La Maison à vapeur/Deuxième partie/7

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La Maison à vapeur
Voyage à travers l’Inde septentrionale (1880)
Hetzel (p. 299-317).

CHAPITRE VII

le passage de la betwa.


À cette date précise du 18 septembre, voici quelle était exactement notre position, calculée du point de départ, du point de halte, du point d’arrivée :

1o De Calcutta, treize cents kilomètres ;

2o Du sanitarium de l’Himalaya, trois cent quatre-vingts kilomètres ;

3o De Bombay, seize cents kilomètres.

À ne considérer que la distance, nous n’avions pas encore accompli la moitié de notre itinéraire ; mais, en tenant compte des sept semaines que Steam-House avait passées sur la frontière himalayenne, plus de la moitié du temps qui devait être consacré à ce voyage était écoulée. Nous avions quitté Calcutta le 6 mars. Avant deux mois, si rien ne contrariait notre marche, nous pensions avoir atteint le littoral ouest de l’Indoustan.

Notre itinéraire, d’ailleurs, allait être réduit dans une certaine mesure. La résolution prise d’éviter les grandes villes compromises dans la révolte de 1857, nous obligeait à descendre plus directement au sud. À travers les magnifiques provinces du royaume de Scindia, s’ouvraient de belles routes carrossables, et le Géant d’Acier ne devait rencontrer aucun obstacle, au moins jusqu’aux montagnes du centre. Le voyage promettait donc de s’accomplir dans les meilleures conditions de facilité et de sécurité.

Ce qui devait le rendre plus aisé encore, c’était la présence de Kâlagani dans le personnel de Steam-House. Cet Indou connaissait admirablement toute cette partie de la péninsule. Banks put le constater ce jour-là. Après déjeuner, pendant que le colonel Munro et le capitaine Hod faisaient leur sieste, Banks lui demanda en quelle qualité il avait maintes fois parcouru ces provinces.

« J’étais attaché, répondit Kâlagani, à l’une de ces nombreuses caravanes de Banjaris, qui transportent à dos de bœufs des approvisionnements de céréales, soit pour le compte du gouvernement, soit pour le compte des particuliers. En cette qualité, j’ai vingt fois remonté ou descendu les territoires du centre et du nord de l’Inde.

— Ces caravanes parcourent-elles encore cette partie de la péninsule ? demanda l’ingénieur.

— Oui, monsieur, répondit Kâlagani, et, à cette époque de l’année, je serais bien surpris si nous ne rencontrions pas une troupe de Banjaris en marche vers le nord.

— Eh bien, Kâlagani, reprit Banks, la parfaite connaissance que vous avez de ces territoires nous sera fort utile. Au lieu de passer par les grandes villes du royaume de Scindia, nous irons à travers les campagnes, et vous serez notre guide.

— Volontiers, monsieur, » répondit l’Indou, de ce ton froid qui lui était habituel et auquel je n’étais pas encore parvenu à m’accoutumer.

Puis, il ajouta :

« Voulez-vous que je vous indique d’une façon générale la direction qu’il faudra suivre ?

— S’il vous plaît. »

Et, ce disant, Banks étala sur la table une carte à grands points qui retraçait cette portion de l’Inde, afin de contrôler l’exactitude des renseignements de Kâlagani.

« Rien n’est plus simple, reprit l’Indou. Une ligne presque droite va nous conduire du railway de Delhi au railway de Bombay, qui font leur jonction à Allahabad. De la station d’Etawah que nous venons de quitter à la frontière du Bundelkund, il n’y aura qu’un cours d’eau important à franchir, la Jumna, et de cette frontière aux monts Vindhyas, un second cours d’eau, la Betwa. Au cas même où ces deux rivières seraient débordées à la suite de la saison des pluies, le train flottant ne sera pas gêné, je pense, pour passer d’une rive à l’autre.

— Il n’y aura aucune difficulté sérieuse, répondit l’ingénieur ; et, une fois arrivés aux Vindhyas ?…

— Nous inclinerons un peu vers le sud-est, afin de choisir un col praticable. Là encore, aucun obstacle n’entravera notre marche. Je connais un passage dont les pentes sont modérées. C’est le col de Sirgour, que les attelages prennent de préférence.

— Partout où passent des chevaux, dis-je, notre Géant d’Acier ne peut-il passer ?

— Il le peut certainement, répondit Banks ; mais, au delà du col de Sirgour, le pays est très accidenté. N’y aurait-il pas lieu d’aborder les Vindhyas, en prenant direction à travers le Bhopal ?

— Là, les villes sont nombreuses, répondit Kâlagani, il sera difficile de les éviter, et les Cipayes s’y sont plus particulièrement signalés dans la guerre de l’indépendance. »

Je fus un peu surpris de cette qualification, « guerre de l’indépendance », que Kâlagani donnait à la révolte de 1857. Mais il ne fallait pas oublier que c’était un Indou, non un Anglais, qui parlait. Il ne semblait pas, d’ailleurs, que Kâlagani eût pris part à la révolte, ou, du moins, il n’avait jamais rien dit qui pût le faire croire.

« Soit, reprit Banks, nous laisserons les villes du Bhopal dans l’ouest, et si vous êtes certain que le col de Sirgour nous donne accès à quelque route praticable…

— Une route que j’ai souvent parcourue, monsieur, et qui, après avoir contourné le lac Puturia, va, à quarante milles de là, aboutir au railway de Bombay à Allahabad, près de Jubbulpore.

— En effet, répondit Banks, qui suivait sur la carte les indications données par l’Indou ; et à partir de ce point ?…

— La grande route se dirige vers le sud-ouest et longe pour ainsi dire la voie ferrée jusqu’à Bombay.

— C’est entendu, répondit Banks. Je ne vois aucun obstacle sérieux à traverser les Vindhyas, et cet itinéraire nous convient. Aux services que vous nous avez déjà rendus, Kâlagani, vous en ajoutez un autre, que nous n’oublierons pas. »

Kâlagani s’inclina, et il allait se retirer, lorsque, se ravisant, il revint vers l’ingénieur.

« Vous avez une question à me faire ? dit Banks.

— Oui, monsieur, répondit l’Indou. Pourrais-je vous demander pourquoi vous tenez plus particulièrement à éviter les principales villes du Bundelkund ? »

Banks me regarda. Il n’y avait aucune raison pour cacher à Kâlagani ce qui concernait sir Edward Munro, et l’Indou fut mis au courant de la situation du colonel.

Kâlagani écouta très attentivement ce que lui apprit l’ingénieur. Puis, d’un ton qui dénotait quelque surprise :

« Le colonel Munro, dit-il, n’a plus rien à redouter de Nana Sahib, au moins dans ces provinces.

— Ni dans ces provinces ni ailleurs, répondit Banks. Pourquoi dites-vous « dans ces provinces ? »

— Parce que, si le nabab a reparu, comme on l’a prétendu, il y a quelques mois, dans la présidence de Bombay, dit Kâlagani, les recherches n’ont pu faire connaître sa retraite, et il est très probable qu’il a de nouveau franchi la frontière indo-chinoise. »

Cette réponse semblait prouver ceci : c’est que Kâlagani ignorait ce qui s’était passé dans la région des monts Sautpourra, et que, le mois de mai dernier, Nana Sahib avait été tué par des soldats de l’armée royale au pâl de Tandît.

« Je vois, Kâlagani, dit alors Banks, que les nouvelles qui courent l’Inde ont quelque peine à arriver jusqu’aux forêts de l’Himalaya ! »

L’Indou nous regarda fixement, sans répondre, comme un homme qui ne comprend pas.

« Oui, reprit Banks, vous semblez ignorer que Nana Sahib est mort.

— Nana Sahib est mort ? s’écria Kâlagani.

— Sans doute, répondit Banks, et c’est le gouvernement qui a fait connaître dans quelles circonstances il a été tué.

— Tué ? dit Kâlagani, en secouant la tête. Où donc Nana Sahib aurait-il été tué ?

— Au pâl de Tandît, dans les monts Sautpourra.

— Et quand ?…

— Il y a près de quatre mois déjà, répondit l’ingénieur, le 25 mai dernier. »

Kâlagani, dont le regard me parut singulier en ce moment, s’était croisé les bras et restait silencieux.

« Avez-vous des raisons, lui demandai-je, de ne pas croire à la mort de Nana Sahib ?

— Aucune, messieurs, se contenta de répondre Kâlagani. Je crois ce que vous me dites. »

Un instant après, Banks et moi, nous étions seuls, et l’ingénieur ajoutait, non sans raison :

« Tous les Indous en sont là ! Le chef des Cipayes révoltés est devenu légendaire. Jamais ces superstitieux ne croiront qu’il a été tué, puisqu’ils ne l’ont pas vu pendre !

— Il en est d’eux, répondis-je, comme des vieux grognards de l’Empire, qui, vingt ans après sa mort, soutenaient que Napoléon vivait toujours ! »

Depuis le passage du haut Gange, que Steam-House avait effectué quinze jours auparavant, un fertile pays développait ses magnifiques routes devant le Géant d’Acier. C’était le Doâb, compris dans cet angle que forment le Gange et la Jumna, avant de se rejoindre près d’Allahabad. Plaines alluvionnaires, défrichées par les brahmanes vingt siècles avant l’ère chrétienne, procédés de culture encore très rudimentaires chez les paysans, grands travaux de canalisation dus aux ingénieurs anglais, champs de cotonniers qui prospèrent plus spécialement sur ce territoire, gémissements de la presse à coton qui fonctionne auprès de chaque village, chant des ouvriers qui la mettent en mouvement, telles sont les impressions qui me sont restées de ce Doâb, où fut autrefois fondée la primitive église.

Le voyage s’accomplissait dans les meilleures conditions. Les sites variaient, on pourrait dire, au gré de notre fantaisie. L’habitation se déplaçait, sans fatigue, pour le plaisir de nos yeux. N’était-ce donc pas là, ainsi que l’avait prétendu Banks, le dernier mot du progrès dans l’art de la locomotion ? Charrettes à bœufs, voitures à chevaux ou à mules, wagons de railways, qu’êtes-vous auprès de nos maisons roulantes !

Le 19 septembre. Steam-House s’arrêtait sur la rive gauche de la Jumna. Cet important cours d’eau délimite dans la partie centrale de la péninsule le pays des Rajahs proprement dit ou Rajasthan, de l’Indoustan, qui est plus particulièrement le pays des Indous.

Une première crue commençait à élever les eaux de la Jumna. Le courant se faisait plus rapidement sentir ; mais, tout en rendant notre passage un peu moins facile, il ne pouvait l’empêcher. Banks prit quelques précautions, Il fallut chercher un meilleur point d’atterrissement. On le trouva. Une demi-heure après, Steam-House remontait la berge opposée du fleuve. Aux trains des railways, il faut des ponts établis à grands frais, et l’un de ces ponts, de construction tubulaire, enjambe la Jumna près de la forteresse de Selimgarh, près de Delhi. À notre Géant d’Acier, aux deux chars qu’il remorquait, les cours d’eau offraient une voie aussi facile que les plus belles routes macadamisées de la péninsule.

Au delà de la Jumna, les territoires du Rajasthan comptent un certain nombre de ces villes que la prévoyance de l’ingénieur voulait écarter de son itinéraire. Sur la gauche, c’était Gwalior, au bord de la rivière de Sawunrika, campée sur
C’était Gwalior. (Page 303.)
son bloc de basalte, avec sa superbe mosquée de Musjid, son palais de Pâl, sa curieuse porte des Éléphants, sa forteresse célèbre, son Vihara de création bouddhique ; vieille cité, à laquelle la ville moderne de Lashkar, bâtie à deux kilomètres plus loin, fait maintenant une sérieuse concurrence. Là, au fond de ce Gibraltar de l’Inde, la Rani de Jansi, la compagne dévouée de Nana Sahib, avait lutté héroïquement jusqu’à la dernière heure. Là, dans cette rencontre avec deux escadrons du 8e hussards de l’armée royale, elle fut tuée, on le sait, de la main même du colonel Munro, qui avait pris part à l’action avec un bataillon de son régiment. De ce jour, on le sait aussi, cette implacable haine de
Cet indigène s’arrêta un instant. (Page 309.)

Nana Sahib, dont le nabab avait poursuivi la satisfaction jusqu’à son dernier soupir ! Oui ! mieux valait que sir Edward Munro n’allât pas raviver ses souvenirs aux portes de Gwalior !

Après Gwalior, dans l’ouest de notre nouvel itinéraire, c’était Antri, et sa vaste plaine, d’où émergent çà et là de nombreux pics, comme les îlots d’un archipel. C’était Duttiah, qui ne compte pas encore cinq siècles d’existence, dont on admire les maisons coquettes, la forteresse centrale, les temples à flèches variées, le palais abandonné de Birsing-Deo, l’arsenal de Tôpe-Kana, — le tout formant la capitale de ce royaume de Duttiah, découpé dans l’angle nord du Bundelkund, et qui s’est rangé sous la protection de l’Angleterre. Ainsi que Gwalior, Antri et Duttiah avaient été gravement touchées par le mouvement insurrectionnel de 1857.

C’était enfin Jansi, dont nous passions à moins de quarante kilomètres, à la date du 22 septembre. Cette cité forme la plus importante station militaire du Bundelkund, et l’esprit de révolte y est toujours vivace dans le bas peuple. Jansi, ville relativement moderne, fait un important commerce de mousselines indigènes et de cotonnades bleues. Il ne s’y trouve aucun monument antérieur à sa fondation, qui ne date que du XVIIe siècle. Cependant, il est intéressant de visiter sa citadelle, dont les projectiles anglais n’ont pu détruire les murailles extérieures, et sa nécropole des rajahs, d’un aspect extrêmement pittoresque. Mais là fut la principale forteresse des Cipayes révoltés de l’Inde centrale. Là, l’intrépide Rani provoqua le premier soulèvement qui devait bientôt envahir tout le Bundelkund. Là, sir Hugh Rose dut livrer un combat qui ne dura pas moins de six jours, pendant lequel il perdit quinze pour cent de son effectif. Là, malgré leur acharnement, Tantia Topi, Balao Rao, frère de Nana Sahib, la Rani enfin, bien qu’ils fussent aidés d’une garnison de douze mille Cipayes et secourus par une armée de vingt mille, durent céder à la supériorité des armes anglaises ! Là, ainsi que nous l’avait raconté Mac Neil, le colonel Munro avait sauvé la vie de son sergent, en lui faisant aumône de la dernière goutte d’eau qui lui restait. Oui ! Jansi, plus que n’importe quelle autre de ces cités aux funestes souvenirs, devait être écartée d’un itinéraire dont les meilleurs amis du colonel avaient choisi les étapes !

Le lendemain, 23 septembre, une rencontre, qui nous retarda pendant quelques heures, vint justifier une des observations précédemment faites par Kâlagani.

Il était onze heures du matin. Le déjeuner achevé, nous étions tous assis pour la sieste, les uns sous la vérandah, les autres dans le salon de Steam-House. Le Géant d’Acier marchait à raison de neuf à dix kilomètres à l’heure. Une magnifique route, ombragée de beaux arbres, se dessinait devant lui entre des champs de cotonniers et de céréales. Le temps était beau, le soleil vif. Un arrosage « municipal » de ce grand chemin n’eût pas été à dédaigner, il faut en convenir, et le vent soulevait une fine poussière blanche en avant de notre train.

Mais ce fut bien autre chose, lorsque, dans une portée de deux ou trois milles, l’atmosphère nous parut emplie de tels tourbillons de poussière, qu’un violent simoun n’eût pas soulevé de plus épais nuage dans le désert lybique.

« Je ne comprends pas comment peut se produire ce phénomène, dit Banks, puisque la brise est légère.

— Kâlagani nous expliquera cela, » répondit le colonel Munro.

On appela l’Indou, qui vint jusqu’à la vérandah, observa la route, et, sans hésiter :

« C’est une longue caravane qui remonte vers le nord, dit-il, et, ainsi que je vous en ai prévenu, monsieur Banks, c’est très probablement une caravane de Banjaris.

— Eh bien, Kâlagani, dit Banks, vous allez sans doute retrouver là quelques-uns de vos anciens compagnons ?

— C’est possible, monsieur, répondit l’Indou, puisque j’ai longtemps vécu parmi ces tribus nomades.

— Avez-vous donc l’intention de nous quitter pour vous joindre à eux ? demanda le capitaine Hod.

— Nullement, » répondit Kâlagani.

L’Indou ne s’était pas trompé. Une demi-heure plus tard, le Géant d’Acier, si puissant qu’il fût, était forcé de suspendre sa marche devant une muraille de ruminants.

Mais il n’y eut pas lieu de regretter ce retard. Le spectacle qui s’offrait à nos yeux valait la peine d’être observé.

Un troupeau, comptant au moins quatre à cinq mille bœufs, encombrait la route, vers le sud, sur un espace de plusieurs kilomètres. Ainsi que venait de l’annoncer Kâlagani, ce convoi de ruminants appartenait à une caravane de Banjaris.

« Les Banjaris, nous dit Banks, sont les véritables Zingaris de l’Indoustan. Peuple plutôt que tribu, sans demeure fixe, ils vivent l’été sous la tente, l’hiver sous la hutte. Ce sont les porte-faix de la péninsule, et je les ai vus à l’œuvre pendant l’insurrection de 1857. Par une sorte de convention tacite entre les belligérants, on laissait leurs convois traverser les provinces troublées par la révolte. C’étaient, en effet, les approvisionneurs du pays, et ils nourrissaient aussi bien l’armée royale que l’armée native. S’il fallait absolument leur assigner une patrie dans l’Inde, à ces nomades, ce serait le Rapoutana, et plus spécialement peut-être le royaume de Milwar. Mais, puisqu’ils vont défiler devant nous, mon cher Maucler, je vous engage à examiner attentivement ces Banjaris. »

Notre train s’était prudemment rangé sur l’un des côtés de la grande route. Il n’aurait pu résister à cette avalanche de bêtes cornues, devant laquelle les fauves eux-mêmes n’hésitent pas à déguerpir.

Ainsi que me l’avait recommandé Banks, j’observai avec attention ce long cortège ; mais, auparavant, je dois constater que Steam-House, en cette circonstance, ne parut pas produire son effet ordinaire. Le Géant d’Acier, si habitué à provoquer l’admiration générale, attira à peine l’attention de ces Banjaris, accoutumés sans doute à ne s’étonner de rien.

Hommes et femmes de cette race bohémienne étaient admirables ; — ceux-là grands, vigoureux, les traits fins, le nez aquilin, les cheveux bouclés, couleur d’un bronze dans lequel le cuivre rouge dominerait l’étain, vêtus de la longue tunique et du turban, armés de la lance, du bouclier, de la rondache et de la grande épée qui se porte en sautoir ; — celles-là, hautes de stature, bien proportionnées, fières comme les hommes de leur clan, le buste emprisonné dans un corselet, le bas du corps perdu sous les plis d’une large jupe, le tout enveloppé, de la tête aux pieds, dans une draperie élégante, bijoux aux oreilles, colliers au cou, bracelets aux bras, anneaux aux chevilles, en or, en ivoire, en coquillages.

Près de ces hommes, femmes, vieillards, enfants, marchaient d’un pas paisible des milliers de bœufs, sans selle ni licou, agitant les glands rouges ou faisant sonner les clochettes de leurs têtes, portant sur l’échine un double sac, qui contient le blé ou autres céréales.

C’était là une tribu tout entière, partie en caravane, sous la direction d’un chef élu, le « naik », dont le pouvoir est sans limite pendant la durée de son mandat. À lui seul de diriger le convoi, de fixer les heures de halte, de disposer les lignes de campement.

En tête marchait un taureau de grande taille, aux allures superbes, drapé d’étoffes éclatantes, agrémenté d’une grappe de sonnettes et d’ornements de coquillages. Je demandai à Banks s’il savait quelles étaient les fonctions de ce magnifique animal.

« Kâlagani pourrait nous le dire avec certitude, répondit l’ingénieur. Où donc est-il ? »

Kâlagani fut appelé. Il ne parut pas. On le chercha. Il n’était plus à Steam-House.

« Il est allé sans doute renouveler connaissance avec quelqu’un de ses anciens compagnons, dit le colonel Munro, mais il nous rejoindra avant le départ. »

Rien de plus naturel. Aussi n’y avait-il pas à s’inquiéter de l’absence momentanée de l’Indou ; et, cependant, à part moi, elle ne laissa pas de me préoccuper.

« Eh bien, dit alors Banks, si je ne me trompe, ce taureau, dans les caravanes de Banjaris, est le représentant de leur divinité. Par où il va, on va. Quand il s’arrête, on campe, mais j’imagine bien qu’il obéit secrètement aux injonctions du naik. Bref, c’est en lui que se résume toute la religion de ces nomades. »

Ce ne fut que deux heures après le commencement du défilé, que nous commençâmes à apercevoir la fin de cet interminable cortège. Je cherchais Kâlagani dans l’arrière-garde, lorsqu’il parut, accompagné d’un Indou qui n’appartenait pas au type banjari. Sans doute, c’était un de ces indigènes qui louent temporairement leurs services aux caravanes, ainsi que l’avait fait plusieurs fois Kâlagani. Tous deux causaient froidement, à mi-lèvres, pourrait-on dire. De qui ou de quoi parlaient-ils ? Probablement du pays que venait de traverser la tribu en marche, — pays dans lequel nous allions nous engager sous la direction de notre nouveau guide.

Cet indigène, qui était resté à la queue de la caravane, s’arrêta un instant en passant devant Steam-House. Il observa avec intérêt le train précédé de son éléphant artificiel, et il me sembla qu’il regardait plus particulièrement le colonel Munro, mais il ne nous adressa pas la parole. Puis, faisant un signe d’adieu à Kâlagani, il rejoignit le cortège et eut bientôt disparu dans un nuage de poussière.

Lorsque Kâlagani fut revenu près de nous, il s’adressa au colonel Munro sans attendre d’être interrogé :

« Un de mes anciens compagnons, qui est depuis deux mois au service de la caravane, » se contenta-t-il de dire.

Ce fut tout. Kâlagani reprit sa place dans notre train, et bientôt Steam-House courait sur la route, frappée de larges empreintes par le sabot de ces milliers de bœufs.

Le lendemain, 24 septembre, le train s’arrêtait pour passer la nuit à cinq ou six kilomètres dans l’est d’Ourtcha, sur la rive gauche de la Betwa, l’un des principaux tributaires de la Jumna.

D’Ourtcha, rien à dire ni à voir. C’est l’ancienne capitale du Bundelkund, une ville qui fut florissante dans la première moitié du dix-septième siècle. Mais les Mongols d’une part, les Maharates de l’autre, lui portèrent de terribles coups, dont elle ne se releva pas. Et, maintenant, l’une des grandes cités de l’Inde centrale n’est plus qu’une bourgade, qui abrite misérablement quelques centaines de paysans.

J’ai dit que nous étions venus camper sur les bords de la Betwa. Il est plus juste de dire que le train fit halte à une certaine distance de sa rive gauche.

En effet, cet important cours d’eau, en pleine crue, débordait alors de son lit et recouvrait largement ses berges. De là quelques difficultés, peut-être, pour effectuer notre passage. Ce serait à examiner le lendemain. La nuit était déjà trop sombre pour permettre à Banks d’aviser.

Il s’ensuit donc qu’aussitôt après la sieste du soir, chacun de nous regagna sa cabine et alla se coucher.

Jamais, à moins de circonstances particulières, nous ne faisions surveiller le campement pendant la nuit. À quoi bon ? Pouvait-on enlever nos maisons roulantes ? Non ! Pouvait-on voler notre éléphant ? Pas davantage. Il se serait défendu rien que par son propre poids. Quant à la possibilité d’une attaque de la part des quelques maraudeurs qui courent ces provinces, c’eût été bien invraisemblable. D’ailleurs, si aucun de nos gens ne montait la garde pendant la nuit, les deux chiens, Phann et Black, étaient là, qui nous auraient prévenus de toute approche suspecte.

C’est précisément ce qui arriva pendant cette nuit. Vers deux heures du matin, des aboiements nous réveillèrent. Je me levai aussitôt et trouvai mes compagnons sur pied.

« Qu’y a-t-il donc ? demanda le colonel Munro.

— Les chiens aboient, répondit Banks, et, certainement, ils ne le font pas sans raison.

— Quelque panthère qui aura toussé dans les fourrés voisins ! dit le capitaine Hod. Descendons, visitons la lisière du bois, et, par précaution, prenons nos fusils. »

Le sergent Mac Neil, Kâlagani, Goûmi, étaient déjà sur le front du campement, écoutant, discutant, tâchant de se rendre compte de ce qui se passait dans l’ombre. Nous les rejoignîmes.

« Eh bien, dit le capitaine Hod, n’avons-nous pas affaire à deux ou trois fauves qui seront venus boire sur la berge ?

— Kâlagani ne le pense pas, répondit Mac Neil.

— Qu’y a-t-il, selon vous ? demanda le colonel Munro à l’Indou, qui venait de nous rejoindre.

— Je ne sais, colonel Munro, répondit Kâlagani, mais il ne s’agit là ni de tigres, ni de panthères, ni même de chacals. Je crois entrevoir sous les arbres une masse confuse…

— Nous le saurons bien ! s’écria le capitaine Hod, songeant toujours au cinquantième tigre qui lui manquait.

— Attendez, Hod, lui dit Banks. Dans le Bundelkund, il est toujours bon de se défier des coureurs de grandes routes.

— Nous sommes en nombre et bien armés ! répondit le capitaine Hod. Je veux en avoir le cœur net !

— Soit ! » dit Banks.

Les deux chiens aboyaient toujours, mais sans manifester aucun symptôme de cette colère qu’eut inévitablement provoquée l’approche d’animaux féroces.

« Munro, dit alors Banks, demeure au campement avec Mac Neil et les autres. Pendant ce temps, Hod, Maucler, Kâlagani et moi, nous irons en reconnaissance.

— Venez-vous ? » cria le capitaine Hod, qui, en même temps, fit signe à Fox de l’accompagner.

Phann et Black, déjà sous le couvert des premiers arbres, montraient le chemin. Il n’y avait qu’à les suivre.

À peine étions-nous sous bois, qu’un bruit de pas se fit entendre. Évidemment, une troupe nombreuse battait l’estrade sur la lisière de notre campement. On entrevoyait quelques ombres silencieuses, qui s’enfuyaient à travers les fourrés.

Les deux chiens, courant, aboyant, allaient et venaient à quelques pas en avant.

« Qui va là ? » cria le capitaine Hod.

Pas de réponse.

« Ou ces gens-là ne veulent pas répondre, dit Banks, ou ils ne comprennent pas l’anglais.

— Eh bien, ils comprennent l’indou, répondis-je.

— Kâlagani, dit Banks, criez en indou que si l’on ne répond pas, nous faisons feu. »
On entrevoyait quelques ombres silencieuses. (Page 311.)

Kâlagani, employant l’idiome particulier aux indigènes de l’Inde centrale, donna l’ordre aux rôdeurs d’avancer.

Pas plus de réponse que la première fois.

Un coup de fusil éclata alors. L’impatient capitaine Hod venait de tirer, au jugé, sur une ombre qui se dérobait entre les arbres. Une confuse agitation suivit la détonation de la carabine. Il nous sembla que toute une troupe d’individus se dispersait à droite et à gauche. Cela fut même certain, lorsque Phann et Black, qui s’étaient lancés en avant, revinrent tranquillement, ne donnant plus aucun signe d’inquiétude.

Une centaine d’individus, gesticulant et grimaçant. (Page 315.)

« Quels qu’ils soient, rôdeurs ou maraudeurs, dit le capitaine Hod, ces gens-là ont battu vite en retraite !

— Évidemment, répondit Banks, et nous n’avons plus qu’à revenir à Steam-House. Mais, par précaution, on veillera jusqu’au jour. »

Quelques instants après, nous avions rejoint nos compagnons. Mac Neil, Goûmi, Fox, s’arrangèrent pour prendre à tour de rôle la garde du camp, pendant que nous regagnions nos cabines.

La nuit s’acheva sans trouble. Il y avait donc lieu de penser que, voyant Steam-House bien défendue, les visiteurs avaient renoncé à prolonger leur visite.

Le lendemain, 25 septembre, tandis que se faisaient les préparatifs du départ, le colonel Munro, le capitaine Hod, Mac Neil, Kâlagani et moi, nous voulûmes explorer une dernière fois la lisière de la forêt.

De la bande qui s’y était aventurée pendant la nuit, il ne restait aucune trace. En tout cas, nulle nécessité de s’en préoccuper.

Lorsque nous fûmes de retour, Banks prit ses dispositions pour effectuer le passage de la Betwa. Cette rivière, largement débordée, promenait ses eaux jaunâtres bien au delà de ses berges. Le courant se déplaçait avec une extrême rapidité, et il serait nécessaire que le Géant d’Acier lui fît tête, afin de ne pas être entraîné trop en aval.

L’ingénieur s’était d’abord occupé de trouver l’endroit le plus propice au débarquement. Sa longue-vue aux yeux, il essayait de découvrir le point où il conviendrait d’atteindre la rive droite. Le lit de la Betwa se développait, en cette portion de son cours sur une largeur d’un mille environ, Ce serait donc le plus long trajet nautique que le train flottant aurait eu à faire jusqu’ici.

« Mais, demandai-je, comment s’y prennent les voyageurs ou les marchands, lorsqu’ils se trouvent arrêtés devant les cours d’eau par de pareilles crues ? Il me semble difficile que des bacs puissent résister à de tels courants, qui ressemblent à des rapides.

— Eh bien, répondit le capitaine Hod, rien n’est plus simple ! Ils ne passent pas !

— Si, répondit Banks, ils passent, quand ils ont des éléphants à leur disposition.

— Eh quoi ! des éléphants peuvent-ils donc franchir de telles distances à la nage ?

— Sans doute, et voici comment on procède, répondit l’ingénieur. Tous les bagages sont placés sur le dos de ces…

— Proboscidiens !… dit le capitaine Hod, en souvenir de son ami Mathias Van Guitt.

— Et les mahouts les forcent d’entrer dans le courant, reprit Banks. Tout d’abord, l’animal hésite, il recule, il pousse des hennissements ; mais, prenant bientôt son parti, il entre dans le fleuve, il se met à la nage et traverse bravement le cours d’eau. Quelques-uns, j’en conviens, sont parfois entraînés et disparaissent au milieu des rapides ; mais c’est assez rare, lorsqu’ils sont dirigés par un guide adroit.

– Bon ! dit le capitaine Hod, si nous n’avons pas « des » éléphants, nous en avons un…

– Et celui-là nous suffira, répondit Banks. N’est-il pas semblable à cet Oructor Amphibolis de l’Américain Evans, qui, dès 1804, roulait sur la terre et nageait sur les eaux ? »

Chacun reprit sa place dans le train, Kâlouth à son foyer, Storr dans sa tourelle, Banks près de lui, faisant office de timonier.

Il fallait franchir une cinquantaine de pieds sur la berge inondée, avant d’atteindre les premières nappes du courant. Doucement, le Géant d’Acier s’ébranla et se mit en marche. Ses larges pattes se mouillèrent, mais il ne flottait pas encore. Le passage du terrain solide à la surface liquide ne devait se faire qu’avec précaution.

Soudain, le bruit de cette agitation qui s’était produite pendant la nuit, se propagea jusqu’à nous. Une centaine d’individus, gesticulant et grimaçant, venaient de sortir du bois.

« Mille diables ! C’étaient des singes ! » s’écria le capitaine Hod, en riant de bon cœur.

Et, en effet, toute une troupe de ces représentants de la gent simiesque s’avançait vers Steam-House en un groupe compact.

« Que veulent-ils ? demanda Mac Neil.

— Nous attaquer, sans doute ! répondit le capitaine Hod, toujours prêt à la défense.

— Non ! Il n’y a rien à craindre, dit Kâlagani, qui avait eu le temps d’observer la bande de singes.

— Mais enfin que veulent-ils ? demanda une seconde fois le sergent Mac Neil.

— Passer la rivière en notre compagnie, et rien de plus ! » répondit l’Indou.

Kâlagani ne se trompait pas. Nous n’avions point affaire à des gibbons aux longs bras velus, importuns et insolents, ni à des « membres de l’aristocratique famille » qui habite le palais de Bénarès. C’étaient des singes de l’espèce des Langours, les plus grands de la péninsule, souples quadrumanes, à la peau noire, à la face glabre, entourée d’un collier de favoris blancs, qui leur donne l’aspect de vieux avocats. En fait de poses bizarres et de gestes démesurés, ils en auraient remontré à Mathias Van Guitt lui-même. Leur fourrure chinchilla était grise au dos, blanche au ventre, et ils portaient la queue en trompette. Ce que j’appris alors, c’est que ces Langours sont des animaux sacrés dans toute l’Inde. Une légende dit qu’ils descendent de ces guerriers du Rama qui conquirent l’île de Ceylan. À Amber, ils occupent un palais, le Zenanah, dont ils font amicalement les honneurs aux touristes. Il est expressément défendu de les tuer, et la désobéissance à cette loi a déjà coûté la vie à plusieurs officiers anglais. Ces singes, assez doux de caractère, facilement domesticables, sont très dangereux lorsqu’on les attaque, et, s’ils ne sont que blessés, M. Louis Rousselet a pu justement dire qu’ils devenaient aussi redoutables que des hyènes ou des panthères.

Mais il n’était pas question d’attaquer ces Langours, et le capitaine Hod mit son fusil au repos.

Kâlagani avait-il donc raison de prétendre que toute cette troupe, n’osant affronter le courant de ces eaux débordées, voulait profiter de notre appareil flottant pour passer la Betwa ?

C’était possible, et nous l’allions bien voir.

Le Géant d’Acier, qui avait traversé la berge, venait d’atteindre le lit de la rivière. Bientôt tout le train y flotta avec lui. Un coude de la rive produisait en cet endroit une sorte de remous d’eaux stagnantes ; et, tout d’abord, Steam-House demeura à peu près immobile.

La troupe de singes s’était approchée et barbottait déjà dans la nappe peu profonde qui recouvrait le talus de la berge.

Pas de démonstrations hostiles. Mais, tout à coup, les voilà, mâles, femelles, vieux, jeunes, gambadant, sautant, se prenant par la main, et, finalement, bondissant jusque sur le train qui semblait les attendre.

En quelques secondes, il y en eut dix sur le Géant d’Acier, trente sur chacune des maisons, en tout une centaine, gais, familiers, on pourrait dire causeurs, — du moins entre eux, — et se félicitant, sans doute, d’avoir rencontré si à propos un appareil de navigation qui leur permît de continuer leur voyage.

Le Géant d’Acier entra aussitôt dans le courant, et, se tournant vers l’amont, il lui fit tête.

Banks avait pu un instant craindre que le train ne fût trop pesant avec cette surcharge de passagers. Il n’en fut rien. Ces singes s’étaient répartis d’une façon fort judicieuse. Il y en avait sur la croupe, sur la tourelle, sur le cou de l’éléphant, jusqu’à l’extrémité de sa trompe, et qui ne s’effrayaient nullement des jets de vapeur. Il y en avait sur les toits arrondis de nos pagodes, les uns accroupis, les autres debout, ceux-ci arcboutés sur leurs pattes, ceux-là pendus par la queue, même sous la vérandah des balcons, Mais Steam-House se maintenait dans sa ligne de flottaison, grâce à l’heureuse disposition de ses boîtes à air, et il n’y avait rien à redouter de cet excès de poids.

Le capitaine Hod et Fox étaient émerveillés, — le brosseur surtout. Pour un peu, il eût fait les honneurs de Steam-House à cette troupe grimaçante et sans gêne. Il parlait à ces Langours, il leur serrait la main, il les saluait du chapeau. Il aurait volontiers épuisé toutes les sucreries de l’office, si monsieur Parazard, formalisé de se trouver dans une société pareille, n’y eût mis bon ordre.

Cependant, le Géant d’Acier travaillait rudement de ses quatre pattes, qui battaient l’eau et fonctionnaient comme de larges pagaies. Tout en dérivant, il suivait la ligne oblique par laquelle nous devions gagner le point d’atterrissement.

Une demi-heure après, il l’avait atteint ; mais, à peine eut-il accosté la rive, que toute la troupe de ces clowns quadrumanes sauta sur la berge et disparut avec force gambades.

« Ils auraient bien pu dire merci ! » s’écria Fox, mécontent du sans-façon de ces compagnons de passage.

Un éclat de rire lui répondit. C’était tout ce que méritait l’observation du brosseur.