La Madone de Mailleras

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Alfred Mame et fils, éditeur (p. 87-142).


LA
MADONE DE MAILLERAS


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« Non, Lizzie, non, je n’irai pas à l’école aujourd’hui ; la demoiselle a dit qu’elle viendrait ; je veux la voir. »

Et Jean se débattait en cherchant à retirer sa petite main de celle de sa sœur.

« Je te dis que si, Jean ; il faut que tu y ailles ; j’ai de l’ouvrage, et je ne puis te garder toute la journée.

— Oh ! je serai si sage, petite sœur ! »

Et Jean, s’élevant sur le bout des pieds, tendait sa figure rose et joufflue au baiser de Lizzie.

« Eh bien, vas-y ce matin seulement, jusqu’à midi, et pendant ce temps je ferai le plus pressé de mon ouvrage. À midi, après ton dîner, tu n’y retourneras pas. Mlle Marie ne doit venir que dans la soirée, et tu seras sûr de la voir. »

Et Lizzie, qui s’était laissée attendrir par les yeux suppliants de son frère, prit l’enfant par la main et sortit pour le conduire pendant une partie du chemin, comme elle faisait tous les matins depuis qu’il allait à l’école.

Lizzie, dont le nom de baptême était Louise, mais qu’on avait surnommée ainsi dans sa famille, était une jeune fille de quatorze à quinze ans. Sa mère était morte, et elle était restée chargée de son petit frère, dont elle s’occupait seule ; car le père, ouvrier habile employé dans une fabrique des environs, y allait dès le matin, et ne rentrait que le soir pour souper avec ses enfants. La jeune fille, qui avait été élevée chrétiennement par sa mère, une sainte et digne femme, était très-raisonnable et bonne femme de ménage ; elle entretenait bien la maison et soignait avec affection son petit frère, pour lequel elle avait une tendresse maternelle.

Lizzie habitait seule avec son père et son frère dans une maisonnette assez coquette, aux environs du petit village de Mailleras, situé sur les bords de la Gartempe, dans cette partie du Poitou qui confine au Berry. La maison ouvrait sur la route qui va du Blanc à Montmorillon, une vieille petite ville qui, comme toutes les autres villes de la province, perd peu à peu son cachet ancien en élargissant ses rues et en s’embellissant suivant le goût moderne.

Il y a vingt ans à peine, des landes immenses s’étendaient autour de Montmorillon, que traverse la Gartempe ; mais peu à peu la civilisation, qui ne permet à aucun terrain de rester inculte, s’est emparée de ces plaines et a fauché sans souci les bruyères roses et les ajoncs fleuris qui ne rapportaient rien, mais qui donnaient pourtant au pays un aspect sauvage qui n’était pas sans charme.

Quand midi sonna, Lizzie se mit à la porte pour regarder si Jean arrivait ; mais la route était déserte, et la jeune fille rentra dans la maison en se demandant ce qui pouvait bien retarder l’enfant, qui ne méritait pourtant que rarement que le maître d’école le retint après sa classe. À une heure seulement, Jean arriva, mais avec la figure confuse d’un enfant qui a été puni.

« Qu’as-tu donc ? lui dit Lizzie en le voyant entrer.

— J’ai été grondé et retenu à l’école, répondit l’enfant en baissant les yeux.

— Pourquoi ?

— Sœur, parce qu’en chemin j’ai rencontré Francy, qui m’a donné un oiseau qu’il venait de dénicher ; le pauvre petit avait grand froid ; je l’ai caché dans mon chapeau, où je l’avais bien enveloppé de mon mouchoir. Mais voilà qu’au milieu de la classe mon oiseau, qui s’était débattu et était sorti du mouchoir, vint voleter sur mon pupitre ; il traîna sa patte dans l’encrier, et comme il est tout jeune et ne sait pas encore bien voler, il est venu tomber épuisé sur le cahier que j’ai commencé pour l’exposition des prix. Tu sais, ce beau cahier ! C’était ma plus belle page d’écriture, et elle est perdue ! Le maître m’a fait rester une heure de plus pour la recommencer.

— Au moins, est-elle bien écrite maintenant ?

— Oh ! oui, de mon mieux. Mais j’ai pleuré, et puis on m’a enlevé mon oiseau.

— Pourquoi l’avais-tu pris, Jean ? Tu sais bien que je ne veux pas que tu déniches les oiseaux ; c’est une cruauté.

— Mais, sœur, je ne l’ai pas déniché ; c’est Francy qui me l’a donné, et il avait l’air d’avoir si grand froid, que j’ai voulu le réchauffer.

— Allons, dit Lizzie, qui voyait qu’il n’y avait pas grand mal dans l’incartade de son frère, puisque le malheur est réparé, n’y pensons plus. Assieds-toi et dîne, » ajouta-t-elle en lui donnant ce qu’elle avait soigneusement gardé pour le repas de l’enfant.

Il n’y avait que quelques minutes que Jean avait fini son dîner, lorsque la petite fille attendue par lui arriva. Jean, qui, aussitôt sorti de table, s’était placé en attente à la porte de la maison, vit déboucher une petite voiture qu’un domestique traînait dans la grande avenue qui conduisait du château de Pontmay au village de Mailleras. Il s’élança aussitôt de ce côté en appelant sa sœur, pour la prévenir de cette visite. L’enfant, auprès de laquelle il fut arrivé en quelques bonds, lui tendit la main. C’était une petite fille d’une douzaine d’années, pâle et souffreteuse ; elle paraissait triste ; mais sa jolie figure s’illumina en voyant Jean, et elle lui dit bonjour avec amitié.

En arrivant à la maisonnette, le domestique prit dans ses bras l’enfant, soigneusement enveloppée de couvertures, car il faisait froid ; et la bonne qui l’accompagnait soutint les pas chancelants de la pauvre petite pour la faire entrer dans la chambre. Là, Lizzie s’empressa de l’installer commodément dans un grand fauteuil qu’on avait autrefois envoyé du château à sa mère malade. Marie souriait, mais ses traits étaient fatigués, bien que la course fût courte du château à la maison de Lizzie. La pauvre enfant était si faible, que le grand air lui-même était pour elle une cause de fatigue. Quel contraste entre ces trois enfants ! Lizzie, déjà jeune fille, était fraîche comme une rose ; ses cheveux noirs et lustrés formaient sur son front d’épais bandeaux ondes, et sur sa tête un magnifique nœud laissait à découvert son cou bruni par le soleil. Jean respirait la santé ; sa grosse figure blanche et rose faisait plaisir à voir, et ses grands yeux bleus exprimaient une malicieuse gaieté, tempérée par je ne sais quoi de doux et d’affectueux. Il avait sept ans ; mais on lui eût facilement donné un an ou deux de plus, tant il était déjà grand et fort. Il s’approchait en souriant de l’enfant maladive, pour laquelle il semblait avoir une grande admiration ; et Marie passait sa main blanche et ses doigts effilés dans les boucles blondes du petit frère de Lizzie.

Marie était chétive, si chétive même, que ses jambes ne pouvaient la soutenir ; elle était petite pour son âge ; ses beaux yeux noirs étaient entourés d’un cercle bleuâtre, et les couleurs rosées qui passaient sur ses joues à la moindre émotion y faisaient bientôt place à une telle pâleur, que les personnes qui la voyaient ne pouvaient retenir parfois des paroles de compassion pour sa mère. Mais, hélas ! sa mère était morte en lui donnant le jour, et la pauvre petite héritière d’une grande fortune était seule, confiée aux soins intelligents de sa grand’mère, madame d’Aimant, qui se faisait vieille déjà, mais qui cherchait à remplacer pour l’orpheline la mère remontée au ciel et le père retenu au loin par son grade de colonel. L’hiver, madame d’Aimant allait habiter avec son gendre ; mais, comme l’air de la campagne était reconnu nécessaire à la santé de sa petite-fille, elle revenait avec elle passer six mois de la belle saison au château de Pontmay.

« Tu n’es donc pas à l’école aujourd’hui, Jean ? demanda Marie,

— Pas ce soir, Mademoiselle, je voulais vous voir.

— Et peut-être aussi un peu voir ce que je t’avais promis l’autre jour, » reprit malicieusement la petite fille.

Et elle fit signe à sa bonne de lui donner une grosse balle de caoutchouc qui était restée dans la voiture, et qui fit bondir de joie le petit Jean, lequel, dans son empressement à en jouir, voulait absolument faire jouer sa sœur Lizzie.

« Oh ! merci, merci, mademoiselle Marie, que vous êtes bonne ! Je vais tant m’amuser ! »

Et il se mit à gambader et à sauter autour de Marie, qui le regardait tout heureuse du plaisir qu’elle lui donnait.

« Et toi aussi, Lizzie, dit enfin Marie, quand la joie enfantine de Jean eut cessé ses premiers élans, je veux te laisser un souvenir avant mon départ pour les eaux ; mais comme tu es raisonnable, je t’apporte autre chose qu’un jouet. Et elle lui donna une jolie boîte à ouvrage, et un autre paquet, que Lizzie ouvrit, et dans lequel elle trouva un beau livre de prières.

— La boîte, c’est ma grand’mère qui te la donne ; elle y a mis toute une provision de ce qu’il te faut pour travailler : des aiguilles, du fil et des galons de toute sorte. Elle voulait venir vous voir avec moi ; mais elle a été retenue à la maison, et elle m’a recommandé de te dire de continuer à être bonne comme tu l’es pour ton père et pour ton petit frère, et que Dieu te bénirait. Quant à moi, ajouta l’enfant, je te donne le livre ; j’ai écrit mon nom sur la première page. Ma chère maman en avait un pareil, je l’ai conservé ; il y a de belles prières, et je les dis quelquefois quand je vais à l’église, le dimanche. »

Lizzie était très-heureuse des cadeaux qu’elle recevait, et, si sa joie ne se traduisait pas aussi bruyamment que celle de son frère, elle n’en était peut-être pas moins vive. Elle remercia de bon cœur la petite châtelaine, qui pour elle se montrait une amie, et promit d’aller le lendemain matin lui dire adieu, et remercier aussi madame d’Aimant de sa belle boîte et des provisions qu’elle avait eu la bonté d’y entasser.

La conversation dura assez longtemps entre les trois enfants. Marie s’informa de tout ce qui intéressait Lizzie et son frère, depuis les progrès de ce dernier à l’école jusqu’aux moindres détails du petit ménage auquel elle s’était habituée à prendre tant d’intérêt. Jean, sa grosse balle dans les bras, était revenu auprès du fauteuil de la petite fille ; il la contemplait avec ses grands yeux, dans lesquels l’intelligence se mêlait si bien à la naïveté de l’enfance, et lorsqu’elle lui adressait la parole, il s’empressait de répondre de son mieux à toutes ses questions. Marie avait une raison au-dessus de son âge. Chez certains enfants chétifs et languissants, l’intelligence semble se développer d’autant plus que le corps reste malingre ; la vie morale prend les forces que n’acquiert pas la vie physique. D’ailleurs, la petite fille avait vécu beaucoup plus avec des personnes sérieuses qu’avec des enfants, puisque sa santé l’empêchait de prendre part aux ébats de ceux-ci ; aussi, malgré son âge peu avancé, on eût pu lui donner facilement douze à quinze ans pour la raison.

Cependant, les heures s’écoulaient, et la bonne qui accompagnait Marie lui fit observer qu’il était temps de rentrer. La petite fille consentit de bonne grâce à ce qu’on voulut, malgré le plaisir qu’elle trouvait à la conversation de ses amis. Sa grand’mère lui avait donné deux heures de récréation, et ces heures allaient finir. Il fallait se quitter. Elle donna rendez-vous à Lizzie et à Jean pour le lendemain matin chez elle ; puis, après les avoir embrassés tous deux, elle reprit dans sa voiture le chemin du château.

« N’est-ce pas, sœur, qu’elle ressemble à la bonne dame de l’église ? dit Jean en se tournant vers Lizzie, quand il eut perdu de vue la chevelure dorée qui tombait en longues boucles de dessous le chapeau de Marie.

— Oui, mais elle est trop pâle, répondit Lizzie, qui, debout près de son frère, avait regardé d’un air rêveur la petite voiture qui venait de disparaître. Elle est bien bonne aussi, Jean ; il faut l’aimer et prier pour elle.

— Oh ! oui, je l’aime beaucoup, la jolie demoiselle. Tiens, je vais dire ma prière pour elle, veux-tu ? »

Et l’enfant, voyant que sa sœur l’approuvait, se mit à genoux devant une petite statue de la Vierge qui se trouvait sur la cheminée, et récita, les mains jointes et la figure sérieuse, un Pater et un Ave pour la petite malade du château. Lizzie se joignit de tout son cœur à la prière de son frère ; elle aimait profondément Marie, et les traits plus fatigués qu’à l’ordinaire de la pauvre enfant lui avaient laissé une vague impression de tristesse.

Quant à Jean, il avait une sorte de culte pour Marie, qui lui semblait si douce et si gracieuse avec ses grands yeux noirs et profonds, ses blonds cheveux et sa délicate figure, qu’il ne se représentait pas autrement que sous les traits de la petite châtelaine la bonne Vierge ou les anges du paradis dont lui parlait sa sœur en lui expliquant le catéchisme.

Le lendemain matin, quand le père fut parti pour l’ouvrage, Lizzie et Jean se mirent en route pour aller faire leurs adieux à Marie. Jean s’en allait courant tout le long du chemin, ramassant des fleurs encore couvertes de rosée, poursuivant les papillons, puis revenant taquiner un moment sa sœur, qui paraissait songeuse et peu sensible à la gaieté répandue dans la nature par cette belle matinée d’été. Quand ils arrivèrent au château, madame d’Aimant et Marie allaient partir. Marie paraissait triste et souffrante ; elle passa une médaille au cou de Jean, en lui recommandant d’aimer bien le bon Dieu et d’obéir à son père et à sa sœur ; elle embrassa Lizzie et lui demanda de prier pour elle. Puis elle monta en voiture, et Jean et Lizzie reprirent le chemin de leur maison, tous deux le cœur gros de cette séparation qui leur enlevait leur meilleure amie.

Heureusement, à cet âge, le chagrin dure peu, et Jean, qui recouvra bientôt sa gaieté, fit de bonnes parties de jeu, grâce à la grosse balle qui lui avait été donnée. Quand venait le soir, et que Lizzie avait fini son ouvrage, la jeune fille, dont le caractère était vif et gai, jouait quelquefois avec lui. Puis, lorsque Jean, fatigué de ses bonds et de ses courses, sentait la fatigue le gagner, il s’asseyait quelques moments entre son père et sa sœur, et l’on parlait souvent de la petite demoiselle et des nouvelles qui arrivaient au château.

Ces nouvelles n’étaient guère bonnes. Marie n’avait pas supporté sans beaucoup de fatigue le long voyage qu’elle avait dû faire pour arriver à la ville d’eaux dans laquelle le médecin l’envoyait. Quelques jours après, on écrivait qu’elle était de moins en moins bien, qu’elle demandait à revenir à Pontmay, qui était son séjour de prédilection ; mais qu’il fallait attendre, parce qu’elle était trop souffrante.

Cette petite vie si courte s’épuisait déjà, et la maisonnette de Mailleras était attristée par la crainte d’un malheur. Du reste, Marie envoyait dans chaque lettre un bon souvenir à ses amis. Lizzie en était reconnaissante ; elle allait souvent au château demander si on avait reçu des nouvelles ; mais chaque missive augmentait ses appréhensions. Quant à Jean, qui ignorait encore que la mort fauche aussi bien les têtes blondes que les têtes couronnées de cheveux blancs, il était loin de s’attendre à la triste nouvelle que sa sœur dut lui apprendre le jour où on reçut une lettre entourée de noir, disant que l’ange avait pris son vol vers le ciel.

Le départ de Marie lui avait fait bien de la peine, mais il s’était consolé par la pensée qu’il la reverrait. En apprenant qu’il fallait renoncer à cette espérance, il pleura beaucoup, et sa grande sœur dut lui parler longuement, pour le consoler, du bonheur dont jouissait Marie dans le ciel. Pendant longtemps, sa petite figure en resta sérieuse, et les bruyants éclats de son rire enfantin ne venaient plus que rarement réjouir la pauvre Lizzie, triste, elle aussi, de la mort de Marie.

On rapporta à Pontmay les restes de la petite fille, et l’on put, en traversant le cimetière, voir une tombe surmontée d’une croix de marbre blanc, couverte des plus fraîches et des plus belles fleurs de la campagne. Lizzie et son frère se chargeaient d’apporter ce souvenir à l’enfant qui s’était montrée leur protectrice et leur amie pendant sa courte existence.

Cependant le temps s’écoulait. Jean avait grandi, il était devenu presque un petit homme, et sa sœur remplissait si bien près de lui le rôle de mère, que l’enfant, qui l’aimait et lui obéissait, se faisait remarquer par sa bonne conduite et par ses succès à l’école. Il paraissait avoir une passion pour le dessin, et bien souvent l’ardoise qui lui servait à compter et à écrire s’était trouvée couverte de figures plus ou moins ressemblantes de personnages et d’animaux. Sans doute ses dessins n’étaient pas entièrement faits suivant les règles de l’art ; mais on pouvait pourtant y distinguer déjà un goût et une sûreté de main d’autant plus rares que ces dispositions n’avaient jamais reçu aucune culture.

Il essayait aussi le portrait de sa sœur, et, pour lui faire plaisir, la pauvre Lizzie était souvent obligée de chercher des poses nouvelles, tandis que l’artiste enfant, son ardoise d’une main et son bâton de craie de l’autre, dessinait gravement et d’un air inspiré la figure rieuse de la complaisante jeune fille. Mais ce que celle-ci apercevait le plus souvent sur l’ardoise ou sur les cahiers de l’enfant, c’était un délicat profil qui ne manquait pas d’une certaine ressemblance avec la jolie petite châtelaine de Pontmay. Jean ne l’oubliait pas, il en parlait même souvent, et si le temps avait fait son œuvre en lui rendant sa gaieté, l’enfant gardait toutefois, on le voyait, un souvenir touchant de la douce et charmante amie qu’il avait perdue.

Quatre ans s’étaient écoulés depuis la mort de Marie. La vie se passait doucement pour Lizzie, qui trouvait à employer utilement ses journées dans les occupations du ménage et dans les soins dont elle entourait son père et son frère.

Celui-ci continuait à aller à l’école, où il se faisait remarquer par son assiduité et son application. Ni l’un ni l’autre, du reste, n’avaient de grandes liaisons dans le village. Leur petit intérieur et sa joie tranquille leur suffisait, et la grande récréation de Lizzie, c’était, le dimanche ou lorsqu’elle avait un moment de liberté, de se promener avec son père et Jean. Quant à ce dernier, il préférait aux jeux bruyants des gamins du village le crayon et le papier, qui lui servaient, quand il n’était pas à l’école, à représenter tout ce qui lui tombait sous les yeux.

Un jeudi, jour de congé pour lui, il s’était éloigné de la maison pour essayer de dessiner un paysage qui lui plaisait particulièrement, et qu’il avait déjà représenté sans grand succès jusque-là. Il s’en allait cheminant seul, son crayon dans sa poche et son cahier sous son bras. Lizzie lui avait recommandé de ne pas trop s’attarder ; elle l’avait même conduit pendant une partie du chemin ; car Jean, qui, à cette époque, avait une douzaine d’années, ne lui paraissait pas encore très-raisonnable pour s’en aller si loin. Elle l’avait quitté depuis un quart d’heure, lorsque l’enfant arriva au terme de sa promenade.

Certes, le petit artiste avait eu une heureuse idée en voulant reproduire, suivant ses moyens, le magnifique panorama qui se déroulait sous ses yeux. Il était, lui, sur une élévation, au bas de laquelle s’étendait une charmante vallée verte et ombreuse ; au loin, un étang à la surface duquel se balançaient, sous le souffle du vent, de longs roseaux qui se miraient dans l’eau tranquille et sombre ; de grands peupliers le bordaient çà et là ; quelques maisons coquettement appuyées au coteau, ou se cachant à travers les arbres, animaient le paysage, sur lequel, d’ailleurs, le soleil jetait à pleins rayons la chaleur et la vie.

Jean resta quelques instants en contemplation, et sa pensée voyageait gaiement à travers l’immense horizon qu’il dominait ainsi, lorsqu’une voix inconnue le fit tressaillir.

« Que fais-tu là, mon petit ami ? lui disait-on.

— J’admire, Monsieur, » dit Jean en se retournant et en voyant à qui il avait affaire.

C’était un peintre en voyage, et il tenait sous son bras un carton et une boîte contenant tout l’attirail qui lui était nécessaire ; il venait reproduire lui aussi, mais avec plus de talent sans doute, l’étang des Roseaux, dont la vue excitait l’admiration de Jean.

Le peintre regarda l’enfant avec étonnement. Le goût du beau est peu développé, à cet âge, à moins qu’on n’ait reçu de Dieu le privilège d’une nature exceptionnelle. Les grands yeux intelligents de Jean soutinrent franchement le regard inquisiteur de l’étranger.

« Ainsi, tu trouves cela joli ?

— Oui, répondit Jean, j’aime cette vue, et je viens quelquefois ici, quand ma sœur me le permet, car c’est un peu éloigné de notre maison.

— Qu’as-tu donc à la main ? » demanda le peintre.

Jean hésitait à montrer ses épreuves incorrectes. Mais l’artiste avait une bonne figure qui le rassura, et il avoua que lui aussi s’occupait de dessin ; mais qu’il n’avait jamais pris de leçons. Le peintre examina le cahier que Jean avait avec lui ; il s’étonna des dispositions de l’enfant

« Eh bien, dit-il, si tu veux m’aider à m’installer et rester avec moi assez de temps pour cela, je te donnerai quelques leçons pendant que je serai dans ton village. »

L’enfant consentit, tout joyeux, sûr que Lizzie lui permettrait de profiter d’une si belle occasion de satisfaire son goût pour le dessin.

En effet ; une demi-heure après, le peintre et l’enfant étaient assis, chacun un crayon à la main ; le premier démontrant au second à tenir compte des lois de la perspective, et lui donnant complaisamment des conseils, que Jean écoutait avec avidité, et qu’il tâchait de graver dans sa mémoire.

« Savez-vous faire le portrait ? dit-il tout à coup à l’artiste après un moment de silence pendant lequel ils s’étaient absorbés tous les deux dans leur travail.

— Oui, veux-tu donc que je fasse le tien ?

— Oh ! non, je n’y tiens pas, répondit l’enfant en secouant la tête ; mais je voudrais bien savoir, moi aussi,

— Qui voudrais-tu représenter ?

— D’abord, ma sœur Lizzie ; et puis… ajouta l’enfant en hésitant, une autre encore.

— Et qui cela ? » demanda curieusement le peintre.

Jean releva la tête, et, les regards perdus dans l’espace, il dit :

« Oh ! une autre, Monsieur, un ange, une petite sainte ! la demoiselle du château dont vous apercevez les tourelles qui se perdent là-bas dans cet horizon bleu.

— Comment est-elle ? reprit le peintre étonné, et étudiant sur la physionomie expressive de l’enfant l’émotion qui venait de s’y faire jour.

— Il y a longtemps déjà, répondit Jean, qu’elle est au ciel ; mais je me souviens de ses traits, et il me semble que si ma main était assez habile, ma mémoire serait fidèle. »

Et Jean fit au peintre une longue et enthousiaste description de la petite Marie, telle qu’il l’avait connue et telle qu’il l’avait vue quand elle était venue chez lui la veille de son départ de Pontmay.

L’artiste écouta cette chaleureuse apologie. Il fit longtemps causer l’enfant, qui interrompait son travail pour répondre à ses questions, ou pour demander de temps en temps un conseil, que l’étranger s’empressait de lui donner ; car Jean, par sa passion pour la peinture et par la naïve franchise qui se peignait sur ses traits, et qu’exprimait du reste sa conversation, avait conquis toute la sympathie de l’artiste.

Le soleil baissait à l’horizon ; le dessin de Jean était presque terminé, et vraiment assez bien fait, grâce à la main habile qui avait redressé les pans de murs disposés, sous la main de l’enfant, à se pencher d’un côté ou de l’autre, et les arbres qui, sous son naïf coup de crayon, ne s’élevaient pas très-droit vers le ciel, mais paraissaient parfois avoir été tordus par l’orage ou courbés sous le vent de mer.

Jean remercia avec reconnaissance son nouveau maître, qui lui donna rendez-vous pour le lendemain à la même heure ; puis, ayant ramassé ses feuilles de papier et son crayon, il reprit d’un pas alerte et joyeux, et tout en fredonnant quelque refrain d’une chanson du pays, le chemin de la maison où Lizzie l’attendait. En arrivant, il se mit à courir et à danser comme un enfant, et sa sœur lui demanda quel accès de gaieté le prenait ainsi ; car elle voyait bien qu’il s’était passé quelque chose d’extraordinaire.

« Sœur, sœur, écoute ! dit-il d’un ton triomphant, apprête-toi à célébrer ma gloire et à être fière de porter mon nom ; car voilà que je suis sur la voie pour devenir un grand peintre ! » Et il brandissait devant les yeux de Lizzie le dessin qu’il venait de faire durant sa séance de l’après-midi.

Lizzie examina, et, bien qu’elle n’y connût pas grand’chose, cette vue au crayon lui sembla représenter si exactement l’étang des Roseaux, qu’elle eut comme un pressentiment certain de la vocation de son frère.

« Comment as-tu fait cela ? dit-elle ; car jamais tu n’as si bien réussi.

— Je crois bien, répondit l’enfant, tout fier de l’admiration de sa sœur ; j’ai eu un vrai maître aujourd’hui, et, si tu veux, je l’aurai encore demain et les autres jours. »

Et il se mit à raconter à Lizzie ce qui lui était arrivé, et l’offre du peintre, qui voulait bien lui donner d’autres leçons pendant les quelques jours qu’il serait aux environs.

Lizzie, voyant son bonheur, consentit à ce qu’il demandait, et se chargea d’obtenir la permission du père. Il fut convenu que Jean irait à l’école le matin ; mais que, pendant le séjour du peintre, il n’y retournerait pas dans l’après-midi, afin de profiter de l’offre de ce dernier.

Le lendemain donc, comme le père consentait à tout ce que demandait Lizzie, qui était très-raisonnable, Jean retourna vers le peintre, et cela dura plusieurs jours, jusqu’à ce que le tableau qui représentait l’étang des Roseaux fût entièrement terminé par l’artiste. L’enfant considérait ce dernier avec admiration lorsqu’il était au travail ; il regardait les couleurs donner peu à peu la vie et l’expression à l’esquisse qu’il avait vu faire le premier jour, et son goût pour la peinture se développait en voyant les résultats que son nouvel ami obtenait avec son pinceau et ses couleurs.

Jusque-là, le petit élève de la nature n’avait jamais eu à admirer que les humbles tableaux qui ornaient la pauvre église du village ; mais il ignorait les procédés dont on s’était servi pour les faire, et, pendant les longues heures qu’il passa près du peintre, celui-ci lui expliqua les premiers éléments du dessin et de la peinture. Malheureusement, le tableau était fini, et le complaisant artiste allait continuer ses explorations dans une autre partie du pays.

Un soir, la veille de son départ, il arriva à la maison du père de Jean et lui dit simplement :

« Voulez-vous me confier votre fils ? Il a des dispositions très-rares pour la peinture ; j’en ferai un peintre sérieux, et comme il aime le travail, il parviendra. »

Monsieur Lannek (c’était le nom du peintre) était un homme franc et loyal, un peu brusque peut-être. Il s’était attaché à Jean durant les longues heures qu’ils avaient passées ensemble en face de la nature, et il avait depuis deux ou trois jours formé la résolution de l’emmener avec lui et de se l’attacher si ses parents voulaient y consentir.

En entendant ces paroles, Lizzie devint pâle. Jean, qui ne pensait qu’à la peinture, sauta de joie.

« Oh ! père, je t’en prie ! » dit-il.

Le père hésitait ; il regardait successivement la figure ouverte du peintre et l’air heureux et suppliant de son fils.

Lizzie prit la parole :

« Père, il n’a pas fait sa première communion ; il doit la faire au pays, n’est-ce pas ?

— C’est vrai, répondit le père, heureux de trouver un moyen de refuser la séparation qu’il redoutait ; nous ne pouvons le laisser partir maintenant. »

Monsieur Lannek garda un instant le silence. Jean le regardait avec anxiété ; l’enfant était partagé entre l’envie de profiter d’une si belle occasion et le regret de quitter Lizzie et son père.

Enfin le peintre reprit la parole :

« Réfléchissez ; je n’ai point d’enfants, il sera bien soigné par ma femme, et il recevra avec nous une éducation qu’il vous serait impossible de lui donner ici.

— Cela ne se peut pas, dit le père en voyant couler deux larmes sur les joues fraîches de Lizzie, qui pensait avec désespoir qu’il allait falloir confier à d’autres la joie de soigner son frère, qu’elle aimait comme un fils.

— Quand doit-il faire sa première communion ? demanda M. Lannek en insistant.

— Dans deux mois, Monsieur, répondit Lizzie tremblante.

— Eh bien, dans deux mois, voulez-vous me le confier ? Je reviendrai ici à mon retour du voyage que j’ai entrepris, et je l’emmènerai, si vous y consentez. »

Jean était haletant pendant cette conversation ; son sort allait se décider : ou il demeurerait toute sa vie sans possibilité de rien apprendre ; ou il lui fallait, pour acheter le talent, quitter ceux qu’il avait aimés jusque-là de toutes les forces de son âme. Pourtant la tentation était grande, et, malgré la peine qu’il éprouvait à les quitter, il désirait de toute son âme que la proposition du peintre fût acceptée ; car une vocation irrésistible le poussait vers cet art, auquel il s’exerçait sans succès depuis son enfance, faute des leçons qui lui étaient nécessaires.

Lizzie le regarda. Elle connaissait bien l’enfant qu’elle avait élevé ; elle lut dans ses yeux et n’hésita plus ; son sacrifice fut fait.

« Père, dit-elle d’une voix sourde, il nous faut y consentir. Jean travaillera ; il nous aimera toujours ; il deviendra peut-être célèbre, et alors nous serons récompensés, n’est-ce pas ? D’ailleurs, regardez-le ! Il le désire ardemment. »

La brave enfant plaidait une cause dont le succès lui déchirait le cœur ; mais l’amour qu’elle portait à son frère l’avait rendue assez forte pour un tel sacrifice. Le père, qui suivait en tout les avis de Lizzie, voyant qu’elle consentait au départ de Jean, jugea que, sans doute, ce départ offrait de grands avantages. Il dit donc à l’artiste :

« Je vois, Monsieur, que nous devons accepter avec reconnaissance l’offre généreuse que vous nous faites. Dans deux mois, quand vous reviendrez, notre Jean aura fait sa première communion, et nous pourrons vous le confier ; mais vous me promettez d’en faire un honnête homme et un bon chrétien, tout autant, et plus même, qu’un bon peintre ?

— Pour cela, répondit M. Lannek, qui était un homme sérieux, je puis vous en répondre. Je veillerai sur lui comme s’il était mon enfant, et ma femme, qui est une sainte femme, se chargera de grand cœur de lui continuer les bonnes leçons qu’il a reçues de sa sœur. »

Sur ces paroles, l’artiste leur dit adieu, et le lendemain il quittait Mailleras pour n’y revenir que deux mois plus tard, afin d’emmener Jean avec lui. Ce départ résolu, Lizzie se montra courageuse, et, voulant s’oublier elle-même, elle se redisait sans cesse que c’était pour le plus grand bien de l’enfant que son père et elle y avaient consenti. Pourtant, tout en le préparant à sa première communion, elle n’oubliait point ce qui devait la suivre, et la pensée de cet éloignement lui pesait douloureusement sur le cœur. Quant à Jean, il faisait de magnifiques projets, et il voyait déjà en imagination les succès qu’il aurait, et dont son père et sa sœur partageraient la gloire.

« Tu verras, petite sœur, disait-il à Lizzie, qui, penchée sur son ouvrage, travaillait à la lueur de la lampe ; je travaillerai si bien, que je serai vite habile ; et quand je reviendrai te voir, je ferai ton portrait, et puis celui de père, et aussi l’étang des Roseaux, comme M. Lannek l’a fait ; car je n’oublierai rien, ni toi, ni le pays, va !

— Ni le bon Dieu surtout, Jean, dit Lizzie en relevant la tête ; et tu feras ta prière tous les matins et tous les soirs, comme tu la faisais quand tu étais tout petit, alors que je joignais tes petites mains en te faisant répéter après moi les paroles du Pater et de l’Ave, comme me les avait apprises notre pauvre chère mère.

— Oui, chère sœur, je te promets, a dit Jean ; et il passa son bras autour du cou de Lizzie en essuyant les larmes qui coulaient des yeux de sa sœur.

Le père ne disait pas grand’chose, il sentait surtout le sacrifice de Lizzie, qui allait se trouver bien isolée ; et puis, Jean était la joie de la maison ; et ne plus voir en rentrant le soir cette fraîche figure souriante, ne plus entendre ce babil et ces conversations folles, cela semblait triste au pauvre homme.

« Lizzie, dit tout à coup Jean, est-ce loin d’ici, Paris ?

— Mais oui, répondit la jeune fille ; je le crois.

— Ce doit être beau, ajouta l’enfant.

— Oui, dit-on ; mais Mlle Marie, qui y était allée, disait qu’elle s’y ennuyait parce qu’on ne voyait guère le ciel, à cause des maisons trop hautes, et qu’on n’y jouissait pas d’un air pur comme celui qu’on respire chez nous.

— Je serai longtemps sans vous voir, tout de même ! reprit Jean d’un air rêveur.

— Oh ! oui, bien longtemps ! répondit sa sœur en soupirant.

— Mais je reviendrai l’année prochaine, » dit Jean, auquel l’idée du retour faisait plus facilement accepter la séparation.

Enfin, le jour de la première communion arriva ; Jean, préparé par sa sœur, qui y avait apporté tous ses soins, la fit de son mieux. Lizzie pleura bien fort pendant cette émouvante cérémonie, en pensant que son cher enfant allait s’en aller loin d’elle ; mais elle le confia à Dieu, qui permettait cette séparation, et qui, pensait-elle, saurait bien la remplacer près de Jean. Quant à celui-ci, il s’absorba dans le devoir qu’il accomplissait, et dans la joie pure de ce jour, qui lui laissa d’ineffaçables souvenirs, et aux touchantes impressions duquel il dut sans doute la grâce de marcher plus tard droit dans la vie qui lui fut ouverte, sans oublier ni Dieu ni sa famille.

Quelques semaines après, M. Lannek arriva dans le pays, et se rendit chez Lizzie pour voir si on était toujours décidé à lui confier Jean. Les préparatifs du départ furent bien vite faits ; Lizzie entassa dans la petite malle de son frère tout ce qu’elle pensa qui lui serait utile ou qui lui ferait plaisir en lui rappelant le pays. Jean fit une dernière visite à la tombe de sa mère et à celle de la petite Marie ; il promit à sa sœur de lui écrire, et il reçut toutes les recommandations et tous les avis qu’elle crut devoir lui donner.

Le moment du départ fut bien triste, l’enfant pleura ; mais l’amour de la peinture empêcha que rien pût le retenir. Lizzie et le père le conduisirent à la voiture qui devait le mener, avec M. Lannek, à la gare la plus voisine. Quand le conducteur fouetta ses chevaux, la pauvre Lizzie détourna la tête en pleurant, tandis que son père répondait aux signes d’adieu que les voyageurs lui faisaient par la portière, jusqu’à ce qu’un détour de la route cacha aux yeux de Jean le village et la maison paternelle.

Une fois en chemin de fer, Jean, qui avait pleuré jusque-là, malgré toutes les consolations que lui adressait M. Lannek, se trouva distrait par le continuel changement de vue que lui procurait la vitesse de la vapeur. Pour un enfant qui jamais n’avait mis le pied hors de son village, si ce n’est pour aller une ou deux fois à Montmorillon, certes, l’aspect des pays et des villes qu’il traversa avait quelque chose de féerique. Il écarquilla ses yeux bleus avec une attention curieuse, et ses nombreuses questions amusèrent pendant longtemps le bon M. Lannek. Puis, peu à peu la fatigue s’emparant de lui, il s’endormit en songeant à son père, à Lizzie, à leur petite maison. Quand le sifflet du train, approchant d’une grande gare, le réveillait en sursaut, il entr’ouvrait les yeux, puis, ne se reconnaissant pas, il se croyait dans l’illusion de son rêve et retombait dans un profond sommeil.

En arrivant à Paris, Jean, qui fut pourtant bien obligé de se réveiller pour tout de bon, se trouva tout étourdi par le brouhaha de cette grande gare, dans laquelle il voyait un mouvement qui ne ressemblait guère au calme et à la solitude de son village. Mais Mme Lannek, qui avait été prévenue par son mari, le reçut avec tant de bonté, que le petit paysan se fit vite à sa nouvelle vie, et que peu de temps lui suffit pour qu’il fût complètement habitué à la foule et au bruit de Paris.

Huit jours après le départ de Jean, Lizzie ouvrait en tremblant de joie une lettre datée de Paris et écrite d’une grosse écriture qu’elle reconnut aussitôt.


« Cher père et chère sœur Lizzie, disait Jean, je vous aime toujours beaucoup, beaucoup ! Je pense à vous sans cesse, et bien souvent, le soir en m’endormant, je vous vois tous deux, passant votre veillée ensemble, et parlant bien, je crois, de votre petit Jean, qui vous regrette aussi. Je me porte bien, et si ce n’était mon éloignement de Mailleras, je me trouverais heureux. M. et Mme Lannek sont très bons. Ils m’ont installé dans une petite chambre bien jolie, mais d’où, en effet, on ne voit guère qu’un coin de ciel. J’ai parlé de vous à Mme Lannek ; elle m’écoute volontiers ; j’en profite, car cela me rend heureux.

« J’ai déjà fait bien des courses dans Paris : j’ai vu les Tuileries et ses beaux jardins, où jouent tant de jolis enfants, que Lizzie mangerait de baisers, tant ils sont mignons ; Notre-Dame, qui est la cathédrale, et qui est si belle en comparaison de notre pauvre église, que j’aime pourtant, et la Sainte-Chapelle, un bijou, Lizzie ! tu tomberais à genoux d’admiration. J’aperçois d’ici sa flèche dorée. Et les Champs-Élysées, et le Louvre et ses tableaux, devant lesquels votre Jean, si remuant pourtant, resterait des heures en contemplation. Et mille et mille choses que j’ai vues ou que je verrai. Il y en a tant, que ma plume ne va pas assez vite pour tout vous dire ; mais je vous conterai cela quand je vous verrai ; il y a de quoi causer pendant tout un hiver. Et puis, je travaille déjà ; oh ! j’ai vu de si belles choses, des peintures magnifiques ! Je veux arriver à en faire aussi. Vois-tu, père chéri, et toi, petite sœur, quand je serai bien habile, je vous ferai un beau tableau représentant la sainte Vierge ; elle aura la figure de Mlle Marie ; car, bien sûr, elle ne peut guère être plus jolie qu’elle. Mais ce n’est pas encore tout de suite ; cela viendra, pourtant ; car je le veux.

« Adieu, père ; adieu, Lizzie. Je n’oublie pas ma prière, petite sœur, et je prie pour vous, afin que vous ne vous fassiez pas de chagrin, que vous aimiez toujours votre Jean, et que vous sachiez bien toujours qu’il vous aime.

« Jean. »

Lizzie pleura de joie en lisant la lettre de son frère » Elle lui répondit de son mieux, en lui recommandant d’être bon enfant et bon travailleur, et de se montrer reconnaissant envers M. et Mme Lannek.


« Ta lettre, mon cher Jean, lui disait-elle après ces recommandations, nous a apporté tant de bonheur, que le père et moi nous en parlons sans cesse dès que nous nous retrouvons ensemble. Travaille, et reviens-nous aussi bon que tu es parti.

« J’ai mis, l’autre jour, un bouquet en ton nom sur la tombe de Mlle Marie, qui priera pour toi, et qui te protégera encore du haut du ciel. Le village est toujours bien tranquille, et la maison me paraît grande sans toi. Mais tu reviendras, et alors tu me conteras tout ce que tu vois de si beau là-bas.

« Adieu, le père et moi nous t’aimons toujours de toute notre âme.

« Lizzie. »


La vie de Jean était bien changée depuis qu’il avait quitté son village ; mais une chose le soutenait lorsque le souvenir de son père ou de sa sœur lui revenait trop vivement : il voulait arriver à être un bon peintre, et il travaillait pour cela courageusement.

Il lut avec bonheur la lettre de Lizzie, et depuis, chaque mois, il envoyait à son père et à sa sœur une longue épître dans laquelle il leur racontait ses travaux, ses succès, et tout ce qu’il voyait de nouveau dans le centre intelligent où il s’était trouvé transporté. On pense bien que ses lettres faisaient la grande joie des habitants de la petite maison de Mailleras.

M. Lannek avait quelques jeunes gens qui venaient chez lui prendre des leçons de peinture. Jean travaillait ordinairement dans la salle qui leur servait d’atelier. Les premiers jours, ces petits messieurs, qui appartenaient presque tous à des familles riches, et, pour la plupart, nobles, regardèrent dédaigneusement le petit paysan, qui ne s’était pas encore défait de la simplicité campagnarde. Mais, peu à peu, l’aimable caractère de Jean, son intelligence et l’affection particulière que lui témoignait M. Lannek, firent que les autres enfants finirent par le traiter en égal et en ami.

Un seul des élèves continua d’affecter avec Jean des airs de supériorité qu’il croyait devoir prendre vis-à-vis d’un enfant qui lui paraissait de beaucoup son inférieur : c’était Maurice de Lesbar, un petit garçon de treize ans, qu’un domestique en grande livrée amenait chaque jour prendre sa leçon chez M. Lannek. Orgueilleux et fier, il se croyait à cent coudées au-dessus du petit artiste de village, et comme plusieurs fois déjà le maître l’avait remis à sa place en lui faisant sentir que Jean était, au contraire, au-dessus de lui par les qualités et l’intelligence, il lui gardait rancune, et cherchait par tous les moyens possibles à molester l’élève favori de M. Lannek. Maurice ne se rendait pas compte que Dieu donne aux uns la richesse ou la noblesse du nom, ce qui est, sans doute, un avantage si on le soutient par les qualités du cœur ; mais qu’il garde pour ses privilégiés la supériorité de l’intelligence, qui, bien dirigée, confère une noblesse préférable à toute autre.

Maurice prenait des leçons depuis deux ans, et Jean, qui n’en recevait que depuis quelques mois, était déjà plus habile que lui. Il est vrai que Maurice jouait beaucoup plus qu’il ne travaillait, et sitôt qu’il voyait M. Lannek occupé à corriger le travail d’un autre élève, il s’amusait à mille sottises, qui, le plus souvent, dénotaient chez lui un mauvais cœur. Ainsi, il attelait de malheureuses mouches, qu’il transperçait d’une épingle, à de petits chars de papier qu’il confectionnait avec une rare habileté ; ce qui faisait penser à ses camarades qu’il avait acquis ce talent peu enviable pendant ses études ; car il fallait avoir une grande habitude dans ce genre de jeu si cruel pour y réussir à ce degré-là.

Lorsqu’il était chez lui, c’était un vrai démon à tenir, et lorsque son précepteur n’était pas là pour l’obliger à rester tranquille, il passait les journées à courir du haut en bas de la maison pour tourmenter successivement les domestiques, qu’il faisait gronder à tout propos, et torturer son chien, malheureuse et habituelle victime de son désœuvrement et de sa méchanceté.

Maurice, on le devine, était un enfant gâté, et son précepteur, excellent homme et fort recommandable, ne pouvait pourtant parvenir à le corriger, parce que, ayant affaire à une mère trop faible de caractère, l’enfant savait, par des câlineries faites à propos, obtenir d’elle le pardon de toutes ses sottises et la remise des pénitences qu’on lui donnait. Son orgueil indomptable se développait en même temps que tous ses autres défauts ; et comme il était très-paresseux et qu’il n’avait jamais voulu profiter des leçons de toute sorte que sa mère, qui était très-riche, lui faisait donner, son ignorance était des plus grandes. Mais Maurice était trop orgueilleux pour douter de lui, et, comme tous les enfants mal élevés, il parlait à tort et à travers avec un aplomb qui faisait sourire de pitié les personnes qui l’entendaient ; d’autant plus que, ne sachant pas grand’-chose, il lui arrivait souvent de dire de telles sottises, que son précepteur était tout honteux d’avoir un pareil élève.

Un jour qu’il entrait chez M. Lannek en même temps que plusieurs autres élèves, ils trouvèrent dans l’atelier un tableau commencé, représentant les murailles d’une ville, que l’aspect de la campagne environnante désignait comme devant être Rome. Au fond du tableau, un camp ennemi et un homme s’avançant vers un groupe de femmes qui sortaient des portes de la ville. Une d’elles, se détachant un peu du groupe, semblait adresser au général ennemi des reproches dont celui-ci paraissait ému. Les costumes achevaient d’expliquer la scène aux personnes instruites. Les élèves, en entrant, entourèrent le tableau ; car, le maître n’étant pas là, ils ne se pressaient guère de se mettre à l’ouvrage.

« Qu’est-ce que cela ? dît Maurice, qui regardait comme les autres, mais qui était trop ignorant pour comprendre.

— Tiens ! ne le vois-tu pas ? répondit un plus jeune.

— Non, vraiment, reprit Maurice d’un air vexé ; je vois une femme qui a l’air de supplier ce guerrier ou de lui faire des représentations, mais c’est tout. Je n’ai pas la prétention d’être savant. »

Puis, apercevant Jean, et croyant lui faire partager son humiliation (car tous les enfants qui étaient présents s’étaient mis à rire en entendant sa réponse) :

« Mais Jean, qui, à ce que dit M. Lannek, est un enfant studieux, et qui a toujours la tête dans ses livres dès qu’il ne dessine pas, doit le savoir.

— Ceci, dit Jean, qui avait suivi la conversation sans y prendre part jusque-là, c’est Coriolan chez les Volsques, qui étaient ennemis de Rome, et chez lesquels il s’était réfugié, parce que sa patrie s’était montrée injuste pour lui. Les femmes qui sortent des portes de Rome ont à leur tête sa mère Véturie, que le peuple romain envoyait vers lui pour apaiser son courroux et lui demander d’épargner la ville. »

Maurice, qui croyait trouver en défaut la mémoire de Jean, fut très-froissé de ce que sa ruse était inutile ; mais se ravisant :

« Sans doute, monsieur le savant, le maître vous avait donné d’avance l’explication ; car je ne pense pas que vous ayez appris cela en courant derrière vos vaches, ajouta-t-il de son ton insolent et dédaigneux. D’ailleurs, peu m’importe, je n’ai pas besoin d’être savant ; c’est bon pour les mendiants de travailler. »

Et Maurice, qui eût dû être honteux de sa grossièreté, alla se mettre à sa place au milieu du silence général ; car tous les élèves se turent en voyant entrer M. Lannek. Celui-ci avait entendu la dernière phrase du méchant enfant, et s’avança vers lui, tandis que Jean, stupéfait de s’entendre si malhonnêtement reprocher sa pauvreté et sa naissance, sentait les larmes lui monter, aux yeux.

Maurice devint tout honteux en voyant le maître ; mais son orgueil lui insinua de prendre un air dégagé comme s’il ne se trouvait pas en faute. Il avait déjà pris son crayon et son papier pour dessiner une tête qu’il avait devant lui, et qui représentait Démosthène, dont il ignorait probablement jusqu’au nom ; car son ignorance était extrême comme sa paresse, et rien ne parvenait à l’intéresser dans les études que son précepteur essayait de lui faire faire. Mais M. Lannek ne comptait pas le laisser impuni. Il était las, d’ailleurs, d’un élève dont il ne pouvait rien faire. Et puis Maurice employait son temps à distraire les autres enfants, à leur faire des niches et à les empêcher de travailler. Il résolut donc de le renvoyer de son cours.

« Mon enfant, lui dit-il d’un ton sérieux qui décontenança le petit orgueilleux, dorénavant je refuse de vous continuer mes leçons, et je vais en prévenir Madame votre mère aujourd’hui même. Votre caractère est insupportable, et vous ne sauriez donner à vos camarades que de mauvais conseils et de mauvais exemples, même pendant le peu de temps que vous passez chaque jour chez moi. Vous n’êtes pas digne de travailler avec eux. D’ailleurs, comme vous employez presque tout votre temps à vous amuser, malgré ce que je puis vous dire, mes leçons vous sont inutiles. Mais, avant de nous séparer, je veux vous apprendre que, malgré votre fortune et la position de vos parents, vous ne serez jamais, si vous ne vous corrigez (et je crains que vous n’ayez pas le courage de le faire), digne de devenir l’ami de ce brave enfant que vous avez si orgueilleusement insulté. Allez, mon pauvre Maurice, ajouta le peintre, le travail honnête et le talent, quand Dieu vous fait la grâce de l’acquérir, valent cent fois mieux que la noblesse et la richesse qui ne savent se rendre utiles à personne en ce monde. »

Maurice était confus. Il n’osait rien dire ; mais il cherchait à braver la honte, et il lançait des regards de colère vers Jean, qui était la cause innocente de l’humiliation qu’on lui infligeait. Celui-ci, voyant son maître prendre sa défense, s’était remis au travail, et les autres enfants n’étaient pas fâchés de la leçon faite à Maurice, qu’ils n’aimaient guère. À partir de ce jour, le cours de M. Lannek ne fut plus troublé par des scènes de ce genre ; le peintre tint parole ; il remercia Mme de Lesbar, et la pria de ne plus lui envoyer son fils, en disant qu’il ne pouvait continuer des leçons complètement inutiles, puisque l’enfant n’en voulait pas profiter.

La pauvre mère, à laquelle déjà bien des maîtres avaient signifié des refus de ce genre, fut désolée ; mais elle n’eut pas la force de gronder Maurice, car au premier mot qu’elle essaya de lui dire à ce sujet, celui-ci simula un profond chagrin et promit, les larmes aux yeux, que désormais il serait bien raisonnable, et qu’il travaillerait de son mieux chez un autre maître. Sa mère crut à son repentir, bien qu’elle eût été trompée déjà tant de fois, et, persuadée que M. Lannek était injuste envers lui en le jugeant trop sévèrement et en refusant de pardonner quelques légèretés, elle n’en parla plus et se mit en devoir de chercher un maître complaisant qui voulût bien donner des leçons à Maurice, sans demander que le travail de l’élève répondît à ses soins.

Au bout d’une année, quand revint la belle saison, Jean alla à Mailleras avec M. Lannek, qui l’y laissa quelques semaines, pendant qu’il faisait des excursions dans une autre partie de l’ouest de la France.

Dire le bonheur de Lizzie en revoyant son frère, ce serait difficile. L’enfant était grandi, sa taille s’était dégrossie, et il rapportait de Paris cet air élégant que sa nature délicate avait su prendre presque à son insu. Mais, au moral, c’était toujours le Jean d’autrefois, affectueux et franc comme il était quand il avait quitté le pays. Ses traits, un peu pâlis par le séjour prolongé dans une grande ville, devaient reprendre bien vite, à l’air vif et pur de son village, les fraîches couleurs qui, leur étaient naturelles.

Lorsque la voiture qui le ramenait arriva à Mailleras, il était huit heures du soir. On voyait clair encore, car on était en été ; mais la nuit commençait pourtant à descendre, et Lizzie, qui l’attendait depuis une demi-heure avec son père, le distinguait à peine. Mais quand l’enfant tomba dans ses bras, quand elle l’entendit s’écrier de sa voix joyeuse : « Père ! Lizzie ! me voici, enfin, » son cœur tressaillit de joie, et elle serra avec tendresse sur son sein l’enfant qu’elle avait si souvent autrefois bercé maternellement sur ses genoux. Que d’heures elle avait passées, depuis une année, à jouir d’avance par l’imagination de ce moment de réunion ! Que de fois, dans ses longues journées de solitude, quand ses mains étaient occupées aux travaux de la maison, sa pensée avait voyagé vers Paris et lui avait représenté la bonne et fraîche figure de celui qu’elle continuait, bien qu’il devînt un grand garçon en prenant des années, à appeler son petit frère !

Le soir, ce fut une avalanche de questions et de réponses pressées dans la petite maison ; Jean était avide de raconter, Lizzie avide d’entendre. Le père contemplait ses deux enfants. Le pauvre homme était heureux de leur joie.

« Est ce beau, Paris ? disait Lizzie, posant à son frère la même question que celui-ci lui faisait autrefois avant son départ.

— Oh ! oui, petite sœur, bien beau ! Mais rien ne me paraît si beau que Mailleras ce soir. Si tu savais comme je pensais souvent à vous deux durant cette année, et au pays, dont je n’ai rien oublié ! M. et Mme Lannek sont très-bons ; mais il y a bien des moments où je voudrais vous voir, et où Paris me semble ennuyeux avec ses grandes maisons et ses foules où je ne connais personne. Quand j’étais triste, je me consolais en pensant à toi et au père, et encore à Mlle Marie, ajouta-t-il. Y a-t-il toujours des fleurs sur sa tombe ?

— Oui, dit Lizzie, qui écoutait et admirait son frère. Tiens, Jean, je suis sûre qu’elle prie pour toi avec notre chère mère, et que ce sont elles qui obtiennent que nous te retrouvions bon et pieux et nous aimant toujours. Mais, dis-moi, tu m’as promis de faire son portrait ; quand seras-tu assez habile pour cela ?

— Oh ! dit l’enfant, dans quelques années, tu verras ! Je ne l’oublie pas, et je l’ai là, ajouta-t-il en mettant son doigt sur son front, et, quelque jour, je te la ferai belle et douce comme elle était. »

On voit que Jean était fidèle à ses anciens souvenirs, et tout en jouissant de la vie de Paris, où la Providence l’avait transporté, il n’oubliait ni ses amis ni le village.

Pendant son séjour à Mailleras, il s’enivra à pleins poumons de l’air pur auquel il avait été habitué durant son enfance, et qu’il regrettait parfois à Paris. Il allait à travers les chemins, revoyant les endroits qui lui étaient familiers, refaisant des croquis de tous ses points de vue préférés ; mais, cette fois, avec un peu plus de succès qu’il ne faisait jadis. L’étang des Roseaux fut dessiné dans toutes les positions, et il eut bientôt une collection de dessins qui faisaient l’admiration de son père et de Lizzie. M. Lannek lui avait recommandé de profiter de ses vacances pour dessiner d’après nature, lui disant que c’était le plus sûr moyen d’apprendre, et l’élève docile suivait en cela comme en tout les avis de son maître.


Ces quelques semaines de grande joie passèrent vite, et le moment où il fallut reparler de départ arriva bientôt, au grand chagrin de Lizzie, et même de Jean, qui avait repris ses habitudes à Mailleras, et à qui il en coûtait de quitter de nouveau son père et sa sœur. Pourtant, les jours passaient, et bientôt M. Lannek revint à Mailleras pour reprendre avec Jean le chemin de Paris.

Lizzie ne savait comment témoigner à cet excellent homme la reconnaissance qu’elle se sentait pour tout ce qu’il faisait en faveur de Jean.

« Eh bien ? êtes-vous contente de notre petit homme ? demandait M. Lannek ; c’est un bon enfant, et après quelques années d’études, vous verrez que vous serez récompensés du sacrifice que vous faites en vous séparant de lui.

— Comment pourrons-nous vous remercier, Monsieur ? répondit Lizzie. Vous le comblez de bontés, et notre Jean nous est revenu, non-seulement plus habile qu’il n’était parti, mais aussi bon et aussi affectueux pour nous que lorsque nous vous l’avons confié. Car, Monsieur, c’était là notre peur, à mon père et à moi ; on dit qu’à Paris le monde est bien mauvais. Vous avez su le préserver du mal.

— Oh ! ceci, dit en souriant le bon artiste, c’est moins mon affaire que celle de Mme Lannek. Je sais qu’elle le gardait de tout danger pour son enfance avec le même soin que vous en auriez pu avoir vous-même. Elle vous remplaçait de son mieux en entretenant dans le cœur de l’enfant les bons principes que vous y aviez déposés.

— Dites-lui, Monsieur, reprit la jeune fille, toute la reconnaissance que nous en avons, et combien nous voudrions pouvoir la lui témoigner ; car j’aimerais mieux que mon Jean fût resté un petit paysan ignorant que de le retrouver changé et ayant perdu ses heureuses qualités. »

Et la jeune fille le pensait comme elle le disait : elle se sentait fière de l’intelligence de son frère ; mais elle mettait bien au-dessus des succès qu’il pourrait avoir son attachement à la foi de son enfance et l’honnêteté de ses sentiments.

Jean repartit enfin, et ce ne fut pas sans avoir reçu encore les recommandations de son père et de sa sœur, et sans leur avoir beaucoup promis de continuer à se bien conduire.

Lizzie pleura encore en le quittant ; mais cette fois, elle n’avait plus en le voyant partir les appréhensions que pouvait lui donner le premier voyage de son frère. Elle savait qu’il était entre bonnes mains, et elle espérait que cette éducation faite loin du pays laisserait son frère simple et bon comme il avait toujours été. Jean, emporté par la voiture, vit encore une fois disparaître les maisons de Mailleras et le cours sinueux de la Gartempe, encaissée dans des rives verdoyantes. Cette fois, il se tint éveillé pendant une partie du voyage, au moins pendant les quelques heures qui suivirent le départ, et il put admirer en passant les villes dans lesquelles M. Lannek s’arrêta.


En arrivant à Paris, Jean reprit ses études. Non content de lui apprendre le dessin, pour lequel il est utile, si l’on veut arriver à être un artiste sérieux, d’avoir appris beaucoup d’autres sciences, M. Lannek, qui ne voulait pas faire les choses à moitié, faisait suivre à l’enfant des cours scientifiques. Puis, profitant de son goût pour la lecture, il lui procurait une foule d’ouvrages bien choisis qui l’instruisaient sans le fatiguer outre mesure. Quant à la peinture, Jean, qui s’y donnait de tout son cœur, y faisait de rapides progrès, et au bout de deux à trois ans, ses travaux en ce genre avaient déjà un certain mérite. Le maître était fier de l’élève, auquel il s’attachait de plus en plus, et qu’il considérait presque comme un fils. Chaque année il le laissait passer quelques semaines à Mailleras, où son père et Lizzie se faisaient toujours une grande joie de le revoir.

Il y avait quatre ans que Jean était parti pour Paris sous la protection de M. Lannek, lorsqu’il reçut un jour une lettre datée de Mailleras et signée de Lizzie.


« Mon cher Jean, lui disait-elle, je vais t’apprendre une grande nouvelle ; mais, sois tranquille, rien ne m’empêchera de t’aimer comme par le passé. Je me souviendrai toujours que je t’ai souvent endormi dans mes bras en te chantant les chansons que tu aimais tant, et puis que tu es un bon et brave enfant qui aimes ta sœur Lizzie, et qui ne lui as jamais donné que de la joie. Mais voici ma nouvelle, car je ne te l’ai pas encore annoncée : je me marie ! Tu sais que j’ai près de vingt-quatre ans, il est temps d’y songer, me dit-on ; mais mon père ne reste pas seul, nous habiterons avec lui, et quand tu nous reviendras, rien ne sera changé : tu seras chez nous, et aussi chez le père, comme par le passé. J’épouse François, le second fils du fermier de La Noue, la ferme où Mlle Marie allait si souvent, quand elle était au pays, pour voir de là l’étang des Roseaux. Il viendra habiter avec nous, car la ferme reste à son frère aîné. Tu verras, Jean, que nous serons encore bien heureux quand tu nous reviendras. Réponds-moi, et viens, s’il se peut, pour assistera mon mariage. C’est dans trois semaines. Le père est heureux, il t’aime et t’embrasse : ta sœur Lizzie t’aimera toujours aussi beaucoup.

« Lizzie. »


Jean répondit en disant à sa sœur la joie qu’il éprouvait de la voir heureuse.


« Je te réserve un cadeau pour ton mariage, petite sœur, disait-il à la fin de sa lettre, et c’est moi qui te le porterai. Au revoir, dans quinze jours. J’embrasse le père et toi mille fois.

« Jean. »


La veille du mariage, Jean arriva avec M. Lannek, invité à la cérémonie. Le soir, on apporta une caisse, que Jean voulut ouvrir lui-même, disant que c’était le cadeau de noce qu’il offrait à sa sœur. Quand elle fut ouverte, Lizzie poussa une exclamation de surprise et de joie : c’était une tête de Vierge ayant si exactement l’expression et les traits de la petite Marie, que Lizzie ne put retenir ses larmes en la voyant.

« Oh ! Jean ! dit-elle en prenant les mains de son frère, que je te remercie ! Rien ne pouvait me faire plus de plaisir. C’est l’ange qui veillera sur moi comme elle a veillé sur toi, et comme elle nous protégeait pendant sa courte vie. Que ton cœur et ta mémoire t’ont bien servi, et que tu es habile ! » ajouta-t-elle avec fierté.

Chacun admirait l’œuvre de Jean ; elle était vraiment remarquable. La ressemblance était frappante, et Jean avait su donner à sa madone une touchante expression de pureté idéale.

« Tu la mettras près de ton lit, dit Jean à sa sœur, et tu la prieras de me guider toujours.

— Oui, répondit Lizzie, et, en la voyant, je reverrai aussi ce temps d’autrefois, où la chère petite demoiselle venait nous voir, et où elle avait toujours pour nous de bonnes et douces paroles. »

Le cadre fut suspendu, comme l’avait demandé Jean, auprès du lit du sa sœur, et les enfants de celle-ci apprirent à faire leur prière devant la madone aux blonds cheveux. Souvent Lizzie leur contait l’histoire de la pauvre enfant, partie si vite pour le ciel, et dont Jean avait, dans sa reconnaissance enfantine, gardé un si gracieux et si touchant souvenir. Quant au frère de Lizzie, il continua à travailler avec M. Lannek. Plus tard, celui-ci, l’adoptant pour son fils, l’envoya en Italie pour perfectionner son talent ; et souvent, tandis que le jeune homme restait éloigné du village de Mailleras et des bords de la Gartempe, de petites mains se joignaient, et des prières enfantines montaient pour lui vers la Vierge dont l’image restait suspendue dans la maison paternelle. Lizzie apprenait à ses petits enfants à aimer l’oncle Jean et à prier Dieu de garder son cœur pur et croyant comme en son enfance.

Jean devint un grand peintre. Il ne consacra son talent qu’à de nobles travaux. Bien des fois il peignit des figures de madone ; mais aucune ne lui sembla jamais représenter mieux la Mère de Dieu que le type suave choisi par lui dès son enfance, et qu’il avait su rendre en faisant le portrait de la petite protectrice de ses jeunes années.


FIN