La Maîtresse du prince Jean (Willy)/03

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Albin Michel (p. 41-82).


III

LE DUEL


Avec la voix d’une gargouille qui mènerait une vie de bâton de chaise, un mendigo, dans la cour de Smiley, détaillait une romance, niaise à faire pâlir de jalousie le poète-chansonnier Laiteux, qui cependant…

Voulez-vous bien ne plus dormir !

Smiley dormait pourtant, de ce bon sommeil consécutif aux absorptions de liquides trop prolongées qui, à lui seul, justifierait l’alcoolisme de toutes les accusations portées par les hygiénistes modernes. Au sortir de chez Lernould, il lui avait paru indispensable d’employer la fin de la nuit à se promener, en compagnie de Maugis, autour des Halles centrales. Dans ces régions édéniques où la douce odeur des choux en décomposition se mêle aux vivifiantes senteurs de la marée, ils avaient bu comme des chevaliers du Temple — comparaison justifiée par le risque qu’ils coururent de rester sur le « carreau ». Vers quatre heures et demie du matin, après des adieux déchirants, tandis que Maugis, dans un fiacre —, et dans un état inquiétant, — cinglait vers la Plaine-Monceau, Smiley s’enquérait de sa familière rue Jacob.

Il l’avait retrouvée, sa rue Jacob familière, et aussi l’immeuble vétuste où il gîtait : ses deux étages péniblement gravis, il s’était insinué dans le vestibule, puis dans la salle à manger ensuite dans sa chambre, finalement dans son lit,


Il dormait donc paisible…


et là, en vertu d’une habitude ancienne à la fois et touchante, il avait réveillé son illégitime et très douce compagne. Gabrielle-aux-lourds-cheveux-d’acajou-sombre, surnommée la « princesse Mélisande » par un musicographe debussyste ; mais la chère enfant, avec une sagesse digne des premiers âges, lui ayant fait remarquer qu’il eût aussi bien pu la laisser dormir, étant donné la médiocre importance de ce qu’il comptait lui communiquer, Smiley, frappé par la justesse de cette observation, avait clos ses paupières fripées, sans insister davantage.

Il dormait donc, paisible, insoucieux des craintes psalmodiées dans la cour par l’ouverrier sans travail :

Songez un peu, si, ne vous voyant pas,
Le soleil s’avisait d’interrompre sa course

et ronflait de toutes ses forces sans se demander « si le ruisseau qui murmure là-bas, allait de désespoir s’arrêter dans sa source » — hypothèses, d’ailleurs peu vraisemblables — quand il se sentit extrait violemment du sommeil profond où il était plongé, par la poigne nerveuse d’un jeune intrus, assez maigre, brun, et extraordinairement pâle.

Smiley se plaît, le cas échéant (et, au besoin le cas n’échéant pas) à réveiller Gabrielle. En revanche, il exècre qu’on le réveille, surtout avec brusquerie ; aussi, hochant, vers le jeune intrus, une tête furieuse et outrageusement chauve :

— En voilà une façon de me tomber sur le poil ! s’écria-t-il.

Et il posa un doigt sur sa pomme d’Adam afin d’indiquer qu’étranglant de surprise et de colère, il ne pouvait pas en articuler davantage.

Dans le même temps, il reconnut le jeune intrus assez maigre, brun et extraordinairement pâle, en qui la perspicacité de nos lecteurs a déjà deviné Maurice Lauban. Or le poète préluda, d’un ton contrit :

— Oh ! mon bon Jimmy ! tu ne t’imagines pas ce qui m’arrive. Figure-toi…

Soudain, il s’aperçut que Smiley n’était point seul. Il s’ébahit :

— Diable ! Gabrielle n’est pas encore levée ? Quelle heure est-il donc ?

— Ah ! ça, grogna Smiley, est-ce que par hasard tu es venu me réveiller pour me demander l’heure ? Et d’abord, avec la complicité de quels cambrioleurs professionnels t’es-tu introduit chez moi, nonobstant le verrou de sûreté ?

— Mais Jimmy, c’est tout simplement ta femme de ménage, c’est la grosse


Un grand escogriffe…


maman Grenier qui m’a ouvert la porte…

— Ah ! c’est… Hé ben ! je l’y flanquerai, moi, à la porte, la grosse, l’absurde maman Grenier. Maboule, obèse, hippopotame et vésanique, ça lui apprendra à l’ouvrir, la porte, aux gens qui sonnent. Voilà !… Et maintenant, comment se fait-il que, toi-même, tu circules déjà ? Ai-je rêvé


Mais, Jimmy, c’est la grosse maman Grenier…


que Gaëtane Girard, cette nuit, t’enleva ? D’où vient qu’en ce moment tu n’es point occupé à forniquer, tel un dieu, avec cette comédienne concupiscible ?

— Justement, c’est de ça, Jimmy, que je suis venu te parler.

Smiley parut s’humaniser.

— Eh bien ! parle.

— C’est que, murmura Lauban, c’est salement grave et je ne voudrais pas…

D’un clin d’œil, il désignait la rousse Gnbrielle enfouie dans ses longs cheveux :

— Gabrielle ? fit Smiley de nouveau furieux mais tu vois bien qu’elle pionce, misérable, et, quand Gabrielle pionce le matin, elle n’entendrait même pas les hurlements de l’orang Tailhade. D’ailleurs, tout le monde roupille à cette heure : il n’y a véritablement que toi et cette vieille loufoque de maman Grenier… Celle-là, ce que je la prierais de mettre sa fêlure au service d’un autre mortel, si je ne lui devais pas trois mois de gages !… En attendant, va lui demander l’heure.

Neuf heures quarante sonnaient à tous les beffrois. Et Smiley, pieuté à cinq heures et demie, ronflait béatement. Si ce n’était pas une pitié de le réveiller pour une fichaise ! Car il s’agissait d’une flehaise, il en était sûr, il l’aurait juré sur la tête de sa tante, sur la tête de la tante de sa tante, sur la tête de sa grand’tante, et ainsi de suite sur toutes les têtes des tantes que comptait sa famille en remontant jusqu’à son plus ancien aïeul connu, un mignon d’Henri III. Or, Maurice Lauban se décida enfin à la révéler, cette fichaise :

— Écoute, mon pauvre Jimmy, il faut que nous nous battions en duel.

— Ah ! il faut que…

— Il le faut absolument. Ça va te sembler ridicule… À moi aussi, ça semble ridicule… Mais, qu’est-ce que tu veux ? il le faut.

Smiley, sur son séant, entoura de ses deux mains croisées son genou gauche légèrement soulevé :

— Est-ce que, par hasard tu songerais à te payer ma tête noble et belle, mon petit ami ?

— Hélas ! non. Je me suis fourré dans une aventure grotesque ; ne m’abandonne pas, mon bon vieux… Sauve-moi… Tu sais que, cette nuit, je suis sorti de la boite Lernould en compagnie de Mlle Girard…

(Il disait « Mademoiselle Girard » et il en avait plein la bouche !)

— Oui. Eh bien ?

— Eh bien ! elle me plaît beaucoup. Moi, je ne lui ai pas déplu. Et, comme tu l’as pressenti, nous devions pagnotter ensemble… Or, voici qu’arrivé devant son hôtel — il est épatant, son hôtel ! — je me rappelle que mon caleçon est troué…

Smiley éclata de rire, Gabrielle-aux-lourds-cheveux faillit s’éveiller.

Lauban soupira, tremblant :

— Sans doute, c’est risible, c’est très risible, mon bon vieux. Pourtant, je t’en supplie, ne ris pas, ne ris plus. Ça me ferait de la peine. Avec toi, je parle en toute franchise. Eh bien ! je t’assure qu’en me rappelant que je portais un caleçon percé, j’ai été excessivement malheureux. Et je me suis rappelé aussi que mes chaussettes n’étaient pas positivement neuves, que ma flanelle, peut-être, avait perdu sa fraîcheur première…

— Et ton malheur s’en accrut.

— Parbleu, s’il s’était agi d’une femme quelconque, d’une femme comme celles que nous rencontrons tous les jours, s’il s’était agi d’une grue…

— S’il s’était agi d’une grue ? répéta Smiley en écarquillant les yeux.

— Bien sûr, j’aurais passé outre. Mais avec Mlle Girard !… Elle est, tu sais, la maîtresse du prince Jean…

— Certes, et consorts.

— Et consorts ! Crois-tu ?… Enfin, c’est possible. Au demeurant, la question n’est pas là. La question… c’était une question de dignité. Pouvais-je arborer devant Mlle Girard des dessous aussi reprochables ? J’ai pensé que non. Ne fais pas le malin, Jimmy, à ma place, tu aurais pensé comme moi. Alors, au moment d’entrer chez mad…

— Chez Gaëtane, tu l’as lâchée…

— Avec désolation.

— Et quel prétexte as-tu allégué ?

— Tu ne devines pas ? (Smiley secoua la tête de droite à gauche, puis de gauche à droite, deux fois). Eh ! bien, le duel !

— Ah ! oui, j’y suis ! Tu as raconté à Gaëtane qu’il te fallait la quitter parce que, dès le point du jour, tu te battais en duel… Si c’est de ton mensonge que tu t’inquiètes, il ne tire pas à conséquence : la dame de l’Odéon n’en a pas cru le premier mot, ni le dernier, ni les vocables intermédiaires.

— Je le crains. Et c’est précisément parce que je le crains que je te demande de faire de mon mensonge une réalité : rends-moi le grand service de venir te battre avec moi.

— Tout de suite ?

— Dame, le plus tôt possible.

— À l’épée ?

— Bien entendu.

— Et à mort ?

— Non : au premier sang, ça suffira… Une blessure de rien du tout. D’ailleurs, cette blessure sera comme tu la voudras, car, tu le comprends, il est juste que je me laisse blesser. Smiley souleva son genou gauche et le prit de nouveau dans ses mains, affectueusement.

— Ah ça ! mon pauvre cher vieux cochon, prononça-t-il, tu es devenu complètement fou… Ça n’a pas été long… elle ne traîne pas, Gaëtane !

Mais Lauban, fronçant les sourcils, redit :

— La question est bien simple, je ne veux pas passer pour un petit monsieur qui se targue de duels imaginaires. J’ai eu la sottise j’en conviens, la stupidité, d’annoncer à Mlle Girard que j’avais un duel, et je tiens à en avoir un, dussè-je, tu m’entends, y laisser ma peau.

Il s’animait, gesticulait.

— Calme-toi, le pria Smiley… Ta peau… ta peau… Un duel ? De la peau !

Et l’incomparable ami, avec condescendance, s’expliqua :

— Admettons, — stupide hypothèse — admettons que tu aies été grotesque en racontant à Gaëtane que tu te battais en duel. Est-ce une raison pour que tu te rendes plus grotesque encore en improvisant un duel truqué ? Est-ce une raison, surtout, pour que tu me rendes aussi grotesque en me choisissant comme compère ? D’ailleurs, le choix est spécialement admirable ! Gaëtane nous a vus hier ensemble chez Lern…

Lauban l’interrompit, s’emporta :

— Un duel truqué ! Belle affaire ! Mais cela se fait tous les jours !… Si tu crois qu’ils ne sont pas truqués tous les duels… ou presque tous ! Et il parlait duels avec une fougue, avec une foi tonitruantes. Il les connaissait, les duels, ah ! il les


La dame de l’Odéon n’en a pas cru le premier mot.


connaissait, les duels, ah ! il les connaissait, comme si feu son père en avait vendu.

Il fit tant et si bien qu’il réveilla Gabrielle-aux-lourds-cheveux, et, continuant le miracle, il s’apaisa tout à coup :

— Bonjour, les grands yeux bleus, bonjour, les lourds cheveux ; bonjour, Gabrielle.

Il lui serra la main avec gentillesse, comme à l’ordinaire.

— Bon, bon ! espéra Smiley. Il est moins toqué que je ne pensais.

Espoir fugace ! Lauban le regarda brusquement en pleins yeux :

— As-tu réfléchi, Jimmy, dit-il, à ce dont je t’ai parlé tout à l’heure ?


Insistez, Monsieur Lauban, il a reçu de l’argent…

Smiley reprit son genou favori.

— Mon Dieu ! je n’y ai pas réfléchi plus que ça.

— C’est que, fit Lauban, le contemplant toujours avec fixité, il serait temps d’y réfléchir. Je suis pressé, très pressé, vois-tu. Et si tu devais me refuser le service que je te demande, il vaudrait mieux me prévenir tout de suite, je m’adresserais ailleurs. Acceptes-tu, oui ou non ?

Le ton, les yeux de Lauban flamboyaient de menaces. Or, Smiley n’aime pas beaucoup ce genre de ton, ce genre d’yeux comminatoires ; il répondit avec simplicité :

— Y a pas d’erreur : c’est non !

— Mais si, mais si, intervint Gabrielle avec cet admirable à-propos qu’elles ont toutes pour parler sans savoir de quoi il retourne ; voyons, Jim, tu peux bien lui rendre le service qu’il te demande.

Et trahissant, allègre, les secrets du coffre-fort concubinaire :

— Insistez, monsieur Lauban, conseilla-t-elle, insistez ; il a reçu de l’argent, avant-hier.

Mais Lauban, l’air funèbre, prononça :

— Ce n’est pas un service d’argent que je réclame à Jimmy.

Puis il tendit la main à Smiley avec une froideur digne.

— Au moins, je compte sur ta discrétion.

— Muet comme un tombereau, promit l’autre.

Et, bien que Gabrielle s’efforçât de le retenir, Lauban se retira brusquement, les lèvres et les narines pincées.

— Va chez Maugis, lui cria Smiley. Tu sais bien, rue de Courcelles, 93, au cinquième… Maugis se rasait avec nous chez Lernould : il sera donc aussi vraisemblable que l’affaire en question se passe avec lui qu’avec moi. Et tu entendras ce qu’il te dira, Maugis !… Qui sait ? peut-être sera-t-il plus persuasif que moi, et te fera-t-il changer de projet. C’est la grâce que je te souhaite.

Smiley crut percevoir, venu de l’antichambre à travers la salle à manger, un vague : « Zut ! » mais Gabrielle (moins bien réveillée que Smiley, il est vrai) affirma qu’il se trompait.

— Je te jure, Jim, que ce n’est pas « zut ! » qu’il a dit ; il a fait rouler les r… Mon Dieu ! pourvu qu’il ne soit pas fâché !

— Pas à craindre… Si, pendant qu’il va canuler Maugis, nous essayions de nous rendormir ?

De la rue Jacob, Maurice Lauban se rendit rue de Courcelles, 93, au cinquième, (porte à droite). Il sonna. La bonne ouvrit.

— Monsieur Henry Maugis ?

— Il est sorti.

— Pas pour Monsieur Lauban !…

Et Monsieur Lauban, écartant la servante, se dirigea d’un pas assuré vers la chambre du maître de céans.

Il avait un joli mal aux cheveux, l’heureux maître ! un mal aux cheveux à la façon de Smiley ; il avait un joli mal à la calvitie. Et dans l’espoir de se guérir, il s’arrosait le crâne avec des liquides divers. Bien entendu, il ne faisait pas ça dans son lit : non, il était debout, devant un lavabo de marbre, les pieds nus sur le linoléum, le bedon ligotté en un caleçon de soie bleu pâle.

— Si, au moins, j’avais eu un caleçon comme ça ! préluda Lauban, ébloui.

Et, à la diable, il conta son aventure ce pendant que Maugis, solennel comme un marabout s’abluant, continuait d’assortir sur son sinciput des eaux de toilette multicolores, des lotions aux parfums dispendieux.

— Très bien.

Maurice Lauban avait terminé son monologue. Il ôtait son chapeau, le remettait, déboutonnait un gant, le reboutonnait ;


Il s’arrosait le crâne avec des liquides divers.


occupation pas très fatiguante, pas très folâtre non plus… Tout à coup, il éclata :

— Dis donc, vieux, quand tu auras fini de baigner ce qui te reste de cresson ;

— De quoi ? souffla le marabout.

— M’as-tu seulement écouté ?

— Tu peux le dire !

— Et alors ?

— Alors, jeune cerf…

S’interrompant, Maugis riboula de ses yeux bleus, tiqua de sa grosse moustache blonde, découvrit ses dents jaunies comme les touches d’un Pleyel après quarante-cinq ans de gammes, et vagit :

— Où est mon flacon n° 7 ?… Tu n’as pas, par hasard, vu mon flacon n° 7 ?

— N° 7 ? ce n’est pas celui de gauche ? le rose ?

— Non, c’est un vert ! sacré non d…

Et, ainsi invoquant le nom du Seigneur, le marabout en caleçon bleu pâle perdait un peu de sa solennité.

Ô joie ! Il le trouva, enfin, son flacon n° 7, et, redevenu grave, il le pencha sur son os frontal, sur ses os temporaux, sur ses pariétaux ensuite. Ce fut une émouvante odeur de fleurs inconnues.

Un soigneux tamponnage, et Maugis s’accouda sur le lavabo. Il eut un nouveau vagissement :

— Tu sais, maintenant, jeune cerf, tu pourrais aller m’attendre au salon.

Le jeune cerf voulut reparler.

— Non, non, dis rien, l’arrêta Maugis, y a pas, faut maintenant que je me frusque. J’attends du monde. F… le camp dans le salon.

Lauban entra dans cette pièce étrange. Il s’approcha du grand divan en équerre où tant de jolies théâtreuses arrondirent leurs angles droits sur d’innombrables petits coussins, brocart, satin, damas, moire, peluche, de toutes les dimensions, de toutes les couleurs.

Lauban, s’allongea. Énervé d’attendre, il se leva et se dirigea vers un fauteuil encombré de différents objets, et notamment, de partitions wagnériennes. Il en prit une au hasard, l’ouvrit, puis, se rappelant qu’il n’avait jamais pu pianoter décemment « J’ai du bon tabac » sur les pianos des restaurants de nuit, il la referma avec promptitude et s’assit dessus, morne, figurant assez bien Napoléon sur le rocher de Saint-Hélène.

Puis, de nouveau, il se dressa. Il fit quelques pas vers une console, attiré par l’orientale splendeur d’un étui à cigarettes, très original et très élégant, mais vide. Lauban s’irrita ; une minute il pensa fuir et se chapitra :

— C’est vrai que je suis grotesque, Jimmy a raison… J’ai collé une blague à


Il la referma avec promptitude, et s’assit dessus, morne…


Mademoiselle Girard ? Elle doit se fiche de moi à présent, et, moi aussi, je me fiche d’elle ! Si je caltais…

Mais sa conscience aussitôt protesta. Elle lui cria des objections tutoyeuses :

— Tu mens, Maurice ! Tu ne te fiches pas de Mlle Girard : Mlle Girard indéniablement belle, illustre les deux mondes : le grand et le demi ; Mlle Girard possède un hôtel épatant et, surtout, Mlle Girard


Tu es un…


s’affirme l’amie du prince Jean. Et, à cause de cela, tout ton être se tend vers Mlle Girard — même c’en est indécent ! — et pour pénétrer dans l’hôtel de Mlle Girard, dans la chambre de Mlle Girard, dans le lit de Mlle Girard, dans… enfin dans l’intimité de Mlle Girard, tu ferais, comme on dit, des pieds et des mains — des mains surtout ! Et tu n’auras de cesse que Mlle Girard ne t’ait donné à toi, en libre don, ce qu’elle loue à S. A. R. Mgr. le prince Jeun en échange de tant de diamants et de tant de perles ! Non, Maurice, tu ne te fiches pus de Mlle Girard ; n’essaie pas de nous faire avaler ce morceau-là : il est trop gros !

— Ainsi parlait, inélégante, mais sincère, la conscience de Maurice Lauban. Elle avait tellement raison que, renonçant à la contredire, il se mit à plaider, vis-à-vis de soi-même, les circonstances atténuantes :

— En ce moment, ce qu’il me faudrait, c’est un bon coup de traversin. Je n’ai couché ni chez Mlle Girard ni chez moi. Je n’ai couché nulle part. C’est un tort ; ça m’énerve et m’abrutit. Allons-nous-en.

Sur ce, il resta.

Maugis apparut enfin, radieux :

— Eh bien ! commença-t-il, je renonce…

— Tu… s’exclama Lauban avec désespoir.

— Parle pas, ce serait trop long ! Pas le temps de t’écouter. Monde chic va venir. Trois minutes, montre en main, et je te flanque à la porte, trois…

Maugis lira sa montre — une pièce magnifique, art nouveau, un oignon


Deux minutes et demie se sont écoulées, jeune cerf.


avec des orchidées, ou des iris, ou des turquoises dessus. Et il réitéra :

— Dans trois minutes, ouste !… Je renonce, disais-je donc, à t’engueuler, comme il siérait, faute de loisir. Ce sera pour une autre fois. As pas peur, tu l’avaleras, la mercuriale. En attendant je vais te dire ce que tu es, en un mot, en trois lettres.

Il le prononça : ce fut un substantif de basse sexualité.

Lauban ne broncha pas.

— Maintenant, poursuivit Maugis, je me refuse à croiser avec toi la colichemarde, voire la claymore ou l’estramaçon. Ni pour rire ni pour de bon, mon bébé. Je suis comme Jimmy, j’aime pas ces sortes de blagues ; d’ailleurs, s’il y a deux hommes avec lesquels tu ne dois pas te battre aux yeux de Gaëtane (et c’est seulement pour les yeux de Gaëtane que tu veux te battre, s’pas ?) ces deux hommes, c’est Jimmy et moi, Gaëtane nous ayant vus, la nuit dernière, ensemble et amis comme cochons.

Sur ce, Maugis regarda sa montre.

— Une minute de passée. Pressons. Il te faut : ou bien renoncer à te battre, ou bien aller porter ton offre de duel à quelque contemporain notoire : au général André, par exemple, ou au poète Rostand, ou au prosateur Dufayel. Je te le déconseille. Et, comme je prends en pitié ta loufoquerie, je te propose un duel inventé de toutes pièces, chiqué comme le tabac d’un loup de mer. Tu te battras avec un être chimérique, que, bien entendu, tu blesseras sans trop de peine. J’arrangerai là-dessus un écho torché de main de maître (la mienne) et je le colporterai moi-même dans les bureaux de rédaction. Ne me regarde pas avec des mirettes de veau qui souffre de tranchées ; pour te convaincre que tu t’es battu, tu n’auras qu’à lire les journaux, demain matin dans ton lit, plein d’odeurs légères.

Maugis braqua, pour la troisième fois, ses yeux bleus sur sa montre en or ciselé.

— Deux minutes et demie se sont écoulées jeune cerf. Je m’assieds. Toi, ne t’assieds pas. Ce n’est pas la peine. Dans trente secondes, tu seras sorti d’ici. Tu as moins de trente secondes pour te décider. Te bats-tu ?

Lauban risqua :

— Je…

— Pas de phrases ; oui ou non ?

— Oui, je me bats.

— De la façon que je t’ai énoncée ?

— Oui. Toutefois, mon vieux…

— Toutefois, serre-moi sur ton cœur reconnaissant et décanille. T’oublieras pas, demain, de lire les journaux.

— Je n’oublierai pas. Mais, d’ici demain… Y aurait pas moyen que je voie l’écho avant qu’il paraisse ?

— Les trois minutes sont passées, constata Maugis.

Et il se leva, implacable, gardien de musée qui, l’air cavalier — bédame ! à cheval sur le règlement — et les bras déployés rabat les visiteurs.

— On ferme !

Expulsé du salon, Lauban soupira dans l’antichambre d’un air résigné :

— Tu le soigneras bien, l’écho ?

— Comme si c’était pour moi. As pas peur. Je serai l’un de les témoins.

— L’autre ?

— Jimmy.

— Mon adversaire ?

— Chimérique… mais distingué. Quelque chose de hurf. Un Kurde, un Serbe, un Monégasque.

— Je préférerais un Prussien.

As you like. Concédons ce plaisir à la Ligne des Patriotes.


Il huma l’absinthe blanche.

Maugis volta, disparut en fermant net sa porte.

Lauban dévala l’escalier.

Dans la rue, il tourna à droite, vers le boulevard de Courcelles. Vingt pas, et brusque changement de front.

— Vaut mieux aller Place Péreire. Y a un café.

Un café d’aspect honorable. Clientèle, à n’en pas douter, de sculpteurs hors concours, de peintres membres du jury et de commandants en retraite. Aucune concession au modem-style. Vieille France et misonéisme. « Le billard est à l’intérieur ».

— Entrons.

Élection d’un recoin obscur, solitaire. Découverte d’un pyrogène. Bruit produit par le pyrogène battant rageusement la table.

— Eh bien ! garçon !

— Voilà, Monsieur, voilà !

Et voilà, en effet, un garçon, poire à la Chauchar ; côtelettes abondantes. Une envie spontanée, stupide de lui dire :

— Vos côtelettes, faudrait voir à les mettre un peu sur le gril.

Répression de ce saugrenu désir. Choix d’une physionomie adéquate à ce milieu traditionnel. Et une commande assez importante :

Un paquet de cigarettes vizir. Un petit bleu et de quoi écrire. Une absinthe blanche avec de la gomme, de la glace et des chalumeaux. Vous avez de la choucroute ? Et des filets de hareng ? Bon, filets de hareng et choucroute. Un bock. Non, réflexion faite, un demi. Brune. Un café bien chaud. Une chartreuse. Verte.

Le garçon ne bougeant pas — peut-être attendait-il la suite — Lauban l’éconduisit d’un geste bref :

— Et les journaux.

Premier service ; les journaux, l’absinthe blanche — « Beaucoup de gomme… encore une goutte !… là » — et la glace. Le poing de Lauban martela sur la table une impatience prompte à se manifester ; les chalumeaux, les « vizir » et le petit bleu avaient du mal à venir. Alors, souriant d’un sourire panaché de mélancolie, de béatitude, d’ironie, de vanité, de sens commun et de folie, le poète alluma une cigarette, huma deux gorgées d’absinthe, se gratta le nez, puis déploya le petit bleu et demeura, un instant, pensif.

Il comptait libeller sur ce rectangle d’azur, à l’adresse de Maugis, quelques recommandations suprêmes au sujet du duel, peut-être un modèle de procès-verbal : « Une rencontre à l’épée a eu lieu hier matin aux environs de Paris… » Mais il réfléchit :

— Pas toujours commode, Maugis. Il ne m’a pas si bien reçu que ça. Si mon télégramme allait le fâcher… D’ailleurs, où le lui adresser ? Chez lui ? il sera sorti. À l’Écho de Paris, il n’y va que pour passer à la caisse. Alors, quoi ?

Sa cigarette était éteinte. Il la jeta avec fureur, en alluma une autre :

— Alors quoi ? laissons ça tranquille.

Et, arrondissant ses yeux noirs, creusant ses joues pâles, il huma l’absinthe blanche :

— On dirait du lait. Du lait meilleur. Ça fait du bien. Et ma cigarette ne s’éteint pas. Y a parfois du bon dans la vie…

Il regardait le petit bleu et lui trouvait un aspect tentant, doucement fatal. S’il n’écrivait pas à Maugis, à qui écrirait-il ? En cherchant le nom d’un destinataire possible, il huma le reliquat de l’absinthe avec enthousiasme, Des rimes chaudes voletaient le long de sa moelle épinière, pénétraient par le trou de l’os occipital dans la


Et il écrivit.


cavité de son crâne :

— Un télégramme en vers !… À qui ?

En vers, c’était l’indispensable. À qui ? on verrait plus tard. Chaque chose en son temps. L’encre était violette : ça suffisait pour commencer.

— Suivant leur tournure, ces vers seront pour Mme Colin de la Volière, antique entreteneuse de l’académicien Anselme Touraine, pour José-Maria, pour ma sœur, qui s’appelle aussi Maria ou pour quelque autre personne que j’honore de mon affection : il y en a des flottes. J’ai tant de cœur !

Ici, la conscience de Maurice Lauban éleva de nouveau la voix : « Maurice, Maurice ! ne nous la fais pas à l’oseille ! Inutile de te mentir à toi-même : tu sais très bien que ton petit bleu rimé ne s’en ira ni vers Mme ta sœur, ni vers aucun membre de l’Académie française. » Mais, cette fois, il engagea vertement sa conscience à se taire : elle obéit et il débuta :

Si vous levez votre beau front
Vers les Pléiades…

— Éternelles ou solennelles ? se demanda-t-il avec un rien d’angoisse.

Dans l’attitude de la méditation, il s’accouda sur le genou de sa jambe gauche croisée sur son genou droit. Il opta pour éternelles : ce serait moins… solennel.

Vers les Pléiades éternelles,
Ah ! songez-vous que mes prunelles
Toute la nuit les fixeront ?

— Point d’interrogation.

Il étendit la main, saisit un filet de hareng qu’il mastiqua sans en apprécier toute la saveur énergique. Il étendit de nouveau la main et envoya rouler son demi dans la salle.

— Garçon, rugit-il, apportez-moi un autre demi !

Puis, reprenant le porte-plume :

Songez qu’en les fixant je rêve
De vos cheveux sur moi posés…

— Posés comme quoi ? Comme des z’ouaseaux ? Ce serait loufoque ! D’ailleurs, pourquoi insister sur leur position ?

Et qu’il est un de mes baisers
Qu’il faudrait pourtant que j’achève.

— Bon, ça ! pensa-t-il, et, vite, en attendant de l’achever, ce baiser, il acheva le hareng.

Après quoi, il entreprit successivement le demi de bière brune, la choucroute et le troisième quatrain :

Or, l’un de vos baisers à vous
Brûle en moi, comme au ciel Mérope.

— Pas aisée, une rime en rope… mais faut bien rappeler notre conversation astronomique du Trocadéro.

Le poète fut obligé d’insister sur ce baiser, de le compliquer à la façon des élixirs dont Henry Maugis irriguait le cuir impoilu de son chef.

Baiser de nard, d’héliotrope,
D’œillet vif et de jasmin doux !

Médiocres, ces deux vers ! Mécontent, Lauban ingurgita ce qui restait de bière et de choucroute ; c’est donc avec aigreur qu’il réclama :

— Eh bien, garçon, voyons, et mon café ? L’absorption du café (brûlant ainsi que le baiser) lui dicta instantanément :

Il est en moi, je le répète,
Comme l’étoile est dans le ciel.
Mais est-il bien essentiel
Que comme elle il reste invisible ?

— Point d’interrogation. Dégustons la chartreuse verte. Il la dégusta.

— Et signons.

Afin de signer plus splendidement, il tira la langue, la remua avec une lenteur appliquée et, si l’on peut dire, artistique.

Ensuite, il relut :

— Sacré tonnerre ! Tonnerre de sacré tonnerre ! Répète et invisible ne riment pas suffisamment… Comment ça se fait-il ?… Est-ce que je perds la Muse ?… Y a pas, faut biffer. Biffer quoi ?

Il consulta des yeux les pièces de vaisselle éparses devant lui, sur la table. Elles étaient toutes vides. Cela le découragea. Et, tirant de nouveau la langue, il la promena, cette fois, sur la gomme du petit bleu.

— Ça colle, se dit-il furibond. Oui, ça colle ! C’est comme ça, sacré tonnerre ! Et ça restera comme ça !

Une seconde, il suça le porte-plume, affectant de réfléchir avant de libeller l’adresse.

— À qui ?

— Eh ! va donc, fumiste ! s’indigna sa conscience. C’est pas pour le trotteur ! Ni pour l’invectiveur misogyne de l’Action qui porte scarabée d’or sur champ de gueule. Comme si ça pouvait s’adresser à quelqu’un d’autre qu’a l’amie du prince Jean ! Ce que t’es pincé, mon pauvre Maurice !

Il sourit et s’avoua : « C’est vrai. »

Et, sans plus tirer la langue, il traça d’une main prompte !

Mademoiselle Gaëtane GIRARD
30 ter, rue des Belles-Feuilles.

— Épatant, épatant son hôtel !

Sur la table, le pyrogène battit la chamade.

— Combien ?

Une bagatelle : cinq francs soixante. Et huit sols pour le garçon : Une bagatelle. Néanmoins, Lauban songea que pour ce prix-là, il aurait peut-être mieux fait de s’offrir un caleçon neuf. Pardine, pas en soie bleu pâle… En soie bleu pâle, ça doit coûter non pas des argents, mais des ors.

Il sortit porter son télégramme au puant bureau de la rue Bayen. Ensuite, il entra dans un omnibus, puis dans plusieurs autres. À force de prendre des omnibus, il parvint à proximité de l’hôtel de Fontenoy où il louait une chambre au premier, une vaste chambre, donnant rue Saint-André-des-Arts, en face d’une pâtisserie.

Quatre heures sonnaient. Le poète dont l’estomac expéditif avait digéré le hareng et la choucroute pénétra chez le pâtissier et y dissipa follement trois pièces de cinquante centimes. Il se le reprocha après.

— Quel goinfre sinistre je suis ! C’est une paire de chaussettes que je viens de déglutir.

Pour éviter d’autres insanes gaspillages, il s’intima :

— Va te coucher !

Du reste, il titubait de sommeil. Et, à peine au lit, il s’endormit, brutalement.

Il ne rêva, ni de cheveux sur lui posés, ni de Mérope, ni de duel, ni de rien du tout.

Aux approches de l’aurore, il se réveilla, constata qu’il avait dormi environ treize heures.

— C’est bien suffisant.

Et il se leva.

Le temps de se débarbouiller, de se coiffer, de se vêtir, de se brosser, de soigner le nœud de sa lavallière (noire, à pois rouges) et, parbleu, il faisait grand jour. Il se précipita hors de son habitacle et s’en fut divaguer, à pas brusques et courts, sur le boulevard Saint-Michel. Aucun café ne béait encore, aucun kiosque non plus.

Quarante minutes d’errance angoissée.

Enfin, les journaux !… Deux francs de journaux.

Tâchant à surmonter une émotion ineffable, le poète prononça :

— Lisons !

Le Figaro, d’abord ? Rien dans le Figaro, Le Gaulois ? Rien dans le Gaulois, Le Gil-Blas ? Fameux, le Gil-Blas !

Une rencontre à l’épée a eu lieu, hier matin, à la tour de Villebon, entre le sympathique et exquis poète Maurice Lauban et M. le baron de West… à propos d’une altercation suivie de voies de fait.

M. Maurice Lauban avait choisi pour témoins MM. Jimmy Smiley, le brillant romancier et Henry Maugis, notre spirituel confrère de l’Écho de Paris. Les témoins de M. de West… étaient deux personnages connus par leurs attaches avec l’ambassade d’Allemagne.


— Deux francs de journaux.

— Bougre ! ça va faire du potin, pensa le sympathique et exquis poète. Pourvu que ça n’en fasse pas trop ! Et il continua son attachante lecture :

Le combat a été très ardent. À la troisième reprise, M. le baron West… a été atteint à l’avant-bras. La blessure, qui intéresse le muscle long supinateur, est grave.
xxxxLe docteur Pozzi assistait à la rencontre et a procédé sur place au pansement.

— Le muscle long supinateur !… Pourvu que Mlle Girard gobe ça ! s’alarma Lauban.

Alors, il souhaita presque que le Gil-Blas fût le seul quotidien à publier cet écho sensationnel… Ah ! bien, oui ! dix autres journaux le répétaient, l’écho !

Et Maurice Lauban s’alarma davantage :

— Le long supinateur ! Pozzi ! Pourvu que Mlle Girard ne connaisse pas Pozzi ! et pourvu qu’elle connaisse le muscle long supinateur ! Mais, bientôt consolé, il se réjouit :

— Cette blessure m’intéresse plus encore que le supinateur. Y a pas ! il est chic, Maugis ; il m’a fait une bonne presse.