La Mêlée des religions en Orient

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La Mêlée des religions en Orient
Revue des Deux Mondes5e période, tome 53 (p. 830-861).
LA MÊLÉE DES RELIGIONS EN ORIENT


I

Nous l’avons tous rencontré, ce Musulman sceptique, ce viveur aimable et souriant, qui, après un dîner généreux, jetait, devant nous, son tarbouch par-dessus les moulins. Si ce n’était pas à Constantinople ou au Caire, c’était à Londres ou à Paris. S’il n’était pas attaché d’ambassade, il était ministre, wali, ou, pour le moins, général de division en disponibilité. Invariablement, il nous a tenu le même langage, à nous braves gens d’Europe : « L’Islam ?… nous nous en détachons de plus en plus ! D’ailleurs, c’est la moins gênante, la plus simple et la plus positive des religions !… Oui ! qu’est-ce, au fond ? Un vague déisme, n’est-il pas vrai ?… Ce n’est pas cela qui empêchera votre science de marcher ! »

Ce petit discours tendancieux produit toujours son effet. Il y a tant de bonnes âmes qui ne demandent qu’à y croire ! Celui qui vous le débite et qui, d’ailleurs, peut être parfaitement sincère, ne vous l’adresse point sans intention. Il sait très bien qu’aux yeux d’un Occidental, la religion islamique est la pierre d’achoppement où viendra se briser toute tentative de progrès. Pour nous, il ne saurait être question d’une transformation générale du monde musulman, tant que l’esprit religieux de la masse ne s’y sera point modifié. Tout le problème est là ! Nous en sommes intimement convaincus. Et cependant, parce que la solution en est très ardue et très complexe, parce qu’elle met en jeu des passions éminemment irritables, en vertu d’un accord tacite, nous faisons le silence sur cette grosse affaire. Nous la reléguons à l’arrière-plan. Nous voulons espérer qu’avec le temps les choses s’arrangeront d’elles-mêmes. Nous nous contentons d’une déclaration amicale comme celle de ce galant homme. Tout passe, tout se tasse. L’action lente de nos idées influencera peu à peu les parties les plus réfractaires de l’Islam ! Nous avons confiance dans l’œuvre du temps et dans la victoire finale, infaillible, de nos principes civilisateurs.

À la vérité, l’avenir ne me paraît point si rassurant. L’évolution des idées et des mœurs, voire de la simple vie matérielle, a toujours été infiniment plus paresseuse en Orient que chez nous. Mais il ne s’agit point de ratiociner sur ce qui arrivera dans cinquante ou dans cent ans. Il s’agit du présent. Or, si les écoles se bornent à éduquer un troupeau docile et somnolent de fonctionnaires ; si, même chez les hommes de l’élite, nos idées les plus libérales sont pliées dans un sens purement musulman ; si enfin, parmi les masses populaires, la religion, bien loin de réagir contre ces tendances particulières, les exagère encore, la perspective d’un rapprochement, même uniquement intellectuel, avec l’Europe ne reste-t-elle pas toujours très éloignée ?

Il est inutile de se le dissimuler : l’Islam, en tant que foi, n’a pas perdu un pouce de terrain. On peut même dire qu’il n’a pas cessé d’en gagner. Il est aussi dominateur qu’aux siècles les plus brillans de son histoire, peut-être davantage, parce que la présence humiliante de l’étranger exaspère, en ses fidèles, la susceptibilité du sentiment religieux. Évidemment, nous ne leur demandons pas d’abdiquer leur croyance : une telle prétention serait aussi odieuse que ridicule. Nous souhaitons seulement que cette croyance ne condamne de parti pris ni nos sciences, ni notre culture littéraire et philosophique. En un mot, nous voudrions que l’Islam, à l’imitation du christianisme occidental, fît sa part à l’esprit moderne. Le catholicisme, en particulier, n’est l’ennemi d’aucune science, qui n’est qu’une science. Un religieux, chez nous, peut être un mathématicien, un astronome, un historien de premier ordre, tout aussi bien qu’un laïque. Sans doute, le but du catholicisme n’est point de développer le progrès matériel, et ses spéculations, sans rester étrangères aux choses contingentes, visent néanmoins plus haut. Tout en concédant le nécessaire à la vie pratique, il ne doit pas, il ne peut pas oublier que sa mission est, avant tout, spirituelle et que son royaume n’est pas de ce monde. L’essentiel est qu’il souscrive de bonne grâce aux concessions raisonnables que le « siècle » réclame de lui. Un compromis de ce genre s’impose aujourd’hui à l’Islam, sous peine d’isolement mortel. Reconnaissons-le : il n’y a pas de raison fondamentale pour qu’il continue à s’y refuser. Mais les difficultés qu’il y rencontrera sont considérables.

D’abord, c’est une religion tout en dehors : la vie intérieure, qui est le domaine propre du christianisme, n’y a, pour ainsi dire, aucune place. Expulsé de la vie pratique, l’Islam ne sait plus où se réfugier. S’il cesse d’enseigner, de juger, de régler l’hygiène et les mœurs, voire le costume[1], de prescrire des rites spéciaux et publics, il cesse, en quelque sorte, d’exister. Son fonds mystique est très pauvre : son fonds métaphysique ne l’est pas moins. Etant ainsi très peu sentimental et très peu intellectuel, il est clair qu’il ne peut éprouver qu’une vive répugnance pour nos littératures et nos philosophies.

On objecte à cela que, précisément parce qu’il n’est point métaphysique, il se rapproche davantage de l’esprit positif des sciences modernes et que, dans tous les cas, il est beaucoup plus simple que le christianisme et qu’il exige de ses adeptes un effort de foi moins paradoxal. Peut-être bien, si l’indigence et la platitude sont synonymes d’esprit positif. Cependant, on ne voit pas que la cosmogonie biblique propose des explications aussi contraires, non pas même à la science actuelle, mais au simple bon sens, que la cosmogonie coranique. Aujourd’hui encore, les kodjas apprennent à leurs élèves que, pour maintenir la terre dans l’espace, Dieu créa un ange soutenu par un grand rocher qui, à son tour, repose sur le dos et les cornes du Taureau du monde. D’après le Coran lui-même, les étoiles filantes seraient des traits enflammés lancés par les anges contre les esprits infernaux. Ainsi du reste !… Enfantine dans ses théories de l’univers, la religion de Mahomet a-t-elle du moins, comme on le prétend, le mérite d’être plus simple que ses concurrentes ? C’est une simplicité bien relative. Réduire l’Islam au déisme n’est qu’un procédé commode, pour couper court aux discussions. Par un tour d’escamotage analogue, il serait aisé de réduire le credo du christianisme à ce symbole sommaire : « Dieu est Dieu et Jésus-Christ est son fils unique. » C’est aussi bref que : « Dieu est Dieu et Mahomet est son prophète ! » Pourtant, il s’en faut de beaucoup que ces deux formules épuisent tout le contenu dogmatique des deux religions. Pour être un bon Musulman, on est obligé de croire non seulement à l’existence de Dieu, Etre suprême, et à la mission divine de Mahomet, mais à l’existence des anges, du diable et des démons, au Jugement dernier, à la venue de l’Antéchrist, à la réapparition de Jésus pour préparer la fin du monde, à l’éternité des peines et des récompenses. Par-dessus tout, on doit admettre que le Coran est le Livre révélé, et les conséquences en vont loin : culte des saints, des prophètes, de la Vierge Marie ; pratiques extérieures obligatoires : prières, jeûnes, ablutions, circoncision, interdiction de certaines viandes et de certaines boissons, usage du chapelet, pèlerinage à la Mecque. Je m’en tiens aux articles de foi et aux rites les plus importans ou les plus connus. On voit donc qu’il faut singulièrement en rabattre de cette simplicité tant vantée. Il n’en est pas moins vrai que les dogmes de l’Islam sont, en somme, moins nombreux et moins subtils que les dogmes du catholicisme ; et que dans la pratique, pour le troupeau des fidèles, il se ramène à un déisme grossier, adultéré de beaucoup de superstitions (magie, sorcellerie), et enfin à la croyance que les Musulmans sont le peuple élu de Dieu. Mais le résultat de cette simplification n’est pas du tout ce que nous pouvions espérer. Pour être restreinte à un petit nombre d’objets, la foi du Musulman n’en est que plus ardente. Il en est de l’Islam comme du protestantisme. Plus il allège son bagage mystique, plus âprement il en conserve le résidu. Ces symboles raccourcis sont les pires levains de fanatisme.

Il ne faut donc pas s’étonner que l’Islam, malgré toutes les avances que nous lui faisons, ne désarme point. Son hostilité irréconciliable se déguise à peine sous un masque d’indifférence et. de mépris. On la sent toujours latente, même lorsqu’elle s’enveloppe de politesse. Libre à ses défenseurs et à ses amis d’exalter la tolérance, la douceur, la bonté du Mousslim ! Je pourrais moi-même chanter ma partie dans ce chœur de louanges. Mais des vertus individuelles ne sauraient entrer en ligne de compte, quand il s’agit de déterminer les tendances de la généralité. Là-dessus, il n’y a pas de doute possible. Au nom de quoi les réformateurs les plus « avancés » peuvent-ils mobiliser les foules, si ce n’est au nom du fanatisme ? Qu’ils le veuillent ou non, il leur faut bien, en définitive, faire appel à la vieille haine, toujours vivace, contre l’Infidèle. En Orient, — ne nous lassons pas de le répéter, — il n’existe d’autre lien, entre des hommes de même race, que le lien religieux. La communauté de langue n’est qu’une condition secondaire des groupemens nationaux. Il y a des Hellènes qui ne parlent pas le grec. Le lien entre eux, c’est la liturgie, l’assistance aux mêmes offices, l’usage des mêmes rites extérieurs, l’obéissance à l’autorité spirituelle du Patriarche de Constantinople, qui, jusqu’ici, a réglé l’organisation communale comme celle de la famille. Évidemment, changer un tel état d’esprit n’est point une entreprise au-dessus des forces humaines. Une action persévérante et méthodique triompherait peut-être, à la longue, des inimitiés anciennes. Mais, par malheur, la méthode et la persévérance dans l’effort sont les qualités qui manquent le plus aux Orientaux.

En attendant, l’Islam vit sur le pied de guerre avec les autres religions orientales, et celles-ci, les unes avec les autres. C’est une guerre sourde, silencieuse, qui ne se trahit que de temps en temps, par de soudaines explosions. Ce calme apparent induit en erreur le touriste qui traverse en coup de vent les mosquées et les églises : il n’a pas trop de toute son attention pour les faïences, les vieux tapis, les stucages, les vitraux et les boiseries peintes. Les Européens qui habitent le Levant sont sujets à une pareille illusion. L’habitude émousse en eux l’acuité de l’observation ; et puis enfin, parqués dans un certain milieu social, accaparés par leurs occupations journalières, il leur est bien difficile de s’évader hors du cercle banal où ils tournent. Que ce soit à Alexandrie, au Caire, à Beyrouth, à Smyrne ou à Constantinople, tous vous répondront à peu près dans les mêmes termes : « Les religions ? Dieu merci, nous en avons à revendre ! C’est une bénédiction !… Et elles font toutes bon ménage ensemble ! Vous verrez, le spectacle est édifiant !… »

En effet, c’est bien l’impression que j’en eus d’abord. Je ne connais rien de plus charmant qu’un dimanche à Péra. Les sorties de messes encombrent, animent, éblouissent toute la grand’rue. Que de dames élégantes et parfumées ! Que de conciliabules ! Il s’en forme à la porte de Saint-Antoine, de l’église autrichienne, de l’église du Taxim, sans parler des innombrables sanctuaires orthodoxes ! Les toilettes s’affrontent et se toisent. Les eucologes et les éventails chargent les mains gantées. On potine, on fait beaucoup d’embarras. Les jeunes gens, sur le trottoir en face, lorgnent les groupes… Quand la messe est « ambassadrice » ou « consulaire, » cela devient tout à fait admirable. Le personnel diplomatique arrive dans des landaus de gala, flanqués de kawass aux chamarrures resplendissantes. La descente de voiture, entre une double rangée de curieux, est sensationnelle. Il faut voir les petits attachés d’ambassade, ou les apprentis-drogmans, tendant le mollet sous la bande d’argent du pantalon et la pointe de l’épée à poignée de nacre, bombant leur torse dans le bel habit brodé de palmes. Le clergé, revêtu de ses ornemens pontificaux, vient au-devant de la troupe. Les orgues tonnent, on défile, on envahit les chaises réservées qui s’alignent devant la grille du chœur. M. le consul et Mme la consulesse occupent deux sièges et deux prie-Dieu jumeaux, de véritables trônes drapés de velours et garnis de coussins à crépines d’or, comme on en voit dans les portraits royaux de Velazquez. L’étiquette et le décor sont toujours dans la grande tradition louisquatorzième. Comment ne pas être indulgent pour des pompes religieuses où Ion joue un si beau rôle ?

Je me rappelle une fête de la Pentecôte, au Caire, comme un des plus amusans spectacles que j’aie contemplés en ce genre. Ce jour-là, j’assistai à trois messes : une chez les Coptes orthodoxes, l’autre chez les Coptes-unis, la troisième chez les Franciscains. Celle des Franciscains était « consulaire, » c’est-à-dire que le représentant de la République française en devait rehausser l’éclat par sa présence. Je commençai par celle-là…

Lorsque j’arrive, la grande nef est comble, malgré la chaleur. Le public attend. Des sacristains vont et viennent dans le chœur, allumant des cierges et des candélabres, disposant des vases… Enfin des claquemens de fouet crépitent dans les ruelles étroites qui aboutissent au parvis : c’est le cortège officiel qui débarque. Les cannes à pomme d’or des kawass martèlent les escaliers. Derrière eux, ces messieurs de l’Agence et du Consulat général se forment en rangs, dans le narthex. Toutes les têtes retournées sont tendues vers l’épaisse tenture qui masque la baie du portail… Pourquoi n’entrent-ils pas ? On se le demande d’une chaise à l’autre… Il paraît que le clergé est en retard, — le clergé qui, suivant le protocole, doit aller offrir l’eau bénite à M. le Ministre, sur le seuil de l’église ! Or, les religieux sont Italiens. On me dit qu’ils s’amusent à faire droguer à la porte le représentant de la République. Celui-ci s’impatiente. On l’entend grommeler derrière la tenture, qui ondule comme un rideau de théâtre, au moment où on va frapper les trois coups. Les gens du cortège, qui enragent, protestent bruyamment. Les cannes des kawass ébranlent le pavé de coups furibonds… Après dix bonnes minutes, un prêtre sort de la sacristie, enfilant encore son bras dans la manche de son aube, pestant et trépidant. Il rallie une bande d’enfans de chœur, dévale au galop à travers la nef, et, d’un geste malgracieux, présente le goupillon à M. le Ministre, devant qui la tenture vient enfin de s’écarter. M. le Ministre touche le goupillon d’un air dégoûté ; et, sans s’inquiéter de son cortège, fonce droit sur son prie-Dieu, comme on marche à l’assaut.

Cette fois, la violence des passions avait emporté le décorum ! Ce fut une entrée désastreuse !

Vues par ce côté drolatique ou par le côté « cérémonie, » il est certain que les religions orientales n’ont absolument rien de rébarbatif. Mais qu’on ne s’y trompe pas ! Elles couvent une exaltation non moins ardente que l’Islam. Je mets à part les Catholiques latins, qui ne sont pas du pays et qui dominent de haut la mêlée. Leur savoir et leur éducation, leur réserve et la dignité de leur tenue les distinguent de l’élément clérical indigène. Les autres ne leur ressemblent guère : Grecs, Russes, Arméniens, Abyssins, Coptes, Syriens et Juifs, tous ces gens-là ne rêvent que plaies et bosses. Lorsque j’étais à Jérusalem, il s’éleva une querelle entre Grecs et Arméniens à propos de je ne sais plus quelles réparations clandestinement entreprises par les premiers, dans l’Eglise du Tombeau de la Vierge. Grave affaire, attendu que la moindre réparation équivaut à une prise de possession ! Comment la dispute s’envenima-t-elle ? Toujours est-il que les deux partis en vinrent aux mains dans le sanctuaire et que six Arméniens restèrent sur le carreau ! Les Franciscains eux-mêmes, malgré leur évident désir de conciliation, sont obligés de se défendre à tout instant contre la mauvaise foi et les tracasseries des clergés hétérodoxes. Ils m’ont raconté notamment une histoire de tapis qui vaut son pesant d’or.

Cela se passe à Bethléem. D’après les traités et les traditions les plus anciennes, les Franciscains jouissent d’un droit de passage entre leur église et la Grotte de la Nativité. Ce passage coupe en diagonale un des bas-côtés de la vieille basilique constantinienne qui renferme la Grotte. Or, dans un des angles, les Arméniens possèdent un autel, et, devant cet autel, se déploie un tapis. Avides de couper le passage aux Franciscains, de quoi s’avisèrent ces ingénieux schismatiques ? Petit à petit, centimètre par centimètre, ils allongèrent leur tapis, tant et si bien qu’un beau jour le tapis finit par recouvrir tout le pavé entre la Grotte et la petite porte des Latins. Pour s’y rendre, ceux-ci étaient obligés de fouler le territoire de l’ennemi, puisqu’ils passaient sur son tapis. Violation du droit de propriété ! Conflit qui allait tourner au tragique ! batailles en perspective ! effusion de sang ! Mais, en vrais fils du bon saint François, les Franciscains conjurèrent toutes ces horreurs grâce au subtil artifice que voici. Par une nuit sans lune, à l’heure où tout le monde dort, même les Arméniens, un Frère intrépide s’insinua dans la basilique et, armé d’une paire de ciseaux, il coupa le tapis délictueux sur toute la longueur de la diagonale. De cette façon, la frontière fut rétablie sans combat, et les Arméniens, rendus stupides par un si joli tour, se tinrent cois et renoncèrent à rallonger leur tapis.

Un tel dénouement est exceptionnel. D’habitude, hélas ! les choses sont bien loin de s’arranger ainsi en douceur. On n’aurait que l’embarras du choix entre une foule d’épisodes, qui prouvent surabondamment la violence et, quelquefois, la férocité de ces haines religieuses. On se le rappelle : lorsque la nouvelle Constitution ottomane fut proclamée à Jérusalem, des Juifs échauffés voulurent traverser la petite place du Saint-Sépulcre, afin d’y manifester leur enthousiasme pour la Révolution. Mais des pappas armés de solides gourdins leur en barrèrent la porte : s’ils avaient osé la franchir, on les étendait raides sur le seuil !

En réalité, toutes ces religions orientales s’abominent. C’est, chez elles, une si vieille habitude ! Elles se côtoient sans cesse, elles se supportent tant bien que mal, parce qu’il leur est impossible de faire autrement. Mais chacune demeure retranchée dans son hostilité, sans la moindre concession, du moins volontaire, au voisin, sans rien céder de ses prétentions. Cela marche ainsi, jusqu’au jour où les fureurs contenues éclatent et où l’on s’égorge dans la rue. Inutile de fouiller l’histoire des vingt dernières années pour y trouver des exemples à l’appui. Il n’y a pas six mois, les massacres d’Adana nous rappelèrent atrocement qu’il ne saurait y avoir de paix durable entre dissidens orientaux. Ce n’est jamais qu’un armistice, lequel est à la merci de la circonstance la plus futile. Ces massacres furent hideux de cruauté et de barbarie, et, bien que la presse en ait atténué le récit, — sans doute, pour ne pas contrister les âmes naïves qui croient à l’avènement tout proche de la fraternité en Orient, — ce que nous en avons appris est plus que suffisant pour nous inspirer une défiance salutaire à l’endroit de la prétendue tolérance orientale. Je sais bien ce que l’on répond : c’est que les motifs qui précipitèrent les Turcs contre les Arméniens d’Adana n’étaient point religieux, mais économiques : des débiteurs insolvables ou injustement exploités auraient imaginé ce moyen commode de s’acquitter, qui est de supprimer leurs créanciers. Mais il est trop certain aussi que la différence de religion entre adversaires exaspéra, d’une façon terrible et hors de proportion avec les causes initiales, ces querelles d’intérêts. Il en est toujours ainsi d’ailleurs. Je défie bien qu’on me cite une seule guerre de religion proprement dite, qui n’ait pas eu l’intérêt pour point de départ.

Des cas de fanatisme comme celui-là ne sont nullement accidentels. C’est une maladie endémique et chronique. Pour peu que la surveillance administrative se relâche, souvent même sur une excitation clandestine venue du pouvoir central, les religions ennemies se ruent les unes contre les autres. Les personnes qui connaissent l’Algérie n’ignorent pas que, si nos troupes se retiraient seulement l’espace de vingt-quatre heures, les Juifs seraient massacrés dans toutes les villes : après quoi, ce serait le tour des Européens. En Orient, l’exaltation fanatique est montée au même degré. Les humanitaires qui ont l’illusion tenace, qui ne perçoivent qu’un effet de couleur locale dans les regards hostiles dont on les transperce au passage, en certains quartiers musulmans, ceux-là n’ont qu’à se rappeler des faits récens qui sont encore dans toutes les mémoires. A Constantinople, en avril dernier, une jeune fille turque fut martyrisée et son fiancé, tué par la populace et la soldatesque, pour l’unique raison que ce fiancé était Grec, — parce que cette Musulmane avait voulu épouser un homme qui n’était pas de sa religion. Voilà qui est catégorique ! Mais généralisons la question : oui ou non, un Musulman, un Hellène ou un Juif peut-il se convertir, sans risquer d’être mis à mort ? Partout, on vous répondra que non ! Si, après cela, on s’obstine à espérer que le triomphe de la libre pensée, en Orient, n’est plus qu’une question de jours, c’est qu’on a la foi robuste. Si l’on songe, au contraire, à tout ce qui couve d’effervescence fanatique autour de l’Europe, depuis la Mer-Noire et l’Anatolie jusqu’aux derniers caps du Maroc, on conviendra que nous sommes enfermés dans un cercle de haines qu’il ne dépend que de notre faiblesse de rendre dangereuses. M. Homais et ses amis se bouchent les yeux pour ne pas voir. Ils croient avoir « terrassé l’hydre du fanatisme. » Mais les tentacules de la bête s’allongent de toutes parts autour de nous. Le seul moyen que nous ayons d’être en sûreté avec elle, c’est de la réduire à l’impuissance.


II

Envisagées par l’extérieur, les religions orientales nous apparaissent ainsi comme des citadelles closes, dressées les unes contre les autres. En apparence, rien ne bouge, tout est calme aux alentours. Vues du dedans, elles nous donnent une pareille impression de silence et d’immobilité : cette inertie nous semble voisine de la mort. Il en est quelques-unes dont la sénilité a je ne sais quoi d’enfantin, qui nous les fait considérer comme irrémédiablement finies, devenues ridicules et inoffensives, à la manière des vieilles gens gâteuses qui radotent.

Le plus beau spécimen de ces religions tombées dans l’enfance caduque nous serait fournie peut-être par celle des Coptes orthodoxes.

A Louqsor, j’assistai à la messe de l’Ascension, dans leur église, qui est dédiée à Saint-Antoine et à Saint-Pacôme. En vain m’excitai-je sur les vertus de ces deux grands saints et sur le prestige littéraire du premier ; en vain essayai-je de me raccrocher à certains détails poétiques ou touchans de la liturgie, j’eus toutes les peines du monde à garder mon sérieux.

D’abord, je ne pouvais pas me croire dans un lieu chrétien A part les deux effigies de Saint-Antoine et de Saint-Pacôme qui décorent l’iconostase, tout me rappelait une mosquée : les nattes étendues par terre, les cloisons de bois découpées à jour comme des moucharabyés, les lustres chargés de cornets de verre, les œufs d’autruches, les boules de jardin, la coupole où pépiaient des nichées de moineaux, où de gros pigeons blancs lissaient leurs plumes sur le rebord de la corniche. Çà et là, au hasard, les hommes sont accroupis sur leurs talons. Les femmes, invisibles, sont parquées derrière une clôture qui occupe tout le bas de l’église. A travers les grillages, je les entends qui chuchotent et qui se poussent. Dans un coin d’ombre, une vieille, drapée de noir jusqu’au menton, toute droite et toute mince de la tête aux pieds, a l’air d’une colonne funèbre. Près de nous, sur des bancs très hauts, des vieillards accroupis tripotent leurs pieds nus : leurs babouches s’égaillent, un peu partout, sur le pavé luisant, comme une flottille de petits bateaux sur une eau calme. On jurerait absolument un intérieur de mosquée ! Des chants arabes glapis par un enfant à la voix pointue achèvent de préciser l’ambiance musulmane. Et pourtant mes yeux désemparés, qui furètent de droite et de gauche, en quête d’un symbole chrétien viennent de découvrir, dans un renfoncement de la muraille, un meuble étrange, dont je saisis mal d’abord la forme et l’usage : c’est un pressoir !… le pressoir qui sert à préparer le vin eucharistique ! Peut-être y a-t-il aussi, dans quelque recoin, un four où l’on cuit le pain de la Communion ! Et voilà ma pensée ramenée brusquement aux agapes évangéliques des premiers siècles.

J’observe les allans et les venans. On entre et on sort comme dans un bazar. On cause à haute voix. Personne ne paraît s’occuper de l’enfant à la voix pointue, qui continue à s’égosiller devant son pupitre : il chante véritablement dans le désert. Et on ne s’occupe point davantage de ce qui se passe derrière l’iconostase, où pourtant se devine un vague remue-ménage. La messe est-elle commencée ? Impossible de le savoir. Mes voisins interrogés me répondent des phrases confuses. Les conversations, les allées et venues n’arrêtent pas. Bientôt, je m’aperçois que toutes les poules du quartier ont envahi le sanctuaire. Elles picorent des miettes dans les interstices des nattes. Elles donnent des coups de bec sur les babouches à l’abandon. Une, plus effrontée et plus vorace que les autres, s’attaque même à mes bottines, lorsque, tout à coup, un coq pousse un corico éclatant qui la met en fuite. On ne s’émeut point. L’enfant qui chante semble rivaliser avec le coq. Je m’attends presque à voir paraître, derrière les poules, le compagnon de saint Antoine, patron du logis : c’est réellement la maison du bon Dieu !

Et puis, au milieu de l’inattention générale, la petite porte de l’iconostase s’entr’ouvre, livrant passage au prêtre, un grand vieillard débonnaire, à barbe blanche. Il est tout de blanc vêtu-, en longue simarre traînante, brodée d’une croix devant et derrière. Ses pieds portent des chaussettes blanches, et à sa ceinture pend un large mouchoir d’invalide, jaune et bleu, où il se mouche de temps en temps avec ostentation. Il évolue, à pas muets, au milieu des poules, des moineaux, des pigeons, des groupes de gens accroupis, en balançant un encensoir devant le pupitre, puis devant l’iconostase, devant Saint-Antoine et devant Saint-Pacôme, enfin devant l’autel qu’on aperçoit par la petite porte, un instant entre-bâillée. Cet autel est drapé de somptueux oripeaux : descentes de lit, carrés d’andrinople, cotonnades pour négresses ! Mais c’est à peine si j’ai le temps d’admirer ces magnificences. Bien vite, le prêtre rentre dans le sanctuaire et la porte se referme.

Infatigable, l’enfant de chœur chante d’une voix de plus en plus aiguë devant son pupitre. Les vagissemens éperdus d’un bébé, qu’une femme apporte tout enveloppé de langes, ne l’interrompent point. Je comprends qu’il s’agit d’un baptême. Comment ? un baptême en pleine messe de l’Ascension !… Mon Dieu, oui ! ces braves Coptes ne s’embarrassent pas pour si peu. Le prêtre, toujours en chaussettes, ressort de l’iconostase et s’en va bien tranquillement baptiser le poupon, derrière le grillage mystérieux qui abrite les femmes. Hélas ! je ne pourrai pas voir la cérémonie ! Alors, comme pour me consoler, un grand gaillard osseux, à la pomme d’Adam saillante, écarte l’enfant de chœur du lutrin et entonne, d’une voix de cuivre formidable, l’évangile du jour en langue coptique. C’est à se boucher les oreilles !

De l’autre côté, dans le baptistère, le bébé qu’on ondoie redouble ses hurlemens. En moins de cinq minutes, c’est fini ! Le prêtre s’en revient vers l’iconostase, avec un bon sourire paternel dans sa grande barbe. Et puis il s’enferme de nouveau. Je renonce décidément à saisir le lien de tout cela. Il n’y a pas d’ordre sans doute ! Cela marche au petit bonheur, au gré des circonstances ou de l’inspiration des officians ! Voici maintenant qu’on distribue le pain bénit, de jolies galettes rondes comme des hosties et marquées de la croix copte ! Celui qui les fait passer est un vieux à la démarche chaloupante, aux babines et aux paupières lourdes de dromadaire. On songe à un chameau du temple, à je ne sais quel animal béat, qui ferait le service dans cette ménagerie sacrée ! Je n’exagère pas ! Autour de lui, les poules se battent, se disputent les miettes du pain bénit, jusqu’à un petit poussin qui sort de l’œuf et qui n’a qu’un léger duvet sur le dos. Les moineaux, les pigeons descendent de la coupole, voltigent d’un bout à l’autre de l’église, frôlent de leurs ailes les têtes des fidèles qui n’en ont cure. Cela devient un ramage de volière, un vacarme de basse-cour !

De nouveaux vagissemens couvrent le tumulte ! Une procession de bébés portés par des hommes et des femmes s’achemine vers le chœur dont la porte s’est rouverte. C’est, me dit-on, la communion des enfans malades ou récemment baptisés. Le prêtre se tient sur le seuil, élevant entre ses mains un gros verre à pied, un verre de cabaret, où plonge une cuiller d’étain. A tour de rôle, chaque poupon lui est présenté par son porteur, et l’excellent homme, les yeux mi-clos, avec des airs patelins de nourrice, entr’ouvre les bouches grimaçantes, du bout de sa cuiller, comme s’il donnait la becquée aux petits enfans.

Pendant ce temps-là, l’adolescent nasillard a recommencé à glapir ses chants arabes : il ne semble point disposé à quitter son pupitre de sitôt. Depuis qu’il y est attelé et que nous sommes là, il doit être des heures impossibles. Je me décide à gagner la porte, désespérant de voir la fin de cette cérémonie, dont je n’ai même pas pu voir le commencement.

Telle fut la messe que j’entendis, le jour de l’Ascension, dans l’église de Saint-Antoine et de Saint-Pacôme, — en pleine Thébaïde. J’en ai entendu ailleurs un grand nombre d’autres et dans tous les rites orientaux, à Constantinople, au Caire, à Beyrouth, à Jérusalem. Ce qui me frappait, spécialement chez les Coptes, c’est le caractère purement formaliste de ces cérémonies. Prêtres et assistans semblaient se désintéresser complètement du sens de leurs gestes ou de leurs paroles. Nulle tenue, nulle dignité même extérieure, rien qui fît allusion à la grandeur du mystère qu’ils étaient censés célébrer. Cette insignifiance, cette absence de vie spirituelle, cette raideur ankylosée des vieux hiératismes nous induisent à conclure que ces religions sont mortes, qu’elles n’ont aucune action sur leurs adeptes et que ceux-ci ne les conservent que par respect traditionnel. Ce serait une grave erreur. Dans notre Occident, une religion qui ne pense plus est effectivement une religion finie. Il n’en est pas de même chez les Orientaux. À cause de l’hostilité permanente dont leurs religions sont entourées, l’activité de chaque confession s’est tournée du dedans au dehors. Elles se sont raidies dans la croyance littérale, comme dans une carapace à l’épreuve de l’ennemi. Moins ces confessions dépensent de pensée et de spiritualité, plus elles emploient d’ardeur fanatique à maintenir intacte la lettre de leur foi, plus elles deviennent intransigeantes et irréductibles sur les questions de forme.

Ni persécutions, ni massacres, ni sollicitations flatteuses, rien n’a pu les entamer. Elles-mêmes ne cherchent point à se modifier ni à s’amender, quand elles le pourraient sans inconvéniens. On dirait que la contagion léthargique de l’Islam les a touchées. Pour que deux ou trois parmi ces communautés reprissent un peu de vie intérieure, il a fallu le stimulant de l’activité occidentale. Rome s’en est mêlée. L’Église catholique a ramené dans son giron quelques schismatiques plus ou moins entachés d’hérésie. Elle a su faire accepter son obédience aux Maronites, à quelques Syriens, à quelques Coptes et Arméniens : elle a refondu dans son moule ces chrétiens douteux.

La tâche n’était pas commode. Outre la répugnance de l’Oriental à subir le joug latin, nos religieux ont eu à lutter contre un encroûtement inimaginable d’ignorance et de grossièreté. Les Coptes, en particulier, avaient à peu près oublié leur credo chrétien, tout en restant Chrétiens avec obstination. Aujourd’hui encore, beaucoup d’entre eux ne se distinguent des Musulmans que par une croix tatouée sur le pouce. Les uns jurent par Aïssa (Jésus), les autres par Mohammed : voilà toute la différence ! En Syrie, la tâche était presque aussi difficile. Les Jésuites s’y sont dévoués avec un zèle et un succès réellement admirables. Ils ont dû réformer les mœurs du clergé, lui imposer une discipline, rendre un peu de dignité au culte comme aux prêtres. C’est une surveillance constante et parfois très pénible. Tels de leurs Pères s’astreignent à parcourir les bourgades montagnardes du Liban, pour confesser les curés isolés, prêcher dans leurs langues des populations perdues. Et les chemins sont atroces, quand il y en a, les mulets rétifs, la route longue et les gîtes plus que sommaires !

Où j’ai le mieux constaté la force de leur influence, c’est à Beyrouth, dans la chapelle de leur collège. Le Père Ray m’avait dit :

— Venez-y un de ces dimanches ! Vous verrez : le spectacle seul en vaut la peine !

J’y allai, et j’eus la constance d’y rester, de quatre heures et demie du matin à midi. Pendant tout ce temps-là, la chapelle ne désemplit pas. Mais le mot de chapelle est inexact : c’est une véritable basilique, où je vis défiler, durant mes huit heures d’observation, des milliers de fidèles ; où j’assistai à d’innombrables messes, — latines, grecques, syriennes, maronites, — chacune ayant leurs publics et leurs rites spéciaux. Dès avant l’aube, des groupes circulent, avec des lanternes, dans les rues fangeuses et noires qui avoisinent la maison des Jésuites. Le flot grossit d’heure en heure, devient une foule, aux approches de la grand’messe. A l’intérieur, dans la grande nef et dans les nefs latérales, les offices se succèdent ; les mélopées arabes, aigrelettes et chevrotantes comme une musique de noubas, alternent avec le plain-chant catholique et les sons graves de l’orgue. Dans la chapelle des Grecs-Unis, on communie sous les deux espèces : le prêtre coupe le pain sur la patène et le distribue en petits morceaux aux fidèles agenouillés. Dans cette autre, on chante en arménien ; plus loin, on chante en grec. Les autels orientaux font écho au maître-autel romain. Celui-ci, dressé au milieu du chœur, apparaît comme le symbole de l’Église-Mère entourée de ses enfans barbares.

Toutes les races du pays, toutes les catégories sociales se mêlent sous les voûtes hospitalières de la Basilique latine. Auprès de dames élégantes, en grande toilette, en chapeaux européens, je reconnais des femmes de condition plus humble, ouvrières ou petites bourgeoises, coiffées d’une mantille de tulle semblable à celle des Génoises et des Barcelonaises. D’autres sont tout enveloppées de satin noir, comme les Musulmanes, le visage à peine visible à travers la fente de l’étoffe strictement fermée. Celles du peuple portent sur la tête un voile blanc de cotonnade grossière. Quelques profils émergent entre les plis des voiles, tels qu’on s’imagine ceux des vierges et des martyres chrétiennes des temps apostoliques : pâles, les joues creusées, les cheveux épars, en nattes, sur le dos, les cils très bruns battant sur de grands yeux sombres noyés de langueur, des yeux dont le blanc lui-même est presque noir. Les hommes qui sont là offrent des contrastes pareils. Parmi les étudians, les commerçans, les notables de la ville, en jaquettes et vestons de coupe londonienne, j’aperçois des ouvriers et des manœuvres en costume indigène. Il y a là jusqu’à des portefaix du port, la tête rase, le gombaz de toile bleue serré aux reins par une ceinture de cuir. Leurs larges pieds nus laissent une empreinte poudreuse sur le seuil des confessionnaux, d’où ils sortent, les bras en croix sur la poitrine, les yeux baissés, avec une expression de recueillement, étrange sur ces figures farouches.

Ce recueillement est peut-être ce qui m’a le plus étonné dans cette foule levantine. Quelle différence avec les dissidens schismatiques, dont j’avais suivi les offices ! Ici, entre tous ces fidèles, il existe un véritable courant de ferveur. La piété, si elle n’est peut-être pas très réfléchie, est sérieuse et profonde. Les communions sont, pour ainsi dire, générales. C’est par longues et incessantes processions qu’ils se dirigent vers la Sainte-Table, riches et pauvres, étudians et illettrés, les femmes en voiles blancs, les artisans nu-pieds, les élégantes de la ville. Le peuple surtout est touchant. Ces vêtemens et ces gestes archaïques, ces théories pieuses se déroulant à travers les arceaux des nefs, me rendaient presque la figuration des Catacombes. Les agapes eucharistiques, que j’avais vainement évoquées à Louqsor, se réalisaient pour moi dans cette chapelle de Jésuites. Ces hommes sont des pétrisseurs d’âmes incomparables ! Recréer ainsi l’atmosphère chrétienne primitive chez un peuple amolli par le plus dangereux des climats, corrompu par des siècles de servitude, voilà une de ces conversions déconcertantes dont eux seuls sont capables ! Et j’admirais, avec ce génie de la discipline morale, avec cette puissance de groupement et d’organisation dont ils ont le secret, cette contagion de charité et de fraternité, qu’ils répandent inlassablement autour d’eux.


III

A cela se réduisent les quelques résultats que la propagande religieuse occidentale a, jusqu’ici, obtenus en Orient. Ce sont les Catholiques qui y ont réussi. Encore était-il nécessaire que le terrain fût favorable à la bonne semence de leur parole. En dehors du cercle restreint des Maronites, des petites communautés grecques-syriennes, chaldéennes, arméniennes et coptes, il n’y a rien à faire. Catholiques et protestans échouent, à moins que l’on ne considère comme des recrues sérieuses ces prétendus convertis qui foisonnent en Palestine et qui vivent de conversions successives. En principe, il est entendu chez tous les missionnaires européens, quels qu’ils soient, que l’on ne convertit pas. Alors que font-ils ? A quoi servent-ils ? Et ainsi nous sommes amenés à considérer le rôle des religions européennes dans la mêlée des religions orientales.

Il en est pourtant, parmi ces missionnaires, qui s’obstinent à convertir. Lorsque j’étais à Nazareth, je vis arriver, à la Casa nuova, des Franciscains, une grosse dame anglaise, flanquée d’une personne osseuse et chlorotique qui avait l’air d’être sa demoiselle de compagnie. Le soir, je rejoignis les deux voyageuses, dans la salle à manger du couvent. La grosse dame avait un voile sur la tête et une énorme croix d’argent sur la poitrine comme une chanoinesse. Sa figure ronde était épanouie. Le teint frais, reposé, brillant, annonçait une conscience pure et une santé robuste. Avec des gestes méticuleux et très anglais, elle découpait sur son assiette le dur beefsteak des Franciscains et elle portait les morceaux à sa bouche avec un joyeux appétit, tempéré d’une nuance de componction. Elle était gaie, expansive, facilement bavarde, sans rien de la morgue insupportable de certains de ses compatriotes. Cette grosse dame me plaisait, m’amusait, me semblait doucement comique. Je ne pus m’empêcher de le dire, en sortant, au supérieur qui avait assisté à notre dîner :

— Vous avez tort, me dit-il, de vous moquer d’elle. Cette Anglaise est une excellente femme !… Oui ! véritablement très bonne ! Elle est protestante, ce qui ne l’empêche pas de descendre chez nous, chaque fois qu’elle est en tournée dans le pays. Elle nous aime et nous le lui rendons. Je crois qu’elle est affiliée à une Société de Londres, qui se donne beaucoup de mal pour convertir les Juifs. Mais elle agit de sa propre initiative et avec ses seules ressources. Elle est riche, elle possède une propriété aux environs de Caïffa. Eh bien ! telle que vous la voyez, toute corpulente qu’elle est, son activité est infatigable. La foi l’anime. Elle est sans cesse par monts et par vaux, en quête de malheureux Juifs à secourir. Elle s’entête à vouloir en faire des Chrétiens. La tâche ingrate et désespérante que voilà !… Vous pensez bien qu’elle n’en convertit aucun ! Néanmoins, elle ne se décourage pas !… En somme, toutes ses peines ne sont pas perdues. Elle apprend à lire et à écrire à de petits misérables ; elle les soigne, les nettoie, les habille ; elle leur distribue des collyres, des lunettes bleues pour leurs ophtalmies, du savon pour se laver, et, la plupart du temps, des vivres ou du pain… Vraiment, cette femme est très charitable ! Elle fait beaucoup de bien ! »

Ces derniers mots du Père Franciscain résument tout le programme des missionnaires occidentaux : faire du bien ! A cela se limite forcément la plus grande part de leur effort. Je n’ai pas à chercher, ici, si la politique et les intérêts matériels de leur pays ou de leurs associations bénéficient, en fin de compte, de leur œuvre. Je m’en tiens au but le plus apparent de leurs travaux. Or, ce but, ils le poursuivent, en général, avec une abnégation et un dévouement qu’on ne connaîtra jamais assez.

Ils font donc du bien, beaucoup de bien, et ils le font en instruisant, en soulageant la misère, en ouvrant des écoles, des hospices et des orphelinats. Nous avons parlé ailleurs de leurs entreprises pédagogiques. Pour ce qui est de leur zèle charitable, un volume entier ne suffirait pas à épuiser la matière. La beauté de leur tâche, la multitude de leurs fondations obligent au respect même les juges les plus prévenus contre eux. Il y a d’ailleurs, entre toutes les confessions occidentales, une ardente émulation de charité. La Palestine, en particulier, est une sorte de champ clos où les bonnes œuvres se donnent carrière. C’en est même inquiétant. On trouve peut-être qu’il y en a trop, que cette ardeur bienfaisante est excessive, qu’elle risque de gâter ses cliens, en les dispensant de travailler pour eux-mêmes et par eux-mêmes et de prévoir le lendemain. Dans les moindres bourgades, il y a au moins un hôpital et une pharmacie gratuite. Rien qu’à Bethléem, qui ne compte pas plus de 8 000 habitans, les maisons de secours, les établissemens hospitaliers sont en si grand nombre, qu’on est obligé de choisir pour en donner une idée approchante : la liste complète serait interminable ! Dispensaire des Franciscains, orphelinat des sœurs de Saint-Joseph, école professionnelle du Père Beloni, hospice des Sœurs de Charité, orphelinat de la Mission protestante allemande, etc. ! Quant à Jérusalem, la ville tout entière n’est qu’un vaste hôpital, une hôtellerie perpétuellement ouverte aux passans.

Les pauvres du pays, — et ils représentent facilement les trois quarts de la population, — sont des gens vraiment bien heureux ! Entre missionnaires catholiques, protestans, grecs orthodoxes et israélites, c’est à qui se disputera l’honneur de les secourir. On les nourrit, on les habille, on les loge, on les soigne quand ils sont malades, on les bourre de drogues et d’aumônes. Une famille peut vivre uniquement de charité. Et, comme ces mendians ont l’esprit subtil, il n’est ruse dont ils ne s’avisent pour augmenter leur revenu. Un religieux me contait que les Franciscains hébergent gratuitement des familles chrétiennes dans des maisons qu’ils ont achetées pour ce généreux usage. Or les bénéficiaires louent subrepticement ces maisons, et, au vu et au su de tout le monde, vont s’installer ailleurs, quand ils ont trop de locataires. Les Franciscains sont obligés, paraît-il, de tolérer cet abus : s’ils expulsaient leurs pensionnaires indélicats, aussitôt dix sociétés protestantes offriraient un nouveau logis aux expulsés. Et ainsi, dans la crainte de voir leurs cliens passer à l’ennemi et apostasier à bref délai, ils se résignent à fermer les yeux.

Tels sont les inconvéniens de cette concurrence charitable. Mais il n’en est pas moins vrai que les missionnaires européens soulagent de trop réelles détresses et qu’ils ont à lutter contre une misère souvent effroyable. J’en eus la brutale révélation à l’Hôpital Saint-Louis, de Jérusalem, — un des établissemens de Palestine qui fait le plus d’honneur à la France, qui le subventionne, et à son fondateur, le comte de Piellat qui, généreusement, y a sacrifié presque toute sa fortune. — J’ouvre une parenthèse, en faveur de ce bon Français, une des plus nobles figures que nos compatriotes puissent saluer à l’étranger. Il vit là, dans cette maison de charité qu’il a bâtie, presque pauvre, à peine mieux vêtu que le plus humble des infirmiers. Epris de tout ce qui rappelle le rôle glorieux de la France en Terre-Sainte, il est, à Jérusalem, le gardien de nos souvenirs. Avec une patience ingénue, il a peint, sur les murs intérieurs de l’hospice, une immense fresque héraldique, où se détachent les blasons des preux qui accompagnèrent Godefroy de Bouillon au Saint-Sépulcre. La porte de sa chambre est encadrée par ces emblèmes. Lui-même, au milieu de tous ces écussons, apparaît comme le dernier des Croisés, un Croisé qui aurait déposé l’estoc pour endosser la bure du moine et qui ne voudrait plus conquérir que des âmes à force de bonté. Sans doute parce que tous les dévouemens s’appellent, il a rencontré dans les sœurs de Saint-Joseph qui desservent l’hôpital les plus zélées des collaboratrices. Ces simples filles sont admirables, non seulement d’abnégation, mais aussi d’ingéniosité et de sens pratique. Le gouvernement français ne leur accorde que vingt mille francs de subsides, sur lesquels elles doivent défalquer huit mille francs pour le traitement du médecin attaché à l’établissement. Or le budget de l’hospice est de quarante mille francs environ. C’est à elles de combler le déficit comme elles peuvent.

Je les ai vues à l’œuvre. Un matin, j’assistai au défilé des malades et des indigens dans la pharmacie de l’hôpital. Des sœurs n’étaient occupées qu’à peser des remèdes, à remplir des flacons, à ficeler des paquets. La quinine et le bismuth s’enlevaient comme du pain. Par le guichet ouvert sur le préau, j’apercevais la horde compacte des misérables, qui, l’un après l’autre, venaient recevoir leurs médicamens. Les femmes étaient en majorité, de pauvres créatures hâves, décharnées, épuisées par les grossesses, tenant sur le bras un bébé squelettique et grelottant de fièvre. Le pire, c’étaient les plaies de ces malheureux, des plaies mal soignées ou totalement négligées, devenues hideuses et à peu près incurables. Des chancres, des eczémas, des ophtalmies purulentes, des bras et des jambes déformées, alourdis monstrueusement par des bouffissures livides : stigmates des vieilles lèpres ancestrales ! Le médecin les avait examinées, avait rédigé une hâtive ordonnance, et les bonnes sœurs donnaient le remède à tous ceux qui se présentaient, sans acception de race ni de religion, — aux Juifs et aux Musulmans comme aux Chrétiens. Ils n’avaient qu’à tendre la main.

On conçoit que, dans ces conditions, le gouvernement turc ne se montre pas trop défavorable aux fondations des missionnaires occidentaux. Il se décharge, en grande partie, sur eux de tout un important service, celui de l’Assistance publique. Et je ne parle pas de l’instruction, qui est un service non moins important et dispendieux. Il s’épargne ainsi la peine de veiller à l’hygiène de toute une catégorie de la population qui ne lui est pas fort sympathique, celle des Chrétiens et des dissidens en général. Ses coreligionnaires eux-mêmes profitent de cette tolérance. Car ils ne peuvent guère compter sur l’assistance administrative. Bien que les Musulmans aient, comme nous, leurs fondations charitables, — d’habitude et pris en bloc, ils ne sont pas très tendres, ni très pitoyables au pauvre monde. Est-ce endurcissement, fatalisme ou indifférence ? Toujours est-il que, si le bon Mousslim, à la fois pieux et secourable, n’est point excessivement rare, les grands mouvemens de compassion et de solidarité humaine si fréquens, chez nous, dans les masses, ne se produisent, autant dire jamais, dans les masses musulmanes. « On ne saurait croire, — écrivait Gabriel Charmes, au lendemain de la guerre turco-russe, — jusqu’où les Turcs poussent la dureté de cœur. Des milliers de Musulmans qui avaient fui la domination russe sont morts à quelques heures de Constantinople, sur la côte d’Asie, sans qu’un seul ministre, un seul pacha, un seul membre de la société turque ait fait le moindre effort pour les sauver. Que dis-je ? Quand les Chrétiens organisaient des quêtes et des loteries afin de leur venir en aide, le gouvernement s’y opposait de son mieux, irrité de voir des infidèles arracher de vrais Croyans à la mort[2]. » Les choses n’ont pas changé depuis trente ans. J’ai vu à Damas, dans la cour d’une mosquée abandonnée, un campement de Tcherkess, dont le dénûment était inimaginable : troupeaux affamés, véritables bêtes fauves qu’on rechassait de partout ! Et il en passe ainsi des milliers, à travers les provinces asiatiques, sans que personne ait l’air de se soucier d’eux, sinon pour se défendre contre leurs rapines !

En présence d’une telle inertie, la tâche de nos missionnaires est toute tracée. Non seulement, ils font du bien, mais ils s’efforcent d’offrir aux Musulmans le spectacle et l’exemple des vertus chrétiennes : fraternité, renoncement, esprit de sacrifice, chasteté, pauvreté volontaires. Ils espèrent ainsi diminuer les haines, affaiblir la violence des préjugés anti-chrétiens. S’ils ne convertissent pas, ils ont à cœur de dissiper les malentendus qui écartent des Européens les Musulmans fanatiques, de préparer entre les uns et les autres un terrain d’entente. Sans doute, la pratique inflige bien des accrocs à ce programme tout idéal ; et il est facile de dauber sur les rivalités parfois sanglantes qui divisent les communautés chrétiennes. Bien loin d’édifier les Musulmans, elles seraient pour eux, nous dit-on, un objet de dérision avec leurs disputes, leurs contestations, leurs assommades perpétuelles. Mais, encore une fois, il convient de distinguer soigneusement les Latins des Chrétiens orientaux. La correction de nos religieux, en particulier, est irréprochable ; et, si les Français jouissent, en Orient, d’une sympathie relative et privilégiée, le mérite en revient, pour une bonne part, à nos missionnaires. Ce sont nos prêtres qui représentent le plus abondamment la France dans ces pays. Des prêtres, c’est-à-dire, des hommes de prière : le Musulman est habitué par sa religion à respecter ce caractère-là. Et ce sont aussi des hommes d’étude, des gens dont les préoccupations s’élèvent au-dessus des vulgaires intérêts matériels. Un peu de leur prestige rejaillit sur les autres Français qui habitent l’Orient. Comme les prêtres, ils sont des hommes d’étude, des civilisateurs. Médecins, professeurs, ingénieurs, chefs d’administration, ils représentent l’élément intellectuel parmi les colonies étrangères. Ils sont une manière d’aristocratie. Ils ne viennent pas, comme leurs concurrens, uniquement pour gagner des banknotes, pour trafiquer et exploiter la place. Et puis enfin, derrière eux, il y a l’histoire et la légende du sang français versé sur tous les champs de bataille de Syrie, de Palestine, d’Egypte et d’Asie Mineure. La France est, aujourd’hui encore, pour les Musulmans, la grande nation chevaleresque et guerrière de l’Europe, une ancienne adversaire dont la bravoure commande le respect, même à ceux qui l’ont su vaincre. Si l’on continue à nous estimer là-bas, c’est à cause de nos saint Louis, de nos Louis XIV et de nos Napoléon. On ne s’inquiète pas, on ne veut rien savoir du reste de notre histoire.

Représenter dignement la civilisation occidentale et faire du bien en son nom, c’est donc à cela que se réduit le rôle le plus immédiat et, si l’on peut dire, laïque de nos missionnaires. Mais ils en ont un autre qui est de beaucoup le plus important et le premier de tous à leurs yeux : entretenir le culte des Lieux-Saints, former comme une garde d’honneur autour du Saint-Sépulcre ! Ils affirment par leur présence que les nations chrétiennes ont des droits sur ce coin de terre qui fut le berceau de leurs religions, et, d’un bout à l’autre de l’ancien Empire d’Orient, ils rappellent que cet Empire fut autrefois un des fiefs du Christ ; ils perpétuent obscurément une tradition glorieuse, ils représentent, dans ce pays, la continuité romaine !… Oh ! je sais ! il est facile de tourner en ridicule ce rôle ingrat et touchant ! A Jérusalem spécialement, les curieux qui passent ont de quoi exercer leur malignité aux dépens des moines ! Le sarcasme est aisé contre leurs querelles, contre le mercantilisme des Chrétiens indigènes, les trufferies impudentes, les pieux cabotinages qui s’épanouissent dans la Ville-Sainte, comme en un terrain d’élection. Mais, ce qu’ils ne disent pas, c’est que chez ces moines qui les ont accueillis fraternellement, qui accueillent, avec la même bonne grâce, amis ou ennemis, tous et toutes, même les mères ou les femmes de ceux qui, en France, les persécutent, — chez ces moines, ils ont retrouvé vivant l’esprit du Christ. Pour moi, je n’ai senti nulle part, comme chez eux, la douce présence du Maître et la certitude de sa divine promesse : « Je suis avec vous jusqu’à la fin des siècles ! » — Et si, comme beaucoup d’autres, dans la Basilique du Sépulcre, j’ai pu me scandaliser devant les oripeaux barbares dont une piété naïve l’affubla, et devant des scènes inquiétantes de basse superstition, toutes ces impressions mesquines ont été soudainement balayées en moi, comme par un grand souffle purifiant, à la seule vue du Tombeau. Quand on songe seulement au torrent d’amour, qui a jailli de ce rocher pour se répandre sur le monde, on ne peut que tomber à genoux, en sanglotant de tendresse et d’adoration !

Ah ! Celui qui reposa sur ce marbre, usé par la ferveur des bouches adorantes ! Celui-là !… personne n’a été aimé, personne n’a fait aimer comme Lui ! J’ai rencontré de pauvres êtres, aux visages dégradés par la misère, qui, tout à coup, s’illuminaient d’une beauté radieuse, en touchant cette tombe de résurrection. Quel amour est-ce donc que cet amour du Christ, pour qu’en pénétrant dans une brute humaine il la transforme ainsi en une créature spirituelle et que, dans ses yeux obscurs et sur ses lèvres bestiales, il fasse monter une âme vêtue de clarté ! Je vois encore la figure d’une paysanne russe qui, un soir, vers trois heures, l’heure sainte du Consummatum est, montait au Saint-Sépulcre avec la foule des pèlerins. Ce souvenir m’est resté, comme celui du sublime le plus simple et le plus poignant qui m’ait jamais ému.

C’était à la porte de l’hospice où sont hébergés les pèlerins indigens, qui, par troupes errantes, arrivent de Russie. L’abjection, le dénuement de ces misérables est à vous serrer le cœur. Beaucoup d’entre eux ont fait la route à pied. Sordides, les vêtemens en lambeaux, quelquefois pieds nus, la barbe et les cheveux d’une saleté farouche, ils viennent se réfugier dans cette maison, où on les ravitaille, où on les rhabille et les nettoie. Quand ils sortent, tous les mendians de Jérusalem s’abattent sur eux comme une nuée de sauterelles, pour leur arracher les quelques sous qu’ils peuvent avoir. Ils sont hideux, ces professionnels de la mendicité ! Fausses infirmités, fausses plaies, grimaces, contorsions, bonimens hypocrites et pitoyables, c’est une véritable Cour des Miracles lâchée dans la rue ! Or, ce soir-là, comme d’habitude, les mendians assaillaient les pèlerins à la sortie de l’hospice. Presque tous se laissaient apitoyer par cette simulation et cette mise en scène de la douleur : dévotement, ils déposaient leur obole dans la sébile tendue. Je suivais cette comédie navrante, lorsqu’une vieille matouchka alourdie d’une graisse malsaine, la dernière de la troupe, est relancée par un cul-de-jatte. Je la regarde : elle est en guenilles, le visage dur, les yeux torves enfoncés sous la broussaille des sourcils. A la vue du cul-de-jatte, l’expression de ses traits se durcit encore. Elle n’a pas un kopek à lui donner. Elle passe. Le coquin la poursuit en poussant des cris déchirans. Elle s’arrête… Alors, avec le geste de quelqu’un qui abandonnerait tout, elle tire de son châle une miche de pain, — tout ce qu’elle possède, — et, comme si elle lui offrait un trésor, elle donne son pain à l’homme, qui ricane et qui hausse les épaules. Mais elle ne voit rien, elle n’entend rien, elle court pour rattraper les pèlerins, légère maintenant, les traits détendus, le regard comme en extase, heureuse, oh ! si heureuse d’avoir fait cela pour le Christ !…


IV

Les esprits secs et prétendus positifs auront beau épiloguer : ce grand amour, qui précipite, tous les ans, vers la Palestine, des milliers et des milliers de pèlerins, ne s’expliquerait pas, s’il n’était que le succédané d’une propagande politique et commerciale. Le résultat serait vraiment disproportionné avec l’énormité de l’effort. Somme toute, si môles de bassesse que soient toujours les mobiles humains, on peut soutenir que le perpétuel exode des religions occidentales vers la Palestine et tout l’Orient musulman n’a pas d’autre objet que le Christ et la diffusion de la charité qu’il prêcha. Depuis des siècles, le mouvement se perpétue, tantôt victorieux, tantôt ralenti par la résistance de l’Islam, mais jamais complètement interrompu. A aucune époque, il n’a été plus unanime ni plus triomphant qu’aujourd’hui.

Cela surprend même les âmes croyantes. Nous sommes tellement habitués à entendre répéter autour de nous que la religion est morte, qu’elle n’intervient plus dans les affaires de ce monde, que ces lieux communs finissent par nous influencer à notre insu. Le Français, le Parisien en particulier, n’arrive jamais à se persuader sincèrement que ses idées et ses préjugés ne soient point la norme nécessaire de l’humanité. Si la religion fléchit chez nous et chez nos voisins, nous en concluons que cette défaite partielle se répercute à travers toute la planète. Ces conclusions hâtives témoignent, en tout cas, d’une psychologie bien mal informée. Pour ma part, je n’aurais pas cru, si je n’en avais eu les preuves vivantes sous les yeux, que le Christianisme occidental fût encore animé d’une pareille ardeur de foi et de prosélytisme. Ce que la Russie a tenté est quelque chose de colossal et qui force à réfléchir les esprits les moins avertis. Ses églises, ses hôpitaux, ses hôtelleries se dressent à tous les carrefours et dans tous les lieux historiques. Partout, ses prêtres et ses pèlerins vous barrent la route. L’Allemagne et les deux Amériques l’auront bientôt distancée. Ce que l’on rencontre d’Américains du Nord par les chemins de Palestine, surtout aux approches de Pâques ou de Noël, est inimaginable. Des caravanes entières descendent au Jourdain, pour s’y baigner au lieu probable du baptistère de saint Jean. Généralement, nos voyageurs français n’aperçoivent, dans ces endroits-là, que les bandes de l’agence Cook, probablement parce qu’ils suivent les mêmes itinéraires. Mais les touristes sont une minorité négligeable. Le gros des foules palestiniennes se compose de pèlerins, de croyans très graves et très convaincus.

Or l’Amérique en envoie, de beaucoup, le plus grand nombre. L’Allemagne vient ensuite. Elle inonde le pays de ses missions et de ses pèlerinages ; elle est non moins zélée à protéger ses Catholiques que ses Protestans. L’empereur Guillaume a posé de ses mains la première pierre de l’Eglise de la Dormition, qui domine le couvent des Bénédictins allemands. Lorsque j’étais chez les Dominicains de Jérusalem, j’avais sans cesse, devant la fenêtre de ma chambre, la vue d’une monstrueuse bâtisse en construction, véritable mastodonte de maçonnerie, dont la silhouette aplatie et trapue m’évoquait celle d’un cuirassé, avec ses tourelles et ses coupoles d’acier. C’était l’hospice, que devaient diriger les sœurs allemandes de Saint-Charles. On l’a planté là, écrasant et agressif dans sa masse et sa laideur, en face de Notre-Dame de France et de notre Hôpital Saint-Louis. De tous côtés, l’étranger pousse ses forteresses parmi les nôtres que nous abandonnons. C’est à qui entassera les plus formidables et les plus indestructibles. Cela devient une véritable frénésie d’ostentation et de rivalité.

Et cependant, malgré la multitude de ces bâtisses, malgré l’épaisseur des murs faits pour défier les siècles, malgré le flux perpétuel de l’invasion occidentale, on a l’impression confuse que tout cela est en l’air, que ces fondations n’ont pas de racines profondes dans le sol, que ce décor chrétien est factice et imposé. On se demande avec angoisse : « Qu’arriverait-il, si nous n’étions plus les plus forts ? » Qu’on se rappelle ce qu’étaient nos établissemens de Terre-Sainte et du Levant, au début du siècle qui vient de finir. Pour se remémorer combien l’existence en était précaire, à quelles vexations et à quels dangers les nôtres y étaient exposés, en ce temps-là, il n’est que de relire l’Itinéraire de Chateaubriand. C’est seulement depuis cinquante ans environ, c’est-à-dire depuis la débâcle complète de l’absolutisme ottoman, que nous avons pu prendre pied dans le pays et nous y installer avec une sécurité relative. Le couteau sur la gorge, l’Islam nous subit, résigné dans son humiliation momentanée et se répétant que l’avenir est à Dieu. Quiconque se rend compte de tout ce qu’il y a d’incompatible entre le Musulman, — disons même l’Oriental, quel qu’il soit, — et l’Européen ; quiconque perçoit les frémissemens d’impatience, l’irritation sourde que cause, là-bas, notre présence trop encombrante, tous ceux-là n’accueillent qu’avec beaucoup de scepticisme l’idée d’une conquête pacifique et définitive de l’Orient. Devant le faste de nos établissemens encore si jeunes, ils éprouvent un peu de la tristesse et du découragement qui nous prennent au spectacle de ces ruines immenses, dont la civilisation romaine a couvert l’Asie Mineure, la Syrie, l’Égypte, l’Afrique du Nord, — tout le domaine du Croissant ! Ces temples, ces théâtres, ces thermes et ces aqueducs, eux aussi, ils semblaient bâtis pour l’éternité ! Comme il a fallu peu de temps pour balayer tout cela ! On dirait un cataclysme naturel, une revanche du vieux sol barbare fatigué de porter des races qui ne sont point ses enfans !


V

Et ainsi, ce n’est pas sans quelque appréhension mélancolique que je risque mes conclusions, au terme de cette étude générale sur l’Orient moderne.

Perdons-nous notre temps, notre argent et nos efforts à vouloir le transformer ? Ce qu’il y a de sûr, c’est que la transformation nous réserve plus d’une surprise et qu’elle ne s’accomplira point précisément selon les désirs de notre cœur.

Oui, sans doute, l’Orient bouge ! Mais c’est une agitation dont on entrevoit malaisément le but. Elle s’exerce dans les directions les plus diverses et quelquefois les plus opposées. Ils sont las de notre tutelle et de notre ingérence, voilà ce qui m’a paru le plus clair dans les dispositions des Orientaux : le monde asiatique, comme le monde africain, est en proie à une sourde effervescence. Et ce qui m’a paru non moins évident, c’est que les tendances de la masse, en Egypte comme en Turquie, sont, au fond, plus réactionnaires que révolutionnaires.

La masse est réactionnaire, en ce sens que, de toute la force de son instinct, elle réagit contre l’étranger. Le malaise économique dont elle souffre dans les villes, le renchérissement des vivres et des loyers, la disproportion entre des salaires minimes et un travail toujours plus intense et plus pénible, — elle nous rend responsables de toutes ces misères. Et, d’autre part, elle est bien loin d’être aussi éblouie que nous pouvons le croire par les beautés de notre civilisation. Cette civilisation, nous sommes tellement sûrs de sa supériorité et de son prestige ! Nous ne doutons pas qu’un bédouin d’Algérie, un fellah du Nil, un berger anatolien, ayant à choisir entre sa condition actuelle et la nôtre, ne jette son dévolu, et avec enthousiasme, sur cette dernière. En réalité, tous ces gens-là, que ni leurs traditions, ni leurs mœurs ni leurs climats ne prédisposent à vivre selon notre idéal social, tous répugnent à subir la contrainte de nos polices et de nos administrations, en un mot de n’importe quel gouvernement régulier, si juste et si honnête soit-il. En face de la plus anarchique et de la plus vexatoire des tyrannies, ils sont un peu comme nos voleurs, qui espèrent toujours échapper aux gendarmes. En vain répétons-nous aux Arabes de l’Afrique du Nord que, grâce à la protection de la France, ils ne sont plus rançonnés ni razziés par les garnisaires turcs, ni massacrés, ni décapités, ni suppliciés par les tribus voisines, ils ne voient qu’une chose : la nécessité de payer des impôts et des contraventions, dont, auparavant, ils n’avaient aucune idée et dont ils ne s’expliquent pas la raison. On ne saura jamais les colères et les rancunes que soulève chez les indigènes de nos villes algériennes la simple obligation de vider, à heure fixe, une boîte à ordures. Au Caire et ailleurs, j’ai constaté les mêmes révoltes chez les âniers et les cochers berbérins soumis à la baguette du policeman anglais. Mais ce ne sont pas seulement nos règlemens municipaux ou administratifs qui leur sont insupportables, ce sont toutes nos habitudes prises en bloc, c’est, d’une façon générale, l’ordre qui règle la vie du civilisé… Sur la ligne de Jaffa à Jérusalem, le train s’arrête à une station célèbre par le tombeau d’un marabout. L’arrêt est d’une minute à peine. Or, lorsque nous y arrivâmes, quelle ne fut pas ma stupeur de voir tout ce qu’il y avait de Musulmans dans les wagons, descendre sur la voie, étaler sur les rails des tapis de prière, se prosterner et, bien tranquillement, commencer leurs dévotions. Le chef de gare avait beau agiter sa sonnette, le chef de train leur crier qu’on allait partir sans eux. Personne ne se dérangeait. Il fallut réquisitionner une escouade d’hommes d’équipe qui, avec des injures et des horions, finirent par faire réintégrer leurs wagons à ces pieux personnages. L’opération dura un bon quart d’heure et ne fut pas commode. Les plus vigoureux opposèrent une énergique résistance. Ce n’est là qu’un exemple au hasard. Il est trop certain que ces races ne conçoivent point ce que nous entendons par exactitude, et que l’idée d’un règlement quelconque n’entre point dans leurs cervelles.

Il est vrai aussi que les élites réagissent inversement. Elles ont tenté une rénovation intellectuelle, dont les résultats ne sont pas encore appréciables. Pourtant, il n’y a guère que la culture scientifique proprement dite qu’elles aient chance d’acclimater chez elles. Le reste me paraît plus difficilement transportable. En tout cas (et je dis ceci pour ceux d’entre nous qui croient à la diffusion triomphante de l’esprit français à travers le monde ! ) autre chose est de lire un roman par passe-temps, d’emprunter à nos théoriciens politiques des argumens en faveur d’une thèse toute locale, autre chose de goûter vraiment notre littérature, notre art et notre pensée dans ce qui en fait la fleur suprême d’une civilisation. De longues années, un long travail sont nécessaires pour une telle adaptation. Mais enfin, il y a la science, qui est ouverte à tous ! Les Turcs et les Égyptiens vont-ils se jeter dans la culture scientifique intensive, à la japonaise ? Vont-ils s’appliquer délibérément à n’être que des hommes pratiques et positifs, absorbés par la seule et unique tâche de créer une nation moderne, la mieux entraînée, la plus scientifiquement armée pour la défense et pour la lutte ? Évidemment ils le peuvent, s’ils en ont la volonté persévérante. Mais ils n’en sont pas encore là !

En attendant, ils ont de gros atouts dans leur jeu. Ces avantages, ils les doivent à ce qui subsiste encore de profondément réactionnaire, au sens le plus étroit du mot, dans l’âme des masses orientales. D’abord, leur patience[3], leur extraordinaire et invraisemblable patience, que nous prenons pour de la stupidité et qui n’est qu’une des formes de leur fatalisme, une sorte de résignation confiante à la volonté de Dieu. C’est cette patience qui leur fait supporter sans révolte toutes les exactions et toutes les tyrannies, qui leur a permis, jusqu’ici, de résister aux guerres et aux famines les plus meurtrières. Avec une pareille force de résistance, on vient à bout de toutes les épreuves, on défie les hommes et la durée. On arrive à se rendre non seulement tolérable, mais bonne tout de même, la vie la plus dure, la plus ingrate, ou la plus fastidieuse.

Lorsque je songe à cette patience musulmane, je me rappelle toujours, comme le type le plus parfait et le plus sympathique que j’en aie rencontré, un vieux Turc, fonctionnaire français, que tous les Algériens lettrés ont connu. Vit-il encore, je n’en sais rien. Mais pourquoi ne le nommerais-je pas ? C’est Si Ismaïl Ben-Hafiz, dont il s’agit, ce vieillard débonnaire qui, à la Bibliothèque d’Alger, avait la garde des livres et des manuscrits arabes. Ce n’était pas un Turc à proprement parler, mais un Coulougli, c’est-à-dire un métis de Turc et de Maure. Ce brave homme passait presque toute sa journée dans une petite salle obscure et froide, où brûlait, en hiver, un brasero de cuivre. Personne ne venait l’y déranger, sauf quelques Français arabisans. Ses coreligionnaires le méprisaient sans doute comme vendu au Roumi oppresseur. Il était là, tout seul, au milieu de ses livres et de ses manuscrits, précieuses reliques, qu’il époussetait, nettoyait, rangeait continuellement. Et, quand il avait fini, il recommençait avec une obstination infatigable qui ressemblait à l’accomplissement d’un vœu. Il y mettait une sorte de recueillement et de ferveur religieuse. Il touchait d’une main pieuse ces reliures splendides, sous lesquelles dormait la pensée de l’Islam et qui étaient devenues la proie des Infidèles. Lui au moins, il les défendrait contre les vers, il les transmettrait intacts aux Croyans de l’avenir, qui viendraient les reprendre, au jour infaillible de la Revanche. Puis, quand il était las de les avoir placés, déplacés et replacés pour la centième fois, il s’asseyait sur des coussins, chaussait ses besicles, bourrait son nez de tabac et s’abîmait dans la lecture de quelque beau traité théologique. Il lisait ainsi, jusqu’à la tombée du crépuscule, entre une tasse de café et une botte de roses qu’il avait apportées de son jardin. Le monde extérieur n’existait plus pour lui. Les yeux brouillés sur les calligraphies somptueuses de ses chers manuscrits, il se fondait en béatitude. Et puis, à la nuit close, il s’en retournait à sa maison du Ravin de la Femme sauvage, sans avoir vu, bien souvent, un visage humain et sans avoir échangé trois paroles. Au milieu du mépris de ses frères, de la dédaigneuse indifférence de l’Européen, Si Ismaïl Ben-Hafiz vivait heureux.

Accepter le sort tel qu’il se présente, savoir attendre l’heure, c’est la vertu invincible de l’Islam. Cette inaltérable patience, les réformateurs actuels sont bien assurés qu’ils ne l’épuiseront jamais. Grâce à elle, ils imposeront à la bête populaire tous les fardeaux qu’il leur plaira, et, s’ils le veulent, ils la conduiront, sans qu’elle bronche, là même où elle se refuse le plus d’aller.

En outre, ils peuvent tabler sur l’intégrité de la famille et de la race. L’une et l’autre sont encore très fortes, en Turquie comme en Egypte, et cela en dépit de la misère et des atteintes du divorce. L’autorité paternelle est toujours absolue. Les enfans, jusqu’à l’âge de douze ans, sont confiés aux femmes qui, par instinct, sont conservatrices. Et, lorsqu’une lignée s’abâtardit, le maître ayant le droit de choisir ses épouses dans la plus basse classe, une belle servante ou une belle esclave en restaure la vigueur. N’oublions pas non plus que ces hommes sont beaucoup plus prolifiques que les Européens. Enfin, ils ont une religion et une armée. Nous avons assez insisté sur la puissance du lien religieux entre Orientaux. Quant à l’armée turque, de bons juges prétendent qu’elle est loin d’être négligeable et que, s’il y a beaucoup à dire sur le corps des officiers, les simples soldats sont parmi les meilleurs de l’Europe.

Ce dernier point est capital, digne de provoquer toutes nos réflexions. Les Turcs sont, par excellence, une nation militaire. Ils ont prouvé, lors de leur dernière guerre contre les Grecs, qu’ils n’avaient rien perdu de leurs qualités. Tout récemment encore ils nous l’ont rappelé, lors du conflit crétois. A quoi le maintien de la paix a-t-il tenu ? L’ardeur belliqueuse du nationalisme jeune-turc est trop évidente. Un jour ou l’autre, il cédera à l’exaltation du sentiment populaire. Nous croyons trop aisément que tout s’arrange avec des notes diplomatiques et des tribunaux d’arbitrage. En réalité, on n’obéit qu’à la force, ou à la peur, ou au bon sens le plus terre à terre, qui conseille de s’incliner devant le fait accompli, quand il n’y a pas moyen de s’y soustraire.

Il devient de plus en plus nécessaire de le répéter dans un pays comme le nôtre, en mal d’utopies révolutionnaires et pacifistes. Hélas ! malgré tout ce qui nous est enseigné, on n’a jamais vu d’idées victorieuses qu’à la suite des armées. Intellectuels que nous sommes, le monde est loin de notre rêve ! Le droit est toujours écrasé par la violence, s’il est incapable de lui résister. Michelet lui-même, esprit chimérique, mais qui tempérait de bon sens plébéien son imagination aventureuse, Michelet le proclamait dans son livre du Peuple : il disait que la France doit rester la première nation militaire du monde, être le soldat de la Révolution, si elle veut assurer le triomphe des idées révolutionnaires.

Ces idées, dont nos partis « avancés » sont si fiers, ces idées qui, d’après eux, sont appelées à renouveler le genre humain, elles sont à la merci d’une nation, qui aura le courage d’être une phalange macédonienne au milieu de troupeaux désarmés. Au lieu de nous tenir prêts pour la lutte, nous recommençons toutes les folies de l’Empire romain à la veille des invasions. Non seulement, nous ne voulons plus payer de notre personne, mais nous initions les Barbares à notre tactique, nous leur vendons nos armes, nous leur montrons à s’en servir. Déjà les Marocains se révèlent d’excellens élèves. Les montagnards du Riff occupent assez sérieusement, il me semble, une armée espagnole de trente mille hommes. Ce n’est pas fini. Dans le monde entier, nos élèves ne demandent qu’à devenir des maîtres. Ces noirs ou ces jaunes que nous méprisons, ou que nous plaignons, ces gens qui ne connaissent ni nos scrupules, ni nos lassitudes, ni nos névroses, dont les âmes nous sont fermées, dont les pensées sont à mille lieues des nôtres, ces apprentis de la guerre moderne se chargeront de nous enseigner un peu de psychologie : à savoir qu’il y aura toujours des barbares, comme il y aura toujours des pauvres, et que les barbares seront toujours le plus grand nombre. Il faut que nous-mêmes, tout en restant des intellectuels, nous redevenions capables d’agir comme des barbares, si nous ne voulons pas être mangés par les barbares.

Vainement protesterons-nous de nos intentions fraternelles : le branle est donné aux peuples esclaves. Notre prestige est compromis à leurs yeux. Ils savent trop notre lâche désir d’éviter les coups. Ils s’enhardiront, ils s’enhardissent dès aujourd’hui. Les vieilles races, les vieilles nationalités orientales recommencent à s’agiter. La célèbre question d’Orient s’est rouverte avec une gravité qu’elle n’a jamais eue. Car enfin, personne, dans l’ancien empire du Sultan, n’est content de son sort, ni les Serbes, ni les Bulgares, ni les Grecs, ni les Arméniens, ni les Syriens, ni les Arabes, ni les Egyptiens, — ni les Turcs eux-mêmes. Sous la menace de l’Europe, l’état actuel, avec tous ses dangers, peut durer encore, mais non pas s’éterniser. Ce danger est permanent. Le jour où deux grandes nations européennes seraient aux prises, on devine ce qui arriverait immédiatement dans les pays balkaniques et dans tout le Levant. Il suffit que nous ne soyons plus en mesure de séparer ou d’intimider les adversaires. Et puis, en définitive, tous les espoirs sont permis à une Turquie régénérée, soulevée par le zèle patriotique et par la foi religieuse. Si nous ne revoyons pas précisément des Croisades, je crains bien que l’avenir ne nous réserve encore de beaux égorgemens internationaux.


LOUIS BERTRAND.

  1. C’est, me dit-on, pour un motif religieux que le port de nos chapeaux est interdit aux Musulmans. Le bord de nos coiffures empêcherait le front du Croyant de toucher la terre, lorsqu’il se prosterne pour la prière rituelle.
  2. L’avenir de la Turquie (Calmann-Lévy), p. 312.
  3. Voyez encore l’Avenir de la Turquie, p. 308 et suiv. Ce livre, écrit voilà près de trente ans, a conservé toute sa fraîcheur. Il est à relire et à méditer, même au lendemain de la révolution turque, que l’auteur souhaitait, sans oser l’espérer.