La Maison à vapeur/Première partie/12

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La Maison à vapeur
Voyage à travers l’Inde septentrionale (1880)
Hetzel (p. 141-155).

CHAPITRE XII

triples feux.


L’Inde partage avec certains territoires du Brésil, — celui de Rio-Janeiro entre autres, — le privilège d’être de tous les pays du globe le plus troublé par les orages. Si en France, en Angleterre, en Allemagne, dans cette partie moyenne de l’Europe, on n’estime pas à plus de vingt par an le nombre des jours où les éclats du tonnerre se font entendre, il convient de savoir que, dans la péninsule indienne, ce nombre s’élève annuellement au delà de cinquante.

Voilà pour la météorologie générale. Dans ce cas particulier, en raison des circonstances dans lesquelles il se produisait, nous devions attendre un orage d’une violence extrême.

Dès que nous fûmes rentrés à Steam-House, je consultai le baromètre. Une baisse de deux pouces s’était subitement faite dans la colonne mercurielle, — de vingt-neuf à vingt-sept pouces[1].

Je le fis observer au colonel Munro.

« Je suis inquiet de l’absence du capitaine Hod et de ses compagnons, me répondit-il. L’orage est imminent, la nuit vient, les ténèbres s’accroissent. Des chasseurs s’éloignent toujours plus qu’ils ne le promettent et même plus qu’ils ne le veulent. Comment retrouveront-ils leur chemin dans cette profonde obscurité ?

– Les enragés ! dit Banks. Il a été impossible de leur faire entendre raison ! Très certainement, ils auraient mieux fait de ne pas partir !

– Sans doute, Banks, mais ils sont partis, répondit le colonel Munro, et il faut tout faire pour qu’ils reviennent.

– N’y a-t-il pas un moyen de signaler l’endroit où nous sommes ? demandai-je à l’ingénieur.

– Si, répondit Banks, en allumant nos fanaux électriques, qui sont d’une grande puissance éclairante et se voient de très loin. Je vais établir le courant.

– Excellente idée, Banks.

– Voulez-vous que j’aille à la recherche du capitaine Hod ? demanda le sergent.

– Non, mon vieux Neil, répondit le colonel Munro, tu ne le retrouverais pas et tu t’égarerais à ton tour. »

Banks se mit en mesure d’utiliser les feux dont il disposait. Les éléments de la pile furent mis en activité, le courant établi, et bientôt les deux yeux du Géant d’Acier, comme deux phares électriques, projetaient leur faisceau lumineux à travers le sombre dessous des banians. Il est certain que, dans cette nuit obscure, la portée de ces feux devait être très considérable et pouvait guider nos chasseurs.

En ce moment, une sorte d’ouragan, d’une violence extrême, se déchaîna. Il déchira la cime des arbres, obliqua vers le sol et siffla à travers les colonnettes des banians, comme s’il eût traversé les tuyaux sonores d’un buffet d’orgues.

Ce fut subit.

Une grêle de branches mortes, une averse de feuilles arrachées, cribla la route. Les toitures de Steam-House résonnèrent lamentablement sous cette projection qui produisait un roulement continu.

Il fallut nous mettre à l’abri dans le salon et fermer toutes les fenêtres. La pluie ne tombait pas encore.

« C’est une espèce de « tofan », dit Banks.

Les Indous donnent ce nom aux ouragans impétueux et soudains, qui dévastent plus particulièrement les régions montagneuses et sont fort redoutés dans le pays.

« Storr ! cria Banks au mécanicien, as-tu soigneusement clos les embrasures de la tourelle ?

– Oui, monsieur Banks, répondit le mécanicien. Il n’y a rien à craindre de ce côté.

– Où est Kâlouth ?

– Il finit d’arrimer le combustible dans le tender.

– Demain, répondit l’ingénieur, nous n’aurons plus que la peine de ramasser le bois ! Le vent se fait bûcheron, et il nous épargne de la besogne ! Maintiens ta pression, Storr, et reviens te mettre à l’abri.

— À l’instant, monsieur.

— Tes bâches sont pleines, Kâlouth ? demanda Banks.

— Oui, monsieur Banks, répondit le chauffeur. La réserve d’eau est maintenant complète.

— Bien ! Rentre ! rentre ! »

Le mécanicien et le chauffeur eurent bientôt pris place dans la seconde voiture. Les éclairs étaient fréquents alors, et l’explosion des nuées électriques faisait entendre un roulement sourd. Le tofan n’avait pas rafraîchi l’atmosphère. C’était un vent torride, un souffle embrasé, qui brûlait comme s’il fût sorti de la gueule d’un four.

Sir Edward Munro, Banks, Mac Neil et moi, nous ne quittions le salon que pour aller sous la vérandah. En regardant la haute ramure des banians, on la voyait se dessiner comme une fine guipure noire sur le fond ignescent du ciel. Pas d’éclair qui ne fût suivi, à quelques secondes près, des éclats du tonnerre. Un écho n’avait pas le temps de s’éteindre, qu’un nouveau coup de foudre était répercuté par lui. Aussi, une basse profonde se déroulait-elle sans discontinuer, pendant que sur cette basse se détachaient ces détonations sèches que Lucrèce a si justement comparées à l’aigre cri du papier qui se déchire.

« Comment l’orage ne les a-t-il pas ramenés encore ? disait le colonel Munro.

– Peut-être, répondit le sergent, le capitaine Hod et ses compagnons auront-ils trouvé un abri dans la forêt, dans le creux de quelque arbre ou de quelque rocher, et ne nous rejoindront-ils que demain matin ! Le campement sera toujours là pour les recevoir ! »

Banks secoua la tête en homme qui n’est pas rassuré. Il ne semblait pas partager l’avis de Mac Neil.

En ce moment, — il était près de neuf heures, — la pluie commença à tomber avec une violence extrême. Elle était mélangée d’énormes grêlons, qui nous lapidaient et crépitaient sur la toiture sonore de Steam-House. C’était comme un roulement sec de tambours. Il eût été impossible de s’entendre parler, quand bien même les éclats du tonnerre n’auraient pas rempli l’espace. Les feuilles des banians, hachées par cette grêle, tourbillonnaient de toutes parts.

Banks, ne pouvant se faire entendre au milieu de cet assourdissant tumulte,
À travers le sombre dessous des banians. (Page 142.)

tendit alors le bras et nous montra les grêlons qui frappaient les flancs du Géant d’Acier.

C’était à ne pas le croire ! Tout scintillait au contact de ces corps durs. On eût dit que ce qui tombait des nuages était de véritables gouttes d’un métal en fusion, qui, en choquant la tôle, renvoyaient un jet lumineux. Ce phénomène indiquait à quel point l’atmosphère était saturée d’électricité. La matière fulminante la traversait incessamment, au point que tout l’espace semblait être en feu.

Banks, d’un geste, nous fit rentrer dans le salon et ferma la porte qui
Ils portaient dans leurs bras Goûmi. (Page 149.)

s’ouvrait sur la vérandah. Il y avait certainement danger à s’exposer, en plein air, au choc des effluences électriques.

Nous nous trouvions à l’intérieur, dans une obscurité que rendait plus complète la fulguration du dehors. Quel fut notre étonnement, lorsque nous vîmes que notre salive elle-même était lumineuse ! Il fallait que nous fussions imprégnés du fluide ambiant à un point extraordinaire.

« Nous crachions du feu », pour employer l’expression qui a servi à caractériser ce phénomène, rarement observé, toujours effrayant. En vérité, au milieu de cette déflagration continue, feu au dedans, feu au dehors, dans le fracas de ces roulements accentués par de grands éclats de foudre, le cœur le plus ferme ne pouvait s’empêcher de battre plus rapidement.

« Et eux ! dit le colonel Munro.

– Eux !… oui !… eux ! » répondit Banks.

C’était horriblement inquiétant. Nous ne pouvions rien faire pour venir en aide au capitaine Hod et à ses compagnons, très sérieusement menacés.

En effet, s’ils avaient trouvé quelque abri, ce ne pouvait être que sous les arbres, et l’on sait, dans ces conditions, quels dangers on court pendant les orages. Au milieu de cette forêt si dense, comment auraient-ils pu se placer à cinq ou six mètres de la verticale qui passe par l’extrémité des plus longues branches, – ainsi que cela est recommandé aux personnes qui se trouvent surprises dans le voisinage des arbres ?

Toutes ces réflexions me venaient à l’esprit, lorsqu’un coup de tonnerre, plus sec que les autres, éclata soudain. Un intervalle d’une demi-seconde à peine l’avait séparé de l’éclair.

Steam-House en trembla et fut comme soulevée sur ses ressorts. Je crus que le train allait être culbuté. En même temps, une odeur forte emplit l’espace, – odeur pénétrante des vapeurs nitreuses, – et très certainement, l’eau de pluie, recueillie pendant cette tourmente, eût contenu une grande quantité d’acide nitrique.

« La foudre est tombée… dit Mac Neil.

– Storr ! Kâlouth ! Parazard ! » cria Banks.

Les trois hommes accoururent dans le salon. Par bonheur, aucun n’avait été frappé. L’ingénieur repoussa alors la porte de la vérandah, et s’avança sur le balcon.

« Là !… voyez !… » dit-il.

Un énorme banian venait d’être foudroyé, à dix pas, à la gauche de la route. Sous l’incessante lueur électrique, on y voyait alors comme en plein jour. L’immense tronc, que ses rejetons ne pouvaient plus soutenir, était tombé en travers sur les arbres voisins. Il était nettement décortiqué dans toute sa longueur, et une longue lanière d’écorce, que la rafale agitait comme un serpent, se tordait en cinglant l’air. Il fallait que la décortication se fût opérée de bas en haut, sous l’action d’un coup de foudre ascendant d’une extrême violence.

« Un peu plus, Steam-House était foudroyée ! dit l’ingénieur. Restons, cependant. C’est encore un abri plus sûr que celui des arbres !

– Restons ! » répondit le colonel Munro.

En ce moment, des cris se firent entendre. Étaient-ce nos compagnons qui revenaient enfin ?

« C’est la voix de Parazard, » dit Storr.

En effet, le cuisinier, qui était sous la dernière vérandah, nous appelait à grands cris.

Nous allâmes aussitôt le rejoindre.

À moins de cent mètres, en arrière et sur la droite du campement, la forêt de banians était embrasée. Les plus hautes cimes des arbres disparaissaient déjà dans un rideau de flammes. L’incendie se développait avec une incroyable intensité et se dirigeait sur Steam-House plus rapidement qu’on ne l’aurait pu croire.

Le danger était imminent. Une longue sécheresse, l’élévation de la température pendant les trois mois de la saison chaude, avaient desséché arbres, arbustes, herbes. L’embrasement s’alimentait de tout ce combustible extrêmement inflammable. Ainsi que cela arrive fréquemment aux Indes, la forêt tout entière menaçait d’être dévorée.

En effet, on voyait le feu étendre son cercle d’embrasement et gagner de proche en proche. S’il atteignait le lieu du campement, en quelques minutes les deux chars seraient détruits, car leurs minces panneaux ne pouvaient les défendre du feu, comme font les épaisses parois de tôle d’un coffre-fort.

Nous restions silencieux devant ce danger. Le colonel Munro se croisait les bras. Puis :

« Banks, dit-il simplement, c’est à toi de nous tirer de là !

– Oui, Munro, répondit l’ingénieur, et puisque nous n’avons aucun moyen d’éteindre cet incendie, il faut le fuir !

– À pied ? m’écriai-je.

– Non, avec notre train.

– Et le capitaine Hod, et ses compagnons ? dit Mac Neil.

– Nous ne pouvons rien pour eux ! S’ils ne sont pas de retour avant notre départ, nous partirons quand même !

– Il ne faut pas les abandonner ! dit le colonel.

– Munro, répondit Banks, lorsque le train sera en sûreté, hors des atteintes du feu, nous reviendrons et nous battrons la forêt jusqu’à ce que nous les ayons retrouvés !

— Fais donc, Banks, répondit le colonel Munro, qui dut se rendre à l’avis de l’ingénieur, en réalité le seul à suivre.

— Storr, dit Banks, à ta machine ! Kâlouth, à ta chaudière, et pousse les feux ! — Quelle pression au manomètre ?

— Deux atmosphères, répondit le mécanicien.

— Il faut que, dans dix minutes, nous en ayons quatre ! Allez ! mes amis, allez ! »

Le mécanicien et le chauffeur ne perdirent pas un instant. Bientôt des torrents de fumée noire jaillirent de la trompe de l’éléphant et se mêlèrent aux torrents de pluie, que le géant semblait braver. Aux éclairs qui embrasaient l’espace, il répondait par des tourbillons d’étincelles. Un jet de vapeur sifflait dans la cheminée, et le tirage artificiel activait la combustion du bois que Kâlouth entassait dans son fourneau.

Sir Edward Munro, Banks et moi, nous étions restés sous la vérandah d’arrière, observant les progrès de l’incendie à travers la forêt. Ils étaient rapides et effrayants. Les grands arbres s’effondraient dans cet immense foyer, les branches crépitaient comme des coups de revolver, les lianes se tordaient d’un tronc à l’autre, le feu se communiquait presque immédiatement à des foyers nouveaux. En cinq minutes, l’embrasement avait gagné cinquante mètres en avant, et les flammes, échevelées, on pourrait dire bâillonnées par la rafale, s’élevaient à une telle hauteur, que les éclairs les sillonnaient en tous sens.

« Il faut que dans cinq minutes nous ayons quitté la place ! dit Banks, ou tout prendra feu !

— Il va vite, cet incendie ! répondis-je.

— Nous irons plus vite que lui !

— Si Hod était là, si ses compagnons étaient de retour ! dit sir Edward Munro.

— Des coups de sifflet ! des coups de sifflet ! s’écria Banks. Ils les entendront peut-être ! »

Et, se précipitant vers la tourelle, il fit aussitôt retentir l’air de sons aigus, qui tranchaient sur les roulements profonds de la foudre, et devaient porter loin.

On peut se figurer cette situation, on ne saurait la dépeindre. D’une part, nécessité de fuir au plus vite ; de l’autre, obligation d’attendre ceux qui n’étaient pas de retour !

Banks était revenu sous la vérandah de l’arrière. La lisière de l’incendie se développait maintenant à moins de cinquante pieds de Steam-House. Une insoutenable chaleur se propageait, et l’air brûlant deviendrait bientôt irrespirable. De nombreuses flammèches tombaient déjà jusque sur notre train. Très heureusement, les torrentielles averses le protégeaient dans une certaine mesure, mais elles ne pourraient évidemment pas le défendre de l’attaque directe du feu.

La machine lançait toujours ses sifflets stridents. Ni Hod, ni Fox, ni Goûmi, ne reparaissaient. En ce moment, le mécanicien rejoignit Banks.

« Nous sommes en pression, dit-il.

— Eh bien, en route, Storr ! répondit Banks, mais pas trop vite !… Ce qu’il faut seulement pour nous tenir hors de portée de l’incendie !

— Attends, Banks, attends ! dit le colonel Munro, qui ne pouvait se décider à quitter le campement.

— Encore trois minutes, Munro, répondit froidement Banks, mais pas davantage. Dans trois minutes, l’arrière du train commencera à prendre feu ! »

Deux minutes s’écoulèrent. Il était maintenant impossible de rester sous la vérandah. La main même ne pouvait se poser sur les tôles brûlantes qui commençaient à se gondoler. Demeurer quelques instants de plus, c’était de la dernière imprudence !

« En route, Storr ! cria Banks.

— Ah ! s’écria le sergent.

— Eux !… » dis-je.

Le capitaine Hod et Fox apparaissaient sur la droite de la route. Ils portaient dans leurs bras Goûmi, comme un corps inerte, et ils arrivèrent au marche-pied de l’arrière.

« Mort ! s’écria Banks.

— Non, frappé de la foudre, qui a brisé son fusil dans sa main, répondit le capitaine Hod, et paralysé seulement de la jambe gauche !

— Dieu soit loué ! dit le colonel Munro.

— Merci, Banks ! ajouta le capitaine. Sans vos coups de sifflet, nous n’aurions pu retrouver le campement !

— En route ! s’écria Banks, en route ! » Hod et Fox s’étaient jetés dans le train, et Goûmi, qui n’avait pas perdu l’usage de ses sens, fut déposé dans sa cabine.

« Quelle pression avons-nous ? demanda Banks, qui venait de rejoindre le mécanicien.

— Près de cinq atmosphères, » répondit Storr.

— En route ! » répéta Banks.

Il était dix heures et demie. Banks et Storr allèrent se placer dans la tourelle. Le régulateur fut ouvert, la vapeur se précipita dans les cylindres, les premiers hennissements se firent entendre, et le train s’avança à petite vitesse, au milieu de cette triple intensité de lumière, produite par l’incendie de la forêt, les feux électriques des fanaux, les fulgurations du ciel.

En quelques mots, le capitaine Hod nous raconta ce qui s’était passé pendant son excursion. Ses compagnons et lui n’avaient rencontré aucune trace d’animaux. Avec l’orage qui montait, l’obscurité se fit plus rapidement et surtout plus profondément qu’ils ne le pensaient. Ils furent donc surpris par le premier coup de tonnerre, lorsqu’ils se trouvaient déjà à plus de trois milles du campement. Alors ils voulurent revenir sur leurs pas ; mais, quoi qu’ils fissent pour s’orienter, ils ne tardèrent pas à se perdre au milieu de ces groupes de banians qui se ressemblent, et sans qu’aucun sentier leur indiquât la direction à suivre.

L’orage éclata bientôt avec une extrême violence. À ce moment, tous trois se trouvaient hors de portée des feux électriques. Ils ne purent donc se diriger en droite ligne vers Steam-House. La grêle et la pluie tombaient à torrents. D’abris, point, si ce n’est l’insuffisant dôme des arbres, qui ne tarda pas à être criblé.

Soudain, un coup de tonnerre éclata dans un éclair intense. Goûmi tomba foudroyé près du capitaine Hod, aux pieds de Fox. Du fusil qu’il tenait à la main il ne restait plus que la crosse. Canon, batterie, sous-garde, il avait été instantanément dépouillé de tout ce qui était métal.

Ses compagnons le crurent mort. Il n’en était rien, heureusement ; mais sa jambe gauche, bien qu’elle n’eût pas été directement atteinte par le fluide, était paralysée. Impossible au pauvre Goûmi de faire un pas. Il fallait donc le porter. En vain demanda-t-il qu’on le laissât, quitte à venir le reprendre plus tard. Ses compagnons n’y voulurent pas consentir, et, l’un le tenant par les épaules, l’autre par les pieds, ils s’aventurèrent tant bien que mal au milieu de l’obscure forêt.

Pendant deux heures, Hod et Fox errèrent au hasard, hésitant, s’arrêtant, reprenant leur marche, sans aucun point de repère qui pût leur indiquer la direction de Steam-House.

Heureusement, enfin, les coups de sifflet, plus perceptibles que n’eussent été des coups de fusil au milieu de ce fracas des éléments, retentirent dans la rafale. C’était la voix du Géant d’Acier.

Un quart d’heure après, tous trois arrivaient au moment où le lieu de halte allait être abandonné. Il n’était que temps !

Cependant, si le train courait sur la route large et unie de la forêt, l’incendie marchait aussi vite que lui. Ce qui rendait le danger plus menaçant, c’est que le vent avait varié, ainsi qu’il fait fréquemment pendant ces météores troublants des orages. Au lieu de souffler de flanc, il soufflait maintenant de l’arrière, et, par sa violence, activait tout cet embrasement, comme un ventilateur qui sature un foyer d’oxygène. Le feu gagnait visiblement. Les branches en ignition, les flammèches ardentes pleuvaient au milieu d’un nuage de cendres chaudes, soulevées du sol, comme si quelque cratère eût vomi dans l’espace des matières éruptives. Et véritablement, on ne pouvait mieux comparer cet incendie qu’à la marche d’un fleuve de lave, se déroulant à travers la campagne et dévorant tout sur son passage.

Banks vit cela. Il ne l’eût pas vu qu’il l’aurait senti au souffle torréfiant qui passait dans l’atmosphère.

La marche fut donc hâtée, bien qu’il y eût quelque danger à le faire sur ce chemin inconnu. Mais la route, alors envahie par les eaux du ciel, était si profondément ravinée, que la machine ne put être poussée autant que l’ingénieur l’aurait voulu.

Vers onze heures et demie, nouvel éclat de tonnerre, qui fut terrible, nouveau coup de foudre ! Un cri nous échappa. Nous crûmes que Banks et Storr avaient été foudroyés tous deux dans la tourelle d’où ils dirigeaient la marche du train.

Ce malheur nous avait été épargné. C’était notre éléphant qui venait d’être frappé par la décharge électrique à la pointe de l’une de ses longues oreilles pendantes.

Il n’en était résulté, heureusement, aucun dommage pour la machine, et il sembla que le Géant d’Acier voulût répondre aux coups de l’orage par ses hennissements plus précipités.

« Hurrah ! cria le capitaine Hod, hurrah ! Un éléphant d’os et de chair serait
Nouvel éclat de tonnerre. (Page 151.)

tombé sur le coup ! Toi, tu braves la foudre, et rien ne peut t’arrêter ! Hurrah ! Géant d’Acier, hurrah ! »

Pendant une demi-heure encore, le train maintint sa distance. Dans la crainte de heurter trop violemment quelque obstacle, Banks ne le lançait qu’à la vitesse nécessaire pour ne pas être atteint par le feu.

De la vérandah où le colonel Munro, Hod et moi avions pris place, nous voyions passer de grandes ombres, qui bondissaient dans les projections lumineuses de l’incendie et des éclairs. C’étaient enfin des fauves !

Par précaution, le capitaine Hod saisit son fusil, car il était possible que
Ces bêtes effarées. (Page 153.)

ces bêtes effarées voulussent se jeter sur le train pour y chercher un abri ou un refuge.

Et, en effet, un énorme tigre le tenta ; mais, en s’élançant d’un bond prodigieux, il fut pris par le cou entre deux rejetons de banians. L’arbre principal, se courbant alors sous la tempête, tendit ses rejetons comme deux immenses cordes, qui étranglèrent l’animal.

« Pauvre bête ! dit Fox.

– Ces fauves-là, répondit le capitaine Hod indigné, c’est fait pour être tué par une honnête balle de carabine ! Oui ! pauvre bête ! »

Vraiment, c’était bien là sa mauvaise chance, au capitaine Hod ! Lorsqu’il cherchait des tigres, il n’en voyait pas, et, lorsqu’il ne les cherchait plus, ils lui passaient au vol, sans qu’il pût les tirer, ou ils s’étranglaient comme une souris dans les fils d’une souricière !

À une heure du matin, le danger, si grand qu’il eût été jusque-là, redoubla encore.

Sous l’influence de ces vents affolés, qui sautaient à tous les points du compas, l’incendie avait gagné l’avant de la route, et, maintenant, nous étions absolument cernés.

Cependant, l’orage avait beaucoup diminué de violence, ainsi que cela arrive presque invariablement, lorsque ces météores passent au-dessus d’une forêt, dont les arbres soutirent et épuisent peu à peu la matière électrique. Mais si les éclairs étaient plus rares, les coups de tonnerre plus espacés, si la pluie tombait avec moins de force, le vent courait toujours à la surface du sol avec une incroyable fureur.

Coûte que coûte, il fallut presser la marche du train, au risque de le heurter contre un obstacle, ou de le précipiter dans quelque large fondrière.

C’est ce que fit Banks, mais il le fit avec un sang-froid étonnant, les yeux collés aux verres lenticulaires de la tourelle, la main sur le régulateur, qu’elle ne quittait plus.

La route semblait encore être à demi ouverte entre deux haies de feu. Donc, nécessité de passer entre ces deux haies.

Banks s’y lança résolument avec une vitesse de six à sept milles à l’heure.

Je crus que nous y resterions, surtout lorsqu’il fallut franchir un endroit très restreint de la fournaise pendant un espace de cinquante mètres. Les roues du train crièrent sur les charbons ardents qui jonchaient le sol, et une atmosphère brûlante l’enveloppa tout entier !…

Nous avions passé ! Enfin, à deux heures du matin, l’extrême lisière du bois apparut dans la lueur des rares éclairs. Derrière nous se développait un vaste panorama de flammes. L’incendie ne devait s’éteindre qu’après avoir dévoré jusqu’au dernier banian de l’immense forêt. Au jour, le train s’arrêta enfin ; l’orage s’était entièrement dissipé, et l’on disposa un campement provisoire. Notre éléphant, qui fut visité avec soin, avait la pointe de l’oreille droite percée de plusieurs trous, dont les rebarbes s’infléchissaient en directions inverses. Certes, sous un tel coup de foudre, tout autre animal qu’un animal d’acier fût tombé pour ne plus se relever, et l’incendie eût rapidement dévoré le train en détresse !

À six heures du matin, après un repos très sommaire, la route était reprise, et, à midi, nous venions camper aux environs de Rewah.

  1. Environ sept cent trente millimètres.