La Maîtresse d’anglais/2

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Kiessling, Schnée et Cie (p. 25-38).

II

En quittant moi-même la ville d’Olney, quelques semaines après le départ de Polly, j’étais loin de penser que je disais un éternel adieu à ses maisons d’antique structure, à ses rues paisibles et silencieuses. Je retournais près des parents qui m’avaient recueillie en bas âge, et qui, aux yeux du monde, avaient rendu une famille à l’orpheline. Pourquoi ne pas laisser croire le bien à ce monde qui croit si aisément le mal ? Pourquoi ne pas laisser le lecteur supposer que j’étais heureuse de ce retour, et que les huit années que je passai encore au lieu où s’étaient déjà écoulées plusieurs années de ma vie, furent des années fortunées, durant lesquelles ma petite barque resta amarrée au rivage, bercée par les flots, caressée par les brises, et dorée par un doux soleil ? De combien de femmes et de pauvres filles l’existence est censée s’écouler ainsi ! Pourquoi n’aurais-je pas été du nombre ?

Ce bonheur, toutefois, si bonheur il y eut, devait avoir son terme, car un long cauchemar pèse ensuite sur ma mémoire. L’ouragan succeda au calme et souffla longtemps. Durant bien des jours et des nuits, il n’y eut pour moi ni soleil ni étoiles au ciel. Il fallut tout jeter par dessus bord pour alléger le navire : vain espoir, on ne le sauva pas ! La maison de ma marraine, m’eût peut-être offert un asile dans ce naufrage, mais je ne savais plus même ce qu’était devenue mistress Graham. Les uns la disaient à Londres, d’autres à Edimbourg, où son fils poursuivait ses études médicales. Le temps, d’ailleurs, avait amené pour elle des changements qui ne m’auraient pas permis de me mettre à sa charge sans manquer de délicatesse. La fortune modeste dont son mari lui avait laissé la jouissance pendant la minorité de son fils, avait été placée dans une entreprise par actions où elle s’évanouit en grande partie ; je ne pouvais compter que sur moi-même. La nécessité suppléa à ce qui me manquait d’aplomb et d’activité naturelle. Il me fallut, comme tant d’autres, porter de bonne heure le deuil de mes idées d’indépendance, et lorsque miss Marchmont, vieille demoiselle de notre voisinage, me fit appeler près d’elle, je m’empressai d’obéir, dans l’espoir qu’elle m’assignerait une tâche proportionnée à mes forces. Miss Marchmont avait de la fortune et habitait une fort jolie résidence, ce qui ne la rendait pas plus heureuse. Couverte de rhumatismes, toute perclue des pieds et des mains, elle n’était pas descendue, depuis vingt années, d’un premier étage où son salon attenait à sa chambre à coucher. J’avais souvent entendu parler d’elle et de ses excentricités, mais je la voyais pour la première fois. De nombreuses rides sillonnaient son front ; ses cheveux étaient tout gris ; l’habitude de l’isolement et de la souffrance donnait à sa physionomie une expression morne et sévère. Son caractère ne pouvait manquer d’être irritable, exigeant. Une femme de chambre, ou plutôt une demoiselle de compagnie, qui lui donnait ses soins depuis plusieurs années, était sur le point de se marier ; et, comme on lui avait parlé de la position précaire où je me trouvais, Stelle avait songé à moi pour la remplacer. Avant d’aborder cette question, elle m’avait fait prendre le thé avec elle ; j’étais assise à côté de son feu.

— Ce n’est pas une existence commode, je vous en préviens, dit-elle ; j’exige beaucoup de soins ; vous aurez peu de liberté, peu de distraction ; vous n’avez pas, à ce que j’apprends, été assez heureuse, dans ces derniers temps au moins, pour appréhender beaucoup d’être pis.

Je réfléchis avant de répondre. Tout devait me sembler tolérable après ce que j’avais souffert ; mais j’avais beau me raisonner sur ce point, par une étrange fatalité, je ne pouvais me convaincre. Passer ma vie dans cet appartement, où je sentais déjà l’air me manquer ; devenir la garde-malade d’une paralytique, être en butte à son humeur naturellement sombre, quelle perspective pour la seconde moitié de ma jeunesse, dont la première-moitié était si triste déjà ! Il fallait pourtant répondre, donner un autre prétexte.

— Je ne crains qu’une chose, lui dis-je, c’est d’être au-dessous d’une pareille tâche, de n’avoir pas la force…

— En effet, interrompit-elle, vous avez l’air bien délicat, bien frêle…

Je me regardai dans la glace ; il est certain qu’avec mes habits de deuil, mon teint pâle, mes joues creuses, j’avais presque l’air de relever de maladie ; mais le mal n’était qu’extérieur. Les sources de la vie restaient intactes.

— Avez-vous autre chose en vue ? ajouta miss Marchmont. Vous reste-t-il quelque ressource ?

— Aucune. Je n’ai rien en vue non plus ; mais je chercherai.

— Cherchez, mon enfant. Vous avez raison de ne pas vous décourager. Si vous ne réussissez pas, vous reviendrez me voir. La place que je vous offre restera à votre disposition jusqu’au mariage de ma demoiselle de compagnie actuelle, c’est-à-dire pendant trois mois. Vous avez tout le temps de réfléchir.

Je lui témoignai ma reconnaissance pour une offre si obligeante, et j’allais la quitter, lorsqu’elle eut un accès de ses douleurs. Je lui prodiguai mes soins ; j’obéis, avec assez d’intelligence, à toutes ses directions, en l’absence de sa dame de compagnie, et, l’accès passé, une sorte d’intimité se trouva établie entre nous. À la manière dont elle avait supporté cette attaque, j’avais vu que c’était une femme vraiment forte et patiente, sous l’étreinte au moins de la douleur physique, quoique de longues souffrances morales eussent pu altérer l’égalité de son caractère. La bonne volonté dont je venais de faire preuve, l’avait, de son côté, convaincue qu’elle trouverait en moi la sympathie réelle dont sont généralement dépourvues les personnes qui mettent leurs soins et leurs services à prix. Le lendemain, elle m’envoya chercher de nouveau, et, pendant cinq à six jours, je lui tins compagnie. Une plus ample connaissance, me fit voir ses défauts et ses excentricités ; mais son caractère, en revanche, se montra à moi sous le jour le plus respectable. Si morose, si bizarre qu’elle fût parfois, je n’en trouvai pas moins, près d’elle, la satisfaction intime, du devoir rempli, des services appréciés. Ma présence, mes manières, mes spins lui plaisaient : c’était ma première rémunération. Si elle me grondait, ce qui arrivait de temps en temps, et elle y mettait assez d’amertume, son langage n’était jamais humiliant pour moi ; l’aiguillon ne restait pas dans la piqûre. On eût dit plutôt une mère d’humeur un peu vive grondant sa fille, qu’une maitresse acariâtre sermonant une personne à son service. Jamais, c’est une justice à lui rendre, elle ne faisait de sermons ; une veine de raison courait, pour ainsi dire, à travers sa colère même ; dans ses plus grands emportements, elle était logique. Peu à peu, un sentiment sincère d’attachement me fit envisager l’idée de rester avec elle sous un jour tout autre. Une seconde, semaine, ne s’était pas écoulée que j’acceptais là position offerte.

Deux chambres, constamment fermées à l’air vivifiant du dehors, étaient mon univers, une vieille femme paralytique ma maîtresse, ma protectrice, mon amie, mon tout : Ses souffrances devinrent mes peines, leur soulagement mon espérance, sa mauvaise humeur mon châtiment, sa satisfaction ma récompense. J’oubliai presque qu’il existait au monde ; des champs, des bois ; des rivières, des mers ; je perdis jusqu’à l’habitude de contempler le panoráma changeant du ciel qui, à travers les vitres obscurcies par la vapeur d’une chambre de thalade, perdait la majeure partie de son attrait ; mon horizon s’était rétréci comme ma destinée : je n’essayai pas de lutter contre elle. L’idée de respirer le grand air ne me venait même plus ; les sobres repas de la malade satisfaisaient amplement mon appétit : J’avais pour unique étude le caractère vraiment original de miss Marchmont. Je souffrais souvent de sa mauvaise humeur, mais je ne pouvais m’empêcher de rendre intérieurement hommage à ses vertus, à la noblesse et à la sincérité de ses sentiments, à l’héroïsme qu’elle déployait contre la souffrance.

La triste existence de ma maîtresse se fût prolongée de vingt années encore, que je n’aurais pas songé à la quitter ; le sort me préparait d’autres épreuses. Il ne devait pas m’être donné de me dérober ainsi aux vicissitudes de la vie, Ma nature indolente allait se réveiller sous l’aiguillon des multiples misères de l’humanité.

Une nuit de février, je me rappelle parfaitement cette nuit, une grande voix retentit au tour de la maison de miss Marchmont, voix entendue de tous ses habitants, mais intelligible peut-être pour moi seule. Après un calme. hiver, des tempêtes servaient d’avant-coureurs au printemps. J’avais mis miss Marchmont au lit, et : je m’étais assise au coin du feu pour coudre. Le vent avait gémi toute la journée contre les croisées, mais, à mesure que la nuit devenait plus profonde, il prenait un accent nouveau… un son aigu, perçant, presque articulé, plaintif et agaçant pour les nerfs, dominait chacune de ses bouffées.

— Oh ! puisse-t-il se taire ! pensai-je en mon esprit troublé ; et, laissant tomber mon ouvrage, j’essayai de boucher mes oreilles à ce cri pénétrant. Je n’avais que trop entendu déjà la même voix, et c’était pour moi une voix prophétique. Trois fois, dans le cours de ma vie, les événements m’avaient appris que ces étranges échos de la tempête dénotent un état de l’atmosphère fatal à l’existence humaine.

Les maladies épidémiques ont souvent pour précurseurs un vent d’est qui pleure, sanglote et se lamente comme un être humain. De là, sans doute, l’origine de la célèbre légende des Banshies d’Irlande. Sans être assez savante pour signaler des rapports précis entre ces phénomènes, j’avais aussi remarqué qu’on en tendait d’ordinaire parler, vers la même époque, d’éruptions volcaniques, de tremblements ! de terre, de débordements de fleuves, de ravages produits sur les côtes par des marées d’une élévation prodigieuse. Dans ces convulsions de la nature, l’air infecté de miasmes étouffants, devient un poison pour les organisations faibles, et le sol est bientôt jonché de feuilles détachées de l’arbre de ta vie.

J’écoutais donc les lamentations du vent et tremblais moi-même comme une feuille : miss Marchmont sommeillait.

Vers minuit, l’ouragan s’apaisa et le vent se tut. Le feu, qui s’était assoupi, se ranima soudain. Je sentis l’air changer et devenir plus vif : je levai la persienne et le rideau ; les étoiles scintillaient dans un azur aussi transparent, qu’un jour de gelée.

En me retournant, je vis miss Marchmont éveillée. Elle avait soulevé sa fête sur son oreiller et me, regardait avec une fixité de regard inaccoutumée.

— La nuit est belle n’est-ce pas, Lucy ?

Je répondis affirmativement.

— J’en étais certaine, reprit-elle. Soulevez-moi un peu, mon enfant. Comme je me sens jeune, ce soir, le cœur léger et tout ; heureuse ! Si mon mal allait me quitter et la santé me revenir ! Oh ! non ; il faudrait un miracle.

— Et nous ne sommes plus au temps des miracles, pensai-je tristement, car l’illusion de miss Marchmont me faisait mal.

Elle se mit ensuite à parler du temps passé, dont elle évoqua les scènes et les principaux personnages avec une singulière vivacité de couleurs.

La mémoire est notre plus ancienne et souvent notre meilleure amie, dit-elle, je l’éprouve au moins ce soir. Qui peut limiter sa puissance ? Elle évoque les morts du tombeau ; elle nous rend les heures, les pensées, les espérances de la jeunesse ; elle nous rattache à la vie en nous rappelant ce qui nous la faisait aimer, l’objet parfois unique de notre affection. Je ne suis ni bonne ni aimable, Lucy, mais j’ai aimé et j’ai été aimée. Combien l’existence était belle, alors ! toutes les saisons avaient leurs charmes. Eh bien, la mémoire me rend quelquefois ces riantes matinées du printemps, ces douces soirées d’automne argentées par la lune. L’hiver même !… Oh non, je dois le maudire. Pauvre Frank noble et fidèle ami ! Bien meilleur que moi, bien supérieur en toutes choses, tu m’aimais pourtant d’un amour qui n’avait rien de banal et qui me rehaussait à mes propres yeux en m’élevant jusqu’à toi. Quel crime avais-tu commis contre la Providence, pour être enlevé si jeune ? Qu’avais-je fait, moi-même, pour être condamnée à te survivre ! trente années de deuil, trente siècles ! Grand Dieu tes desseins sont impénétrables. Que ta volonté soit faite en toutes choses J’ai foi en ta bonté infinie, et je n’ai jamais été plus certaine qu’en ce moment de retrouver Frank dans un meilleur monde. C’était le jour de la naissance du Sauveur, le plus heureux des jours, le jour de Noël ! Je rétais parée pour attendre celui qui devait être bientôt mon époux. Je me vois encore aesise à la croisée, regardant de crépuscule plus lent à descendre qu’à l’ordinaire, car la campagne était : couverte de neige La lune se leva. Alors dans son plein, elle faisait ressortir les masses noires des arbres secoués par la bise, des pelouses argentées qui s’étendaient devant la maison Frank tardait bien à venir. Dix heures venaient de sonner ; mais il lui était déjà arrivé une ou deux fois d’être ainsi en retard. Manquerait-il de parole ? Oh ! non, le voilà ! Avec quelle rapidité il galope pour réparer le temps perdu ! Ah ! je le gronderai bien de son imprudence ; je lui dirai que c’est ma tête qu’il risque de briser ; car tout ce qui est à lui m’appartient. Mais ma yue s’est-elle obscurcie tout à coup ? Je ne le vois plus si distinctement depuis qu’il approche. Est-ce bien un cheval et un cavalier ? Oui, j’entends le pas rapide du cheval. Mon Dieu ! mon Dieu ! je ne vois plus de cavalier ! Qu’est-ce que le cheval traîne sur la neige ? Je me précipitai. hors de la maison, appelant tous les domestiques à mon aide. On parvint à dégager Frank, dont le pied était resté pris dans l’étrier, Frank, tué par son grand cheval noir, et qui, avant d’expirer, trouva encore la force de me serrer la main et de me dire :

« — Maria, je meurs près de toi ; je meurs : en paradis ! »

— Et j’ai pu lui survivre, continua miss Marchmont, lui survivre trente années ! J’ai bien souffert, depuis lors, mais ai-je su mettre à profit mes souffrances ? Une si lente torture aurait dû faire de moi une sainte ; je ne suis qu’une vieille femme acariâtre, égoiste.

— Vous avez fait beaucoup de bien, made-, moiselle, lui dis-je.

Et je disais vrai : miss Marchmont, était connue par de nombreuses aumônes.

— Oui, je fais quelques charités ; je donne de l’argent auquel je n’attache aucun prix ; mais est-ce là me préparer à me réunir à Frank ? Vous voyez, ma pauvre Lucy, que je pense plus à lui qu’à Dieu. Dieu me le pardonnera-t-il ? Répondez-moi, mon enfant, comme si vous étiez mon confesseur : croyez-vous qu’il me pardonne ?

J’étais fort embarrassée pour répondre à cette question ; les paroles me manquaient ; miss Marchmont poursuivit comme si j’avais répondu.

— Oui, vous avez raison, Lucy. La miséricorde de Dieu est sans bornes ; mais nous devons savoir accepter notre lot sur la terre, remplir notre mission ; or, la mission de ceux qui n’ont plus de bonheur à espérer pour eux-mêmes ; est de travailler au bonheur des autres. Moins révoltant aux yeux du monde dans l’adversité que dans la bonne fortune, l’égoïsme est peut-être plus condamnable encore aux yeux de celui qui nous a légué ce précepte fondamental de sa loi : Aimez-vous comme je vous aime. » À compter de demain, je veux travailler au bonheur de ceux qui m’entourent. Je ferai quelque chose pour vous, Lucy, quelque chose dont vous profiterez après ma mort. Mais j’ai trop parlé ce soir ; deux heures viennent de sonner ; il est temps de vous reposer. C’est encore moi, c’est mon égoïsme qui vous fait veiller si tard. Ne vous inquiétez plus de moi ; je ne me suis jamais sentie si bien. Je vais dormir comme je n’ai pas dormi depuis longtemps.

Je couchais dans un cabinet près de la chambre de miss Marchmont. Le jour venu, elle ne me sonna pas selon son habitude ; je m’approchai de son lit ; elle dormait du dernier sommeil ; jamais l’expression de ses traits n’avait été plus calme ; elle était vraiment morte par la visitation de Dieu. La douce excitation d’esprit, le sentiment inaccoutumé de bien-être qu’elle avait éprouvés la veille, n’étaient qu’un pressentiment de la fin de son long martyre.