La Maîtresse du prince Jean (Willy)/01

La bibliothèque libre.
Albin Michel (p. 1-17).


I

UNE SOIRÉE CHEZ LERNOULD


Une soirée de vingt louis.

Mettons trente : le champagne, les liqueurs, les serveurs, les sandwiches étaient assez abondants.

— Mais les douceurs ! s’attristait Maurice Lauban. Où sont les sorbets ? où l’acidité sucrée des orangeades ?

Car Maurice Lauban, en sa qualité de poète lyrique, aimait à varier ses imbibitions — amant alterna… vous savez ? — Comme tel aussi, il disposait de revenus tout juste suffisants pour payer, sans trop de régularité, le traiteur qui lui fournissait ses repas à raison de vingt-trois sous l’un dans l’autre, lavasse comprise ; aussi, quand le hasard d’une invitation le mettait en présence d’un buffet gratuit, ce barde, plus altéré que la vérité au cours d’une réunion électorale, ne se tenait pour satisfait que si les liquides apparaissaient nombreux et divers, et s’il leur avait, à tous, fait les honneurs de son palais ; d’ailleurs, connaisseur médiocre, il se souciait peu de la qualité, estimant cuvée de haute marque la plus indigente limonade pour peu que la bouteille s’illustrât d’une étiquette aristocratique. Ô bibine Bloch muée en crû de Mauprey !

— On a aussi oublié les petits fours, gémit notre jeune confrère Paul Héon.

— Voui, expliqua cette bonne rosse de Maugis, chez Lernould, amphitryon à la manque, on n’en pince que pour les grands, de fours… Quant aux orangeades et autres saloperies sucrées, il n’en pleut pas, mon pauvre Lauban ; pourtant je vois, disponible, une bavaroise…

— Où ça ? je la veux !

Maugis pouffa :

— Tu marches, poireau ! Je te parle de la vieille mère von Arsch, la mégalopyge, là-bas : Munich la vit naître… Tu peux te l’envoyer, si le cœur t’en dit : elle aime beaucoup les poètes râblés.

— Tu as beau blaguer, sans cœur, n’empêche que ça manque exagérément, cette petite fête, de…

— De douceurs, tu l’as déjà dit.

— De chrétiens aussi, constata Jim Smiley, autre rosse.

En effet, à part les précités Maugis, romancier et Critique musical à l’Écho de Paris, Jim Smiley, romancier et critique dramatique au Rabelais, le jeune Paul Héon, romancier et critique bibliographique au Bœuf indigo, il ne plastronnait guère, là, que des frères trois-points, étiques, et des youpins, replets — « de haut vol » — remarquait Maugis qui chérit les femmes jeunes et les plaisanteries âgées.

Lernould, le maître de la maison, désirait fonder un journal à dessein de se promouvoir, soi-même, président du Conseil. Des ministres, il en avait tellement tombé qu’il se sentait devenu ministrable. Et, ce soir-là, il groupait autour de sa physionomie mongole quelques prééminents démagogues de sa nuance, afin de leur acoquiner quelques gens de lettres et tout un ghetto de financiers : un ou deux Worms, trois ou quatre Cerf, cinq ou six Hirsch, des Lévy, des Kahn — j’en passe, et des Meyers.

Vers minuit, le député Piochetan commençait à être manifestement paf, lorsque, pilotée par Lernould lui-même, Gaëtane Girard, du Théâtre National de l’Odéon, apparut, moitié diamants, moitié perles, aux yeux éblouis de cette assemblée sympathique :

— Toute cette dame au salon ! annonça Maugis, à demi-voix.

Quoiqu’elle eût indéniablement plus que cinglé, cravaché la quarantaine, Gaëtane Girard demeurait encore séduisante, même sous la pluie de ses perles, même sous la grêle de ses diamants. Maugis avait beau dire : « toute cette dame », Lauban ne la trouva pas excessive — grassouillette, assurément, mais rien de plus :

— Et plutôt petite, suggéra-t-il à Maugis.

— A pourtant eu le temps de grandir, riposta le bon muffle. À son âge, Laïs, Thaïs, Phryné et Sapho étaient morts.

— Mortes, si ça ne te fait rien.

— Non ; Sapho, c’était un môssieur.

Cependant, Lauban s’avouait, en son for, qu’il eût sans dégoût, partagé la couche de cette quadragénaire si constellée, quand ce fragment de dialogue lui fit dresser, en attendant mieux, l’oreille :

— Elle a encore de la branche, constatait Smiley, équitable.

— Oui, confirmait Paul Héon, de la branche cadette.

Bas, à l’oreille de Maugis, Lauban s’enquit :

— Pourquoi dit-il « de la branche cadette », le petit Héon ?

— Ah çà ! tu es bouché, ce soir, émeritiquement ! Le petit Héon lance tout simplement un « mot » — c’est mon élève, le petit Héon, et il fréquente, chez Willy, en outre — un mot que j’ai, d’ailleurs, imprimé, il y a belle lurette…

— Je ne comprends pas ce que la branche cadette.

— T’es bête comme un couplet d’Henri de Gorsse ; c’est une allusion fine, sinon inédite,


… lorsque pilotée par Lernould, lui-même,
Gaëtane Girard, du Théâtre national de l’Odéon, apparut.
aux relations intimes qui existent, ou existèrent, entre la Girard et le prince Jean, de la branche cadette.

— Comment ! le prince Jean marche avec Mlle Gi… ?

— Mais oui ! d’où sors-tu ? Le gosse de ma concierge, lui-même, qui a encore trois mois à passer dans le bidon de sa tourte de mère, le sait déjà !

— Ah ! j’ignorais…

Lauban considéra de nouveau Gaëtane : d’acceptable qu’il la jugeait tout à l’heure, elle lui parut devenue désirable infiniment ; mieux que cela, il vit en elle la Femme, et même « la Fâme » avec un grand F et un accent circonflexe sur l’a.

Car Lauban — je l’ai déjà dit, mais je le répète, escomptant une reproduction de ce roman par le Musée des Familles, qui paie à la ligne — Lauban était un jeune poète lyrique et, parce que jeune, parce que poète et parce que lyrique il possédait une dose considérable de cette naïveté fréquente chez les éphèbes qui, par métier, contemplent longuement en strophes extasiées des astres inféconds comme la lune.

Avec cela demeuré un peu provincial, n’ayant guère quitté que depuis deux ans sa ville natale, Neuilly-sur-Seine.

Et donc, puisque naïf et provincial, gobeur, — très gobeur, comme un Parisien.

Maîtresse d’un chef de bureau (par exemple) au ministère de l’Agriculture ou d’un chef de rayon au Bon Marché, Gaëtane Girard, pour retenir l’attention de ce porte-lyre encore jeune, en qui le potache survivait, eût dû prendre la peine de lui signifier lui-même, nettement, qu’il y avait quelque chose à faire : alors, par politesse, parce qu’elle avait de beaux restes, et puis parce que ça fait toujours passer une heure ou deux, il se fût avec condescendance prêté à cette hypothétique fantaisie. Mais, concubine du prince Jean, la même Gaëtane s’imposait à l’admiration de Lauban, ingénûment persuadé que le fait de servir d’éteignoir aux ardeurs des personnes de royale liguée confère aux hétaïres une saveur spéciale. Et il souhaita passionnément que quelque incident survint, ce soir, grâce auquel il serait, par cette manière de morganatique grande-duchesse remarqué, distingué, trouvé aima-a-a-ble.

Mais quelle apparence que cette haute et galante dame, pensionnaire de l’Odéon par surcroît, abaissât sur lui, chétif, un regard favorable ? Inévitablement, il se compara, dans son cœur, au ver de terre amoureux d’une étoile, et cinq minutes ne se seraient point écoulées sans que, romantique et fatal, il se fût persuadé qu’il tenait le record de l’infortune, si les propos des rosses-de-lettres qui l’entouraient ne lui avaient restitué l’espoir, en le convainquant que l’amie du prince Jean ne s’avérait nullement inaccessible aux simples roturiers, pourvus de reins solides.

— Dis donc, mon bon Maugis, s’informait Smiley, est-ce que, dans des temps lointains… hein ?… une fois ou deux, en passant… avec Gaëtane ?

— Mon Dieu, avouait l’interwiewé, oui… dans des temps lointains… pour faire comme tout le monde. J’étais alors jeunet et, paie-toi ma poire, timide. Si je n’avais pas, comme tu dis, une fois ou deux, en passant…

— Eh bien ?

— Eh bien, j’aurais eu peur, Jimmy, de me faire trop remarquer !

— Et… bath affaire ?

— Heu ! j’ignore. T’ai dit que j’étais alors jeunet. Un, deux, trois, pan ! et c’était fini… N’y mettais pas…

— Hein ?

— D’astuce, vieux fourneau ! Et puis, tu sais, dans un escalier…

— Aïe ! c’était dans un escalier ?

— Première fois.

— Ainsi que la vertu, le vice a ses « degrés »… la seconde fois ?

— En berline : trente ronds la course et soixante-dix de pourboire, vlan !

— Trois francs cinquante de pourboire, Maugis ! tu étais ivre, je gage, au moins de volupté…

— Non, c’était pour faire le type chic.

— Et… l’autre fois ?

— Rasé ! Plus d’autre…

— Alors, tu n’as pas pénétré…

— Mais si, je te dis, à deux reprises…

— Laisse-moi donc finir ! tu n’as pas pénétré dans les appartements où Monseigneur opère soi-même.

— Non, et je ne connais pas Turenne.

— Quel Tu… ?

— Toi non plus, connais pas Turenne ? C’est le cheval-lavabo du prince Jean. Paraît qu’il est fleurdelysé.

Loyaliste, Jim Smiley s’inclina, par déférence pour les illustrations héraldiques dont se caparaçonnent les montures intimes des hoirs royaux.

Machinalement, ils s’approchèrent du buffet ; Lernould venait d’y conduire Gaëtane Girard : il ne restait plus que du gin et, gentiment, elle en buvait. Maugis, gentiment aussi but comme elle. Item Smiley : gin and Jim.

Lauban dévorait du regard Gaëtane et des dents un sandwich, pour se donner une contenance. Henry Maugis, lui, considérait Lernould de qui, la tête, à ce moment, valait d’être observée.

On connaît Lernould, ses pommettes saillantes, son teint terreux, voire ictéreux. Ses yeux, quoique bridés, sont beaux, profonds, aigüs, volontaires, pensifs, très francs et très rusés, dédaigneux, vaniteux, mauvais, tout ce que vous voudrez, sauf gais. Eh ! bien, ce soir-là, ces yeux de Gengis-Khan riaient. À cause de la présence de Gaëtane ? Dieu, non : Lernould n’en est plus là. Il s’avoue blasé, émoussé et émoucheté, pour Vénus comme pour le reste. D’ailleurs, il y a longtemps que Gaëtane et lui… il y a longtemps que ce démocrate a enfourché Turenne.

Maugis pronostiqua tout bas, en se haussant (il est petit) vers les vertèbres cervicales de Smiley :

— Pige les quinquets du Mongol ; ils rigolent : c’est que son canard va voler !

Un Calchas épatant, ce Maugis !… En effet, l’affaire était dans le sac : un nouveau journal allait coincouiner sur le monde. Lernould en confia le titre à l’un des bouchons de carafe de Mlle Girard. Un titre court, sec, froid :

Le Par !

Gaëtane fixa Lernould :

— Et l’impure ! sourit-elle en se désignant, amusée, gamine, à quarante ans… et plus, jolie d’attitude, l’air ingénuement éhonté.

— Elle doit être bonne fille, glissa Lauban à l’oreille de Maugis.

— T’y fie pas ! Grande comédienne…

— Tu trouves ? fit Smiley avec une moue.

— Attends ! Grande comédienne, pas au théâtre. Sur les planches, couci-couça, plus couça que couci, faiblarde, quoi ! En revanche, à la ville, immense talent ; souple, subtile, ondoyante…

— Et diverse.

— Si tu y tiens. Mais, moi, voulais dire : momentanée… Très momentanée, la bougresse ; momentanée…

— Comme chausson.

— Oui. Quelquefois chausson de bébé : laine douce, ruban de soie. Plus souvent, chausson de lisière… confectionné dans les prisons… Oh ! sait être aussi brodequin (ça dépend de quel pied la chausse) ; s’adapte à tous les ripatons, sait être cnémide, crépide, cothurne, calège…

— Découverte.

— Ou poulaine…

— Érigée.

— Mule discrète ou galoche retentissante, impertinent et preste talon rouge, ou…

— Botte d’arme, pour le prince Jean.

— Pantoufle, pour le prince Jean !… Où t’as donc appris ton histoire de France ?… Il a septante ans, Monseigneur ! Si tu penses qu’il botte encore !… Et puis, m’en fiche un peu : laisse-moi z’ouïr le Mongol.

Dédaigneux de leur présence, Lernould, maintenant impudique, retroussait devant Gaëtane les dessous de sa gazette.

— Nous paraissons dans dix jours. « Leader » par Bibi. Politique étrangère par Delsené. Je le tiens, Delsené : je lui ai mis le mors d’argent, la bonne boucle ; il écrira sous ma dictée… Pour les chroniques, j’ai Rouxel, Piochetan, Paul Flambat… Un roman de Zola ; quelque chose de bien grossier, une cochonnerie bien triste… Qu’est-ce que vous voulez ? le public raffole de ça…

— Il raffole aussi de la République, dit Gaëtane avec la gravité qui sied quand on émet des « mots historiques ».

Elle ajouta :

— Vous vous encanaillez, Cromwell.

Et Lernould répondit, ironique :

— C’est peut-être vrai… Votre bras ?

Ils rentrèrent dans le salon où les guêpes maigres du Grand-Orient vrombissaient avec les taons du ghetto.

Or, la réapparition de Gaëtane (au bras de Lernould) calma le guêpier. Silence aussi sur Israël. Tous ces Purs savaient la comédienne l’ « amie » du prince Jean, et, s’ils savaient aussi que Lernould l’avait, un temps, initiée à des étreintes moins réactionnaires, ils s’offusquaient qu’il en fît parade.

Hautain, presque méprisant, le Mongol leur jeta :

— J’ai dit à Mademoiselle Gaëtane Girard que vous seriez enchantés de l’entendre… Elle veut bien nous réciter des vers.

Personne ne broncha, sauf le député Piochetan qui, soit par malice imbécile, soit par plaisanterie d’ivrogne, réclama :

— La Marseillaise !

Gaëtane le regarda ;

— Je ne la sais pas, citoyen, prononça-t-elle, glaciale,

Et elle y alla d’un poème de Vigny ou d’Hugo — l’Histoire n’a point retenu ce détail — ou de l’orang Tailhade, peut-être.

Les Purs applaudirent avec parcimonie. Mais, par esprit d’opposition, le quatuor Maugis-Lauban-Smiley-Paul Héon battit des paumes à tout rompre.

— Claquons serré ! F… ons-leur en du serrement du jeu de paumes !

Gaëtane leur sourit :

Alors, s’approchant du Mongol :

— Demandez donc à Maurice Lauban de nous « envoyer » de ses vers, suggéra Smiley. Ils sont beaux, et il les dit bien.

— Mais très volontiers, fit Lernould.

Et, prié de prendre sa lyre, Lauban psalmodia :

À la lune.

Tout à coup, un bruit de satin froissé, de corset qui craque ; la vieille mère von Arsch s’épanouissait. Elle espérait quelque chose d’obscène.

Or, dans les vers de Lauban, il pleure des chevaliers, des pages, des infantes, des nuages et des jets d’eau. Ce n’est pas pour les blaguer, quelques personnes les trouvent superbes. Mais, enfin, comme gaieté, il y a mieux.

— Les invités de Lauban sont déçus, observa Maily.

— Déçus ? répliqua Maugis. Voilà une cédille bougrement superfétatoire.

Après avoir congrûment psalmodié, le poète s’inclina, un peu narquois devant la moue de la vieille von Arsch. Il cherchait un siège où poser son génie méconnu. Gaëtane l’appela, lui serra les mains, le retint auprès d’elle.

— Gare ! Échec au roi, dit Smiley à Maugis.

— Et mat, fit-il. Les azalées s’en sont allées… Ils vont se la briser ensemble.

Calchas, toujours Calchas, Maugis !… Deux heures tintaient. À deux heures vingt, la comédienne se prépara à partir.

— Elle va lever le siège, constata Smiley.

— Et Lauban, compléta Maugis.

Effectivement, elle sortit avec le poète d’À la lune.