La Maîtresse du prince Jean (Willy)/07

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Albin Michel (p. 161-176).


VII

SOLILOQUE


Imaginez l’humeur d’un tigre à la suite d’un entretien avec une cartomancienne lui ayant prédit qu’il serait promu, dans un avenir prochain, à la dignité de descente de lit…

Telle, au sortir de chez la comédienne, fut tout de suite, l’humeur de Maurice Lauban. À cause ? À cause que, tout simplement, se vérifiait en lui l’exactitude de l’antique constatation selon laquelle tout animal devient triste post coïtum. À cause aussi, subsidiairement, qu’il lui fallait rentrer à pied : il était maintenant quatre heures du matin et, à cette heure antévertueuse, on ne trouve guère plus de fiacres dans les rues de Paris que d’établissements de bains au sommet du mont Gaurisankar (8.837 mètres). Au surplus, si quelque véhicule, par grand hasard, se fût montré à portée de voix, Lauban ne l’eût point hélé parce que, même en cherchant bien, il ne se trouvait pas assez de capital pour faire de fausses dépenses.

Comme il y a loin de la rue des Belles-Feuilles à la rue Saint-André-des-Arts, il prit la route la plus longue : il passa par l’Étoile ; comparé à l’Arc-de-Triomphe, il se reconnut petit.

L’avenue des Champs-Élysées lui apparut lugubre. Incontestablement, elle manquait d’animation : pas un seul attelage — on n’allait donc plus au Bois ? les lauriers étaient-ils coupés, ou les pur-sang ? — et, hormis deux gardiens de la paix déambulant avec la gravité solennelle de gens qui s’en iraient noblement vers les étoiles {flic itur ad astra), hormis ces deux sergots majestueux, nul partisan du footing, non plus ! C’est étonnant comme depuis quelque temps, les beaux quartiers de Paris se désertent et s’assombrissent, surtout dans la seconde moitié de la nuit…

Maurice se convainquit qu’il ne découvrirait dans ces parages aucun bipède avec lequel il pût deviser en marchant. Il alluma une cigarette, allongea les lèvres en ventouse : l’odeur sacrée du scaferlati à dix sous les quarante grammes lui inspira l’idée de jaboter tout seul et tout haut. Quelle histoire allait-il se raconter ? Peau-d’Ane ou Peau-de-Zébie ? Non, son histoire à lui serait infiniment plus intéressante. (Sans compter que, pour nous, romancier — si l’on nous permet de nous réjouir entre parenthèses — elle va fournir une documentation singulièrement idoine à l’établissement de la psychologie Laubanesque).

Donc, Lauban décida de se narrer à soi-même, dans la nuit, sa propre histoire. Il se moucha, et, scrupuleux, commença par le commencement.

— Je ne suis fichtre plus un marmouset : j’ai vu le jour, voilà une pièce de vingt-quatre ans, à Neuilly-sur-Seine. Assurément, je ne sors pas de la cuisse de Zeus, ni du front de ce fécond Olympien ; mais, si ma naissance fut plus conforme aux enseignements de l’obstétrique moderne, l’auteur de mes jours n’était cependant point quiconque. Parfaitement ! mon père, normalien remarquable, avait, m’a-t-on raconté, failli être choisi pour précepteur du prince Impérial ; il paraît qu’au dernier moment on lui préféra Je-ne-sais-trop-qui (vraisemblablement un Polonais) : sans quoi ma sœur Maria, qui a huit ans de plus que son frère unique, serait née aux Tuileries, sous les combles. Comme moi, elle est venue au monde dans un pensionnat, propriété paternelle, demeure vaste, dont le fenêtrage vert perroquet ouvrait sur un grand jardin peuplé de moineaux, d’escargots et de haricots rouges. Ainsi que l’abbé Bournisien j’ai toujours été porté sur ma bouche, et aussi longtemps qu’on me donna le sein, je tétai tant que je pus. À l’âge de trois cent soixante-six jours (cette année-là était bissextile), je pesais neuf kilos et demi, et on me sevra. Comme j’avais une tendance à la constipation on me mit à la bouillie de pommes de terre. Ce régime est une des rares choses qui m’aient réussi dans la vie : je poussai mes dents de bonne heure, et à trois ans, je possédais déjà des jambes d’acier.

Le poète se pencha, et, avec de gros yeux mi-attendris, mi-furibards, contempla ses chers membres inférieurs :
Il alluma une cigarette.

— C’est utile pour un pauvre aède tel que moi, toujours obligé de regarder à quarante sous. Pourrait-on croire, à me voir ainsi abonné du train onze, que je sors — je ne dis plus de la cuisse de Zens — mais du lit où fornique un prince ?… Dérision lugubre !

D’un geste de dépit, Maurice jeta loin sur le pavé de l’avenue, à travers les ténèbres que les réverbères bleutaient imbécilement, sa cigarette inspiratrice. Il en incendia une autre, leva la tête vers le ciel, d’un noir immense, profond. Ce noir-là consolait de bien des déboires.

— Dérision lugubre, disais-je. À trois ans, j’avais encore des mœurs chastes, et on pouvait, sans rien craindre pour mon honneur, me confier à une adolescente souillon, appelée Savonnette, qui m’emmenait bredi-breda (dahin !) vers le Pré-Catelan. Fréquemment elle y rencontrait un vieux monsieur cossu, décoré, à l’air respectable, aux favoris blancs et diplomatiques. Et, tandis, que, vautré sur les pelouses, j’ingurgitais béatement de l’herbe, des feuilles mortes, de la terre et tous autres comestibles de ce genre, Savonnette, assise derrière quelque arbuste discret, roulait des yeux de pouliche heureuse et fringuait des lombes, en dévorant des sucreries que le vieux monsieur décoré lui refilait généreusement. Cinq années se passèrent ainsi : le vieux monsieur devenait un peu plus vieux, mais il demeurait décoré et décoratif ; Savonnette conservait son air de souillon jeunette expédiée la veille d’une province lointaine ; moi, je continuais à manger de la terre, des feuilles mortes et de l’herbe, avec ce raffinement, pourtant, que je transformais préalablement la terre en « pâtés » à l’aide d’un seau de fer et d’une pelle de bois, et que je n’ingurgitais l’herbe et les feuilles mortes qu’après leur avoir quelques temps fait jouer le rôle d’« arbres » dans de minuscules jardins construits par mes mains puériles. Et, toujours, le vieux monsieur refilait des sucreries à Savonnette : je ne faisais plus attention à leur manège quand, un jour, je m’aperçus, par hasard, que ce birbe égarait ses mains poissées de dragées sous les jupes de Savonnette ! (Est-ce pour des motifs analogues que l’on désigne les bonbons, dans le populaire, sous le nom de chatteries ?) Dire qu’il m’avait fallu cinq ans pour constater une chose si simple ! Ah ! qu’on est bête quand on est gosse !

Ce disant, Maurice frappa du talon le sol sonore, et, l’ongle du pouce dans le nez, parut se recueillir quelques instants ; puis il poursuivit :

— Ce fut une révélation extraordinaire, fabuleusement grosse de conséquences ! Je changeai de caractère : je devins à la fois effervescent et soupçonneux. Dans la même minute, j’éclatais de rire et j’avais envie de pleurer. J’aurais voulu étrangler


Je tétai tant que je pus.


Savonnette, et pourtant j’aurais bien voulu… pardi ! j’aurais bien voulu lui offrir des pralines à la mode du vieux monsieur ! Cramponnons-nous : v’là le malheur qui s’aboule !

Lauban prit l’avenue Montaigne.

— Le temps coula. J’eus douze ans, et une chambre pour moi tout seul, comme un homme, une chambre où, le dimanche matin, Savonnette m’apportait mon chocolat au lit. Une fois, je la pinçai au bras, une autre fois à l’épaule : elle


Savonnette m’emmenait vers le Pré-Catelan.


ne sourcilla pas. Enhardi, la troisième fois je me levai et, avec une décision au-dessus de mon âge — je le dis avec une juste fierté — je glissai ma main, ma petite main d’enfant, sous ses cottes : elle sourcilla, sembla prête à s’enfuir. Alors, j’ouvris le tiroir de la table de nuit où, depuis des semaines, je thésaurisais des pralines, des dragées et des bonbons anglais — Savonnette sourit, visiblement séduite — et je signifiai, d’une voix suppliante et impérieuse : « Savonnette, je veux faire comme le vieux ! » Alors, elle se résigna, et non seulement ce jour-là, mais tous les dimanches. Oh ! je n’abusais pas de sa résignation. Simplement, je passais ma main droite sous ses jupes, et agenouillé devant elle, je lui tapotais doucement les mollets, en la contemplant bouche bée. Un matin, la porte s’ouvrit tout à coup ; quelqu’un entra vivement, j’en tremble encore. Mon père !… Vlan ! une mornifle formidable me coucha — sur le parquet. Je n’ai plus revu Savonnette. L’intention me vint de mourir. Mais ce ne fut qu’une intention et, chez moi, les intentions… Eh bien ? Eh ! bien, elles se succèdent et ne se ressemblent pas. Je suis un mufle.

Et, jusqu’à la place de la Concorde, Maurice resta silencieux. Il traversa le pont, s’enfonça dans le boulevard Saint-Germain, et reprit son monologue autobiographique sur cette question qu’il eut l’air, en passant, d’adresser à une colonne Rambuteau :

— Mon pauvre père s’est-il douté de l’inanité de sa mornifle ? À l’office, à la cave, ailleurs, a-t-il continué de surveiller mes coupables mains ? Je le crois ; car, après avoir congédié l’une après l’autre une douzaine de servantes, il me sacrifia, moi. Un soir que je m’esquivais de la cuisine, les doigts encore tout émus, je le heurtai dans le corridor : « Demain, bouclé » m’annonça-t-il, laconique et froid. C’était un homme de parole : il m’interna au lycée Janson. Là, plusieurs grands garçons manifestèrent des velléités de me traiter comme une Savonnette ; seulement je me défendis mieux que cette fille sans moralité — à coups de poing : et les grands garçons se lassèrent avant moi. D’ailleurs, peu à peu, je devins, moi aussi, un grand garçon. Même, je devins bachelier, en outre, comme ça, sans y attacher la moindre importance. Pour ce à quoi ça devait me servir !… Mais mon père en conçut de l’orgueil. De même ma sœur Maria, Maria qui se maria, et je fus à ses noces. Superbes noces ! elle a épousé un pharmacien qui gagne ce qu’il veut, le bidard, et qui, à temps perdu, fabrique des harpes. Roulant, ce potard facteur de harpes ! Je le prierai de m’en offrir une, pour m’accompagner quand je chante mes calamités : il me la donnera tout de suite parce qu’il m’admire et je m’achèterai une coiffure de pifferaro. Avec des pendants d’oreilles (qu’au besoin j’emprunterai à Gaëtane Girard) ça m’ira bien… Je suis un mufle sinistre.

Il grinça des dents. La vue d’un coin de ciel, qui se nuançait d’azur pâle, le rasséréna un peu. Il joignit les mains en arrière sur ses reins cambrés et, le nez en l’air, il lança au firmament sans étoiles :

— Qu’est-ce que tu veux ? Je ne suis pas un pétrousquin ordinaire, et je ne dis pas ça pour me flatter : il semble que je doive toujours devancer tout le monde et, en définitive, je me trouve sans cesse en retard. À treize ans, je manipulais déjà des jambes ancillaires ; n’empêche qu’à dix-sept je conservais encore ce que les filles de ferme étiquettent : « ma vertu ». J’en souffrais comme d’une lancinante, comme d’une abominable odontalgie. Un jour que ma sœur m’avait pitoyablement remis deux écus pour aller chez le dentiste, je me trompai d’étage, voire de maison, et ce n’est pas à la mâchoire que je me fis opérer. Soulagement immédiat, mais si peu durable qu’il me fallut, à partir du lendemain, imaginer une queue leu-leu de mensonges afin de retourner souvent chez l’opérateur, qui était brune avec de la couperose, maigriote avec des varices, puait l’ail, le basilic, le vin noir, et aimait dire au moment pathétique de l’adieu : « Eh bé, mon pétit homme, tu mé donnes pas mes gants ? » Et l’opérateur (oh ! oh ! c’est une opératrice) mettait ses gants dans ses bas. Geste extraordinaire que je devais pourtant, dans la suite, constater professionnel. Car, je l’avoue, j’ai fréquenté pas mal (pas mal… et vous ?) chez les dames accueillantes, et, si l’on additionnait les gros numéros où j’ai fait commerce, on obtiendrait un fameux total. Loin de m’esquinter le tempérament, ça le renforçait plutôt, et, entre temps, je me préparais à entrer à Normale. Mon père, dégoûté de son pensionnat, aspirait à me le flanquer sur le dos. Je paraissais en prendre mon parti. L’avenir s’annonçait beau… Mais voici qu’une espèce de grand journal ouvrit un grand concours pour un grand prix de poésie. Amorcé par tant de grandeurs, j’élucubrai un ramas de quinze quatrains, bien solennels, bien gras, Victor Hugrotesques à réjouir l’âme gobeuse de Tristan Legay. Ah ! les cochons ! ils m’ont collé le grand prix : mille balles ! Je les apportai à mon père, en ayant soin de lui déclarer : « Voilà cinquante louis. Alors, tu comprends, je lâche Normale. » Bien entendu, mon père n’a pas compris, ni ce jour-là, ni un autre, ni jamais. Il a bazardé sa maison de Neuilly, avec ses potaches, ses escargots et ses haricots rouges, pour partir se fixer dans la Brie, y entraînant ma mère. À la Noël, il m’adresse un fromage, et, à part ça, cent francs par mois. C’est réglé comme ne le fut pas souvent la prolifique mère Gigogne. Si un fromage surérogatoire, si un supplément de cent sous devaient m’empêcher de crever, papa, héroïque à la façon du vieil Horace, aurait ce cri du cœur : « Qu’il crève ! » C’est agréable. Oui, ça offre cet agrément que je sais à quoi m’en tenir. Ici, le poète eut un sourire pénible. En silence, il s’engagea dans la rue de l’Éperon. Soudain, un bras allongé, la main plate, il fendit horizontalement l’air frais.

— Coupons court. J’approche de mon habitacle, et je ne me soucie guère que Mme Péruwels m’entende monologuer. Tiens, parbleu, elle serait capable de se mobiliser, en pantalon rouge, et alors… Alors, je lui dois quatre mois de chambre à quarante francs. Cent soixante. Cinquante à Spiley. Deux cent dix. Et je ne compte pas Mlle Girard à qui il faudra pourtant que je rende son foie gras et son Zucco ! Deux cent dix de passif. Actif : sept francs dans mon gousset et trente dans ma bourse. Passons maintenant à mes revenus : cent francs mensuels de mon père, cinquante environ de carottes à ma sœur Maria, cinquante autres approximativement de nouvelles à la main au Figaro et au Tam-Tam et un article de cinq louis, tous les deux mois, pour l’Angleterre. Ni plus, ni moins Et j’ai envie de tout ce que je vois ! j’ai des fringales inouïes de soupers somptueux, de breuvages rares, d’orchidées, de parfums, de femmes nues ! Avec mes convoitises, avec mes goûts, que dis-je ? avec mes besoins, il me faudrait mille, deux mille, dix mille francs par mois. Nom de nom de nom ! oui, dix mille !

Il était arrivé devant l’hôtel de Fontenoy ; il leva les deux bras, les laissa retomber sur ses cuisses :

— Et j’en ai deux cent cinquante, voilà !