration géométrique de la rotation de la terre qu’à ses expériences sur la chute des corps ?

M. Claude Bernard nous dit que les préceptes de Bacon sont absolument inapplicables aujourd’hui ; mais il serait étrange qu’il en fût autrement. Comment ! depuis trois siècles que l’on pratique la méthode baconienne, on ne l’aurait point perfectionnée, simplifiée, facilitée ! Ce serait la seule machine que les âges auraient laissée dans l’état où l’ont mise ses premiers inventeurs. Pour ma part, en comparant le Novum organum aux méthodes modernes, je suis beaucoup moins frappé de ce qu’il y a de suranné que de ce qu’on y trouve au contraire de neuf, de vivant, d’applicable encore. Entrer dans trop de détails serait trop nous éloigner de notre sujet ; cependant je ne puis m’empêcher de citer quelques exemples qui nous ramèneront d’ailleurs aux idées mêmes de M. Claude Bernard.

Dans cette longue énumération que nous donne Bacon des diverses espèces de faits, que l’on peut trouver longue sans doute, mais qui est semée des vues les plus pénétrantes, il en est un certain nombre qui méritent particulièrement considération, par exemple les faits fortuits. Bacon a parfaitement vu et signalé l’importance d’un fait qui se présente accidentellement à l’observateur, et qui est comme la première piste que la sagacité du savant doit savoir poursuivre. Or que nous dit M. Claude Bernard ? Précisément que toute recherche expérimentale a la plupart du temps pourpoint de départ une observation fortuite. On sait que c’est en laissant tomber par terre un minéral, qui se brisa, que l’abbé Haüy découvrit la propriété du clivage chez les minéraux, d’où il déduisit toutes les lois de la cristallographie. Malus, en regardant par hasard au travers d’une fenêtre du Luxembourg un morceau de spath d’Islande, fut conduit à la découverte de la polarisation de la lumière.

Rien de plus ingénieux que ce que Bacon nous dit des faits cruciaux ou expériences cruciales. Ces expériences sont les expériences décisives, qui tranchent le débat entre deux hypothèses, ou qui établissent d’une manière définitive une vérité contestée. La découverte des interférences lumineuses fut l’expérience cruciale qui trancha la question entre l’hypothèse de Descartes et celle de Newton sur la nature de la lumière. L’expérience de M. Claude Bernard faisant voir qu’il y a plus de sucre dans les vaisseaux qui sortent du foie que dans ceux qui y conduisent est une expérience cruciale qui démontra contre toute objection que le foie sécrète du sucre.

Quoi de plus ingénieux que ce que Bacon nous dit des faits clandestins, qui sont ceux, dit-il, où la nature cherchée se trouve dans son état le plus faible et le plus imparfait ? Il donne lui-même pour exemple la cohésion des fluides, qui est le premier degré de la consistance et de la solidité. On peut citer encore les faits de l’embryologie, qui sont les faits clandestins de la physiologie. Puis viennent les faits limitrophes, qui sont sur les confins de deux classes de phénomènes, et servent de passage de l’un à l’autre. On sait l’importance qu’ont prise les faits limitrophes en anatomie comparée. Toute l’école de M. Darwin est aujourd’hui à la poursuite des faits limitrophes.

Quant aux règles que donne Bacon sur l’art de faire des expériences, elles sont loin d’être aujourd’hui aussi surannées que le dit M. Claude Bernard, et je les retrouve à peine modifiées dans son livre même. Par exemple j’y lis : « Pour conclure avec certitude qu’une condition donnée est la cause prochaine d’un phénomène, il ne suffit pas d’avoir prouvé que cette condition précède ou accompagne toujours le phénomène ; mais il faut établir encore que, cette condition étant supprimée, le phénomène ne se montrera plus. » N’est-ce pas là une des maximes capitales de Bacon ? N’est-ce pas lui qui a conseillé de renverser l’expérience, c’est-à-dire précisément de supprimer la cause supposée, afin de voir si le phénomène aura lieu encore ? N’est-ce pas lui qui, dans ses tables d’absence, conseille d’enregistrer les faits négatifs, comme contrôle et contre-épreuve des faits positifs ?

Rappelons encore la règle de Bacon sur la production ou le prolongement[7] de l’expérience, dont on peut citer des exemples importans dans la science moderne. C’est en prolongeant l’expérience que M. Regnault a démontré que la loi de Mariotte n’est applicable à la dilatation des gaz que jusqu’à un certain degré : Mariotte s’était arrêté trop tôt. C’est aussi en prolongeant l’expérience que M. Claude Bernard a montré que c’est un préjugé de croire que le crapaud ne s’empoisonne pas de son propre venin : la vérité est qu’il lui faut une plus forte dose ; ceux qui avaient fait l’expérience avaient négligé de la pousser assez loin.

Je ne veux pas prolonger ce débat, qui après tout ne se présente ici qu’incidemment, et je sais que M. Claude Bernard, dont l’esprit est très bien fait, et qui tient beaucoup moins à ses opinions qu’à ses découvertes, fera volontiers toutes les concessions. Un peu plus, un peu moins de mérite accordé à Bacon n’est pas pour lui une affaire. Ce sont les choses et non pas les livres qui l’intéressent. Il ne faut pas oublier toutefois qu’il y a ici un peu plus qu’une question d’histoire. C’est la question même de l’esprit philosophique qui est en jeu. Il s’agit de savoir si le philosophe n’est jamais que la mouche du coche, résumant sous une forme vague et abstraite les solides découvertes des savans, ou s’il est, non pas sans doute un révélateur tombé du ciel sans précédens et sans contemporains, mais au moins un précurseur anticipant sur l’avenir, et généralisant d’avance ce que la science positive réalisera et démontrera.

Quoi qu’il en soit, il est un point où M. Claude Bernard se sépare de Bacon, et je crois qu’il a raison : c’est sur l’emploi des hypothèses dans la science. C’est là une des vues les plus intéressantes de son livre, et il importe d’y insister. On sait combien le XVIIIe siècle s’est élevé contre l’usage des hypothèses ; on sait que dans l’école de Bacon il n’y avait en quelque sorte qu’un cri contre ce genre de procédés. On répétait sans cesse sous mille formes le célèbre mot de Newton : hypothèses non fingo, je ne fais point d’hypothèses. Voici au contraire aujourd’hui le savant le plus positif, le plus circonspect, le plus fidèle à la méthode expérimentale, qui nous déclare que non-seulement l’hypothèse est légitime dans les sciences, mais qu’elle y est absolument nécessaire, que l’expérience est impuissante et inféconde, si elle n’est pas stimulée et guidée par une anticipation de l’esprit, que faire des expériences et sans idée et sans théorie anticipée, c’est faire des expériences à l’aventure, sans savoir pourquoi. Assurément il faut observer les faits sans idée préconçue, autrement on ne verrait que ce qu’on voudrait voir ; mais cette première observation, dégagée de l’hypothèse, suggère elle-même une hypothèse, et c’est cette hypothèse qui provoque l’expérience et qui la conduit. En un mot, le fait suggère l’idée, l’idée suggère l’expérience, et l’expérience juge l’idée : voilà l’ordre logique et naturel des opérations scientifiques. Si l’hypothèse précède l’observation, celle-ci risque d’être fausse et infidèle ; si elle ne la suit pas, elle est stérile.

Quant à l’idée elle-même, comment vient-elle à naître dans l’esprit ? C’est ici que les règles sont insuffisantes, et qu’il faut avoir recours à la spontanéité de l’esprit. M. Claude Bernard nous décrit avec vivacité, et avec toute l’autorité de l’expérience personnelle, cette remarquable vertu de l’invention scientifique, supérieure à toutes les méthodes et à toutes les règles. « Il n’y a pas de règles à fixer, nous dit-il, pour faire naître à propos d’une observation donnée une idée juste et féconde : cette idée une fois émise, on peut la soumettre à des préceptes et à des règles ; mais son apparition a été toute spontanée, et sa nature est tout individuelle. C’est un sentiment particulier, un quid proprium qui constitue l’originalité, l’invention ou le génie de chacun. Il est des faits qui ne disent rien à l’esprit du plus grand nombre, tandis qu’ils sont lumineux pour d’autres. Il arrive même qu’un fait ou une observation reste longtemps devant les yeux d’un savant sans lui rien inspirer ; puis tout à coup vient un trait de lumière. — L’idée neuve apparaît avec la rapidité de l’éclair comme une révélation subite. — La méthode expérimentale ne donnera donc pas des idées reçues et fécondes à ceux qui n’en ont pas ; elle servira seulement à diriger les idées chez ceux qui en ont. »

Au reste, il est juste de reconnaître que ces réclamations en faveur de l’hypothèse dans les sciences expérimentales ne sont pas absolument neuves, et que les philosophes ont sur ce point précédé les savans. Je citerai par exemple un excellent chapitre de Dugald Stewart dans ses Élémens de la philosophie de l’esprit humain, où se trouve rassemblé tout ce que l’on peut dire en faveur de l’hypothèse considérée comme moyen de recherches. Il se séparait entièrement en cette doctrine de son maître Reid, aussi opposé à la méthode hypothétique que qui que ce soit au XVIIIe siècle. Reid avait dit : « Que l’on nous cite une seule découverte dans la nature qui ait été faite par cette méthode. » Dugald Stewart n’a pas de peine à répondre à ce défi : il cite le système de Copernic, et même celui de Newton, qui ne fut qu’une hypothèse jusqu’au moment où le calcul permit d’en faire une théorie rigoureuse et démontrée. Il cite encore l’anneau de Saturne, deviné et supposé par Huyghens sans aucun fait analogue, et qui est l’une des découvertes les plus brillantes de l’astronomie. Reid et d’Alembert, très ennemis des hypothèses, supposent toujours qu’il s’agit de conjectures absolument gratuites, sans aucun fondement dans l’expérience. Dugald Stewart répond qu’il ne défend point de telles hypothèses, mais les conjectures fondées sur les faits et susceptibles d’être contrôlées par les faits. Au reste, Dugald Stewart rapporte les opinions d’un grand nombre de savans et de philosophes tels que Hooke, Hartley, S’Gravesande, Lesage, Boscowitch, qui tous s’accordent à défendre la méthode hypothétique dans le sens et dans les limites que nous venons de dire.

On n’apprendra pas sans quelque intérêt que cette question de méthode a été agitée dans une école toute récente à laquelle on n’a pas l’habitude de demander des règles de logique : je veux dire l’école saint-simonienne. Elle défendit l’usage des hypothèses contre une autre école, sortie d’elle, et qui devait faire plus tard beaucoup de bruit dans le monde, l’école de M. Auguste Comte. Celui-ci avait dit que l’hypothèse dans les sciences joue de plus en plus un rôle subalterne ; on lui répondit avec raison que « l’hypothèse est toujours le premier pas qu’il faut faire pour procéder à chaque nouvelle coordination des faits, » qu’à la vérité « l’hypothèse ne précède pas l’observation, car la perception des faits est elle-même une condition indispensable de la production des hypothèses, » mais qu’elle la suit, et qu’elle-même précède le raisonnement sur les faits, « car on ne peut raisonner sur les faits observés qu’au moyen d’une idée préalablement adoptée : on ne cherche à démontrer que les théorèmes qu’on s’est posés[8]. » On trouvera dans la même leçon beaucoup d’autres idées très dignes d’être méditées, et dans cette lutte curieuse entre l’église et l’hérésie nous croyons que c’est l’église qui avait raison. Enfin, pour ne négliger aucun des anneaux de cette chaîne d’idées, disons que cette doctrine de l’utilité de l’hypothèse dans les sciences expérimentales est passée de l’école saint-simonienne dans l’école de M. Buchez, qui l’a fort bien développée dans un des chapitres de sa logique.

Au reste, en cherchant des précédens à M. Claude Bernard en cette question, nous ne voulons pas affaiblir la valeur de son témoignage, car on comprend la différence qu’il y a entre une opinion spéculative, comme celle de quelques philosophes qui n’ont pas pratiqué la science elle-même, ou encore de quelques savans tels que Hartley ou Lesage, trop portés eux-mêmes aux vaines hypothèses, et l’opinion autorisée d’un savant éminemment doué du génie expérimental, dont la gloire est précisément d’avoir donné à l’expérimentation, au moins en physiologie, une rigueur et une précision dont on ne la croyait pas susceptible. Un tel savant, venant à défendre le droit de l’idée, c’est-à-dire le droit de l’esprit, dans l’interprétation de la nature, mérite particulièrement d’être écouté. Ce n’est pas le préjugé d’une philosophie spéculative qui le fait parler, c’est le souvenir vivant de l’expérience personnelle.

Et, pour le dire en passant, combien il est difficile d’admettre que l’esprit ne soit qu’un produit mécanique de la nature, lorsque nous le voyons commander, à la nature, même dans les questions qu’il lui fait, lorsque nous le voyons diriger son interrogatoire comme le juge celui d’un témoin, et penser les choses avant de les rencontrer réalisées devant lui ! Dira-t-on qu’il ne pense et ne réfléchit qu’après avoir observé ? Soit ; mais qu’est-ce qu’observer, si ce n’est penser les phénomènes que l’on a devant les yeux ? On peut voir mille fois le même phénomène sans l’observer. Observer, c’est choisir, car celui qui regarde tout à la fois n’observe pas. Observer, c’est idéaliser le phénomène qui est devant nous, c’est le changer en pensée. Un enfant voit osciller une lampe ou tomber une pomme : c’est un jeu pour ses sens et pour son imagination ; pour un Galilée, pour un Newton, ces deux phénomènes ne sont que les signes de lois générales et universelles. Ce n’est plus une pomme qui tombe, c’est la lune que la force attractive de la terre empêche de s’échapper suivant la tangente ; ce n’est plus une lampe qui se joue, c’est le pendule qui décrit des oscillations égales dans des temps égaux. Cet esprit qui dans le phénomène aperçoit la loi, et dans le particulier le général, ne serait-il lui-même qu’un phénomène particulier, ou, ce qui serait plus étrange encore, la rencontre fortuite de phénomènes accidentels ?

Quoi qu’il en soit, on peut se demander jusqu’où doit aller cette justification des hypothèses, et comment on distinguera, en cette matière délicate, ce qui est permis et ce qui est défendu. Effacera-t-on toute différence entre la méthode de Descartes et celle de Galilée et de Newton ? Ou la différence serait-elle uniquement dans la pratique, les uns tombant sur de bonnes hypothèses, les autres sur de mauvaises ? Non sans doute, et la vraie limite a été ici indiquée par Bacon lui-même. Ce qu’il blâmait dans la méthode hypothétique, c’était de s’élever subitement de quelques faits particuliers aux plus hautes généralités, à ce qu’il appelait les axiomes généralissimes, il recommandait au contraire de ne s’élever que par degrés dans la voie des généralités, et c’est pourquoi il disait, faisant allusion à un mythe célèbre de Platon, que ce qu’il faut à l’homme, ce ne sont pas des ailes, c’est du plomb. En d’autres termes, ce qui est utile, ce sont les hypothèses prochaines, liées par l’analogie aux faits observés ; ce qui est nuisible, ce sont les hypothèses éloignées, trop vides de faits, trop nuageuses et trop générales. Lorsque Franklin supposait que la foudre pouvait bien n’être qu’une étincelle électrique, il faisait une hypothèse prochaine, c’est-à-dire qu’il passait d’un fait à un autre tout voisin. Lorsque Descartes au contraire supposait que le monde planétaire était mû par des tourbillons, il s’élançait immédiatement et sans intermédiaire à une généralité plus ou moins vraisemblable. Au reste, même de telles hypothèses, si ambitieuses qu’elles soient, sont bien loin d’être sans utilité, et, pour le dire en passant, nous croyons que les systèmes philosophiques eux-mêmes peuvent avoir pour la science plus d’utilité que ne le croient les savans.

Un autre correctif de la méthode hypothétique indiqué par M. Claude Bernard, c’est le doute, et il loue ici avec raison le doute méthodique de Descartes ; n’oublions pas cependant pour être justes, que Descartes doutait volontiers des opinions des autres, mais assez peu des siennes propres. Le doute doit porter non pas sur les faits, mais sur les théories ; ce ne sont pas les faits qu’il faut sacrifier aux théories, ce sont les théories qu’il faut subordonner aux faits. Les théories ne sont que des moyens de recherche, des représentations approximatives et partielles de la vérité absolue ; elles ne sont pas la vérité absolue elle-même. Le doute en un mot n’est autre chose que la liberté de l’esprit. Rien de plus excellent et de plus solide que ces idées populaires d’ailleurs parmi les vrais savans, et M. Dumas en a donné une formule ingénieuse et saisissante. « Une théorie établie sur vingt faits, dit-il, doit servir à en expliquer trente, et conduit à découvrir les dix autres ; mais presque toujours elle se modifie ou succombe devant dix faits nouveaux ajoutés à ces derniers[9]. » De là la nécessité du doute scientifique, qu’il ne faut pas confondre avec le scepticisme ; celui-ci doute de la science elle-même, le premier ne doute que des conceptions arbitraires de notre esprit.


II

Quelque justes et lumineux que soient les principes exposés par M. Claude Bernard dans la première partie de son livre, ce n’est pas là cependant qu’est le principal intérêt de cet ouvrage : cet intérêt gît surtout dans la seconde et la troisième partie. C’est là qu’il est neuf, fort et particulièrement intéressant. Il y établit avec un surcroît de preuves tout à fait décisives que la méthode expérimentale, qui a produit de si beaux résultats dans la physique et dans la chimie, est également applicable à la physiologie. Cette démonstration, au premier abord, peut paraître superflue ; mais cette impression cessera, si l’on réfléchit qu’il n’est pas évident qu’on puisse agir sur les corps vivans comme sur les corps bruts, c’est-à-dire en séparer les parties, en modifier les rapports, en troubler l’économie. Que de telles tentatives puissent avoir lieu, et cela avec la même précision et la même certitude que dans les corps inertes et inorganiques, c’est ce qui étonne beaucoup au premier abord, et, je le répète, il y avait à établir là d’une manière démonstrative un point des plus importans de la théorie des méthodes.

Les ennemis de la théorie en toutes choses diront peut-être que tout cela est bien inutile : « faites-nous de bonnes expériences, nous vous tiendrons quittes du reste. » Je ne veux pas dire que la pratique ne soit pas ici plus importante que la théorie ; cependant il faut aussi savoir un peu ce que l’on fait et se rendre compte des opérations de son esprit. Il n’est pas évident à priori que la vie puisse être matière à expérience, et à posteriori on peut dire qu’il est surprenant qu’il en soit ainsi. A ceux qui le nient, il faut donc démontrer que la chose est possible ; à ceux qui l’accordent, il faut expliquer comment elle l’est. J’ajoute enfin que, pour pratiquer avec succès la méthode expérimentale dans les sciences physiologigues, il faut en bien connaître les conditions et les principes, et c’est ainsi que la théorie elle-même peut être utile à la pratique.

Pour bien comprendre la question, il ne faut pas oublier qu’il y a deux sortes de sciences : les sciences d’observation et les sciences d’expérimentation. Les premières sont celles où le savant se contente de constater les phénomènes sans pouvoir les modifier : telles sont, par exemple, l’astronomie et, jusqu’ici du moins, la météorologie, pendant longtemps aussi la minéralogie, la géologie, la botanique, etc. Les secondes sont celles où le savant passe de l’observation à l’expérience, produit lui-même les phénomènes qu’il veut étudier, en change les conditions, les isole, les combine, les reproduit à volonté, et par là obtient sur la nature une puissance bien plus grande que ne peut en avoir le simple contemplateur. L’expérimentateur, selon l’expression de M. Claude Bernard, est « un inventeur de phénomènes, un véritable contre-maître de la création. » L’expérience est ingénieusement définie — « une observation provoquée. »

La question est maintenant de savoir si la physiologie est une science d’observation ou une science d’expérience, si elle peut agir artificiellement sur les phénomènes et se fournir à elle-même des sujets d’observation, ou si elle doit les attendre, comme l’astronomie qui ne peut rien changer au système planétaire, et qui en contemple immobile les révolutions.

A la vérité, la méthode expérimentale ne date pas d’hier en physiologie. Déjà, dans l’antiquité, Galien avait fait beaucoup d’expériences sur les animaux, et il nous en a laissé d’assez exactes descriptions. Chez les modernes, Césalpin et Harvey ont aussi pratiqué cette méthode. Au XVIIIe siècle, Spallanzani s’illustra par ses admirables expériences sur les animaux inférieurs. Enfin, vers la fin du siècle, Haller introduisit avec conscience et d’une manière régulière l’expérimentation physiologique. Malgré ces exemples imposans, mais trop rares, trop éloignés, trop peu décisifs, le préjugé subsista longtemps, et dure encore, que la matière vivante, par sa complexité infinie, par les causes mystérieuses qui s’y manifestent, échappe à l’analyse artificielle de l’expérimentateur. Les contradictions nombreuses dans lesquelles sont tombés les physiologistes semblaient autoriser cette manière de voir, qu’on ne trouvera pas indigne d’être discutée lorsqu’on saura que le grand Cuvier lui-même en était pénétré, et qu’il considérait comme tout à fait illusoire d’introduire l’expérience dans la science de la vie. Il s’exprimait ainsi dans une lettre à Mertroud : « Toutes les parties d’un corps vivant sont liées, elles ne peuvent agir qu’autant qu’elles agissent toutes ensemble ; vouloir en séparer une de la masse, c’est la reporter dans l’ordre des substances mortes, c’est en changer complètement l’essence. » Ce n’est pas là, chez Cuvier, une opinion de circonstance et de fantaisie, une boutade émise en passant dans une lettre à un ami : c’est un principe important de sa philosophie scientifique, car il l’a reproduit et développé dans la Préface du règne animal, morceau mémorable qui contient les grands principes de sa philosophie zoologique. C’est là, suivant lui, le critérium qui distingue la physique des sciences naturelles. « Dans la première, on n’examine que des phénomènes dont on règle toutes les circonstances, pour arriver par leur analyse à des lois générales ; dans l’autre, les phénomènes se passent dans des conditions qui ne dépendent pas de celui qui étudie… Il ne lui est pas permis de les soustraire successivement, et de réduire le problème à ses élémens, comme fait l’expérimentateur ; mais il faut qu’il le prenne tout entier avec toutes ses conditions à la fois et ne l’analyse que par la pensée. Qu’on essaie d’isoler les phénomènes nombreux dont se compose la vie d’un animal un peu élevé dans l’échelle, un seul d’entre eux supprimé, la vie disparaît. »

C’est bien là en effet la plus grande objection que l’on puisse faire contre l’expérimentation physiologique. L’être vivant est une harmonie, un tout, un cercle ; or la méthode d’expérience consiste à isoler les phénomènes pour les mieux étudier séparément, pour déterminer leur essence propre ; mais cette séparation n’a-t-elle pas pour effet de les altérer, et d’altérer tout ensemble les conditions mêmes de la vie ? C’est trop, sans doute, que de dire avec Cuvier que la vie disparaît pour peu qu’on touche à l’un de ses élémens (car on ne voit pas que l’homme meure quand on lui coupe une jambe, ce qui est cependant pour lui une révolution assez grave) ; mais on peut croire que, tout étant lié à tout dans l’organisme, il n’est pas possible de bien étudier les parties en dehors du tout et de leurs relations naturelles avec le tout.

Une autre difficulté qui s’élève contre la méthode expérimentale en physiologie, c’est le préjugé répandu et bien naturel de la spontanéité des corps vivans. L’être vivant en effet nous apparaît comme animé d’une force intérieure qui préside à des manifestations vitales de plus en plus indépendantes des influences cosmiques, à mesure que l’être s’élève davantage dans l’échelle de l’organisation. Or, comme nous ne pouvons atteindre les phénomènes que par l’intermédiaire du milieu, si ces phénomènes vitaux sont en dehors de tout milieu et indépendans de lui, nous ne pouvons agir sur eux par aucun moyen : nous ne pouvons que les regarder passer, sans y toucher, sans les modifier. Ils tombent sous l’observation, mais non pas sous l’expérience. Telle était au fond l’opinion de Cuvier.

Enfin une dernière illusion, également funeste à la vraie méthode, est celle de cette sorte de vitalisme superstitieux qui considère la vie comme une influence mystérieuse et surnaturelle, agissant arbitrairement, introduisant dans les phénomènes une irrégularité essentielle, pourvue enfin d’une sorte de liberté désordonnée qui trouble tout, change les aspects des choses, et déroute l’expérience à chaque pas : semblable au destin jaloux des anciens, la vie, selon ces médecins superstitieux, serait une sorte de dieu capricieux et de Protée menteur, échappant à toute prise, et avec lequel on ne peut lutter qu’au moyen de cette autre force, non moins aveugle et capricieuse, qu’ils appellent l’inspiration.

M. Claude Bernard s’est appliqué à combattre ces divers préjugés, et, à nos yeux du moins, sa réfutation est irrésistible, sa démonstration péremptoire. Il établit que l’expérimentation peut avoir lieu sur les corps vivans tout aussi bien que sur les corps bruts, et même que les principes d’expérimentation sont identiques de part et d’autre. Seulement, les phénomènes étant plus complexes, la méthode y est plus difficile à appliquer, plus lente à faire des progrès. Il faut tenir compte de ces difficultés et les bien connaître pour ne pas se laisser tromper par de fausses apparences ; mais au fond il n’y a qu’une seule méthode pour les sciences naturelles comme pour les sciences physiques, et les premières ne feront de vrais progrès que lorsqu’elles seront largement et décidément entrées dans cette voie.

Au reste, en assimilant la science des corps vivans à celle des corps bruts, il ne faudrait pas croire que M. Claude Bernard voulût effacer les différences radicales qui les séparent les uns des autres : c’est la méthode qui est identique, ce ne sont pas les phénomènes. Il s’exprime à ce sujet avec une très grande précision. « Je serais d’accord avec les vitalistes, dit-il, s’ils voulaient simplement reconnaître que les êtres vivans présentent des phénomènes qui ne se retrouvent pas dans la nature brute, et qui par conséquent leur sont spéciaux. J’admets en effet que les manifestations vitales ne sauraient être expliquées par les seuls phénomènes physico-chimiques de la matière brute… Mais si les phénomènes vitaux ont une complexité et une apparence différentes de ceux des corps bruts, ils n’offrent cette différence qu’en vertu de conditions déterminées ou déterminables qui leur sont propres. Donc, si les sciences vitales doivent différer des autres par leurs explications et par leurs lois spéciales, elles ne s’en distinguent pas par leurs méthodes scientifiques. La biologie doit prendre aux sciences physico-chimiques la méthode expérimentale, mais garder ses phénomènes spéciaux et ses lois propres. »

Arrivera-t-on un jour à réduire tous les phénomènes vitaux aux phénomènes physico-chimiques, comme on l’a fait déjà pour quelques-uns d’entre eux ? Cela est possible, et M. Claude Bernard n’est pas systématiquement opposé à cette hypothèse ; mais c’est là une pure hypothèse qu’il n’est pas même nécessaire d’admettre pour affirmer que la méthode expérimentale est applicable à la vie. Par exemple, le fait vital par excellence, le fait de l’irritation, est certainement à l’heure qu’il est irréductible à toute action physicochimique, et cependant dès à présent il peut être l’objet d’expériences précises et démonstratives. La sensibilité est moins encore que l’irritabilité susceptible d’être expliquée mécaniquement. Cependant combien d’expériences ont été faites sur la sensibilité du système nerveux ! Il pourrait donc se faire qu’il y eût des phénomènes à jamais irréductibles et qui seraient en quelque sorte élémentaires ; l’expérience aurait alors précisément pour but de déterminer quels sont ces phénomènes élémentaires et à quelles conditions ils se produisent.

Il faut bien distinguer deux opinions : l’une veut que les phénomènes vitaux ne soient que des cas particuliers des phénomènes physico-chimiques, l’autre que les phénomènes physico-chimiques soient la condition sine qua non des phénomènes vitaux. Dans la première hypothèse, on assimile entièrement l’une à l’autre les deux classes de phénomènes ; dans la seconde, on les lie ensemble d’une manière certaine et indissoluble, mais sans les confondre. La première hypothèse réduit la vie à n’être qu’un phénomène mécanique ; la seconde enchaîne la vie à des conditions mécaniques, mais sans l’y réduire et sans la sacrifier. Ce que la science physiologique étudie, c’est, d’après M. Claude Bernard, « le phénomène vital avec ses conditions matérielles. » Le phénomène vital n’est donc pas la même chose que ces conditions mêmes, et il s’en distingue, quoiqu’il en soit inséparable.

Tel est le sens véritable du vitalisme, considéré au point de vue expérimental et rigoureusement physiologique. Sans doute introduire une force vitale comme un deus ex machina qui dispenserait de l’étude précise des phénomènes, c’est retomber dans la scolastique, c’est ressusciter la vertu dormitive et toutes les facultés occultes : c’est ce que Leibniz appelait la philosophie paresseuse, qui prend les mots pour les choses ; mais en un autre sens l’expression de force vitale est d’une grande utilité. Elle représente une limite, à savoir l’ensemble des phénomènes irréductibles à la physique et à la chimie. Elle représente aussi une protestation contre une hypothèse non démontrée, et elle sauve par là même le physiologiste des illusions où pourrait l’entraîner le désir bien naturel de simplifier les choses, de réduire les propriétés vitales aux propriétés générales de la matière. Je ne condamne pas une telle réduction quand elle est possible ; je dis seulement qu’il ne faut pas la supposer d’avance contre les données de l’expérience elle-même.

Qu’il y ait d’ailleurs une force vitale ou qu’il n’y en ait pas, M. Claude Bernard me paraît établir avec une parfaite rigueur qu’il y a un déterminisme absolu des phénomènes tout aussi bien dans l’ordre de la vie que dans l’ordre de la matière brute. La force vitale elle-même, fût-elle distincte des autres forces naturelles, devrait se manifester par une série de phénomènes rigoureusement liés, s’enchaînant les uns aux autres dans un ordre fixe et précis, de telle sorte que, l’un étant donné, l’autre s’ensuit nécessairement, de telle sorte encore que, telle condition venant à manquer, le phénomène ou se modifie ou disparaît, et qu’à telle autre condition correspond tel autre phénomène ; en un mot, rien n’est arbitraire, rien n’est laissé au hasard, à l’inconnu, à la fantaisie. Il s’ensuit que l’expérience a prise sur les phénomènes, car elle peut écarter successivement toutes les conditions accessoires d’un phénomène jusqu’à ce qu’elle ait trouvé celle qui lui est essentiellement liée ; quand elle l’a trouvée, elle produit ou supprime le phénomène à volonté, ce qui n’aurait pas lieu si la production des phénomènes était capricieuse ou arbitraire et dépendait du seul bon plaisir de la force vitale.

Les hommes aiment tellement le pouvoir arbitraire qu’ils sont toujours tentés de le supposer partout : ils l’imaginent dans la force vitale lorsqu’ils lui attribuent la faculté de troubler et d’embrouiller les phénomènes par son activité désordonnée ; ils le supposent dans l’homme lorsqu’ils imaginent un libre arbitre absolument indifférent entre le oui et le non, et décidant entre les deux sans savoir pourquoi. Enfin ils le placent jusqu’en Dieu lorsqu’ils lui prêtent une volonté absolue, supérieure au bien et au mal, au vrai et au faux, décidant et créant par un sic volo, sic jubeo absolu. Ils ne s’aperçoivent pas que cette volonté souveraine, sans l’intelligence, n’est que le hasard lui-même, car le hasard n’est autre chose qu’une cause vide, une cause nue, une cause dans laquelle rien n’est prédéterminé, et où il n’y a pas de proportion entre la cause et l’effet.

Quoi qu’il en soit, M. Claude Bernard a parfaitement raison d’affirmer à plusieurs reprises que « l’indéterminé n’est pas scientifique. » C’est là un axiome fondamental de sa logique, et nous n’hésitons pas à l’admettre. Admettre des phénomènes indéterminés, c’est admettre des phénomènes sans cause. Par la même raison, il n’admet pas d’expériences contradictoires, car une même cause dans les mêmes circonstances ne peut pas produire deux phénomènes contraires. Lorsque deux expérimentateurs arrivent à des résultats différens, c’est donc tout simplement qu’ils ne se sont pas placés dans les mêmes conditions : si l’on ne tient pas compte par exemple de l’âge, de l’état de santé, de l’état de sommeil ou de veille, d’abstinence ou de nourriture, on obtiendra sans doute des résultats différens ; mais placez-vous dans les mêmes conditions, vous aurez les mêmes résultats. Par la même raison, dit M. Claude Bernard, il n’y a pas d’exception, et cette expression n’exprime que notre ignorance. « On entend tous les jours les médecins employer ces mots, le plus ordinairement, le plus souvent, ou bien s’exprimer numériquement en disant : Huit fois sur dix, les choses arrivent ainsi. J’ai entendu de vieux praticiens dire que les mots toujours et jamais doivent être rayés de la médecine. Je ne blâme pas ces restrictions ; mais certains médecins semblent raisonner comme si les exceptions étaient nécessaires. Or il ne saurait en être ainsi : ce qu’on appelle exception est simplement un phénomène dont une ou plusieurs conditions sont inconnues. »

La seconde difficulté qui s’élève contre l’expérimentation sur la vie est dans la spontanéité des êtres vivans et leur indépendance à l’égard du milieu qui les environne. Cette indépendance, qui affranchit en apparence le corps vivant des influences physico-chimiques, le rend par là très difficilement accessible à l’expérimentation. Or c’est une illusion. La spontanéité des êtres vivans n’est qu’apparente. En réalité, la matière vivante, tout comme la matière morte, est soumise à la grande loi de l’inertie. Sans doute les corps organisés manifestent des propriétés que ne connaissent pas les corps bruts : par exemple, ils sont irritables, ils réagissent sous l’influence de certains excitans ; mais jamais on ne verra se produire chez eux un mouvement absolument spontané. La fibre musculaire a la propriété de se contracter ; toutefois, pour que cette fibre se contracte, il faut qu’elle y soit provoquée par quelque excitation qui lui vienne soit du sang, soit d’un nerf, et si rien ne change dans les conditions environnantes ou intérieures, elle restera en repos. A la vérité, tous les organes peuvent exercer les uns sur les autres le rôle d’excitans, ce qui semblerait donner à l’organisme vivant, considéré dans son ensemble, une sorte d’indépendance et de spontanéité générale ; ce n’est cependant qu’une apparence. Les propriétés vitales elles-mêmes n’entrent en action que sous l’influence des agens physicochimiques, externes ou internes, et ainsi la loi de l’inertie se trouve partout vérifiée. Il suit de là que, chaque phénomène vital étant toujours lié à un phénomène antérieur, il est possible à l’expérimentateur de reproduire cette liaison, et de provoquer l’apparition des phénomènes en réalisant les conditions qui les précèdent et les déterminent.

Quelquefois néanmoins on serait tenté de croire que l’agent vital est presque indépendant des actions physico-chimiques, lorsqu’on le voit supporter avec tant de flexibilité les plus grands écarts dans les conditions du milieu extérieur où il est plongé, — l’extrême froid ou l’extrême chaud, l’humidité ou la sécheresse, la lumière ou la nuit, la présence ou l’absence, ou du moins l’extrême inégalité de l’électricité atmosphérique. Cette indépendance est d’autant plus grande que l’animal est plus élevé dans l’échelle des êtres vivans. Eh bien ! suivant M. Claude Bernard, c’est encore là une illusion. L’être vivant ne paraît indépendant du milieu extérieur que parce qu’il porte avec lui un milieu intérieur dans lequel ses organes baignent en quelque sorte, et qui contient, comme emmagasinées dans son sein, toutes les conditions physico-chimiques (chaleur, électricité, humidité, etc.) nécessaires à la provocation des actions vitales. Ce milieu intérieur est le sang. C’est le sang qui permet à l’être vivant de supporter les plus grands changemens dans le milieu externe, parce qu’il se maintient lui-même dans une sorte d’équilibre moyen, dont les perturbations accidentelles sont les principales causes des maladies. Par un remarquable enchaînement, ce milieu intérieur, si nécessaire à l’organisme, est le produit de l’organisme. C’est le corps vivant qui se fait à lui-même son milieu, tandis qu’il doit sa propre vitalité initiale au milieu maternel où il a pris naissance. Il y a donc là une corrélation réciproque du milieu avec l’organisme et de l’organisme avec le milieu, l’un étant nécessaire à l’autre : cercle qui rend très difficile à comprendre et à expliquer, dans l’état actuel de nos idées, l’origine première de la vie. Quoi qu’il en soit, il est certain que dans l’être vivant aucun phénomène ne peut se produire sans certaines conditions physico-chimiques, et que, ces conditions étant données, les propriétés vitales entrent immédiatement en fonction. Il est donc possible à l’expérimentateur d’agir sur les organes en agissant sur le milieu, et sous ce rapport le physiologiste est exactement dans les mêmes conditions que le chimiste et le physicien.

Reste enfin l’objection de Cuvier, l’harmonie et la solidarité qui existent entre toutes les parties du corps vivant. Cette harmonie incontestable serait-elle un obstacle à toute analyse ? Les phénomènes seraient-ils tellement liés les uns aux autres qu’en s’efforçant de les séparer on les détruise nécessairement ? C’est là une extrême exagération démentie par l’expérience. En définitive, même dans une machine brute, toutes les parties ont un rôle à remplir dans l’ensemble, et se correspondent en quelque sorte sympathiquement : cependant on peut analyser cette machine, isoler l’action de chacune de ces pièces distinctes, sauf à les replacer ensuite toutes dans leur action totale. Il est également possible de transporter les actes physiologiques en dehors de l’organisme afin de les mieux voir. Les digestions et les fécondations artificielles n’ont rien qui diffère des digestions et des fécondations naturelles, si ce n’est qu’elles se passent dans un autre milieu. Les tissus organiques ayant chacun leur vitalité autonome, on peut également les isoler, et par la circulation artificielle en mieux étudier les propriétés. « On isole encore un organe, dit l’auteur, en détruisant par des anesthésiques les réactions du consensus général ; on arrive au même résultat en divisant les nerfs qui se rendent à une partie tout en conservant les vaisseaux sanguins. A l’aide de l’expérimentation analytique, j’ai pu transformer des animaux à sang chaud en animaux à sang froid pour mieux étudier les propriétés de leurs élémens histologiques. » Toutefois, après avoir ainsi fait l’analyse, il faut, autant qu’il est possible, faire la synthèse et ne pas perdre de vue l’unité harmonique de l’organisme.


III

Le logicien n’est pas le seul qui trouvera à s’instruire dans le livre de M. Claude Bernard ; le métaphysicien y rencontrera également matière à de sérieuses réflexions. Ce n’est pas que l’auteur prétende en aucune façon à la métaphysique ; au contraire il sépare la science positive de la philosophie avec autant de rigueur que pourrait le faire le positiviste le plus déclaré. Tout en traitant les philosophes avec beaucoup d’égards et même de sympathie, il leur fait en réalité une part assez médiocre, car il ne leur laisse que l’inconnu, et revendique pour la science positive tout le domaine du connu ou de ce qui peut l’être. Ne le chicanons pas sur cette distinction. Autant on doit être sévère pour les philosophes qui nient la philosophie, autant nous trouvons naturel et excusable l’orgueil du savant qui, marchant d’un pied ferme sur le terrain solide de la réalité, ne peut s’empêcher de contempler avec quelque pitié nos fragiles systèmes et nos éternelles controverses.

Cependant, quelque séparation que l’on établisse entre la métaphysique et la science, dans l’intérêt de l’une ou de l’autre, il est impossible que les vues du savant n’aient quelque influence sur celles du métaphysicien : tout en séparant les deux domaines, il faut encore se demander s’ils peuvent s’entendre et se concilier. Il est même telle question où la séparation absolue est impossible, et où le métaphysicien ne peut parler que dans le vide, s’il ne s’appuie pas sur quelques données positives. Telle est par exemple la question du principe de la vie ; comment en effet conjecturer la cause de la vie, si l’on ignore les phénomènes par lesquels elle se manifeste ? Résumons donc l’ensemble des idées émises par M. Claude Bernard sur les phénomènes de la vie ; on verra ensuite ce que la métaphysique en doit penser. Suivant lui, comme nous l’avons vu, rien n’arrive dans l’ordre physiologique sans une condition antécédente, absolument déterminée, liée elle-même à une condition antérieure ; de condition en condition il faut toujours arriver à une excitation externe, c’est-à-dire à un phénomène physico-chimique sans lequel aucun phénomène vital ne peut se produire. Il y a donc un circulus vital, mais qui n’a pas en lui son commencement absolu, et qui, même lorsqu’il nous apparaît comme entièrement indépendant, ne l’est pas en réalité, ne se soutient que grâce à des conditions physico-chimiques, externes ou internes, sans lesquelles la machine s’arrête, se désorganise et meurt.

Telle est l’idée générale d’après laquelle M. Claude Bernard se représente la vie, et cette idée générale, nous n’avons aucune raison de nous refuser à l’admettre, d’abord parce qu’il nous manquerait l’autorité nécessaire pour la contester, en second lieu parce qu’elle nous paraît conforme aux vrais principes. Elle est conforme d’abord au principe de Leibniz, que rien n’arrive sans raison suffisante ou déterminante. Un phénomène dont on ne pourrait donner la raison déterminante serait produit par le pur hasard. Il ne suffit pas d’admettre une cause, un pouvoir d’agir, une faculté occulte ; il faut encore que cette cause, cette faculté soient déterminées à l’action par quelque raison particulière, par quelque condition antécédente et précise. En second lieu, l’idée que M. Claude Bernard se fait de la vie est encore conforme à cette grande loi, admise par tous les métaphysiciens, à savoir que l’inférieur est la condition du supérieur. Ainsi les forces physico-chimiques sont nécessaires à la vie nutritive, la nutrition l’est à la sensibilité, la sensibilité l’est à l’intelligence. Aucune force nouvelle ne se déploie sans y être sollicitée par des forces inférieures. Il faut donc accorder à M. Claude Bernard ces deux propositions fondamentales : — tous les phénomènes vitaux sont liés entre eux d’une manière déterminée ; — ils sont liés aussi à des excitations physico-chimiques. Quoi que puissent penser ultérieurement les métaphysiciens, quelque système qu’ils veuillent soutenir, ces deux propositions sont inébranlables, et elles suffisent pour rendre la science possible. Ainsi l’intérêt de la physiologie est sain et sauf, et le physiologiste peut s’arrêter là. Qu’il y ait d’ailleurs une force vitale ou qu’il n’y en ait pas, cela ne modifie en rien le résultat de ses recherches. Il n’en est pas de même du métaphysicien.

La vie en effet est en quelque sorte le nœud du problème que nous présente l’univers, car la vie tient d’une part à la matière en général, et de l’autre elle tient à la sensibilité et à la pensée. D’une part en effet la vie ne se manifeste que dans la matière, et dans une matière dont les élémens, séparés par la chimie, sont identiquement les mêmes que ceux de la matière inerte. Elle est liée à des forces physiques et chimiques qui agissent dans l’organisation suivant les mêmes lois que dans les corps inorganiques. Les fonctions même les plus importantes, la respiration, la digestion, la sécrétion, sont en grande partie des actions chimiques, et Hegel a pu définir avec justesse la vie « un travail chimique qui dure. » Par un autre côté, la vie se lie à l’être pensant, sentant et voulant. En effet, l’intelligence est étroitement liée à la sensibilité, et la sensibilité, à son tour, est étroitement liée à l’organisme vivant, dont elle est, suivant les physiologistes, une des propriétés les plus importantes.

On voit quelle place considérable occupe la vie dans l’échelle de la nature, et combien elle complique la question si difficile par elle-même de l’âme et du corps. Lorsque le philosophe prend d’un côté un morceau de marbre, et de l’autre une grande pensée, un grand sentiment, un acte de vertu, il n’a pas de peine à démontrer que ces phénomènes répugnent à la nature du marbre ; mais lorsque d’intermédiaire en intermédiaire il s’est élevé du minéral au végétal, du végétal à l’animal, de l’animal à l’homme, lorsqu’il passe du travail chimique au travail vital, de là au travail psychologique, — lorsque enfin il vient à remarquer que de la vie consciente à la vie inconsciente, et réciproquement, il y a un va-et-vient perpétuel et un passage insensible et continu, il ne peut s’empêcher de demander en quoi consiste ce moyen terme entre l’âme pensante et la matière brute, qui lie l’une à l’autre, et qui, sans pouvoir se séparer de la seconde, est ici-bas la condition indispensable de la première.

Je ne voudrais pas rentrer ici dans un problème souvent discuté, et dont nous avons déjà parlé incidemment ; je me contenterai de dire que l’hypothèse d’une force vitale distincte des forces physico-chimiques me paraît résister assez solidement jusqu’ici aux objections de ses adversaires. J’avoue que se servir de la force vitale comme d’un moyen pour expliquer tel ou tel phénomène en particulier, c’est faire appel aux qualités occultes, à un deus ex machina. La force vitale ne peut expliquer aucun phénomène en particulier, parce qu’elle est au-delà des phénomènes[10] ; elle est ce sans quoi les phénomènes ne seraient pas possibles. A quoi sert-elle donc ? Elle répond, selon nous, à un besoin métaphysique qui se distingue essentiellement de toute explication physique. L’explication physique ou empirique consiste toujours à rattacher un phénomène à un autre ; de là vient que pour le physicien les forces ne sont jamais que des formules, des manières de s’exprimer. Il n’en est pas de même pour le métaphysicien, car pour lui le problème est précisément de savoir comment les phénomènes sont possibles. Il ne comprend point un phénomène sortant du néant tout seul, spontanément, uniquement parce qu’il a été précédé d’un autre ; il ne comprend pas un phénomène qui ne serait le phénomène de rien, ou qui ne serait produit par rien. Il lui faut un au-delà, un noumène, comme on voudra l’appeler, une substance, une cause. Cette cause ne sert à rien physiquement parlant, elle est une qualité occulte ; mais elle répond à cette loi de l’esprit qui nous fait passer du phénomène à l’être, et qui est la raison d’être de la métaphysique.

Maintenant combien de causes distinctes, reconnaîtrons-nous en dehors de nous-mêmes ? Ici nous n’avons d’autre mesure et d’autre critérium que les phénomènes eux-mêmes : autant de groupes irréductibles de phénomènes, autant de forces distinctes. — Mais, dira-t-on, de ce que deux groupes de phénomènes sont actuellement irréductibles, s’ensuit-il qu’ils ne pourront pas se résoudre un jour l’un dans l’autre ? Sans aucun doute. Aussi la distinction objective des causes n’est jamais que relative à l’état de nos connaissances, et nul ne peut affirmer d’une manière absolue que deux ordres de causes ne se réduiront pas plus tard à un seul. Toutefois, s’il est imprudent de dire qu’une telle réduction n’aura pas lieu, il est imprudent aussi de dire qu’elle aura lieu nécessairement, car il n’y a aucune contradiction dans les termes à supposer qu’il puisse y avoir dans la nature plusieurs causes distinctes, et on est autorisé à reconnaître la distinction des causes jusqu’à démonstration du contraire. La force vitale serait donc, selon moi, cette portion d’inconnu qui, dans le domaine de l’intelligible, correspond à cet ordre particulier de phénomènes qui est propre aux êtres organisés. J’avoue que cette notion est tout à fait vide de contenu quand nous essayons de la concevoir hors des phénomènes qui la manifestent : ce n’est pas cependant un pur rien, car c’est l’idée d’une activité qui dure, tandis que les phénomènes paraissent et disparaissent continuellement ; c’est aussi l’idée d’une activité identique dans son essence, tandis que les phénomènes changent sans cesse ; c’est enfin l’idée d’une activité productrice, tandis que les phénomènes ne sont que des apparences produites.

Quant à la réduction possible et ultérieure de tous les phénomènes vitaux aux phénomènes physico-chimiques, je me contenterai de rappeler que, suivant M. Claude Bernard, les forces physiques et chimiques ne sont que les conditions des phénomènes vitaux, mais qu’elles ne les constituent pas essentiellement. La nutrition ne s’opère dans un animal qu’avec accompagnement de phénomènes physiques et chimiques, mais elle n’est pas dans son essence un phénomène de ce genre. Si l’on convient de cette loi, signalée plus haut, que dans la nature l’inférieur est la condition du supérieur, on ne s’étonnera pas de voir la vie liée à des conditions mécaniques sans se réduire à un pur mécanisme, de même que la pensée est liée à des faits physiologiques et organiques sans être en elle-même et dans son essence un fait organique et physiologique. Au reste, M. Claude Bernard lui-même signale le fait caractéristique qui sépare d’une manière absolue les corps vivans des corps bruts, et il n’hésite pas à employer l’expression si discréditée de force vitale. « Ce qui est essentiellement du domaine de la vie, dit-il, ce qui n’appartient ni à la chimie, ni à la physique, ni à rien autre chose, c’est l’idée directrice de l’évolution vitale. Dans tout -germe vivant, il y a une idée créatrice qui se développe et se manifeste par l’organisation. Pendant toute sa durée, l’être vivant reste sous l’influence de cette même force vitale créatrice, et la mort arrive lorsqu’elle ne peut plus se réaliser. Tout dérive de l’idée qui seule dirige et crée ; ces moyens de manifestation physico-chimiques sont communs à tous les phénomènes de la nature, et restent confondus pêle-mêle comme les lettres de l’alphabet dans une boîte où cette force va les chercher pour exprimer les pensées ou les mécanismes les plus divers. » Cette remarquable page, où l’auteur développe à sa façon le principe que les philosophes appellent principe des causes finales, prouve qu’il y a dans les êtres vivans au moins une force initiale qui ne se réduit pas aux forces physiques et chimiques, et rien jusqu’ici ne porte à croire qu’elle s’y réduira jamais.

Quelle que soit d’ailleurs la solution que la science puisse donner plus, tard au problème de la vie, n’oublions pas qu’elle ne peut compromettre en rien l’existence du principe immatériel que nous appelons l’âme pensante, car, si la vie se distingue des forces brutes par des caractères différens, l’âme pensante se distingue de la matière par des caractères opposés. Nous concevons comme possible que la vie ne soit que le résultat de l’organisation, mais nous ne concevons pas comme possible qu’il en soit de même de la pensée. L’homme vivant peut être une machine, l’homme pensant et voulant n’en est pas une : c’est un point qu’il ne faut pas oublier, si l’on veut garantir l’âme pensante des destinées plus ou moins incertaines de la force vitale.

Nous parlons de l’homme libre ; mais la liberté, j’entends la liberté morale, peut-elle subsister, si l’on représente la vie, ainsi que le fait M. Claude Bernard, comme un enchaînement déterminé de phénomènes tels que, l’un étant donné, l’autre s’ensuive toujours d’après des lois nécessaires ? La physiologie n’entre-t-elle pas ici en conflit avec la psychologie et avec la morale ? M. Claude Bernard essaie de les concilier en distinguant le fatalisme du déterminisme. Suivant lui, ces deux idées, bien loin d’être identiques, sont absolument contraires. Le fatalisme suppose une force aveugle, capricieuse, indéterminée, agissant au hasard, sans raison, sans règle, sans loi : c’est donc tout l’opposé du déterminisme, qui admet la liaison des phénomènes suivant des lois fixes et rationnelles.

Cette explication du fatalisme est un peu hasardée, et on pourrait dire qu’elle est amenée par les besoins de la cause. Sans doute, dans la mythologie antique, le fatum était bien quelque chose de semblable à cette force aveugle et capricieuse dont parle M. Claude Bernard. Les anciens se la représentaient comme une divinité jalouse, qui élevait ou abaissait, rendait heureux ou malheureux, par pur caprice, ses victimes ou ses favoris. Aujourd’hui encore on voit les joueurs croire à quelque divinité occulte de ce genre, qu’ils appellent la chance, et qui se joue de toutes les combinaisons, de tous les desseins ; c’est bien là en effet une sorte de fatalisme, mais ce n’est pas là le fatalisme philosophique.

On en peut distinguer de deux espèces, ou le fatalisme géométrique de Spinoza, ou le fatalisme physique de Hobbes, de Collins, de Lamettrie. Dans le fatalisme géométrique, tous les phénomènes de l’âme humaine se déduisent de son essence aussi logiquement, aussi nécessairement que les propriétés du triangle se déduisent de la définition du triangle. Dans le fatalisme physique, tous les phénomènes de l’âme ne sont autre chose que des faits physiques soumis aux mêmes lois de nécessité que les autres phénomènes physiques. Or on conviendra aisément que, si les actions de l’âme sont gouvernées par les mêmes lois que la chute des pierres, on ne voit guère par où elles mériteraient d’être appelées libres. Le mot de liberté n’exprimerait que la partie inconnue des causes de nos actions : à mesure que ces causes seraient connues, la part de la liberté diminuerait d’autant, et lorsque toutes ces causes seraient déterminées, la liberté disparaîtrait absolument. On ne voit donc pas comment le déterminisme physique pourrait se concilier avec l’idée de la liberté morale.

Renvoyer la liberté, comme le fait M. Claude Bernard, au domaine des causes occultes et des causes premières, peut s’entendre sans doute-dans un bon sens ; mais je fais observer que les causes extérieures des phénomènes physiques sont aussi des causes occultes, dont le mode d’action interne nous est inconnu, et cependant nous ne supposons pas que ces causes soient libres. Il est vrai que, si l’on remonte jusqu’à la cause créatrice, jusqu’à la cause suprême, on doit croire que tous les phénomènes de la nature sont les produits d’une cause libre ; mais ce n’est pas de celle-là que nous parlons, ce n’est pas de la liberté de Dieu qu’il s’agit, c’est de la mienne, de la vôtre, de celle des autres hommes ; il s’agit en un mot de la liberté d’une cause seconde appelée l’homme, et si cette cause seconde est assimilée aux autres causes qui agissent dans la nature, on ne voit plus à quels signes et à quelles conditions se manifesterait sa liberté.

A notre avis, le physiologiste pourrait se débarrasser aisément de toutes ces difficultés en écartant le problème de la liberté comme ne lui appartenant en aucune manière, comme relevant d’une autre science. Que le psychologue, le moraliste, le métaphysicien s’arrangent comme ils le pourront, le physiologiste n’a rien à y voir ; ce qu’il affirme, c’est que dans le domaine de sa propre science tout est déterminé, c’est qu’aucun phénomène ne se produit sans une condition précise, toujours la même pour tout phénomène semblable, toujours différente pour tout phénomène différent. Qu’il y ait un monde où les choses ne se passent pas ainsi, qu’il y ait un ordre de causes métaphysiques qui agissent d’après d’autres lois, c’est ce que le physiologiste n’affirme ni ne nie ; c’est ce qu’il ignore, c’est ce dont il n’a pas à s’occuper.

La vérité est qu’il y a dans l’homme deux domaines intimement unis sans doute, mais essentiellement différens : le domaine du subjectif et celui de l’objectif, pour employer une distinction si aimée des Allemands et par elle-même si importante. Le corps humain est encore du domaine de l’objectif : c’est un objet extérieur susceptible d’être étudié comme tous les objets extérieurs ; ce qui se passe au contraire dans l’intérieur du sujet ne peut être saisi que par le sujet lui-même. Vous pouvez voir et toucher mon cerveau, vous ne pouvez pas voir et toucher ma pensée. Ne dites pas qu’il en est de même des fonctions physiologiques, dont le comment échappe à nos sens : je répondrais que le comment de la pensée nous échappe également, mais que le phénomène de la pensée nous est parfaitement connu et qu’il ne nous est connu qu’intérieurement, bien plus, qu’il ne peut être en aucune façon représenté sous une forme objective. La distinction du subjectif et de l’objectif demeure inébranlable, et cette distinction peut avoir lieu dans l’homme lui-même, le corps se rapportant à l’objet et l’âme au sujet.

Si donc il y a dans l’homme quelque chose qu’on appelle la liberté morale, c’est dans le sujet qu’il faut le chercher, c’est dans le sein de cette cause qui se sent elle-même, tandis qu’elle ne connaît toutes les autres que par leurs manifestations externes. Se représenter cette cause intérieure sous la forme des phénomènes externes, n’est-ce pas comme si on voulait changer un cercle en carré ? L’observation extérieure ne vous donne que des phénomènes ; dans la conscience, il y a tout à la fois le sentiment d’une activité productrice et des phénomènes produits ; c’est le sentiment de cette activité productrice continue qui nous fournit les idées appelées métaphysiques, les idées de cause, de substance, d’existence, d’unité, etc. C’est également dans ce sentiment intérieur que nous puisons l’idée de la liberté. En quoi consiste précisément cette idée, c’est ce qu’il n’est point facile de dire ; mais le sens intime nous atteste que nous avons un tel pouvoir, quoi qu’en puisse dire la physiologie.

En même temps que l’expérience subjective nous atteste notre liberté avec une évidence éclatante, la conscience morale nous en démontre la nécessité, et Kant n’a pas eu besoin d’autres preuves que celle-là ; car s’il est un ordre de choses auquel nous devons coopérer par nos actions, il est de toute évidence qu’un tel devoir suppose le pouvoir, nul n’étant tenu à l’impossible. En conséquence on doit admettre avec Kant l’existence de deux règnes, comme il les appelle, le règne de la nature et le règne de la liberté : le premier, où domine la nécessité, où chaque phénomène est déterminé par un phénomène antérieur, d’après un mécanisme rigoureux ; le second, où des volontés raisonnables se savent assujetties à une loi idéale, loi qui ne peut agir physiquement, mécaniquement sur elles, et qui, tout en déterminant leur action d’une façon en quelque sorte métaphysique, leur laisse leur entière spontanéité. C’est par là, suivant Kant, que la personne se distingue de la chose. De là vient le droit, c’est-à-dire l’accord de la liberté de chacun avec la liberté de tous.

Le devoir et le droit sont des forces, mais non des forces physiques et mécaniques, agissant suivant la loi de la nécessité. A proprement parler, ce sont des idées, et ces idées suffisent pour empêcher l’action ou la déterminer. Lorsque le besoin que j’ai d’une chose s’arrête devant le droit d’autrui, on peut dire que c’est la série mécanique des phénomènes de la nature qui vient se choquer contre une idée. Il n’y a pas de commune mesure entre ces deux choses, et c’est ce qu’on exprime en opposant le fait au droit, la force à la justice. L’esclavage, quel qu’il soit (civil ou politique), a pour effet de changer la personne en chose, de faire retomber l’homme du règne de la liberté dans le règne de la nature, et de l’ordre idéal, pour lequel il est fait, dans l’ordre mécanique, où il plonge naturellement.

Ces vues de Kant, renouvelées du stoïcisme, seront éternellement admirées, et représentent sans doute un des progrès les plus réels de la philosophie morale ; mais, tout en éclaircissant certains points, elles laissent planer sur beaucoup d’autres une très grande obscurité. Il ne suffit pas de distinguer deux règnes dans l’univers, il faut les concilier, les mettre en harmonie l’un avec l’autre, les faire marcher d’accord. Admettrons-nous donc que ces deux règnes coexistent sans se toucher, sans se mêler, sans agir l’un sur l’autre ? Faut-il croire que la nature et la liberté sont, comme le corps et l’âme dans le système de Leibniz, deux horloges allant d’accord parce qu’elles ont été primitivement montées ensemble, mais en réalité ne se connaissant pas, et n’ayant aucun empire l’une sur l’autre ? Ces deux mondes coexistent en effet dans l’homme lui-même. Non-seulement l’homme est en rapport avec la nature, mais il est lui-même une partie de la nature ; la moitié de son être, sa partie corporelle, appartient à la nature. Bien plus, la nature pénètre jusque dans son âme par les sensations, par les images, par les appétits, par les passions, en un mot par tous les phénomènes qui lui sont communs avec les animaux, et qui sont régis par des lois quasi mécaniques. Réciproquement, la liberté ne reste pas concentrée en elle-même, elle n’agit pas exclusivement dans le monde intérieur ; la volonté commande au corps, elle en dirige, elle en suspend, elle en accélère les mouvemens. Il y a donc mélange des deux règnes, action et réaction de l’un sur l’autre. Comment ce commerce est-il possible ? Comment les lois physiques peuvent-elles se plier sans fléchir aux lois de la liberté ? Comment les lois de la liberté peuvent-elles admettre, sans être détruites, l’action de la nature ? Comment ce déterminisme physiologique, dont M. Claude Bernard nous démontre si nettement la nécessité physique, peut-il se concilier avec cette liberté psychologique dont Kant nous démontre non moins clairement la nécessité morale ? Ce problème a inspiré au philosophe Fichte, dans son livre de la Destination de l’homme, les pages les plus éloquentes et les plus profondes : c’est un de ceux que la philosophie de notre temps doit s’efforcer de creuser, et dont l’examen permettra peut-être à l’esprit humain de faire quelques pas nouveaux.


PAUL JANET.

  1. Descartes, Discours de la Méthode. — Règles pour la direction de l’esprit.
  2. Pascal, De l’esprit géométrique. — De l’art de persuader.
  3. Newton, Régulœ philosophandi, dans ses Principia philosophiœ.
  4. Mariotte, œuvres complètes ; Leyde 1717.
  5. Publiés à la suite des Essais de philosophie de Prévost de Genève. Voir aussi Notice de la vie et des écrits de Lesage, par Pierre Prévost ; Genève 1805.
  6. Le livre de M. de Rémusat sur Bacon est l’un des plus intéressans, des plus instructifs et des mieux faits de la philosophie contemporaine. Il a établi sur Bacon la vérité définitive sans rien exagérer, sans rien diminuer. Le livre de Joseph de Maistre est un pamphlet amusant, mais sans aucune valeur philosophique.
  7. Par prolonger l’expérience (producere experimentum), il ne faut pas entendre la faire durer, mais la pousser plus loin, comme dans les exemples que je cite.
  8. Exposition de la doctrine saint-simonienne, XVe séance.
  9. Dumas, Philosophie chimique, p. 60.
  10. C’est ce que disait Leibniz. « L’opinion des formes substantielles (ou forces) a quelque chose de solide ; mais ces formes ne changent rien dans les phénomènes, et ne doivent point être employées pour expliquer les effets particuliers. » (Correspondance de Leibniz et d’Arnauld, lett. I.)