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La Maison dans la dune/08

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Albin Michel, Éditeur (p. 110-118).
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VIII


La rue, pour un brave homme qui s’y promène tout à l’aise, sans songer à mal, c’est un domaine essentiellement paisible et sûr, qui peut présenter une agréable diversité, qui peut offrir des spectacles amusants ou dramatiques, mais où généralement l’on ne descend pas pour aller chercher l’inédit ou le romanesque. C’est la propriété de tout le monde, tout le monde s’y sent chez soi, chacun y vaque sans la moindre alarme à ses occupations.

Mais pour Sylvain, la rue était un champ de bataille.

Il se le disait encore ce matin-là, en partant à vélo, sous la pluie drue et froide, pour aller livrer son tabac. Il s’était blatté, selon le mot des fraudeurs. Dans l’ouverture de sa chemise, il avait passé et placé en bon ordre, verticalement, deux rangées de huit paquets de tabac. Ça faisait quatre kilos qu’il promenait ainsi sur sa peau. Là-dessus, il avait boutonné un vaste gilet, puis enfilé son « pull » de grosse laïne. Et, son veston bien serré sur le tout, il avait l’air de ne rien transporter. Tout au plus lui aurait-on remarqué un léger embonpoint.

Il devait livrer son tabac à Mardyck. Il lui fallait pour cela couper à travers Dunkerque. Et pour entrer dans la ville, d’abord, il descendit de vélo, il feignit d’uriner contre une palissade, et, de là, surveilla la cabane de l’octroi, attendant une occasion.

Elle ne tarda pas. Tout un flot de voitures venait de passer, le préposé rentrait dans sa guérite pour se mettre à sec une minute. Sylvain sauta sur son vélo, se lança à toute vitesse, et passa devant la cabane à fond de train. Première passe franchie.

Sylvain roula ensuite un bon moment à petite allure, les mains au haut du guidon, regardant à droite et à gauche, de l’air d’un flâneur. Mais il voyait tout, il remarqua deux hommes vêtus d’imperméables fatigués, les jambes prises dans des leggins, qui attendaient quelque chose, appuyés sur le cadre de leur bicyclette, placée en étai derrière eux.

Prudent, Sylvain fit un crochet, passa par une autre rue. Tant qu’il était dans le centre de la ville, près de la gare, la fuite lui était facile. Il pouvait aisément se faufiler dans le dédale des rues, et égarer ses poursuivants. Il évita ainsi deux postes de noirs encore. Du bout d’une rue, il les reconnaissait. Il leur trouvait un air de famille, avec leur imperméable, leurs guêtres, et leur casquette ou leur chapeau mou. Et ils avaient tous la même façon de placer leur vélo derrière eux, de s’appuyer, assis à demi sur la barre du cadre, et d’attendre, toujours au coin de deux rues, le nez en l’air, feignant, quelquefois, de chercher le numéro d’une maison. Alors, Sylvain faisait un crochet, et contournait le barrage par une autre route.

Il fit ainsi plusieurs détours, par la rue du Maréchal-Foch, la rue Jean-Bart, la place Jeanne-d’Arc. Et il finit par revenir dans la rue de Paris, qu’il devait suivre de bout en bout pour traverser la ville. À l’entrée de la grande artère, sur un pont, il s’arrêta encore, et, avant de s’y engager, il étudia longuement la situation. C’est alors qu’il reconnut, très loin, au carrefour de la rue de Lille, Lourges qui attendait, avec un autre noir.

Sylvain ne pouvait s’y tromper. Pour deviner ces gens-là, il avait un flair infaillible. Du premier coup d’œil, la silhouette massive de Lourges le frappa, il fut sûr que c’était lui.

Lourges était là depuis l’aube. Il y avait plusieurs jours qu’il venait se poster à cette place, car on lui avait signalé quelque chose, un trafic suspect d’hommes à vélo et d’automobiles aux environs d’un grand cabaret qu’il s’entêtait à surveiller avec une obstination de bull-dog. Il occupait son poste d’espionnage sans interruption, du matin jusqu’au soir. Il dînait d’un sandwich, que son camarade allait lui chercher. Il se laissait stoïquement percer sous l’averse. Et, mouillé, gelé, crevant d’ennui, il s’acharnait malgré tout, rageant de s’être laissé raconter des histoires, n’admettant pas qu’on eût pu le duper à ce point. Au désespoir de son camarade, il avait laissé passer de bonnes occasions, des individus suspects qu’il eût été intéressant de suivre, pour savoir où ils allaient, ce qu’il y avait dans leur paquet. Il s’entêtait, il ne quitterait la place que lorsque sa certitude serait définitivement établie.

À trois cents mètres de là, Sylvain maintenant le guettait, lui aussi. Il attendit quelques minutes. Puis, voyant que Lourges ne bougeait pas, il comprit que l’homme était en observation.

Il était possible à Sylvain de prendre une autre route. Mais, vers la droite, il devrait faire un immense crochet pour éviter un autre groupe suspect qui barrait le chemin de Fort-Louis. Et, du côté de la gare, à gauche, il ne fallait pas songer à s’aventurer. C’était plein de douaniers, il serait pris tout de suite, sans pouvoir fuir, au milieu de l’encombrement des rues. Il fallait passer devant Lourges.

En ces cas difficiles, Sylvain avait une tactique à lui, qui lui avait maintes fois réussi. Il se résolut à l’employer encore. Il se posta au bord du trottoir, et, assis sur sa selle, le pied sur la pédale, prêt pour un départ rapide, il attendit.

Autour de lui, les gens passaient, ouvriers, bourgeois, dames et femmes du peuple. Tout ce monde-là allait paisiblement à ses affaires ou à ses plaisirs, en pleine tranquillité, en pleine sécurité. Nul ne se doutait que l’homme qu’on coudoyait là, et qui paraissait aussi paisible que les autres, fût un homme guetté, traqué, attendu, et que sa feinte indifférence cachât en réalité une tension intérieure presque douloureuse. Des autos défilèrent devant lui, des voitures luxueuses, de gros camions poussifs. Rien de tout cela ne convenait à Sylvain. Ces autos-là allaient trop vite ou trop lentement. Il attendit encore. Ce qu’il lui fallait, c’étaient de ces camionnettes comme en mènent souvent les brasseurs, des « Ford », des « Chevrolet », voitures légères et rapides qui roulent à peu près à quarante à l’heure. Derrière ces autos-là, Sylvain pouvait filer à bonne allure, et franchir le barrage.

Il vit enfin déboucher de la rue Albert-Ier la voiture qu’il espérait, une camionnette « Latil » à benne, chargée de charbon. Elle le frôla, le dépassa. Sur ses traces, il s’élança, pédalant de toutes ses forces. Et il la rejoignit, il n’eut plus qu’à soutenir le train, aidé et entraîné par l’aspiration que produisait le déplacement d’air. Il fila ainsi à toute vitesse devant le nez de Lourges. Il entendit un coup de sifflet mais il ne se retourna pas, il poussa plus fort, derrière le camion.

— T’as vu, Désiré ? dit le noir qui était avec Lourges.

— Allez, dit Lourges, vite, à vélo.

Les deux hommes sautèrent à bicyclette et se lancèrent à la poursuite du camion.

Mais la voiture marchait bon train. Il fallait rouler à près de cinquante à l’heure pour la rattraper. Le compagnon de Lourges, moins vigoureux, resta en arrière, d’abord d’un mètre, puis de deux. Il perdait du terrain. Et Lourges lui aussi allait abandonner cette proie qui, après tout, pouvait n’offrir aucun intérêt, quand Sylvain, qui pensait n’être pas poursuivi, tourna la tête pour regarder derrière lui. Lourges, sans en être sûr, crut bien reconnaître l’homme avec qui il s’était battu. Cela le galvanisa. Il voulut en avoir le cœur net. Et il fit un furieux effort, il se courba sur sa machine, pesa sur ses pédales de tout son poids.

C’était un solide gaillard que Lourges. Lentement, la distance qui le séparait de la camionnette diminua. À vingt mètres, il se releva à demi, lâcha d’une main son guidon, et, les doigts dans sa bouche, siffla de nouveau. L’homme qui était en face de lui se pencha plus fort sur son cadre, ne se retourna plus. Et Lourges avait ralenti, il reperdit du terrain. Mais il s’enragea. Il avait la conviction que c’était Sylvain qu’il poursuivait. Si près, tout à l’heure, il l’avait bien reconnu. Et pourquoi l’homme ne s’arrêtait-il pas, ne se retournait-il pas ? Il fallait qu’il fût en faute.

Deux minutes encore, Lourges, les mâchoires serrées, ramassé sur lui-même, les mains crispées sur le guidon, poussa sur les pédales à les ployer. Et il ne gagna rien, il ne réussit qu’à maintenir sa distance.

La lutte était trop inégale. Sylvain, entraîné, aspiré par le remous de la camionnette, n’avait qu’à « pédaler rond », sans effort, sans fatigue. Même il lâcha la poignée, il tint le guidon d’une main, tout en haut, et se redressa pour se reposer les reins. Malgré son énergie, Lourges perdit courage. Il peinait trop. Son effort était de ceux qu’on ne peut soutenir longtemps. Il se sentait devenir pourpre. La sueur lui coulait dans le dos. Il devait, pour vaincre la résistance du vent, faire un effort énorme. Alors il ralentit l’allure, et il vit Sylvain disparaître, derrière la camionnette, sur la route de Calais.

Lourges fit demi-tour. Il descendit de machine, et, à pied, pour se reposer, il revint vers son camarade. Mais il en aurait le cœur net, il saurait bien, d’une façon ou d’une autre, qui était et ce que faisait le mari de Germaine.

— Tu ne l’as pas eu ? demanda son camarade.

— Non. Mais il ne perd rien pour attendre. Rien de nouveau, ici ? Bon.

Lourges, sous la pluie, courba son dos large. Et, appuyé sur son vélo, tenace, têtu, il reprit sans lassitude sa faction interminable, devant le cabaret suspect.