La Maison déserte

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Traduction par Henry Egmont.
Contes fantastiques d’Hoffmann, Texte établi par Perrotin, Perrotintome III et IV (p. 1-53).


LA MAISON DÉSERTE


I.


Vous savez (ainsi commença Théodore) que je passai tout l’été dernier à B.... Le grand nombre d’anciens amis et de connaissances que j’y rencontrai, la vie libre et animée de cette capitale, les agréments variés qu’y offre la culture des sciences et des arts, tout cela me captiva ; jamais je n’avais été plus gai, et je m’abandonnai avec délices à mon goût passionné pour les flâneries solitaires, me délectant à examiner chaque gravure, chaque affiche, ou à observer les individus que je rencontrais, et même à tirer en imagination l’horoscope de quelques-uns. D’ailleurs, le spectacle des nombreux et magnifiques édifices de B.... et celui des merveilleux produits de l’art et du luxe auraient suffi pour donner à mes promenades un attrait irrésistible.

L’avenue bordée d’hôtels somptueux qui conduit à la porte de —— est le rendez-vous habituel des gens du grand monde, à qui leur position ou leur fortune permet d’user largement des jouissances de la vie. Le rez-de-chaussée de ces riches et vastes palais est généralement affecté à des magasins où sont exposées les marchandises de luxe, et les étages supérieurs sont habités par des personnes de la plus haute condition. C’est dans cette rue que sont situés aussi les hôtels publics les plus distingués, et la plupart des ambassadeurs étrangers y ont leur résidence. Vous pouvez donc vous figurer ce lieu comme le théâtre perpétuel d’un mouvement et d’une vie extraordinaires qu’on ne retrouve point dans les autres quartiers de la capitale ; de même que l’aspect de celui-ci donnerait une idée exagérée de la population commune ; car l’affluence générale fait que maintes personnes se contentent en cet endroit d’un logement exigu relativement à leurs besoins réels ; ce qui donne à plusieurs maisons occupées par un grand nombre de familles l’aspect de véritables ruches d’abeilles.

J’avais déjà bien souvent parcouru cette promenade, lorsqu’un jour une maison qui contrastait d’une manière frappante et singulière avec toutes les autres arrêta tout-à-coup mes regards. Figurez-vous une maison basse avec quatre fenêtres de façade au premier étage, qui ne dépassait guère en hauteur les croisées du rez-de-chaussée des maisons voisines, et deux beaux hôtels la comprimant pour ainsi dire entre leurs grands murs latéraux. Sa devanture décrépie, sa toiture mal entretenue, une partie des vitres remplacée par du papier collé, témoignaient de la négligence absolue du propriétaire. Imaginez l’effet que devait produire cette masure au milieu de tant d’édifices somptueux ornés de tous les embellissements de l’art et du goût.

Je m’arrêtai, et, après un examen attentif, je remarquai que toutes les croisées étaient soigneusement fermées ; celles du rez-de-chaussée paraissaient avoir été murées ; et je cherchai vainement auprès de la porte bâtarde, pratiquée sur un côté de la façade, et qui devait servir d’entrée, la sonnette d’usage. Je ne pus même découvrir sur cette porte ni serrure ni poignée. Bref, je restai convaincu que cette maison devait être tout-à-fait inhabitée ; car jamais, jamais, à quelque heure du jour que je passasse, je n’y aperçus la moindre trace d’une créature humaine.

Une maison inhabitée dans cette partie de la ville, dans cette rue ! Singulière apparition ! Et pourtant, cela s’explique peut-être par une raison bien simple et naturelle, si le propriétaire se trouve embarqué par exemple dans un long voyage, ou bien si, retenu dans quelque autre propriété lointaine, il ne veut ni aliéner ni louer cet immeuble, pour rester libre d’y établir sa demeure immédiatement à son retour à B.... Telles étaient mes suppositions, et cependant j’ignore moi-même par quelle influence il me devint impossible de passer devant la maison déserte sans m’arrêter chaque fois, comme si une puissance magique m’y eût contraint, et sans que les réflexions les plus étranges vinssent occuper ou plutôt troubler mon esprit.

Vous tous savez bien, vous, les braves et joyeux compagnons de ma jeunesse, comment j’ai toujours eu des manies de visionnaire, et quel vif penchant m’entraine à ne m’occuper que des merveilleux phénomènes du monde fantastique, ce que vous ne cessiez de désapprouver au nom d’une raison sévère. — Eh bien ! prenez à votre aise vos airs sceptiques et railleurs ; j’avouerai même volontiers que j’ai souvent été la franche dupe de mes propres illusions, et que la maison déserte semblait fort devoir me réserver une déception du même genre ; mais patience jusqu’à la fin, dont la morale doit vous confondre ! Écoutez.

Un jour donc, et cela à l’heure où le bon ton convoque les promeneurs dans l’avenue, j’étais, comme à l’ordinaire, plongé dans de profondes réflexions en contemplant la maison déserte. Bientôt je remarquai, sans y attacher une grande importance, que quelqu’un venait de s’arrêter près de moi en me considérant. C’était le comte P***, dont le caractère analogue au mien s’était déjà manifesté en maintes circonstances, et je ne doutai pas un seul instant que l’aspect mystérieux de la maison ne l’eût frappé ainsi que moi. Jugez de mon émotion, lorsqu’après avoir parlé le premier de la singulière impression que m’avait causée la vue de ce bâtiment abandonné au centre du quartier le plus à la mode de la capitale, je le vis sourire avec affectation. Mais j’en sus bientôt le motif.

Le comte P*** était allé beaucoup plus loin que moi dans ses observations et ses suppositions. Enfin il s’était rendu compte du secret, et il sut en faire le texte d’une histoire tellement surprenante, que l’imagination la plus poétique et la plus indépendante pouvait seule en admettre la réalité dans la vie commune. Je devrais sans doute ici vous faire part de l’histoire du comte que j’ai encore présente à l’esprit dans toute sa vivacité ; mais je me sens dès à présent si fortement préoccupé de ma propre aventure qu’il me faut poursuivre mon récit. Seulement, imaginez quel fut le désappointement du comte, lorsqu’après avoir parfait et complété son histoire, il apprit que la maison déserte servait tout bonnement de laboratoire au confiseur dont la boutique, magnifiquement décorée, était contiguë. C’est pour cela que les fenêtres du rez-de-chaussée, où étaient établis les fourneaux, avaient été murées, et que celles des chambres du premier étage étaient garnies d’épais rideaux pour garantir du soleil et des insectes les sucreries fabriquées qu’on y gardait en réserve.

À cette communication inattendue, j’éprouvai, comme cela était arrivé au comte lui-même, l’effet d’une douche froide qui aurait jailli sur ma tête, c’est-à-dire que le diable, auquel répugne toute poésie, d’un coup de sa griffe aiguë, nous gratifia, pauvres rêveurs ! du plus honteux pied de nez.

Toutefois, en dépit de cette prosaïque explication, je ne pouvais m’empêcher de regarder toujours en passant la maison déserte, et toujours à cette vue un léger frisson parcourait mes membres, et mille visions bizarres de ce qui pouvait se passer à l’intérieur surgissaient dans mon esprit. Je ne pouvais absolument pas m’habituer à l’idée des bonbons, des confitures, des massepains, des fruits confits, etc., etc. Un singulier vertige me faisait apparaître tout cela comme autant d’encouragements séducteurs dont j’interprétais à peu près ainsi le langage symbolique : N’ayez pas peur, mon cher ! nous sommes tous des petits êtres bien doux et bien délicats ; mais il faut compter prochainement sur un léger coup de tonnerre… Puis je pensai en moi-même : N’es-tu pas un bien grand fou de chercher sans cesse à transformer les choses les plus ordinaires en apparitions miraculeuses ? et tes amis n’ont-ils pas raison de te traiter d’incurable visionnaire ? —

La maison, comme cela devait être d’après sa destination prétendue, restait toujours la même, de sorte qu’à la fin je m’habituai à son aspect ; et les folles images que, dans l’origine, je voyais si distinctement m’apparaître et voltiger hors de son enceinte, s’étaient évanouies peu à peu. Le hasard vint réveiller de nouveau mes anciens soupçons.

Quoique je me fusse résigné autant que possible au cours trivial et ordinaire des choses, vous devez bien penser qu’avec la tendance de mon caractère, décidément plein d’une passion enthousiaste et religieuse pour le merveilleux, je ne cessai pas d’avoir l’œil sur la maison mystérieuse. Il arriva donc un jour que, me promenant comme de coutume à midi dans l’avenue, je dirigeai mes regards vers les fenêtres voilées de la maison déserte. Soudain je vis remuer doucement le rideau de la croisée la plus rapprochée de la boutique du confiseur. Une main, un bras entier se laissèrent voir. Je tirai à la hâte ma lorgnette d’opéra, et j’aperçus alors distinctement une main de femme éclatante de blancheur et merveilleusement faite, au petit doigt de laquelle étincelait un diamant incomparable. Un riche bracelet rayonnait aussi à son bras d’albâtre voluptueusement arrondi. La main déposa une carafe de cristal d’une forme étrange sur l’appui de la croisée, et disparut derrière le rideau.

Je restai pétrifié. Un sentiment indéfinissable de bonheur inquiet me fit frissonner comme une commotion électrique. Je ne pouvais détourner mes regards de la fenêtre enchantée, et peut-être aussi un soupir langoureux s’échappa-t-il de mon sein. Bref, en revenant à moi, je me vis entouré d’une foule de gens de toute condition, qui regardaient avec curiosité du même côté que moi. J’en fus contrarié. Mais il me vint bientôt à l’esprit que le peuple d’une grande ville quelconque ressemble toujours plus ou moins à cette multitude de badauds attroupés devant une maison, qui ne se lassaient point d’ouvrir de grands yeux et de crier au miracle, parce qu’un bonnet de coton était tombé d’un sixième étage sans une seule maille de rompue.

Je m’éclipsai adroitement, et le démon du prosaïsme me souffla très-intelligiblement à l’oreille que j’avais vu sans doute la femme du confiseur dans sa belle toilette du dimanche placer sur l’appui de la croisée une carafe vide d’huile de rose ou de quelque autre liqueur.

Tout-à-coup, chose étrange ! il me vint une idée fort sensée. — Je revins sur mes pas, et j’entrai tout droit dans la splendide boutique ornée de glaces du confiseur, voisin de la maison déserte.

Tout en soufflant sur la tasse brûlante de chocolat mousseux que je m’étais fait servir, je glissai sans affectation les mots suivants : « Vous avez ma foi bien fait d’agrandir votre établissement par l’acquisition de la maison voisine. » Le confiseur s’empressa de jeter encore quelques bonbons de couleur différente dans le cornet d’un quart de livre qu’attendait une charmante petite fille, et ensuite il se pencha fort en avant vers moi, le bras appuyé sur son comptoir, en m’adressant un regard souriant et interrogateur, comme s’il ne m’eût pas du tout compris.

Je répétai qu’il avait très-convenablement établi son laboratoire dans la maison voisine, bien que le bâtiment, devant rester inhabité par suite de cette destination, offrit un triste et sombre contraste au milieu des brillants hôtels d’alentour. « Eh ! monsieur, répartit alors le confiseur, qui a pu vous dire que la maison d’à cote nous appartient ! Malheureusement, toutes nos tentatives pour l’acquérir ont été vaines ; et, ma foi, cela vaut peut-être mieux pour nous ; car il y a dans cette maison quelque singulier mystère !… »

Vous devez bien imaginer, ô mes chers amis, combien ces paroles m’intriguèrent et avec quel empressement je priai le confiseur de m’en apprendre davantage sur ce sujet. « Mon Dieu ! monsieur, me dit-il, je ne sais rien moi-même de bien particulier. Ce qu’il y a de positif, c’est que cette maison appartient à la comtesse de S***, qui vit dans ses terres, et n’est pas venue à B.... depuis un grand nombre d’années. Déjà, à l’époque où aucun des édifices somptueux qui ornent aujourd’hui cette rue n’existait encore, cette maison, à ce qu’on m’a raconté, avait le même aspect qu’aujourd’hui, et depuis ce temps, on n’y a fait que les réparations strictement nécessaires pour la préserver d’une ruine totale.

» Deux seuls êtres animés l’habitent, un intendant morose aussi vieux qu’elle, et un chien décrépit et hargneux, qui ne cesse d’aboyer après la lune dans la cour de derrière. D’après le bruit général, ce bâtiment n’est qu’un repaire de revenants, et en effet, mon frère, à qui appartient cette boutique, et moi nous avons souvent entendu au milieu du silence de la nuit, surtout à l’époque des fêtes de Noël, où nos travaux multiplient nos veilles, d’étranges lamentations qui partaient évidemment de derrière le mur mitoyen. Quelquefois aussi, de sourds grattements et des éclats d’un tapage diabolique nous ont glacés d’effroi. Il n’y a pas longtemps que, durant la nuit, nous entendîmes retentir un chant si singulier qu’aucune parole ne saurait vous en donner une juste idée. C’était pourtant bien positivement le son de la voix d’une vieille femme ; mais jamais, moi qui ai vu bien des cantatrices en Italie, en France et en Allemagne, jamais en vérité je n’ai entendu des sons aussi perçants, aussi aigus, ni d’aussi déchirants accords mêlés de cadences plus hardies. Je crus reconnaître qu’on chantait des paroles françaises ; mais je ne pus pas les distinguer d’une manière précise. Et d’ailleurs, le frisson d’horreur dont je me sentis pénétré m’empêcha de prêter une attention soutenue à ce chant inconcevable et fantastique.

» Il arrive aussi, quand le bruit extérieur cesse momentanément, que l’on entend de l’arrière-boutique de profonds soupirs, et puis un rire étouffé, qui semblent sortir de terre ; mais en appliquant l’oreille contre la muraille, on s’aperçoit aisément que ces divers bruits viennent de la maison à côté. Voyez, monsieur… (il me conduisit dans l’arrière-boutique, et du geste dirigea mes regards vers la fenêtre), remarquez ce tuyau de fer qui sort du mur en face : il fume parfois si fort, même en été et quand on n’allume pourtant du feu nulle part, que mon frère s’est déjà plus d’une fois querellé avec le vieil intendant à cause du danger d’incendie. Mais celui-ci prétend, pour s’excuser, que c’est la cheminée du fourneau où il fait cuire ses aliments. Ce qu’il mange celui-là, Dieu le sait ! car la fumée qui s’échappe de là répand quelquefois une odeur si singulière !… »

La porte vitrée de la boutique cria, le confiseur courut à son comptoir, et il me lança, en me désignant d’un mouvement de tête le personnage qui venait d’entrer, un regard significatif. Je le compris à merveille. Quel pouvait être cet individu, sinon l’intendant de la mystérieuse maison ? — Figurez-vous un petit homme sec avec une face couleur de momie, un nez pointu, des lèvres pincées, des yeux de chat d’un vert étincelant, un sourire stéréotypé d’homme en démence, des cheveux frisés à l’ancienne mode et abondamment poudrés avec un toupet pyramidal, des ailes de pigeon ébouriffées et une grande bourse pendante dite postillon d’amour, un vieil habit couleur café brûlé, à moitié déteint, mais bien conservé et bien brossé, des bas gris, et enfin de grands souliers carrés avec de petites boucles en faux brillants. Imaginez que cette petite et sèche figure est pourtant vigoureusement constituée, surtout à en juger par des poings monstrueux armés de longs doigts nerveux, et qu’elle marche vers le comptoir du pas le plus assuré. Enfin, voyez-la, avec son sourire invariable, et les yeux fixés sur les bocaux de cristal pleins de sucreries, demander d’un ton langoureux et d’une voix grêle et larmoyante : « Deux oranges confites — deux macarons — deux marrons glacés, » etc., et jugez vous-même s’il y avait lieu d’éprouver ou non à cette vue de singuliers pressentiments.

Le confiseur mit ensemble les diverses friandises réclamées par le vieillard, qui lui dit avec l’accent le plus lamentable : « Pesez, pesez cela, monsieur mon estimable voisin ! » Puis il tira en geignant et avec effort une petite bourse de cuir de sa poche, et y chercha de l’argent avec de minutieuses cérémonies. Je remarquai qu’il paya le confiseur en plusieurs sortes de vieilles monnaies usées et déjà hors de cours pour la plupart. Il prit un air très-chagrin en comptant les pièces devant lui, et balbutiait en même temps : « Des douceurs — des douceurs ! il ne faut plus que des douceurs à présent, en faveur de moi. Satan offre un miel pur, savoureux aux lèvres de sa fiancée ! »

Le confiseur me regarda en riant, et dit ensuite au vieillard : « Vous ne paraissez pas être bien portant. Ah ! sans doute, l’âge, l’âge ; les forces diminuent. » Sans changer de visage, le vieux s’écria d’une voix sonore : « L’âge, l’âge ? — les forces diminuent ? faiblesse, épuisement ? Hoho — hoho, hoho !… » Et à ces mots il frappa des mains si violemment que les jointures craquèrent, et il bondit en l’air à une hauteur prodigieuse en choquant avec la même vigueur ses pieds l’un contre l’autre, de telle sorte que toute la boutique en retentit, et que tous les cristaux résonnèrent. Mais au même moment, des cris affreux vinrent dominer ce sourd murmure. Le vieillard, en retombant, avait marché sur la patte d’un chien noir qui l’accompagnait, et s’était humblement couché entre ses jambes. « Vilaine bête ! maudit chien endiablé ! » dit le vieillard en reprenant sa voix dolente et cassée ; puis il ouvrit son cornet, et présenta à l’animal un gros macaron. Le chien, qui pleurait et gémissait, se tut soudain ; il s’assit sur ses pattes de derrière, et se mit à croquer le macaron, comme aurait pu le faire un écureuil.

Le vieillard acheva de refermer et d’empocher son cornet en même temps que le chien son régal. « Bonne nuit ! monsieur mon digne voisin ! « dit-il alors en tendant sa main au confiseur ; et celui-ci sentit la sienne si fortement pressée, qu’il en cria de douleur : — « L’impotent et débile vieillard vous souhaite une bonne nuit, monsieur mon bon voisin ! » Et il sortit de la boutique suivi de son chien noir, qui promenait sa langue autour de son museau pour ne perdre aucune miette du macaron.

Le vieillard semblait ne m’avoir nullement remarqué, et je restai là immobile et stupéfait. « Vous voyez, me dit le confiseur, c’est ainsi qu’en agit le singulier bon-homme, qui vient ici deux ou trois fois par mois à peu près. Mais, du reste, on ne peut rien tirer de lui, si ce n’est qu’il a été autrefois valet de chambre du comte de S***, et qu’il est maintenant préposé à la garde de cette maison, où il attend de jour en jour, et voilà bon nombre d’années que cela dure, la famille du comte, ce qui ne permet d’y céder à personne un droit de location. — Mon frère lui a fait faire une fois des sommations sur le singulier tapage nocturne dont je vous ai parlé ; mais il s’est contenté de répondre fort tranquillement : « Oui ! je sais que c’est le bruit général que ce logis est fréquenté par les revenants ; mais il faut n’en rien croire, c’est une histoire faite à plaisir. »

L’heure était venue où il était de bon ton de se montrer dans cette boutique. La porte s’ouvrit, une élégante compagnie entra, et je dus faire trêve à mes interrogations.

II.


Il était donc positif que les renseignements du comte P*** sur les possesseurs et l’emploi de la maison étaient erronés, que le vieil intendant, malgré ses dénégations, ne l’habitait pas seul, et que très-certainement ses murs recélaient quelque fatal mystère. Il s’établit naturellement une relation intime dans mon esprit entre ce chant singulier et effrayant dont m’avait parlé le confiseur, et le joli bras de femme qui m’était apparu à la fenêtre. Évidemment ce bras n’appartenait pas, ne pouvait pas appartenir à une vieille femme comme celle que le confiseur prétendait avoir reconnue à la voix. En m’attachant au témoignage de mes propres yeux, je me persuadai aisément que le confiseur, en croyant entendre une voix cassée et glapissante, avait été abusé par une illusion acoustique, ou même simplement la dupe de ses propres préventions sur son terrible voisinage.

Je pensai aussi à la fumée, à l’odeur singulière dont on m’avait parlé, au flacon de cristal de forme bizarre que j’avais vu, et bientôt je vis surgir vivante devant moi l’image d’une créature toute céleste que je supposais victime de sortilèges infâmes. Le vieillard m’apparut comme un méchant magicien, un damnable suppôt de la sorcellerie qui, devenu sans doute tout-à-fait indépendant de la famille du comte de S***, s’adonnait dans son unique intérêt aux plus odieux maléfices.

Mon imagination s’exalta, et la nuit même je vis, non pas en rêve, mais plutôt dans cet égarement d’idées qui précède le sommeil, je vis distinctement se dessiner à mes yeux la main parée du magnifique diamant et le bras ceint du riche bracelet. Peu à peu, du sein d’un léger nuage gris surgit une tête charmante, dont les yeux bleus d’azur et suppliants respiraient la tristesse ; puis je vis apparaître la figure entière d’une jeune fille merveilleusement belle, dans la fleur de la jeunesse, et pleine d’une grâce ravissante. Bientôt je m’aperçus que le nuage ambiant n’était autre chose que la vapeur subtile qui s’échappait par ondoyantes bouffées du flacon de cristal que la figure portait à la main.

« Ô magique et céleste image ! m’écriai-je dans mon extase, apprends-moi quel est ton sort et qui te retient captive ! — Oh ! que d’amour et de tristesse il y a dans ton regard !… Je le sais, c’est un infâme nécromant qui te traite en esclave. Tu es au pouvoir d’un pernicieux démon, lequel rôde avec un habit café-brûlé et une énorme bourse à cheveux dans les boutiques des confiseurs, où il court risque de tout briser par ses bonds diaboliques, lequel écrase les pattes de chiens à Satan, et les régale de macarons quand, à force de hurlements en la majeur, ils ont consommé leurs évocations sataniques. — Oh je sais tout ! charmante et gracieuse créature ! Dis : ce diamant ne reflète-t-il pas l’intime ardeur de ton âme ! Ah ! le sang de ton cœur a dû souvent l’arroser pour qu’il scintille ainsi et éblouisse le regard de ses mille rayons diaprés, tandis qu’il s’en émane une enivrante mélodie. Oh ! ne sais-je pas aussi que ce bracelet magnifique est l’anneau d’une chaîne prétendue magnétique que tient le nécromancien couleur café brûlé. — Ne le crois pas, mon doux ange ! Moi, je vois bien qu’elle sort d’une retorte d’où s’échappent des flammes bleuâtres ; mais je la briserai, et tu seras délivrée. Ne sais-je pas tout, charmante ? est-ce que je ne sais pas tout ? — Mais par grâce, ange des cieux ! daigne entr’ouvrir ces lèvres de roses, et dis-moi… »

En cet instant, une main osseuse, avançant par-dessus mon épaule, saisit le flacon de cristal, qui se brisa en mille pièces, et toute l’apparition s’évanouit. La ravissante image parut s’évaporer et se perdre dans les ténèbres avec un léger et plaintif murmure.

Ah ! je le vois à votre sourire, je passe encore à vos yeux pour un rêveur extravagant. Mais je puis vous certifier que mon rêve, puisque vous tenez absolument au mot, avait tous les caractères de la vision. Cependant, dès que vous continuez à vous railler de moi dans votre incrédulité prosaïque, je préfère ne plus rien dire pour essayer de vous convaincre et passer outre.

À peine le jour avait-il paru, que je courus, plein de désirs et d’inquiétude, dans l’avenue, et je me postai en face de la maison mystérieuse. De hautes jalousies servaient, de plus que la veille, à masquer les croisées. Car la rue était encore complètement déserte. Je m’approchai très-près des fenêtres murées du rez-de-chaussée, et je prêtai une oreille attentive. Mais aucun son ne se fit entendre, tout restait silencieux comme dans le fond d’un tombeau. Le jour arriva, et le mouvement de la rue m’obligea de quitter mon poste.

À quoi bon lasser votre patience en vous disant comme quoi je rôdai pendant plusieurs jours autour de la maison sans découvrir la moindre chose, comme quoi mes informations et mes recherches restèrent sans résultat, et comment enfin la charmante image de ma vision pâlit peu à peu dans mon esprit ?

Enfin, en revenant une fois d’une longue promenade fort avant dans la soirée, j’aperçus la porte de la maison déserte à demi-ouverte. Je m’en approchai. L’homme à l’habit café brûlé avança la tête en-dehors. Je pris soudain mon parti.

« Le conseiller privé de finances Binder ne demeure-t-il pas dans cette maison ? » Telle fut la question que j’adressai au vieillard tout en l’écartant de la main pour pénétrer sous le vestibule, qu’une lampe éclairait faiblement. Il jeta en souriant un regard perçant sur moi, et me dit d’une voix doucereuse et trainante : « Non, il ne demeure pas ici, il n’y a jamais demeuré, il n’y demeurera jamais, il ne demeure pas même dans aucune maison de cette rue. On vous a parlé de revenants, n’est-ce pas ? Moi, je vous certifie que ce sont des mensonges ! Cette jolie maison est la tranquillité même, et la gracieuse comtesse de S*** y arrive demain, et… bonne nuit, mon cher monsieur !» — À ces mots, le vieillard me contraignit à sortir du vestibule et me ferma la porte au nez. Je l’entendis tousser et gémir, je distinguai le bruit de ses pas trainants, le cliquetis d’un trousseau de clefs, et puis il me sembla qu’il descendait un escalier.

J’avais eu le temps de remarquer que le vestibule était tendu de vieilles tapisseries peintes, et meublé, à l’instar d’un salon, de grands fauteuils garnis en damas rouge, ce qui produisait un effet singulier.

Alors, comme si mon entrée dans la maison déserte les eût évoqués de nouveau, les événements mystérieux reprirent leur cours. — Figurez-vous, ô mes amis ! que le lendemain à midi, en traversant l’avenue, et en jetant de loin vers la maison déserte un regard involontaire, j’aperçois à la première fenêtre du premier étage scintiller quelque chose. Je m’avance : la jalousie extérieure est entièrement ouverte et le rideau tiré à moitié. Je vois étinceler le diamant ! — Ô ciel ! tristement penchée sur son bras, la figure de ma vision me suit du regard d’un air suppliant… Mais il n’est pas possible de rester en place au milieu de cette foule d’allants et venants. Mon œil s’arrête sur un des bancs de l’avenue placé justement en face de la maison ; quoiqu’on ne puisse s’y asseoir qu’en tournant le dos à la maison, je m’élance promptement pour y prendre place, et, me penchant sur le dossier, je puis contempler à mon aise la croisée mystérieuse.

Oui ! c’était elle, la jeune fille gracieuse, ravissante ! l’image de mon rêve. Seulement, son regard paraissait égaré. Ce n’était pas vers moi, comme je l’avais cru d’abord, qu’elle tournait les yeux, où semblait reposer la fixité de la mort. Bref, si le bras et la main ne s’étaient pas remués par moments, j’aurais pu croire que je voyais un portrait peint avec un merveilleux talent.

Tout entier absorbé dans la contemplation de cet étrange spectacle, qui me causait une émotion si profonde, je n’avais pas entendu la voix criarde du colporteur italien qui m’offrait ses marchandises peut-être depuis long-temps. Enfin, il me toucha le bras pour attirer mon attention. Je me retournai vivement et le chassai avec dureté. Mais il revint à la charge avec opiniâtreté et mille supplications. « Je n’ai encore rien gagné d’aujourd’hui, mon bon monsieur ! achetez-moi quelque chose : une couple de crayons, un paquet de curedents ! » À la fin, excédé de ses importunités, et pour me délivrer le plus tôt possible de sa présence, je tirai ma bourse de ma poche avec un mouvement d’impatience.

« J’ai encore ici de bien jolies choses ! » dit-il en ouvrant le tiroir inférieur de sa botte. Et il prit parmi d’autres objets un petit miroir de poche ovale qu’il tint à côté de moi à une certaine distance, et de telle sorte que je vis s’y réfléchir la maison déserte, la croisée et l’angélique figure de ma vision avec les traits les plus distincts. Je m’empressai d’acheter ce miroir, au moyen duquel je pouvais tout à mon aise observer la maison sans provoquer l’attention des passants.

Mais en contemplant de plus en plus fixement la figure de la fenêtre, une sensation singulière et indéfinissable, que je ne saurais mieux comparer qu’à un rêve éveillé, s’empara de moi. Il me semblait qu’un accès de catalepsie eût paralysé non pas mes mouvements, mais ma faculté visuelle, de telle sorte qu’il m’était devenu impossible de détourner mes yeux du miroir. Je vous l’avouerai à ma honte, je me rappelai alors le vieux conte de nourrice au moyen duquel dans mon enfance ma bonne me faisait bien vite gagner mon lit, quand par hasard je m’amusais à me mirer trop long-temps dans le grand miroir de la chambre de mon père. Elle ne manquait pas de me dire qu’une laide figure étrangère apparaissait dans la glace aux enfants qui s’y miraient pendant la nuit, et rendait leurs yeux à jamais immobiles. Cela me causait une mortelle frayeur, mais je ne pouvais pourtant pas m’empêcher de cligner de l’œil chaque soir vers le miroir, tant j’étais curieux d’apercevoir la mystérieuse figure. Une fois, je crus en effet voir scintiller au fond de la glace deux yeux ardents et terribles ; je poussai un cri et je tombai sans connaissance ! Cet accident détermina une longue et douloureuse maladie. Eh bien, encore à présent il me semble que j’ai vu réellement les deux yeux étincelants arrêter sur moi leur effroyable regard ! Bref, toutes ces superstitions de l’enfance me revinrent à l’esprit, et un frisson glacial parcourut mes veines. Je voulus jeter le miroir loin de moi : je ne pus le faire. Alors les yeux divins de la charmante inconnue se tournèrent vers moi, oui, je ne pus me tromper sur la direction de ses tendres regards, et je sentis mon cœur embrasé de leurs rayons. Le sentiment d’effroi qui m’avait saisi s’évanouit et fit place à une impression de langueur voluptueuse et pénible à la fois, pareille à l’effet d’une secousse électrique.

« Vous avez là un joli miroir ! » dit une voix à mon oreille. Je me réveillai comme d’un rêve, et je ne fus pas médiocrement surpris en me voyant entouré de visages inconnus qui souriaient d’un air équivoque. Plusieurs personnes étaient venues s’asseoir sur le même banc, et il était indubitable que je leur avais donné motif de se récréer à mes dépens avec mes regards fixement arrêtés sur le miroir, et peut-être aussi par plus d’une grimace étrange, résultat de mon exaltation intérieure.

« Vous avez là un fort joli miroir, répéta le même individu voyant que je ne songeais guère à lui répondre, et joignant à sa question un regard significatif ; mais dites-moi, je vous prie, quel est le sujet de cette assidue contemplation de votre part, monsieur ? êtes-vous en commerce avec les esprits ?… »

Il y avait dans le son de voix, dans le regard de cet homme, déjà passablement âgé et fort proprement vêtu, un caractère singulier de bonté, et je ne sais quelle provocation à la confiance. Je ne fis aucune difficulté de lui dire franchement que mon extrême préoccupation avait pour objet une jeune fille d’une beauté ravissante que je voyais dans mon miroir à la fenêtre de la maison située derrière nous. J’allai plus loin, je demandai au vieillard s’il n’avait pas lui-même remarqué cette merveilleuse apparition.

« Là-bas ? dans cette maison délabrée ? — à la première croisée ? me demanda le vieillard tout interdit.

» Oui, oui ! » répondis-je. Alors le vieillard sourit très-expressivement et répartit : « Eh bien, voilà pourtant une bizarre illusion. Eh bien ! de mes vieux yeux, monsieur, — Dieu daigne me les conserver ! — Hélas ! oui, de mes yeux dépourvus de lunettes, monsieur ! j’ai bien vu le joli visage dont vous parlez ; à cette croisée, mais c’était, à ce que j’ai pu juger, un portrait à l’huile, fort habilement peint à la vérité. » Je me retournai aussitôt vers la fenêtre : tout avait disparu ! la jalousie était baissée.

« Oui, monsieur ! poursuivit le vieillard, à présent il est trop tard pour s’en convaincre ; car le domestique qui garde, en qualité d’intendant, comme je le sais, ce pied à terre de la comtesse de S***, vient justement de retirer le tableau après l’avoir épousseté, et il a baissé la jalousie.

» Est-il bien sûr que ce fut un portrait ? demandai-je d’un air et d’une voix consternés. — Fiez-vous à mes yeux, répondit le vieillard. N’ayant vu dans votre miroir que le reflet du tableau, vous avez été plus facilement abusé par l’illusion d’optique ; et moi-même, quand j’étais à votre âge, j’aurais bien pu, grâce au feu de l’imagination, évoquer aussi à la vie un portrait de jolie fille !

« Mais la main et le bras remuaient pourtant ! m’écriai-je. — Oui, oui ! ils remuaient ; tout remuait ! » dit le vieillard en souriant encore et en me frappant doucement sur l’épaule. Puis il se leva et me quitta avec un salut plein de politesse, en disant : « Gardez-vous mieux des miroirs qui mentent aussi effrontément. Votre très-humble serviteur ! » —

Vous devez penser ce que j’éprouvai en me voyant traité de la sorte comme un visionnaire aveugle et insensé. Enfin, je me persuadai que le vieillard avait raison, et que mon esprit frappé avait seul fait les frais de cette illusion bizarre qui m’avait si honteusement mystifié.

Plein d’humeur et de dépit, je courus me renfermer chez moi, avec la ferme résolution de m’abstenir de toute pensée relative aux mystères de la maison déserte, et de ne plus fréquenter l’avenue fatale, au moins durant quelques jours.

III.


Je fus fidèle à cet engagement, et comme il arriva en outre que des affaires pressantes m’obligèrent de consacrer mes journées à écrire, tandis que je passais mes soirées dans la société d’amis joyeux et spirituels, je fus nécessairement bientôt distrait complètement de mes chimériques méditations. Seulement il m’arrivait quelquefois de me réveiller en sursaut comme ébranlé par un attouchement étranger, et je me convainquais ensuite que ce n’était qu’un vif souvenir de ma vision et de la scène de l’avenue qui avait interrompu mon sommeil. Oui, même durant mon travail, même au milieu d’un entretien animé avec mes amis, cette pensée venait soudain m’assiéger tout-à-fait à l’improviste, et me faisait tressaillir comme une commotion électrique.

Pourtant, ces circonstances étaient rares et passagères, j’avais même consacré à un prosaïque usage domestique le petit miroir de poche qui m’avait si fallacieusement abusé. Je m’en servais pour mettre ma cravate. Un jour, comme il s’agissait de procéder à cette importante opération, la glace me parut terne et je soufflai dessus, comme cela se pratique, pour la rendre claire en la frottant apràs.—Tout mon sang se figea dans mes veines et tout mon être frémit d’une voluptueuse horreur ! ! Oui, c’est ainsi que je dois appeler la sensation qui m’accabla lorsque j’aperçus sur la glace où se jouait mon haleine, comme dans un brouillard bleuâtre, la céleste figure qui dirigeait sur moi son regard perçant et plein d’une amère tristesse…

Vous riez. — C’en est fait, vous ne voyez plus en moi qu’un visionnaire incurable ; mais riez, dites, pensez tout ce qu’il vous plaira ! Bref, je vis mon ange dans le miroir ; mais dès que l’empreinte de mon haleine disparut, la figure s’évanouit également. — Je ne veux pas vous fatiguer en vous énumérant toutes les réflexions qui se succédèrent dans mon esprit. Qu’il vous suffise de savoir que je ne me lassai point de réitérer l’expérience de l’haleine projetée sur le miroir, et que je réussis souvent à évoquer l’image bien-aimée, quoique parfois je fisse de vains efforts pour obtenir ce résultat. Et puis, je courais comme un fou dans l’avenue, et je me promenais devant la maison déserte en fixant mes regards sur les croisées, mais sans y voir paraître aucun visage humain.

Penser à elle faisait toute ma vie, j’étais mort à tout le reste ; je négligeais mes amis, mes études. Si cette vive préoccupation dégénérait quelquefois en rêverie moins pénible, en molle langueur, si la vision paraissait perdre sur moi de son influence énergique, cet état passager était bientôt compensé par des moments de crise, d’exaltation, auxquels je ne pense encore aujourd’hui qu’avec terreur.

Mais puisque je vous parle d’une affection mentale qui aurait pu me conduire à ma perte, vous ne devriez point, messieurs les incrédules, trouver là sujet de rire et de railler. Écoutez-moi, et comprenez ce que j’ai dû souffrir.

Souvent, ainsi que je vous l’ai dit, lorsque la vision fatale était sur le point de s’effacer, je me sentais tout-à-coup saisi d’un malaise physique indéfinissable, et la figure reparaissait à ma vue avec un éclat plus vif, un caractère de réalité plus tranché que jamais. Mais il me semblait ensuite, horrible illusion ! que cette figure de femme n’était autre que moi-même, et je me sentais enveloppé, comprimé par la vapeur répandue sur la glace. Une douleur de poitrine fort aiguë, puis une apathie extrême étaient constamment la suite de ces accès qui me jetaient dans un épuisement consomptif. Dans cet état, tous mes essais avec le miroir étaient infructueux ; mais quand j’avais recouvré mes forces, si l’image m’apparaissait encore distinctement, je ne puis nier que sa vue me faisait éprouver une sorte de jouissance particulière, et dont je n’avais jamais conçu l’idée.

Cette tension nerveuse continuelle influa sur ma santé de la manière la plus funeste. Je me trainais pâle comme la mort et exténué ; mes amis me crurent atteint d’une grave maladie, et leurs conseils multipliés me déterminèrent enfin a prendre garde à mon état. — J’ignore si ce fut à dessein ou par hasard qu’un de mes amis, étudiant en médecine, oublia un jour chez moi l’ouvrage de Reil sur les aliénations mentales. Bref, j’ouvris le volume, et sa lecture me captiva irrésistiblement. Mais quel fut mon effroi en me retrouvant dépeint trait pour trait dans le chapitre qui traite des fous à idée fixe ! La terreur profonde que je ressentis en me voyant sur le chemin de l’hôpital des fous m’inspira de sérieuses réflexions, et une résolution décisive que je me hâtai d’exécuter.

Je mis dans ma poche le miroir magique, et je courus chez le docteur K***, célébre par ses traitements et ses cures d’aliénés, et que distingue sa profonde intelligence du principe psychique de l’homme qui peut bien souvent causer ou même guérir des maladies corporelles. Je lui racontai tout sans lui dérober la moindre circonstance, et je le suppliai d’employer son art à me sauver du sort affreux dont je me croyais menacé.

Le docteur m’écouta fort tranquillement. Cependant je remarquai bien dans son regard un étonnement excessif. Il me dit enfin : « Le danger n’est pas encore aussi imminent que vous le croyez, et je puis vous garantir que nous le préviendrons complètement. Sans aucun doute, votre esprit est troublé par un dérangement funeste ; mais votre parfaite connaissance de la cause directe et positive de cette perturbation remet entre vos mains les armes propres à la combattre : laissez-moi votre miroir, appliquez-vous à quelque travail qui tende les forces de votre esprit, évitez l’avenue, travaillez dès le matin aussi long-temps que vous le pourrez, et ensuite, après une bonne promenade, livrez-vous à la société de vos amis, que vous avez pendant si long-temps négligée. Mangez des mets nourrissants, buvez du vin pur et généreux. Vous voyez que je veux seulement combattre votre idée fixe, c’est-à-dire l’apparition de cette figure à la fenêtre de la maison déserte, source de tout le mal, et qu’il s’agit de diriger votre pensée sur d’autres objets, tout en fortifiant votre corps. Secondez-moi donc loyalement dans ce but par vos propres efforts. »

Il m’en coûtait de me séparer du miroir. Le docteur, qui déjà s’en était emparé, parut le remarquer. Il souffla dessus, et me demanda, en me le mettant sous les yeux, si je voyais quelque chose. — « Pas la moindre chose, » répliquai-je. Et cela était vrai. — « Soufflez vous-même sur le miroir, » reprit le docteur en me le présentant. Je le fis, et aussitôt l’image miraculeuse m’apparut plus distinctement que jamais. « La voilà ! » m’écriai-je à haute voix. Le docteur jeta un coup d’œil sur la glace et dit : « Je ne vois absolument rien ; mais je ne vous cacherai pas qu’au moment où j’ai regardé j’ai ressenti une impression de terreur qui s’est pourtant évanouie aussitôt. Vous voyez que je suis tout-à-fait sincère, et que cela même doit me concilier votre confiance. Répétez encore une fois l’essai. »

J’obéis, tandis que le docteur, m’entourant de ses bras, appliquait la paume de sa main sur mon épine dorsale. La figure reparut, le docteur regardait la glace en même temps que moi. Je le vis pâlir, il me retira le miroir des mains, l’examina de nouveau, puis le serra dans son bureau, et revint vers moi après être resté durant quelques secondes silencieux et les mains posées sur son front. « Suivez exactement mes prescriptions, me dit-il. Quant à ces moments où vous croyez sentir votre propre moi hors de vous avec une vive douleur physique, je conviens qu’une aberration semblable me paraît fort incompréhensible, mais j’espère pouvoir bientôt vous en dire là-dessus davantage. »

Malgré la pénible contrainte qu’il fallut m’imposer, je mis une volonté ferme et invariable à observer strictement les recommandations du docteur, et quoique j’éprouvasse efficacement l’influence salutaire du régime prescrit et de ma constante application d’esprit à des objets étrangers, je ne fus pas cependant complètement délivré de ces terribles accès qui revenaient ordinairement à midi dans le jour, et à minuit avec bien plus d’énergie. Même au milieu d’une société joyeuse, au sein de l’ivresse et du plaisir, il me semblait souvent que des coups de poignard acérés et brûlants pénétrassent dans mon cœur, et toute la puissance de ma volonté était incapable de m’y soustraire ; j’étais obligé de me retirer et d’attendre le terme de cette espèce de défaillance.

Un certain soir, je me trouvais dans une réunion où l’on parla beaucoup de l’action des essences immatérielles, des phénomènes psychiques, et des mystérieux effets du magnétisme. On mit surtout en question la possibilité de l’influence à distance d’un principe spirituel ; on cita de nombreux exemples à l’appui, et un jeune médecin surtout, grand partisan du magnétisme, prétendit qu’il avait la faculté, comme plusieurs de ses confrères, ou plutôt comme tous les puissants magnétiseurs, d’agir de loin sur ses somnambules, uniquement par la force de sa volonté puissamment tendue. Tout ce qu’ont écrit à ce sujet Kluge, Bartels, Schubert et d’autres auteurs fut successivement reproduit. L’un des assistants, médecin fort distingué comme observateur judicieux, prit enfin la parole et dit :

« Le point le plus important à mes yeux est que le magnétisme paraît éclaircir en effet maint phénomène qu’avec notre répugnance habituelle à admettre aucune intervention mystérieuse dans les choses de cette vie, nous traitons indifféremment d’accident trivial et naturel. Au moins, cela doit-il nous prescrire plus de circonspection dans nos jugements. Ainsi, comment donc se fait-il que sans nul motif apparent soit intérieur soit étranger, et même en flagrante opposition avec le cours de nos idées, la fidèle image de certaines personnes ou même d’événements particuliers surgisse tout-à-coup dans notre esprit, sous une forme si vivante, si précise, et s’identifie tellement avec nous-mêmes, que nous en sommes frappés de stupéfaction. Voici un fait bien remarquable. Il arrive fréquemment qu’au milieu d’un rêve nous nous réveillons en sursaut, et que les images de notre rêve s’évanouissent dans l’abîme de l’oubli. Eh bien ! immédiatement après, un nouveau rêve vient nous offrir sous un aspect non moins surprenant de réalité une scène tout-à-fait indépendante du premier. Nous sommes transportés tout d’un coup dans des contrées éloignées, et nous nous trouvons en rapport avec des gens que nous avions complètement oubliés depuis bien des années. Bien plus ! ce sont quelquefois des personnes absolument étrangères, et que nous ne devons connaître que long-temps plus tard, qui s’offrent dans le même cas à notre rencontre. Cette exclamation familière à chacun : mon Dieu ! c’est étonnant comme il me semble déjà connaître cet homme ou cette femme ! je suis bien sûr d’avoir vu cette personne-là quelque part ! cette exclamation, dis-je, quand l’impossibilité de cette prétendue connaissance antérieure est évidemment démontrée, n’est peut-être due qu’aux souvenirs confus d’un des rêves dont je parle. Mais que diriez-vous s’il était prouvé qu’un principe intellectuel externe pût être le mobile de ces irruptions soudaines d’images inconnues qui se jettent à la traverse de nos idées d’une manière si brusque et si saisissante ? Que diriez-vous si une volonté étrangère avait la puissance, dans certaines conditions données, de provoquer en nous, même sans excitation matérielle, le pâtiment magnétique en absorbant en elle nos propres facultés agissantes ?

» Mais cela nous conduirait tout droit, l’interrompit quelqu’un en riant, à la doctrine des ensorcellements, des talismans, des miroirs magiques et autres superstitions extravagantes et grossières d’une époque non moins stupide qu’elle est vieille.

» Eh ! reprit le médecin, peut-on dire d’une époque qu’elle est vieille, et surtout la traiter de stupide ? Il faudrait donc faire le même reproche à toutes les époques où les hommes se sont permis de penser, et par conséquent à la nôtre aussi. C’est une bizarrerie étrange que de nier de propos délibéré des faits constatés souvent avec la précision et le sévère contrôle qui président à une enquête juridique. Pour moi, je suis loin de partager l’opinion d’après laquelle il n’y aurait pas même une seule clarté visible dans le sombre et mystérieux empire où réside notre esprit, qui nous puisse servir de guide ; mais au moins m’accordera-t-on que la nature n’a pas donné aux taupes plus d’instinct et de génie qu’à nous autres hommes. Eh bien ! tout aveugles que nous soyons, nous nous efforçons d’avancer en nous frayant comme elles des routes ténébreuses ; mais de même que l’aveugle sait reconnaître au frémissement du feuillage, au bouillonnement de l’eau qui s’épanche, l’approche de la forêt qui l’accueille sous ses frais ombrages, le voisinage du ruisseau qui le désaltère, et trouve ainsi à satisfaire ses désirs et ses besoins, de même pouvons-nous pressentir aux souffles mystérieux des esprits inconnus qui nous effleurent de leurs ailes, que nous approchons du but de notre pèlerinage, de la pure source de lumière où nos yeux devront se dessiller. »

Je ne pus me contenir plus long-temps. « Vous admettez donc, dis-je en m’adressant directement au médecin, la prépondérance d’un principe spirituel étranger capable d’assujettir notre volonté en dépit d’elle-même ?

» Je regarde cette influence, pour ne pas aller trop avant, répondit le médecin, non-seulement comme possible, mais même comme entièrement homogène à d’autres opérations du principe psychique que l’état magnétique nous permet clairement d’apprécier.

» D’après cela, répliquai-je, on ne saurait non plus contester l’existence de démons malfaisants, exerçant sur nous une domination hostile ?

» Indignes prestiges attribués par la peur aux esprits déchus ! répartit le médecin en souriant. — Non ! ce genre de possessions diaboliques n’est pas à craindre. Et en général, je vous prie de ne voir dans mes arguments que de simples observations ; d’ailleurs, mon opinion personnelle est absolument contraire à l’admission d’un principe immatériel capable d’exercer sur un autre un empire irrésistible ; car je suis fermement convaincu qu’il faut, pour amener un tel résultat, l’action d’une influence immédiate de l’esprit dominateur, ou bien défaut d’énergie et de résistance de la volonté asservie.

» Maintenant, du moins, dit alors un homme âgé qui n’avait fait jusque-là que prêter une attention soutenue à la discussion, sans y prendre part, maintenant, monsieur, j’aurai moins de peine à entrer dans vos idées singulières sur des phénomènes dont il serait interdit à l’homme de pénétrer le mystère. Comme vous paraissez en convenir, s’il existe des puissances occultes et pernicieuses aux attaques desquelles nous soyions exposés, en revanche une anomalie, un vice quelconque de notre organisme spirituel peuvent seuls nous ravir le courage et la force de sortir victorieux de la lutte. En un mot, c’est une maladie réelle de l’esprit — le péché qui nous rend sujets à la domination du principe satanique. N’est-il pas remarquable que depuis les temps les plus reculés, ce soit celle de nos affections, qui remue et ébranle notre être dans ses plus intimes profondeurs, qui ait donné aux esprits infernaux le plus de prise sur l’âme humaine. Je veux parler des enchantements amoureux dont toutes les vieilles chroniques sont remplies. Il n’est aucun procès de sorcellerie qui ne présente quelque bizarre incident de ce genre. Encore aujourd’hui même, dans le code d’un état des mieux policés, il est question des breuvages d’amour, auxquels sont attribuées en effet des vertus purement psychiques, puisqu’ils produisent non pas seulement une excitation de vagues désirs, mais encore une séduction irrésistible au profit d’une personne déterminée. Je me rappelle, à propos du sujet qui nous occupe, un événement tragique arrivé il n’y a pas fort long-temps, et dont ma propre maison fut le théâtre.

» À l’époque où les troupes de Bonaparte inondaient notre territoire, je fus chargé de loger un colonel de la garde d’honneur du vice-roi de Naples. Il était du petit nombre de ces officiers de la soi-disant grande armée, que distinguait une conduite sage, noble et modeste. La pâleur mortelle de son visage, ses yeux pleins de langueur semblaient dénoncer une grave maladie ou une affliction profonde. Peu de jours après son arrivée, se manifesta l’espèce d’infirmité dont il était atteint. Je me trouvais précisément dans sa chambre lorsque je le vis tout-à-coup appuyer sa main sur sa poitrine, ou plutôt sur la région de l’estomac, en poussant de pénibles soupirs, et paraissant souffrir des douleurs aiguës. Bientôt il lui fut impossible d’articuler une parole, et il fut obligé de se jeter sur le sofa. Et puis, ce furent ses yeux qui perdirent la faculté visuelle, et il devint raide et immobile comme une statue. Enfin, il tressaillit subitement comme s’il se réveillait au milieu d’un rêve, mais ses membres affaiblis étaient incapables du moindre mouvement. Je lui envoyai mon médecin qui, après avoir essayé en vain de plusieurs remèdes, employa le traitement magnétique, et il parut en résulter un certain bien-être. Toutefois, il dut renoncer bientôt à cet expédient ; car il ne pouvait opérer l’assoupissement de son malade, sans se sentir accablé lui-même d’un malaise indéfinissable. Il avait du reste gagné complètement la confiance de l’officier. Celui-ci lui apprit que dans ces moments de crise extraordinaire, il voyait surgir devant soi l’image d’une femme qu’il avait connue à Pise ; il lui semblait alors que des regards brûlants pénétraient dans son intérieur, ce qui lui faisait éprouver d’insupportables souffrances, auxquelles il n’échappait que pour tomber dans un complet état de syncope. Il ressentait constamment, à la suite de ces accès, de sourdes douleurs de tête et une prostration générale, comme s’il eût abusé des jouissances amoureuses. Mais jamais il n’entra dans aucun détail sur les relations particulières qui avaient pu exister entre cette femme et lui.— L’ordre fut donné à son corps de marcher en avant. La voiture du colonel attendait toute chargée devant la porte ; il déjeunait, mais au moment où il portait à ses lévres un dernier verre de Madère, il tomba de sa chaise avec un cri étouffé : il était mort ! Les médecins déclarèrent qu’il avait été frappé d’une apoplexie nerveuse.

» Quelques semaines aprés, une lettre à l’adresse du colonel me fut remise. Je n’eus aucun scrupule de l’ouvrir, dans l’espoir d’y trouver peut-être quelque renseignement sur la famille du colonel, et de pouvoir l’instruire de sa mort subite. La lettre venait de Pise, et contenait ce peu de mots sans aucune signature : “Infortuné ! aujourd’hui sept ..... à midi, Antonia, en embrassant avec des transports d’amour ton ombre imaginaire, est tombée morte !” Je consultai le calendrier où j’avais noté le jour et l’heure de la mort du colonel, c’était les mêmes que ceux signalés parle décès d’Antonia !… »

Je n’entendis plus rien de ce que le narrateur ajouta encore à son histoire ; car au milieu de l’effroi qui me saisit en reconnaissant mon état dans celui du colonel italien, je fus si douloureusement impressionné par le désir de revoir l’image de mes rêves, tellement subjugué par cette idée exclusive, que je me levai malgré moi, et courus comme un insensé à la maison déserte.

Il me sembla de loin voir briller des lumières au travers des jalousies fermées ; mais lorsque j’approchai, la lueur avait disparu. Dans le transport d’une passion effrénée, je me précipite contre la porte, elle cède sous le choc, et je me trouve dans le vestibule à peine éclairé et plein d’une vapeur épaisse et étouffante. Mon cœur battait violemment d’impatience et d’anxiété, quand soudain un cri perçant et prolongé poussé par une voix de femme retentit jusqu’à moi, et je ne sais moi-même comment je me trouvai presque immédiatement dans un salon brillamment éclairé par un grand nombre de bougies, et somptueusement décoré dans le goût antique de meubles dorés et de superbes vases du Japon. Des nuages bleuâtres exhalaient autour de moi une forte odeur aromatique.

« Oh bienvenu ! bienvenu, mon tendre fiancé ! — l’heure approche, la noce se fera bientôt ! » — Ainsi s’écria hautement la même voix de femme que j’avais entendue, et de même que j’étais arrivé dans le salon sans savoir comment, j’ignore comment il se fit que je vis tout-à-coup devant moi une grande et jeune femme richement vêtue, qui s’avançait à ma rencontre les bras ouverts, en répétant sur un ton perçant : « Sois le bienvenu, tendre époux ! » Mais alors je distinguai une figure jaune et ridée, portant les affreux stigmates de la décrépitude et de la folie, qui fixait sur moi des yeux hagards. Je reculai en chancelant, frappé d’une terreur profonde ; mais comme si le regard enflammé d’un horrible serpent à sonnettes m’eût fasciné, je ne pouvais détourner moi-même les yeux de cette vieille hideuse à voir, et je restai cloué au parquet.

Elle s’approcha plus près encore de moi, et je crus alors m’apercevoir que ce visage si laid et si vieux n’était qu’un masque de crêpe fort mince, et sous lequel se dessinaient les traits purs et charmants de la céleste image du miroir. Je sentais déjà le contact des mains de ce fantôme, lorsqu’en jetant un cri glapissant elle tomba par terre à mes pieds, et j’entendis une voix derrière moi s’écrier : « Hou, hou ! — Le diable vient-il encore une fois faire son ménage de bouc avec votre seigneurie ? Au lit, au lit ! ma gracieuse donzelle ! ou sans cela gare les coups ! gare les étrivières ! »

Je me retourne avec promptitude, et je reconnais le vieil intendant en chemise, faisant voltiger au-dessus de ma tête un fouet de postillon. Il s’apprêtait à en frapper la vieille, qui se débattait par terre en gémissant. Je m’élançai pour arrêter son bras ; mais lui, me repoussant vigoureusement, s’écria : « Mille tonnerres, monsieur ! la vieille sorcière vous aurait étranglé sans mon intervention. — Sortez, sortez, sortez ! »

Je me précipitai hors du salon, et je cherchai, dans l’épaisseur des ténèbres, à retrouver la porte extérieure, mais en vain. J’entendis alors siffler les coups de fouet et les clameurs de désespoir de la vieille. Je songeais à crier au secours, lorsque le sol manqua sous mes pieds, et je dégringolai le long d’un escalier, au bas duquel je me heurtai si rudement contre une porte, qu’elle s’ouvrit, et que je tombai tout de mon long sur le plancher d’une petite pièce où brûlait une bougie. Au lit défait, qu’il semblait qu’on vint d’abandonner, à l’habit couleur café brûlé étendu sur une chaise, je reconnus à l’instant que c’était la chambre de l’intendant.

Peu d’instants aprés, on descendit l’escalier avec précipitation. Le vieil intendant ouvrit la porte et se jeta à mes pieds. « Au nom de tous les saints ! me dit-il d’un ton suppliant et les mains tendues vers moi, qui que vous soyez, de quelque manière que son excellence la vieille sorcière endiablée vous ait attiré ici, gardez le silence sur la scène de cette nuit, je vous en prie : autrement, je perds ma place et mon pain ! — Sa seigneurie timbrée a reçu une bonne correction et est garrottée dans son lit.— Allez donc dormir, mon très-digne monsieur ! allez vous reposer bien tranquillement et sans bruit. Oui, oui ! faites cela bien gentiment ! une belle et chaude nuit de juillet ! point de clair de lune, à la vérité, mais la lueur propice des étoiles ! — Là ! une bonne et heureuse nuit ! »

Tout en parlant ainsi, le vieillard s’était relevé, avait pris un flambeau, m’avait fait remonter l’escalier, et m’avait poussé jusqu’en dehors de la maison, dont il verrouilla solidement la porte.

IV.


Tout troublé, je courus m’enfermer chez moi, et vous devez bien penser que cette horrible scène m’avait trop profondément ému pour que je pusse, dans les premiers jours, me rendre compte d’une manière précise ou même approximative du véritable état des choses. Seulement, il était positif que le charme pernicieux qui m’avait si long-temps captivé était alors pleinement anéanti. L’image enchantée du miroir ne m’inspirait plus aucun désir, ne me causait plus aucune douleur, et bientôt je n’envisageai plus mon aventure nocturne dans la maison déserte que comme une visite fortuite que j’aurais faite dans une maison de fous.

Que l’intendant eût été constitué le gardien rigoureux d’une folle d’un rang distingué, dont on voulait dérober au monde la triste condition, il n’y avait pas à en douter. Mais comment le miroir pourtant… comment tant de circonstances bizarres et surnaturelles… ? Enfin, poursuivons, poursuivons !

Plus tard, il arriva que dans une nombreuse société je rencontrai le comte P***. Il me tira à l’écart, et me dit en riant : « Savez-vous que les mystères de la maison déserte commencent à se dévoiler ? » Je prêtai aussitôt la plus vive attention ; mais comme le comte allait poursuivre sa confidence, la porte de la salle à manger s’ouvrit à deux battants et l’on annonça le diner.

Tout préoccupé des révélations que le comte allait me faire, j’avais machinalement offert mon bras à une jeune personne, et je suivais lentement la colonne cérémoniale des convives. Je conduis ma dame à la place inoccupée qui se trouve devant nous ; en la saluant, je la regarde pour la première fois, et que vois-je ! mon image du miroir si ressemblante, si fidèle dans ses moindres traits, que je ne puis admettre la moindre possibilité d’illusion.

Vous devez bien penser que je sentis tout mon corps frissonner, mais je dois vous certifier aussi que je n’éprouvai pas le plus léger ressentiment de cette fureur amoureuse insensée et funeste qui s’emparaît de tout mon être, lorsque mon haleine évoquait sur la glace cette merveilleuse figure de femme. L’excès de ma surprise ou plutôt de mon effroi dut se peindre clairement sur mes traits ; car la jeune fille me regarda toute étonnée, au point que je crus nécessaire, après m’être remis de mon mieux, de prétexter qu’un vivant souvenir ne me permettait nullement de douter que je ne l’eusse déjà vue quelque part. Mais je ne fus pas médiocrement interdit quand elle me répondit brièvement que la chose était peu probable, attendu qu’elle n’était arrivée à B.... que de la veille et pour la première fois de sa vie.

Je restai muet. Le coup d’œil enchanteur que me lança un moment après la gracieuse enfant fut seul capable de me remettre. — Vous savez comment on doit, en pareille circonstance, déployer délicatement les antennes de son esprit, et essayer avec précaution de retrouver la touche qui résonne à l’unisson du cœur blessé. Je fis ainsi, et je reconnus bientôt que j’avais auprès de moi une tendre et angélique créature, mais dont l’âme, trop violemment surexcitée, souffrait amèrement. À quelques joyeux propos des convives, et surtout quand je mêlais à la conversation, comme en manière d’épices, certains mots hardis et bizarres, elle riait à la vérité, mais d’un air de souffrance particulier, et comme si elle eût été touchée trop rudement.

« Vous n’êtes pas gaie, ma gracieuse demoiselle ! La visite de ce matin, peut-être… » Ainsi commença un officier placé non loin de nous en s’adressant à la jeune personne. Mais au même moment, son voisin s’empressa de le saisir par le bras, et lui parla bas à l’oreille, tandis qu’une femme assise en face de nous, la rougeur sur les joues et le regard troublé, se mit à discourir à haute voix sur l’admirable opéra qu’elle avait vu représenter à Paris, et dont elle comptait faire la comparaison avec celui qu’on jouait ce soir-là même.

Les larmes vinrent aux yeux de ma voisine. « Je suis une folle enfant, n’est-ce pas ? » dit-elle en se retournant vers moi. Elle s’était déjà plainte de la migraine. « C’est, lui répondis-je d’un ton naïf, un effet ordinaire du mal de tête nerveux, et rien n’est plus efficace en pareil cas que l’esprit subtil et joyeux qui pétille dans la mousse de ce poétique breuvage. » En même temps, je versai dans son verre du Champagne, qu’elle avait d’abord refusé ; et tout en y goûtant, elle me remercia d’un coup d’œil de l’interprétation que je donnais aux pleurs qu’elle ne pouvait dissimuler.

Je crus voir enfin la sérénité renaître dans son esprit, et tout se serait bien passé, si, à la fin du repas, je n’avais par mégarde choqué rudement le verre anglais placé devant moi, de sorte qu’il rendit un son aigu et glapissant. Je vis ma voisine pâlir mortellement, et je fus saisi moi-même d’une horreur soudaine ; car j’avais cru entendre la voix perçante de la vieille folle de la maison déserte ! Pendant qu’on prenait le café, je trouvai l’occasion de me rapprocher du comte P***. Il devina bien pourquoi. « Ne savez-vous pas, me dit-il, que votre voisine était la comtesse Edwine de S*** ? Et c’est la sœur de sa mère qui, depuis plusieurs années, est gardée en charte privée comme une folle incurable dans la maison déserte. — Ce matin, elles sont allées toutes deux, la mère et la fille, visiter cette infortunée. Le vieil intendant, qui a seul le secret de porter remède aux accès de folie furieuse de la comtesse, et auquel on avait exclusivement confié le soin de la surveiller, est tombé dangereusement malade. Il paraitrait que la sœur a pris en conséquence le parti de mettre dans le secret le docteur K***, qui doit tenter encore des moyens extrêmes, sinon pour guérir radicalement la malheureuse, au moins pour la soustraire aux accès de frénésie dans lesquels elle tombe, dit-on, fréquemment. Voilà tout ce que je sais jusqu’à présent. »

D’autres personnes s’approchèrent, le comte se tut. C’était précisément le docteur K*** que j’étais allé consulter sur mon état énigmatique, et vous pensez bien qu’aussitôt que cela me fut possible, je courus chez lui, et lui racontai fidèlement tout ce qui m’était arrivé depuis notre dernière entrevue. Je l’engageai à m’apprendre, dans l’intérêt de mon repos, ce qu’il savait touchant la vieille folle, et il ne fit aucune difficulté de me confier ce qui suit, quoiqu’en me recommandant une sévère discrétion.

Angélique, comtesse de Z***, quoique âgée de trente ans environ, était encore dans tout l’éclat de sa beauté merveilleuse, lorsque le comte de S***, beaucoup plus jeune qu’elle, la vit à la cour et s’éprit de ses charmes si passionnément, qu’il l’entoura, à partir de ce jour, des hommages les plus empressés. Et lorsque la comtesse quitta B.... pour aller passer l’été dans les propriétés de son père, il se mit lui-même aussitôt en route dans le but de faire part au vieux comte de ses vœux auxquels la conduite d’Angélique paraissait laisser beaucoup de chances de succés.

Mais à peine le comte de S*** fut-il arrivé au château, à peine eut-il aperçu la sœur cadette d’Angélique, nommée Gabrielle, qu’il crut se réveiller tout-à coup d’un rêve. Angélique lui parut décolorée et flétrie à coté de Gabrielle, dont la grâce et la fraîcheur le séduisirent irrésistiblement, si bien que sans plus s’occuper d’Angélique, ce fut sa sœur qu’il demanda en mariage au comte Z***, qui y consentit d’autant plus volontiers, que dès le premier moment Gabrielle avait manifesté un vif penchant pour le comte de S***.

Angélique ne témoigna pas le moindre chagrin de l’infidélité du comte. « Il croit m’avoir sacrifiée, le jeune fou ! il ne voit pas que c’est moi au contraire qui me suis jouée de lui et qui l’ai dédaigné ! » Tel était l’ironique langage que lui inspirait sa vanité, et en effet toutes ses manières semblaient constater la réalité de son mépris pour l’amant parjure. Du reste, depuis la déclaration des fiançailles de sa sœur avec le comte, Angélique ne se montrait plus que fort rarement, elle ne paraissait jamais à table, et passait son temps, disait-on, à rôder solitairement dans un petit bois voisin du château, qui servait depuis long-temps de but favori à ses promenades.

Un événement singulier vint troubler la vie réglée et tranquille qu’on menait au château. Les chasseurs du comte Z*** étaient enfin parvenus, avec l’assistance des paysans requis en grand nombre, à s’emparer d’une bande de bohémiens qu’on accusait d’être les auteurs de brigandages et d’incendies multipliés qui depuis peu désolaient la contrée. On conduisit dans la grande cour du château tous les hommes attachés à une longue chaîne, et une voiture chargée des femmes et des enfants. Mainte figure arrogante promenant autour de soi des regards farouches et hardis, à l’instar de tigres enchainés, semblait caractériser le brigand et l’assassin décidé ; mais ce qui frappait surtout l’attention, c’était une femme vieille, hideuse, longue et décharnée, enveloppée de la tête aux pieds dans un châle d’un rouge de sang, et qui se tenait debout dans la voiture, en criant d’un ton impérieux qu’on la laissât mettre pied à terre, ce qu’on lui permit.

Le comte Z*** venait de descendre dans la cour et donnait déjà des ordres pour qu’on répartit les prisonniers dans les cachots souterrains du château, quand on vit tout-à-coup s’élancer précipitamment la comtesse Angélique, les cheveux en désordre et portant sur sa figure les signes d’une frayeur et d’une inquiétude mortelles. Elle se jette à genoux et s’écrie d’une voix déchirante : « Rendez la liberté, une pleine liberté à ces gens ! — ils sont innocents. Mon père ! ils sont innocents : fais-les mettre en liberté ! — Si une seule goutte de leur sang vient à être versée, je me plonge ce couteau dans le sein ! » Et elle brandissait en même temps un couteau à large lame, puis elle tomba elle-même évanouie.

« Eh, ma charmante mignonne, mon bien-aimé chérubin ! je le savais bien que tu nous protégerais. » — Ainsi s’écria d’une voix chevrotante la vieille au châle rouge, et, s’agenouillant auprès de la comtesse, elle couvrit sa gorge et son visage de ses baisers dégoûtants, tout en murmurant sans cesse : « Mon enfant, mon ange, réveille-toi ! — réveille-toi : voici le fiancé qui vient… Hi hi ! le joli fiancé ! » À ces mots, la vieille tira de sa poche une petite fiole remplie d’une liqueur transparente et limpide, dans laquelle semblait nager avec agilité un petit poisson doré. Elle posa cette fiole sur le cœur d’Angélique, qui reprit aussitôt ses sens ; et à peine eut-elle aperçu la bohémienne, qu’elle se leva avec vivacité et l’embrassa d’un mouvement passionné, puis elle regagna le château d’un pas rapide en l’emmenant avec elle.

Le comte Z***, ainsi que Gabrielle et son époux. qui venaient d’arriver sur le lieu de la scène, restèrent muets d’étonnement et saisis d’une étrange frayeur. Quant aux bohémiens, ils paraissaient fort tranquilles et complètement indifférents à tout cela. On les détacha de la chaîne commune, et on les enferma, garrottés séparément, dans la prison du château.

Le lendemain matin, le comte Z*** convoqua le conseil communal, les bohémiens furent amenés devant lui, et le comte déclara hautement qu’ils étaient parfaitement innocents de tous les brigandages exercés sur les terres du domaine, et qu’il leur accordait un libre passage à travers ses propriétés. En conséquence, et à l’étonnement général, on leur délia les mains et on leur délivra des passeports en régle. — La femme au châle rouge n’avait point reparu.

On prétendait que durant la nuit le capitaine des bohémiens, reconnaissable aux chaînes d’or qui ornaient son cou et à son chapeau à larges bords garni d’un plumet rouge, avait eu une entrevue avec le comte dans la chambre de celui-ci.— Quelque temps après, il fut constaté d’une manière positive que les bohémiens n’avaient en effet pris aucune part aux vols et aux assassinats commis dans la contrée.

La noce de Gabrielle approchait. Elle remarqua un soir avec surprise qu’on chargeait plusieurs fourgons, dans la cour du château, de meubles, de caisses de linge, de vaisselle, bref d’un matériel de maison complet, et vit bientôt après les voitures s’éloigner. Le lendemain matin, elle apprit qu’Angélique, accompagnée du valet de chambre du comte de S*** et d’une femme déguisée qui ressemblait à la vieille et grande bohémienne, était partie la nuit même. Le comte Z*** donna l’explication de cette énigme en déclarant qu’il s’était vu obligé, par des raisons majeures, de souscrire aux désirs, singuliers à la vérité, de sa fille, qui avait sollicité de lui non-seulement le don en toute propriété de la maison de B.... dans l’avenue, mais encore la liberté d’y vivre isolément et dans la plus parfaite indépendance, sous la réserve expresse qu’aucun membre de la famille, sans en excepter lui-même, n’y mettrait jamais les pieds sans la permission de la comtesse. Le comte de S*** ajouta que, sur les vives instances d’Angélique, il avait dû lui céder son valet de chambre, qui était parti avec elle pour B....

Après la célébration du mariage, le comte se rendit à D.... avec sa femme, et pendant un an ils jouirent d’une félicité que rien ne vint troubler. Mais la santé du comte s’altéra ensuite d’une manière tout-à-fait étrange. Une souffrance intérieure semblait lui ravir tout plaisir et toute énergie vitale, et les efforts de sa femme, pour lui arracher le secret qui minait aussi funestement tout son être, restaient sans succès. Lorsqu’enfin de fréquentes et profondes défaillances eurent offert des symptômes qui firent craindre pour ses jours, il céda aux conseils des médecins, et partit soi-disant pour Pise : — Gabrielle ne put pas l’accompagner à cause de son état de grossesse, et toutefois sa délivrance n’eut lieu que plusieurs semaines plus tard.

Ici, m’a dit le médecin, les demi-confidences de la comtesse Gabrielle de S*** deviennent tellement incohérentes, qu’il faut une grande pénétration pour en saisir le sens intime et l’enchaînement réel. Bref, son enfant, une petite fille, disparut de son berceau d’une manière inconcevable, et toutes les recherches à son sujet furent infructueuses. — Sa désolation est au comble, lorsqu’à la même époque, son père, comte Z***, lui mande l’affreuse nouvelle qu’il avait trouvé son gendre, qu’on croyait à Pise, dans la maison d’Angélique, à B...., où il venait de mourir sous ses yeux d’une apoplexie nerveuse, qu’Angélique était tombée depuis ce moment-là dans une démence épouvantable, et que lui-même ne survivrait pas long-temps à cet excès de calamité.

Dès que la jeune comtesse eut recouvré assez de force, elle se rendit dans les terres de son père. Au milieu d’une nuit d’insomnie, troublée par le souvenir et l’image de son époux perdu, de sa fille perdue, elle croit entendre un faible gémissement à la porte de sa chambre à coucher. Elle s’enhardit, se léve, allume un flambeau à sa lampe de nuit, et sort. — Dieu tout puissant ! accroupie à terre, enveloppée dans son châle rouge, la vieille bohémienne la regarde fixement, d’un œil terne et hagard ; mais elle tient dans ses bras un petit enfant qui pousse de plaintifs soupirs. La comtesse sent son cœur palpiter avec violence : c’est son enfant ! sa fille perdue !… Elle l’arrache des bras de la bohémienne, et celle-ci aussitôt roule à terre comme un mannequin, inanimée. Au cri d’effroi de la comtesse, tout le monde s’éveille, on accourt ; mais la vieille femme est morte ! tous les secours de l’art sont inutiles, et le comte la fait enterrer.

Que reste-t-il à faire, sinon de courir à B.... près de la folle Angélique, pour obtenir d’elle peut-être quelque éclaircissement relatif à l’enfant enlevé ? Nouvelle péripétie. La frénésie sauvage qui s’est emparée de la comtesse a fait fuir toutes les femmes attachées à son service, et le vieux valet de chambre est resté seul auprès d’elle. — Angélique paraît soudainement rendue à la tranquillité, à la raison. Mais au récit que lui fait son père de l’histoire de l’enfant retrouvé, elle frappe dans ses mains avec des transports de joie, et s’écrie en riant aux éclats : « La petite poupée est donc arrivée ? bien arrivée ?… enterrée, enterrée ! Oh voyez ! de quel air majestueux le faisan doré agite ses ailes ! Ne savez-vous rien du lion vert aux yeux de feu ?… »

Tandis qu’Angélique parlait, son visage paraissait par moments prendre l’aspect et la ressemblance de la vieille bohémienne. Le comte s’aperçut que la folie la dominait de nouveau, et il se détermina à l’emmener dans ses terres ; mais le valet de chambre chercha à l’en dissuader. Angélique, en effet, entra dans des transports de fureur dès qu’il fut question de lui faire quitter sa retraite. Dans un intervalle lucide, elle supplia son père, en versant des torrents de larmes, de la laisser mourir dans cette maison, ce qu’il lui accorda avec une douloureuse émotion.

Il n’attribua pourtant qu’à un nouvel écart de démence l’aveu qui, à cette occasion, échappa de ses lévres. Elle prélendit que le comte de S*** était revenu dans ses bras, et que l’enfant porté par la bohémienne dans le château de Z.... était le fruit de leur tendre union.

On croit dans la Résidence que le comte Z*** a emmené avec lui l’infortunée dans ses terres, tandis qu’elle reste ici profondément cachée dans la maison déserte, sous la surveillance du vieux valet de chambre. — Le comte Z*** est mort il y a quelque temps et la comtesse Gabrielle de S*** est venue à B.... avec Edwine pour arranger des affaires de famille. Elle ne pouvait pas se dispenser de visiter sa malheureuse sœur, et cette entrevue a dû être signalée par d’étranges circonstances ; mais la comtesse ne s’est pas expliquée à ce sujet. Elle m’a dit seulement brièvement qu’il était devenu nécessaire de soustraire la pauvre folle à la tyrannie du vieux valet de chambre. On a su qu’il avait usé à son égard, pour réprimer ses accès, de traitements durs et cruels, et en outre, qu’abusé par la prétention extravagante d’Angélique de savoir faire de l’or, il s’était laissé induire à entreprendre avec elle toutes sortes d’opérations mystérieuses, et à lui procurer ce qu’elle réclamait à cet effet.

Il serait tout-à-fait superflu (telle fut la conclusion du médecin) de provoquer plus directement votre attention, à vous surtout, sur l’enchaînement secret de tous ces événements bizarres. Je ne doute pas que votre présence dans la maison déserte n’ait occasioné une crise décisive qui doit amener la guérison de la vieille Angélique, ou causer promptement sa mort. Du reste, je ne veux pas vous cacher que j’ai ressenti une excessive frayeur, lorsqu’après m’être mis en rapport magnétique avec vous, je vis ainsi que vous dans le miroir l’image prestigieuse. Nous savons maintenant tous les deux que cette image était celle d’Edwine. —

De même que le médecin crut ne devoir rien ajouter pour moi à son récit, je regarde aussi comme absolument inutile d’entrer dans de plus grands détails sur les rapports intimes et mystérieux qui m’associaient au sort d’Edwine, d’Angélique, et du vieux valet de chambre, et sur l’intervention entre nous tous d’influences mystiques et diaboliques. J’ajouterai seulement qu’à la suite de ces événements singuliers, un sentiment pénible d’oppression et de noire mélancolie me força à quitter la Résidence Jusqu’à ce que j’en fus délivré subitement quelque temps après ; je crois que ce fut du jour où la comtesse Angélique mourut qu’un bien-être inattendu vint rendre à mes facultés une nouvelle énergie et raviver tout mon être.

Attention : la clé de tri par défaut « Maison déserte » écrase la précédente clé « maison deserte ».