La Maison dans l’œil du chat (Crès, 1917)/Texte entier

La bibliothèque libre.
Georges Crès (p. Titre-176).

MIREILLE HAVET


LA MAISON
DANS
L’ŒIL DU CHAT

Dessins de Jeanne de LANUX
Avertissement de Colette WILLY



PARIS
ÉDITIONS GEORGES GRÈS & Cie
116, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 116

1917




AVERTISSEMENT À BEL-GAZOU
ET
AUX AUTRES LECTEURS

AVERTISSEMENT À BEL-GAZOU
ET
AUX AUTRES LECTEURS



Bel-Gazou, ma petite fille qui es née douze mois, juste, avant la guerre, tu ne sais pas encore lire. Je te garde ce livre, le premier sans doute que tu liras. Il est écrit par une enfant et tu n’y trouveras rien de la frivolité des grandes personnes.

Les grandes personnes, ô Bel-Gazou, attendent toujours qu’il soit trop tard pour écrire un livre d’enfant. Lorsqu’elles se mettent à l’œuvre, elles ont oublié que l’enfance est grave, souvent, méprise la farce et prend en pitié le conte extravagant. Tu composeras sans doute, vers dix ans, un livre qui me fera rire et songer ; — mais moi je n’ose pas inventer une histoire pour toi. C’est trop difficile.

Laisse cette page, tourne-la : tu vas trouver l’image et le mot qui manquent à ton rêve. Celle qui converse puérilement dans ce livre avec le Chat et la Grenouille, n’hésite pas à chanter les Étoiles, ni à suivre les pas de la Nuit, de la Fumée, du Rayon, et se penche familièrement sur l’Éternite. Elle adjure le Bateau de la conduire vers « les forêts indomptables » qui ont des constellations dans leurs branches. En même temps que l’œuf tiède, la fraise, la poupée, elle exige « l’horizon tout entier », et les villes d’or que le feu dresse et consume dans l’âtre, elle nomme le navire son frère et le monde un « jeu immense et prenant », elle se sait « riche comme la vie » ! Tu vois bien, tu vois bien que c’est une vraie enfant, celle qui écrivit ce livre. Un cœur d’enfant seul se sent assez grand pour posséder l’univers.

Tu aimeras ce livre, Bel-Gazou. Tu l’aimeras peut être assez pour qu’il soit le premier secret, le premier livre que je trouverai caché sous ton oreiller.

Je te demanderai pourquoi il est là, et je t’approuve à l’avance de me répondre, avec cet air distant dont tu décourages déjà les indiscrets : — Ah… je ne sais pas… je ne sais pas…


Colette.





TABLE


IV. 
 25
 37
VII. 
 45
 55
 61
XI. 
 75
 81
 89
XIV. 
 97
 103
 109
XVII. 
 117
XVIII. 
 127
XIX. 
 133
 139
 145
XXII. 
 151
XXIII. 
 159
XXV. 
 173

EXPLICATION



Dans ce livre, nous avons laissé quelques pages blanches. Que le lecteur ne s’en étonne pas, ces pages sont pour lui.

À dix années de distance, qu’importe ! Nous sommes des enfants du même siècle, au même livre nous devons tous collaborer.

Ces pages sont pour lui.

Qu’à son tour il y écrive une histoire (une histoire qui risquera même d’être la plus belle), qu’il y fasse un dessin.

Et si jamais, lecteurs que j’aime, mes petits frères et mes petites sœurs que j’aime, vous me faites l’honneur d’illustrer un des poèmes, n’hésitez pas à me prévenir, à m’envoyer votre œuvre.

D’avance, aujourd’hui, je vous en remercie : remplissez les pages que nous laissâmes vides à votre intention.


M. H.




I

À UN TRÈS PETIT ENFANT


À UN TRÈS PETIT ENFANT

PENDANT LA GUERRE



Le vent qui souffle ! Tu ne t’en occupes pas.
La guerre qui souffle ! Tu ne t’en occupes pas.
Peu à peu tu apprendras
que sur la terre il y a des orages
et la pluie drue pendant des jours.
Peu à peu tu apprendras
que la haine existe vivace et ardente :

Et le désir de tuer des hommes innocents
parfaitement inconnus de nom et de visage
… qui auraient pu être des frères
si on avait voulu !
Ô Toi ! Né pendant la guerre
la plus folle ! la plus absolue.
Toi ! spectateur impassible et incompréhensif
qui ne jugeras que bien plus tard,
quand seront éteintes les flammes
et balayées les cendres.
Toi ! qui viens pour reconstruire
avec toute la tendresse de ton regard
bien disposé et sans méfiance,
avec tes mains si douces… et roses
où peu à peu se dessineront
les grandes lignes de l’existence.
Te voici envoyé vers nous,
avec la perspective de ton enfance
inconsciente et échevelée,
pendant que se finira la guerre démente

et que nous planterons nos croix !
Tu ne viens, ni pour pleurer
ni pour souffrir
en quoi que ce soit, du malheur de notre année !
Tu viens, Promesse d’Avenir,
pour établir et contempler la paix !

Ô mon petit Enfant,
pour l’instant, dans le soleil,
tu joues avec le sable de cette terre
pour laquelle le sang coule
incompressible depuis des mois !
Et tout à l’heure, quand le soleil dormira
sur nos chantiers de morts,
tu souriras à la lumière de ta veilleuse
entre les voiles de ton berceau blanc.
Tu ne sais rien. Ton âme est close.
Tu es la chrysalide du lendemain.
Et je te regarde, affolée par tant d’innocence
et de certitude.

Ta tâche n’est pas la plus douce.
Constructeur parmi les décombres :
Il te faudra aller sans défaillance,
ne pas croire que la vie est mauvaise
parce que la mort fut un instant
la plus forte !
Tout reprendra avec tes soins.
Génération de vie laborieuse et fervente
après notre génération de sacrifices et de croix
— Efflorescence merveilleuse sur nos morts. —
Le soleil se refera d’une clarté éblouissante
et le blé sera haut dans les champs
avec des cigales dedans.
Des maisons blanches seront bâties
au bord des rivières :
au bord de la Meuse, de la Marne, du Rhin !
Et vous saurez être heureux encore
d’un bonheur neuf et vigoureux
comme votre sang d’enfants nés pendant la guerre.
Mais en ce moment : Tu dors,

ignorant la terre, le vent, la lutte ;
tes yeux fermés abritent le secret
de ton âme
qui est bien la plus forte…
avec son rôle à venir
et l’inconscience de son rêve actuel
où se mire l’éternité.





II

LE PETIT CHEVAL NOIR


HISTOIRE DU PETIT CHEVAL NOIR




Le petit cheval, noir comme du jais, trotte sur la route de campagne. Ses deux oreilles bien levées comme des cornets à surprise et sa queue empanachée comme un plumeau qu’agite la brise.

Il est content, le petit cheval, parce que l’air est bleu sur toute la campagne. La carriole qui sonne derrière sa croupe luisante est légère et le paysan Mathieu gai et propre dans sa blouse bleue, n’emporte jamais de fouet.

« Ah les beaux cailloux ! comme ils roulent bien sous mes quatre sabots, pense le petit cheval, et que mon estomac est agréablement rempli d’avoine. Allons, vite, vite à la ferme qui est située dans la vallée. Là, je retrouverai un petit cheval blanc que j’affectionne énormément. »

Mais voilà, que sous le lourd soleil de midi, qui est monté au fond du ciel, le gai paysan Mathieu s’est endormi. Sa bonne grosse tête est secouée de droite à gauche, de gauche à droite, par les cahots de la voiture et, devant ses yeux clos, passent des visions champêtres… La route, avant d’arriver à la ferme est raide, si raide, qu’on n’y pourrait jouer à courir sans tomber.

Mais, le petit cheval ne sait pas cela, parce qu’une main sûre, jusqu’à ce matin-là, avait toujours tenu ses guides. Et de toute la force de ses quatre jambes solides il se lance dans le sentier, avec par derrière lui, la carriole sonnante. Ah ! qu’est-il arrivé ?

Mathieu fut réveillé par une grande secousse, qui le projeta en l’air, comme une balle, et par un hennissement pitoyable. Le petit cheval noir, plié sur ses genoux de devant, était recouvert, à moitié, par la carriole qui pesait sur son dos… et il hennissait… il hennissait, parce qu’il avait mal à ses genoux écorchés.

« Ah ! pensait le petit cheval, comment faire maintenant ? j’ai si mal ! et je n’ai pas la force de me relever. J’étais si heureux de courir, avec du soleil de tous les côtés et l’air piquant dans mes naseaux ouverts. Maintenant je vais boiter comme un vieux cheval infirme. Quelle tristesse ! » Et il pleurait.

Ce n’est qu’une heure après, que Mathieu avec, d’autres garçons, purent dégager le petit cheval noir et l’aider à se relever.

Mais dans quel état ! Toute la peau de ses genoux enlevée. Ses pauvres genoux ! On le ramena à son écurie : là-haut, sur le coteau, pendant que le soleil se couchait, comme cela, avec une multitude de rayons. Le ciel ressemblait à un champ de blé.

Et le petit cheval sentait son cœur lourd comme une grosse pierre et il se disait : « Vais-je mourir ? » Mais il ne mourut pas. Ce n’était que des écorchures. On le soigna très bien. On le fit reposer et on lui donna abondamment à manger.

Cependant depuis, il n’a jamais voulu, mais jamais ! reprendre le chemin en pente qui conduit dans la vallée.





III

CINQ HEURES ET LA CAMPAGNE


CINQ HEURES ET LA CAMPAGNE



Cinq heures vibrent sur toute la terre.

Il y a devant moi des géraniums, dont la gaîté est si puissante qu’on voudrait aimer toutes les fleurs, et comprendre tous les oiseaux.

Il y a au-dessus de moi le ciel lumineux et blanc, posé sur les arbres comme un couvercle d’argent.

Cinq heures.

L’on pense à des amis qui sont loin, à d’anciennes peines, à d’anciennes joies. Sur les routes, l’on sait comment est la poussière, l’herbe plus foncée qui pousse de chaque côté et le blé pâle dans les champs plats qui ne veulent plus finir.

Cinq heures.

Comme le bruit des charrettes est spécial sur la route. On dirait qu’elles emportent, au milieu du foin roussi par le soleil, un morceau de vie et d’éternité qui sonne comme une cloche le long des essieux lourds, dans les ornières bordées de soir d’été.

Comme le bruit des charrettes est spécial sur la route. Comme les avoines sont rousses et les haies rapprochées. Les petits toits plus bas s’agenouillent dans la lumière : on dirait des ailes d’anges au bord des chaumières, des ailes toutes seules, venues du paradis, pour voir si c’est bien calme à cinq heures sur la terre.

Et les âmes, sans qu’on le sente, se remplissent de clarté, pendant que cinq heures sonnent sous l’ardoise des clochers.





IV

LES OIES


POËME




V

CE QU’ILS PENSENT


CE QU’ILS PENSENT



« Moi j’aime les sapins noirs, dit Jacques, où il y a des renards. »

« Moi j’aime les clairières, dit Luce, où il y a des pavots. »

Et le grand feu qui crépite offre, à leurs yeux, le mystère du bois qui s’effrite, en découvrant dans les cendres des sites et des villes que leurs désirs ne pourront jamais posséder.




VI

LES GRENOUILLES

LES GRENOUILLES



Dans la mare, coassent les grenouilles, les belles grenouilles, vertes comme l’herbe et les pommes vertes, avec leurs petits yeux ronds, et leur ventre blanc tendu comme un tambour.

L’eau clapote autour d’elles.

Dans la nuit, elles sont seules, avec la chouette, qui osent crier. Mais leur chant tinte aussi limpide et harmonieux qu’une cloche de cristal et c’est une joie, penché sur le mur, que d’écouter comme Mathieu (celui de l’histoire du cheval) les grenouilles chanter dans la nuit d’été.

Les nénuphars, ces grandes plantes aux fleurs blanches, et aux queues caoutchoutées, offrent aux grenouilles, des perchoirs, qui deviennent dans la nuit des ronds de clarté.

Mathieu rêve… c’est un garçon très distrait, pas méchant, mais presque bête. Il se souvient du temps, où avec des camarades il allait le soir, jeter des pierres dans la mare pour faire des ricochets. Les grenouilles piquaient toutes ensemble une tête dans l’eau et n’osaient plus reparaître que longtemps après. Car les grenouilles, aussi, malgré qu’elles soient petites, sans poil, et froides à toucher, comprennent bien des choses et se méfient de l’homme. De la terre, elles ne connaissent rien, que la vase, le cresson, l’humidité qui entoure les mares. Du ciel, elles connaissent les étoiles, auxquelles elles coassent leur admiration ; mais des lavoirs, des ruisseaux, des étangs, elles savent tout et c’est cela qu’elles se racontent, une fois le soleil couché, assises au bord de l’eau.

« Oh ma chère, j’habite une merveilleuse maison en herbe tressée » — « Où habitez-vous donc, ma chère ? » — « Mais le grand étang du bois enchanté ! » — « C’est très bien en effet, plein d’ombre et de silence, mais pourquoi venez-vous jusqu’à cette mare, vous avez des voisines au bois enchanté ? » — « Mais ma chère, c’est parce que je vous aime. »

Dans un autre coin, on entend : « Je m’abrite du soleil sous une feuille de nénuphar, il y a du sable jaune et des cailloux luisants » ; une autre dit : « Le lavoir n’est plus tenable, on y lave du matin au soir et le savon, dans l’eau, me donne mal au cœur. » Une autre très jolie grenouille, avec des reflets d’or sur les épaules, montée sur une pierre moussue improvise cette poésie aux étoiles : « Belles étoiles, vous êtes brillantes comme sous une rosée perpétuelle, vous vous allumez à l’heure où je monte sur la terre ! j’aimerais, avec mes pattes vertes comme des brins d’herbe, faire de vous un bouquet que j’emporterais dans ma maison aquatique. Vous êtes les boutons d’or du ciel ! »

Ainsi jusqu’à l’aube, cachées dans les marécages, les grenouilles causent et jouent.

Et ceux qui écoutent, penchés sur le mur, comme Mathieu, finissent par comprendre que les grenouilles sont les gardiennes des nuits d’été… et les amies des fées.





VII

SUR LE LAC


SUR LE LAC



File dans l’eau bleue « mon navire ».
Coupe le lac en deux « mon navire ».
Légères aux mains sont les rames fines !
Le bois mouillé sent bon le plein air.
Et je suis mon seul Capitaine ! mon Second !
Mes mousses ! le mât de misaine,
tout à la fois : ô liberté !
Fendons l’onde.
Mettons-y bien d’aplomb

les deux ailes de notre coque
comme deux ailes d’oiseaux dans l’espace !
comme deux ailes de mouette sur le lac !
L’horizon tout entier ô « mon navire »
nous appartient.
Chaque brassée de tes rames vigoureuses
qui nagent… presque aussi bien que moi,
nous y porte en conquérant !
Le monde n’est pas un fantôme effroyable
ni un revenant !
Mais un jeu immense et prenant
qui s’offre !
Don inestimable…
et nous y allons tous les deux,
Toi, me portant plus docile qu’un cheval
moi ! te conduisant et t’insufflant
par le bois des rames
mon âme pleine de curiosité et d’amour.
Et nous allons ! entreprenant dès aujourd’hui
le grand voyage…

celui que les infirmes appellent
la lutte pour la Vie !
Mais nous sommes solides,
construits avec les durs et noirs sapins des montagnes,
la résine pleine et odorante
coule dans nos veines
et nous sommes le produit de la terre et du ciel.

Ce n’est pas pour rien que les vents les plus âpres
— sur les sommets où nous fûmes plantés —
ployèrent et harcelèrent nos branches basses
et nos branches élevées !
Ce n’est pas pour rien que le soleil de midi
fit bouillir notre résine
et craquer notre écorce.
Ce n’est pas pour rien que les constellations
se mêlèrent à notre branchage,
posant dans l’ombre des aiguilles,
le scintillement des étoiles
qui sont, elles aussi, des mondes !

Ce n’est pas pour rien que les loups hurlèrent
les nuits de neige et d’hiver
et frôlèrent nos troncs
avec leurs poils rudes de bêtes affamées.
Ce n’est pas pour rien que le bûcheron nous prit ;
ce n’est pas pour rien qu’après de longs stages
dans les usines grinçantes
avec des ouvriers,
nous en sortîmes enfin !
façonnés et polis
pour lutter avec l’onde
riche comme la Vie.

Ô « mon navire » ! mon frère,
toi qui as sur moi la supériorité
de ta vie placide d’arbre !
conduis-moi vers l’horizon,
où sont d’autres forêts indomptables,
avec aussi des constellations
dans les branchages,

la nuit.
Conduis-moi !
Je suis ton Capitaine
neuf et émerveillé.
Je suis le mât de misaine
et le phare allumé.
Allons ! file dans l’eau bleue
« mon navire ».
Coupe l’onde en deux.





VIII

JOUONS ENSEMBLE





IX

POMME D’API


POMME D’API



Les pommes sont lourdes à pousser, mais elles sentent bon, une odeur qui évoque le mystère des armoires fermées, où dorment les confitures des années précédentes et le linge des jours de mariage. Allons, du courage ! Voici les trois arbres passés ; il n’y a plus que le sentier du village à monter. Mais le soleil tape sur les bras nus. Cela ne fait rien. On aura une pomme pour goûter, on ira goûter près du lavoir : les peupliers lentement remueront leurs cimes, ce sera le soir.





X

LA MAISON DANS L’ŒIL DU CHAT


LA MAISON DANS L’ŒIL DU CHAT



La maison était seule au bord du Vide qui avait enveloppé son petit jardin.

La maison était seule au bord du Vide, comme toutes les maisons, auxquelles personne ne pense et que personne ne voit.

Le Vide montait jusqu’au ciel, qui n’était plus le ciel mais l’éternité ! Et si l’on s’était retourné assez vite, on aurait peut-être vu du seuil de la maison : la vie tout entière précédée du passé et suivie de l’avenir.

Dans la maison, la vie banale et particulière suivait son cours.

Une famille (comme toutes les familles) faisait ses préparatifs pour aller passer l’été dans une campagne qu’elle désirait infinie et tranquille.

Le père préoccupé consultait l’horaire.

La mère remettait du linge dans une malle déjà pleine.

Le fils fermait les volets.

Et la fille descendait de sa chambre, avec un sac de cuir jaune, qu’elle allait poser dehors sur les autres colis.

Elle ouvrit la porte de la maison et le petit jardin bien fidèle revint du fond de l’éternité et l’éternité bien fidèle refléta l’image exacte de sa pensée, dans le petit jardin qu’elle aimait.

La jeune fille s’arrêta alors au bord de la maison et des fleurs poussèrent tout de suite sur les plates-bandes : des capucines et quelques tulipes pâles.

Une petite pluie très fine tombait sur la pelouse. Et des souvenirs ! Et des souvenirs ! montaient dans l’âme de la jeune fille. « C’était là, cette année, qu’elle avait vu le printemps venir. Le printemps un peu fou, qui avait couvert l’herbe de pâquerettes, la terre d’iris, le mur d’églantines et de ce jasmin qui restait encore. C’était là qu’elle avait lu, par des journées d’or pâle : Shakespeare, qu’elle aimait tant : Balzac et son premier Zola. C’était là qu’elle avait vu tous ces crépuscules, comme de grandes ailes d’anges, ourlées d’ombres bleues, venir frôler la terre avant d’aller au ciel. Et c’était fini tout ça !

Pourquoi ? Parce que l’été était venu, un vilain été pluvieux qui avait noyé toutes les petites fleurs du printemps… Toutes les petites fleurs ! Puis, elle songea que la campagne l’attendait, une campagne si douce ! où IL était depuis un mois déjà. Alors, elle fut heureuse ! Le jardin lui sembla rempli de soleil ! Elle sortit dans la rue… et le Vide se reforma derrière elle.

Le fils, quand il eut fermé tous les volets, sortit brusquement de la maison, regarda le jardin, insignifiant pour lui, dans son gris-vert monotone, puis ses yeux allant bien plus loin, il vit la mer, la plage, le tennis dont il avait déchiré et réparé, à ses frais, le filet l’année dernière. Puis il revint au jardin, fixa un moment le trapèze, où il avait failli se tuer et saisissant une valise, il courut dans la rue. La porte resta entr’ouverte, et un passant vit le jardin, qui lui sembla « grand pour Paris » et la maison qu’il trouva « laide ». Ce fut tout. — Le Vide.

Le père et la mère sortirent ensemble.

Le père ferma la porte de la maison. La mère pensa qu’elle n’avait toujours pas retrouvé ses ciseaux dans la pelouse. Elle vit la pelouse.

« Si le chat revient, il abîmera les dernières tulipes. »

Elle vit les tulipes. Elle passa.

Le père dit : « J’aime mieux que la pluie se soit calmée, ça abîme les bicyclettes. » Il mit les clefs dans sa poche, ne vit pas le jardin, ferma la porte de la rue.

Et le jardin resta là, un moment encore. Puis l’éternité revint dans l’ombre infinie de la solitude ; il n’y eut plus qu’un ciel, de bas en haut, dont les contours étaient l’infini.


Au-dessus de la terre, un ciel clair, semé d’étoiles. La terre est très lumineuse. À l’endroit où la famille a laissé la maison, il n’y a RIEN. Des âmes, peut-être ? et des souvenirs… Mais si, pourtant, le Vide s’écarte, le ciel apparaît admirable, d’une pureté divine. Puis la maison haute ! haute ! comme une cathédrale. Puis le jardin ; avec une pelouse comme un champ, et les allées, comme des routes de campagne.

Qu’y a-t-il ? Il n’y a rien. Mais si, par terre, un peu au-dessus du sol, deux étoiles sont suspendues : les yeux du chat qui regardent la maison. Le chat est là et pour lui, tout revit. Le chat se promène : c’est calme. Il va doucement, près d’un soupirail : il entre, les étoiles illuminent la cave, qui est toute blanche comme le couloir d’une abbaye. Le chat ronronne en marchant. Il est tranquille, rien n’est changé chez lui. Il ressaute sur la route de campagne et va se promener dans le champ. Le chat passe en revue : toute la nuit. Aux fenêtres des maisons, des vitraux scintillent. Le chat se couche sur une marche de la maison. Devant lui le Vide revient. Ses yeux deviennent très grands, il voit dans le néant !





XI

LE MOUTON


LE MOUTON


Le mouton s’appelle Robin.

Je le sais, j’ai eu le même et je l’avais appelé Robin ; ensuite Blanchot, mais Robin a toujours été plus joli.

On s’en va tous les deux côte à côte, comme deux petits frères qu’on est dans la vie ! Le mouton broute et l’Autre rêve. Tous les deux tournés vers la terre en fleurs. Puis quand on arrive près d’un arbre touffu qui donne beaucoup d’ombre, on s’arrête et l’on serre le mouton sur son cœur.

La laine est douce aux doigts qui s’y accrochent. Le mouton sent le serpolet. Dans ses grandes oreilles duvetées, on lui confie l’histoire d’un prince qui avait trois châteaux ensorcelés. Le mouton écoute en silence, l’air triste et résigné par habitude…

Alors en suivant la rivière, on rentre, comme deux petits frères qu’on est dans la vie.





XII

LA SOUPE AU CANARD


LA SOUPE AU CANARD



Les canards, la tête sous leur aile, bien sages, au bord de la mare, attendent que le soir sonne au village pour rentrer à la ferme.

Les canards la tête sous leur aile.

Et au village, dans les marmites, la soupe chante très fort et très vite ; dans toutes les marmites elle chante et le village lui-même est comme une grande marmite, où toutes les odeurs des soupes se mêlent, pour s’envoler par-dessus les chaumes comme un son de cloche et aller dire aux autres villages, aux villages de toute la terre : « Le soir est descendu chez nous et les troupeaux rentrent aux étables. »

Chez le cordonnier qui, tout le jour, a enfoncé des clous dans du cuir bien dur, cuit une soupe de pommes de terre. Mais chez le forgeron, qui vient d’arrêter son soufflet pour arroser ses géraniums en attendant le dîner, c’est une soupe aux carottes et aux navets. Là-bas, où la lumière brille déjà, c’est une soupe aux choux verts. Mais là, à la ferme ; quelle soupe est-ce donc ? Les canards, les pieds dans l’herbe, respirent le parfum qui passe au-dessus des arbres, parfum de légumes, de bois brûlé, des dernières fleurs ouvertes et de la mare elle-même, et les canards considérant cela comme un signal, en boitillant dans la vase, s’en retournent à la ferme. « Mais à la ferme, quelle soupe ont-ils donc, ce soir, ça sent joliment bon », disent les canards, « À la ferme quelle soupe ont-ils donc ? »

Avant de rentrer dans la cour, la mère cane compte ses enfants : « Un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit… Où est donc le neuvième ? »

Les canards se regardent avec terreur.

Hé bien la soupe ! la soupe ! C’est une soupe au canard.

Les canards reprennent alors le chemin de la mare, et, la tête sous leur aile, bien sages, ils attendent…, ils attendent pour rentrer à la ferme, que le petit frère soit mangé.

Les canards, la tête sous leur aile.




XIII

LES CHEMINÉES

IMAGE


LES CHEMINÉES



Vingt-huit cheminées rouges dansent sur le toit gris.


Vingt-huit cheminées rouges qui ont pour bras des rayons de soleil et l’air bleu pour chapeau.


Vingt-huit cheminées rouges font la ronde, la ronde autour du toit gris.


En bas, le monde s’agite.

En bas, on souffre, on pleure, on rit.

Des gens passent, toujours les mêmes ; ce sont des hommes, des femmes, des jeunes gens, des jeunes filles et de tout petits enfants.


Ils se ressemblent tous, depuis le temps qu’ils passent.

Ils se ressemblent tous et se croient tous différents.


Et les cheminées dansent !


Une jeune fille s’arrête et achète des violettes. Des enfants jouent — pour la coutume — des enfants jouent l’air ennuyé. Depuis le temps qu’ils jouent ils sont si fatigués.

Enfin, un prêtre passe, lisant son bréviaire, ne s’apercevant pas qu’il est passé hier.


Comme le monde est vieux !

Comme le monde est vieux !


Et pareille aux autres, je reprends ma route.


Là-haut, les cheminées continuent leur ronde, leur ronde, au soleil, sur les toits gris.


La lumière est bleue… d’un bleu infini.





XIV

LA MER


LA MER



Au bout du chemin, il y a l’église
avec sa croix levée comme un doigt
vers le ciel bleu !
Et le chemin suit en lacets
la pente douce de la colline
que domine la Maison du Bon Dieu.
C’est le beau temps sur toute la terre
assurément ! car voici dans cette anse du paysage
la mer immense…
saphir géant !

Des bateaux dansent sur la mer.
Bateaux de pêche. Voiliers partis ce matin
au soleil levant
et que ramène la marée de midi.
Leurs voiles rapiécées, usées, salies
se détachent en carrés d’ombres
sur le ciel étincelant.
… Tout l’univers tient LÀ
Placide et mesuré.
De la mer à l’église, il n’y a que la lumière
et le sentier qui monte comme une prière
dans la Clarté.





XV

LA GRANDE SŒUR





XVI

LE PETIT CIMETIÈRE


LE PETIT CIMETIÈRE



Derrière le mur du petit cimetière, il y a une chèvre blanche qui mange de l’herbe verte…

… Derrière le mur du petit cimetière.


Devant le mur du petit cimetière, il y a la place aux pavés inégaux…

… Devant le mur du petit cimetière.


À l’intérieur du petit cimetière, il y a des rangées de tombes et un champ de croix…

… À l’intérieur du petit cimetière il y a des croix, des croix, des croix.


Beaucoup sont noires, en simple bois ; d’autres en fer aux garnitures rouillées, d’autres en pierre, aux formes ouvragées.

Elles sont toutes neuves, ou bien très vieilles, et sur la terre humide des tombes, ou sur les pierres de granit gris, des fleurs se fanent et l’herbe pousse.


Là, sont réunis sous la terre, le tout petit enfant au vieux sage… le voleur au prêtre… l’ennemi à l’ennemi… et l’ami à l’amie.


Là, sont réunis sous la terre, tous ceux que la vie a séparés.


Mais la terre garde bien son secret, elle ne dit pas où sont ses morts, et où nous serons, nous les vivants.


Mais la chèvre mange son herbe verte, derrière le mur du petit cimetière.


Ah ! que de gens ! que de gens ! que de gens ! une chèvre blanche garde en paissant.






XVII

L’ÂNE GRIS


L’ÂNE GRIS



Âne gris, tu rêves dans le soleil, avec tes quatre sabots étincelants et ta petite selle de velours rouge.

Ton poil, soigneusement brossé, est doux à toucher comme de la peluche et tes grands yeux clairs mirent le ciel.

Tu attends patiemment au seuil de l’église, où est entrée ta maîtresse : la très gentille petite Solange avec sa robe de mousseline.

C’est dimanche ! qui ne le sait pas ?

Tout repose. La route, elle-même, est plus blanche entre les deux lisières roses de la forêt.

La forge est silencieuse, la boulangère a fait des brioches et les écoles sont muettes.

Petit âne gris, c’est le mois d’août, le mois de l’Assomption ! Tu le sais très bien. Ta tête est bourdonnante de chaleur et de cloches ! tu soupires en pensant à l’écurie… à la douce litière, où se glissent parmi le foin, des fleurs sèches de pissenlit.

Un gamin passe… Il tape ta croupe chaude en riant.

Voici le soleil, encore sur ta tête, recule-toi ! Tout près du porche, à l’ombre des saints… Saint Nicolas, ami des petits garçons ; Sainte Clotilde, amie des petites filles. Ils te bénissent tous deux sous leur mître de pierre, dans leur robe à gros plis !

Te voilà presque dans l’église. Le son de l’orgue te parvient ainsi que les derniers cantiques.

Petit âne gris, tu dors maintenant.

Il est midi.

« Voyons, Clodomir ! » Une main impatiente tire ta bride, c’est la petite Solange en robe de mousseline et parfumée d’encens.

La voici, juchée sur la selle de velours rouge et en route pour le château !

Fines aiguilles de pins, craquantes et brûlantes sous les pattes de l’âne, comme des paillettes enflammées.

Tout n’est que soupir !

Exhalaison puissante de l’été !

Tout n’est qu’une plainte atténuée.

Presque de la joie… dans la chaleur mouvante de l’été.

Voici les deux sapins ; cônes sombres de fraîcheur à l’entrée du château, ce grand bloc blanc qui s’aperçoit tout au fond, derrière les grilles dorées.

L’allée d’honneur est bordée de géraniums éclatants, comme des cris de joie ! puis des pétunias et d’autres fleurs lourdes et vivaces !

Le petit âne trotte avec ses sonnailles, le courage lui vient à mesure que le chemin diminue. Enfin, le voici devant le perron de marbre, le double perron, près duquel dort un lévrier.

Un valet s’approche complaisant et paternel, Solange descend : toute fragilité et souplesse dans sa robe : « Je suis en retard ? il a prêché longtemps. »

Au trot, libre et léger, petit âne, tu gagnes l’écurie. C’est la troisième porte dans la cour des « communs » ; la première est celle de l’alezan, la deuxième du poney ; la troisième, ô joie : il s’y glisse…, son poil frotte en passant le bois de la stalle. Il ne sait plus… des ronds de soleil montent en spirale devant ses vastes yeux brouillés par les croisements des routes, les plaques bleues indicatrices, et les bigarrures bleues des ombres.

Il ne sait plus :

Des mains charitables ont ôté la selle de velours, les étriers d’argent, le harnais de cuir jaune, à clous dorés. Lourdement il tombe sur la litière « parfumée comme un perpétuel crépuscule, comme un champ de luzerne, comme l’eau glacée sur la langue rêche et brûlée, comme… »

Régulièrement les flancs du petit âne se soulèvent, un deux, un deux, une égale respiration s’échappe de ses naseaux. Il dort !…


La salle à manger du château, avec ses volets clos, ses faïences et ses rideaux de Jouy, est fraîche comme un gentil tombeau.

Gaie Petite Solange, l’âme encore bercée par les cantiques et la contemplation fervente des vitraux.

Te voici, choisissant d’une main lente des tranches d’ananas, dans la coupe parfumée.






XVIII

SIDONIE


SIDONIE



Que c’est joli, ô Sidonie… à travers les allées, à travers les pelouses fraîches et bien taillées, de se promener le dimanche.

Les cloches sonnent la sortie de la grand’messe et le parc avec ses marronniers fleuris, au fond la maison du jardinier qui fume comme une pipe, ressemble à une image où la paix épouserait le printemps.

Tu as treize ans, Sidonie : déjà une grande fille. Et ton ombrelle : c’est ta tante qui te l’a donnée, pour faire la dame dans les allées.

Tu as cueilli des fleurs pour orner ta chambre ; ainsi en faisant tes devoirs, tu pourras contempler ce souvenir de ta promenade et tu reverras tout de suite la forêt or et verte, comme un pourpoint de roi. Tu reverras cet écureuil qui a glissé devant tes yeux, comme une flamme échappée du soleil. Tu reverras le paysan qui chantait en poussant sa charrue et le soleil sur la charrue… qui reluisait.

Ô Sidonie, la fumée monte claire et bleue des cheminées et ce merle qui siffle, sur les cimes, chante la gloire des petites filles sages et des dimanches printaniers.





XIX

LA LUTTE


POËME




XX

DES POUSSINS


DES POUSSINS



Chaque poule a eu trois poussins : ça se trouve comme ça : elles ont couvé ensemble. Ils ont éclos le même jour. D’abord il a fallu faire attention, parce qu’on les aimait tant, qu’on aurait bien pu les étouffer de caresses et les manger par énervement, tout vivants. Mais maintenant ils ont grandi (maintenant, on a les uns et les autres à peu près le même âge) et on a compris qu’il fallait les laisser vivre en paix, comme de bons jaunes d’œufs qu’ils sont ; comme des poules et des coqs qu’ils seront ensuite, avant même qu’on soit un homme. Mais ça, on verra plus tard le temps que ça met à venir.

Pour l’instant, on s’entend très bien et la grande joie quand on a dormi pendant les heures chaudes du jour, et quand vers le soir on s’aventure dans le jardin où les fleurs éclatent de vie, où le soleil allonge les ombres, où les cétoines bourdonnent au cœur des roses-roses : c’est d’aller leur donner à manger.

Entre nous, ils n’ont pas bien faim ; mais comme soi-même, on vient de goûter, il faut bien qu’ils fassent pareil.

Chaque poule accompagne son groupe, se trompe-t-elle ? on ne sait pas. Ils se ressemblent tant. Et ainsi tout le monde est content.

Lui, au milieu, comme un roi bienfaisant et riche avec son grand chapeau de paille de riz qui fait de l’ombre sur son visage. Eux, tout autour, posés dans l’herbe comme de grandes fleurs jaunes ou de petit soleils, picorant ce qu’il leur donne, d’un geste encore un peu endormi, où subsiste le charme du dernier rêve qu’il continuera cette nuit.





XXI

LE PETIT VERGER


LE PETIT VERGER



Les groseilliers dans la lumière, doucement abritent les pommes tombées. Et les pommes tombées font des rondes au pied vert des groseilliers.

Les fraisiers sur la terre brune, mêlant leurs feuilles aux pissenlits, côte à côte, rêvent aux petites fraises, qui poussent sur eux pour être mangées.

L’allée du milieu est toute sombre : une raie de soleil la traverse. Sur le mur pousse la vigne, aux grandes feuilles bleues et tranquilles et partout des mauvaises herbes et du plantin pour les oiseaux ! C’est un petit verger si sage au fond d’un bois roux de soleil, un petit verger, où il fait bon rêver à de très vieux contes, à de très vieilles gens. Les pommiers vieux et bossus, sont comme ces grands-pères qu’on n’a pas connus et les pommes tièdes et ridées des petites sœurs qu’on n’a pas eues.

Oh ! dans le petit verger, où l’or foncé d’un tronc vous met la joie au cœur comme une belle chanson.

Oh ! dans le petit verger, où l’on pense à des choses très françaises et très douces, comme la lumière est belle au pied des groseilliers.





XXII

LE CHAT

IMAGE


LE CHAT



Le chat vient de rentrer, avec sa queue droite comme un roseau ! Il est gentil et ses taches blanches et jaunes lui donnent l’air un peu d’une fleur paysanne.

Sa moustache rigide, ses yeux brillants comme des petites vitres de couleur, font de lui une bête très réussie et très contente d’elle-même.

Il vient de rentrer !

Toute la journée, il a dû courir les champs et jouer à se chatouiller le nez avec les herbes.

Maintenant il fait nuit ; la lune haute dans le ciel, pose un grand carré de clarté bleue sur le seuil. Il est assis sur la première marche et il se lèche. La barrière blanche du jardin brille dans la nuit comme si elle était recouverte de neige et l’ombre des maisons s’allonge sur la route, et l’ombre du chat s’allonge sur le seuil de la maison, avec sa queue blanche et jaune derrière lui.

Les enfants dînent et tout le monde dîne dans la salle à manger. On a beaucoup joué tantôt, les paupières sont lourdes, la soupe pèse dans la cuillère… mais voici le chat qui entre en ronronnant très fort.

Tous les enfants se retournent : « Ah ! bonjour Chrysanthème ! » « Ron ron ! », fait le chat satisfait de cet accueil ; « ron ron ! je vous aime tous, mais donnez-moi un peu de votre soupe, pour que j’aille sans avoir faim, passer cette douce nuit sur les toits », et le voilà qui lèche avec une langue jolie comme un pétale de rose le fond des assiettes. Ensuite il saute sur les genoux de Madeleine et, lentement, offre en ronronnant son cou blanc à caresser. De ses pattes rondes et molles, il accentue sa joie en pétrissant le tablier de Madeleine : « Ron ron ! ron ron ! la vie est bonne tout de même. »

Mais l’heure de dormir est là, les enfants quittent la salle à manger : « Adieu Chrysanthème, à demain ! va t’amuser avec les étoiles et les vers luisants. »

D’un bond, il saute par la fenêtre. La campagne est merveilleusement belle et calme et le chat regarde avec indécision les murs et les toits… de quel côté jouera-t-il cette nuit ? Mais bientôt son choix est fait, il se dirige fièrement vers une belle maison entourée d’un mur très haut. Pour y arriver il lui faut traverser un champ, l’herbe fraîche mouille le dessous de ses pattes. Enfin le voici parvenu sur le mur, puis en suivant les gouttières que la lune argenté, il monte sur le toit principal avec, autour de lui, la forêt des cheminées. Une grande cheminée coiffée d’un chapeau de zinc que surmonte une girouette, s’élève au milieu. Le chat y grimpe hardiment, puis s’asseyant sur le chapeau, juste au-dessous de la girouette, il se met à lisser son poil qu’ébouriffa l’ascension.

Tout est silencieux. Minuit sonne au clocher. Et le chat bienheureux, dans son orgueil immense, pense : « Je suis aussi haut perché que le coq de l’église, j’entends minuit sonner et je domine le monde ! que les étoiles fassent donc une ronde autour de moi ! car je suis le Chat ! pour l’éternité. »





XXIII

DANS LA PRAIRIE


DANS LA PRAIRIE



Toute la tendresse et la douceur du monde
dans les hautes herbes se sont blotties :
il n’y a rien que la Paix
au-dessus de la prairie
et le soleil épanoui
comme une fleur royale.
Ton rêve que tu poursuis sereinement
est plein du charme heureux
que dispense le beau temps.

Et les vaches rythmiques,
avec leurs queues battantes,
sont des horloges magnifiques et puissantes
qui t’enseignent la placidité du temps idéal,
où s’écoule l’enfance,
pure comme un cristal.





XXIV

LE PETIT ESCALIER DE SAINT-CLOUD


LE PETIT ESCALIER DE SAINT-CLOUD



C’était un petit escalier, tout petit.

Il n’avait que trois ou quatre marches, mais ces trois ou quatre marches en valaient bien des quarantaines d’autres par leur beauté…

Elles étaient recouvertes de mousse, mais surtout de monceaux de feuilles mortes tout en or.

Il était bien content, le petit escalier et il n’en demandait pas plus pour être heureux et de bonne humeur… Et depuis des années, il savourait cette joie si simple et si pure d’être recouvert de feuilles mortes et d’admirer la nature.

Car il l’admirait : il trouvait splendide le trou fait dans le feuillage par lequel il pouvait contempler un morceau de ciel bleu.

Il adorait sa grande sœur, la statue, qui se reflétait dans l’eau glauque du bassin, et les beaux troncs des arbres entourés de lierre rouge.


Quand les gens venaient visiter ce coin isolé du parc de Saint-Cloud et que, par hasard, ils disaient : « Ah ! le joli petit escalier, montons ces vieilles marches de pierre », il ressentait une joie énorme, mais pas d’orgueil ; aussi sa joie était-elle très pure et lui était-il très heureux.


C’est une toute petite histoire que celle de ce petit escalier.

Mais c’est celle de tous les gens modestes, qui savent être heureux par eux-mêmes et la beauté du ciel qu’ils voient.





XXV

CHUT !


CHUT !



Claude s’est endormi comme l’image l’indique. À vous, de deviner… avant de fermer ce livre, le rêve merveilleux qui chemine sous ses paupières.

Quant à moi, je ne peux rien vous dire. Claude dort… Chut !

Marchez sans bruit, surtout ne l’éveillez pas, car vous savez mieux que moi, combien mystérieusement les âmes des enfants regagnent le paradis. Et Claude… en jouant s’est endormi.