La Maladie du Burlesque

La bibliothèque libre.
La Maladie du Burlesque
Revue des Deux Mondes5e période, tome 34 (p. 667-691).
LA
MALADIE DU BURLESQUE

Saint-Amant, Sarrasin, Cyrano de Bergerac, d’Assoucy, tous ces noms qui, sans avoir été jamais illustres, brillèrent pourtant jadis de leur éclat, sont tombés depuis longues années dans l’oubli. Comment se fait-il qu’il en soit autrement de celui de Scarron, leur émule ; et à quoi le doit-il, ou à qui ? A sa femme, plus connue sous le nom de Madame de Maintenon, ou à son mérite ? et, par exemple, à la gaieté convulsive de ses Mazarinades ou à la force comique de son théâtre : l’Écolier de Salamanque, Jodelet, Dom Japhet d’Arménie ? N’omettons ici de mentionner, si l’on le veut, ni son Roman comique ni ses Nouvelles, traduites ou adaptées de l’espagnol de dona Maria de Zayas, et dont une seule a fourni, à Sedaine le sujet de la Gageure imprévue, à Molière plusieurs scènes de l’École des Femmes, et à Beaumarchais le titre de la Précaution inutile. Assurément, c’est une manière de perpétuer son nom que de s’insinuer ainsi dans l’œuvre des autres, par avance, et de s’arranger pour que l’on ne puisse parler ni de Sedaine, ni de Beaumarchais, ni de Molière sans être obligé de rappeler qu’ils doivent quelque chose à Scarron. Mais, cette survivance de sa réputation, Scarron la doit surtout à ce qu’il se trouve représenter un genre dans l’histoire de la littérature. Scarron, c’est le burlesque, à lui tout seul, et à peu près de même que Balzac et Voiture sont la préciosité. Et comme le burlesque, dans l’histoire de la littérature, n’a guère été plus étudié, ni plus rigoureusement défini que le précieux, de là l’intérêt de nouveauté qui continue toujours de s’attacher à Scarron.

Ce n’est pas que l’on n’ait beaucoup écrit sur « le burlesque. » Tout le monde a lu les Grotesques, de Théophile Gautier, et nous ne saurions ici nous dispenser de rappeler au moins les études de Philarète Chasles sur les Victimes de Boileau. Son long article sur Saint-Amant, dans la Revue des Deux Mondes du 15 juin 1839, est ce que nous avons de mieux fait sur le poète du Moïse et de la Rome ridicule. Le livre de M. Morillot sur Scarron et le genre burlesque [Paris, 1888, Lecène et Oudin] est un excellent livre. Il y a encore, sur Cyrano de Bergerac et sur Saint-Amant, des écrits estimables, où la question, naturellement, est effleurée, sinon traitée à fond. La plupart des historiens de la littérature n’ont pu s’empêcher d’en dire quelques mots... Mais nous n’avons pas, il n’y a pas de théorie du burlesque ; et il ne faudrait en chercher une ni dans les savans, exacts, et substantiels articles de M. A. de Boislisle sur Paul Scarron [Revue des Questions historiques, 1893 et 1894], ni dans les trois volumes où l’érudit M. Chardon, en faisant revivre la troupe du Roman comique, en a ressuscité l’un après l’autre les modèles originaux[1], ni enfin dans le livre très brillant, trop brillant peut-être ou trop brillante, que M. Emile Magne vient de consacrer, tout récemment, à Scarron et son milieu 1905 dans la bibliothèque du Mercure de France... Et ce n’était pas proprement leur objet.

Il nous a donc semblé, pour cette raison même, que ce pourrait être le nôtre. Dans les livres de MM. P. Morillot, de Boislisle, Chardon et Magne on trouvera tout ce que nous savons aujourd’hui de Scarron. Nous, ici, de son œuvre et de celle de quelques-uns de ses contemporains, mais surtout des circonstances de leur publication, et de l’accueil qu’elles ont reçu, nous voudrions dégager au moins une esquisse de cette théorie du « burlesque, » qui nous manque, et sans laquelle c’est vingt-cinq ans de noire histoire littéraire où l’on est assez empêché de voir clair. Qu’est-ce donc que le « burlesque, » non pas en soi, et abstraitement, in vacuo, mais en fait, et dans l’histoire, et notamment dans l’histoire de la littérature française ? n’y faut-il voir qu’un accident de la mode, capricieux, passager et inexplicable comme elle ; ou faut-il au contraire y reconnaître une « tendance » naturelle du langage et de l’esprit, s’exaspérant jusqu’à la maladie, sous l’empire de circonstances qu’il resterait à déterminer ? et, selon que l’on se range à l’une ou à l’autre de ces deux opinions, quelles conséquences en résulte-t-il, je ne dis pas en général et au point de vue quasi métaphysique de la définition du rire et de ses espèces, mais, en fait, et encore une fois, dans l’histoire de notre littérature ?


I

« De tout temps il a existé, en France, une littérature facétieuse, où s’est épanchée cette gaieté qui est un des signes distinctifs de notre race. Dans chaque siècle, sans exception, il y a eu des poètes pour chanter « le vin, le jeu, les belles » ensemble ou séparément ; il y a eu des poètes grivois, il y a eu aussi des auteurs bouffons, qui ont semé à pleines mains dans leurs œuvres le gros sel de la farce, et provoqué le rire de la foule par l’énormité de la plaisanterie. Mais ces joyeux écrivains ont fait partie le plus souvent d’une société fermée dont ils étaient lus et à laquelle ils s’adressaient, et ils ne se sont pas beaucoup mêlés au grand courant de la littérature nationale : telle fut la bande de Villon, la troupe des rouges trognes qui entourait Saint-Amant, le cercle du Caveau au XVIIIe siècle, et la bohème de nos jours ; ou bien c’étaient des personnages très graves, parfois des savans en us, qui se divertissaient eux-mêmes par ces gaillardises ; ou bien enfin, s’il s’agit d’un écrivain de génie, comme Rabelais, il a su cacher, sous l’écorce grossière de la facétie, « la substantifique moelle. » Mais c’est seulement à l’époque de la Fronde qu’on vit ce spectacle singulier : la nation presque tout entière devint propre à goûter les plaisanteries les plus ridicules, les idées et les expressions les plus grotesques ; pour lui plaire il fallut travestir sa pensée sous un déguisement carnavalesque, s’appliquer à rendre trivial tout ce qui était distingué, bas ce qui était élevé, vulgaire ce qui était noble. L’équilibre qui existait entre le bon sens et la fantaisie, la raison et la folie, fut rompu, la facétie sortit de la demi-obscurité où elle se confine volontiers pour être plus libre, et trôna, éclipsant tous les autres genres littéraires ; le burlesque, puisqu’il faut l’appeler par son nom, régna en maître et devint, pendant quelques années, un genre national. »

Il l’a, dans cette jolie page, que j’emprunte au Scarron de M. P. Morillot, quelques légères inexactitudes, et, d’abord, je ne puis lui accorder qu’à aucune époque, en France, non pas même entre 1640 et 1660, le burlesque ait formé ce qu’il appelle un « genre national. » Je serais d’ailleurs assez embarrassé de dire ce que c’est qu’un « genre national, » dans nos littératures de l’Europe moderne ; et j’en vois peu d’exemples. Il y a, peut-être, la « nouvelle » italienne, depuis Boccace jusqu’à Bandello, et il y a, en Espagne, le « roman picaresque : » Lazarille de Tormes, ou Don Pablo de Ségovie... Mais, en tout cas, pour qu’un genre devienne et soit réputé « national, » il ne saurait sans doute suffire qu’une ou plusieurs générations littéraires d’un même peuple s’y soient consciencieusement ou même passionnément appliquées. Songeons qu’en effet, à ce compte, notre genre le plus « national, » avec la cathédrale gothique, serait le poème épique, depuis la Franciade de Ronsard, jusqu’à la Pétréide de Thomas, et pourquoi pas jusqu’aux Natchez de Chateaubriand ? Je veux donc bien qu’en ce sens, et dans cette mesure, le burlesque ait été chez nous un « genre national ! » Lui aussi, de tout temps, il a eu chez nous, comme le genre épique, ses poètes et ses prosateurs. Théodore de Banville ne se cachait pas d’en être un, quand il donnait à l’un de ses premiers recueils le titre d’Odes funambulesques. Mais que le goût du burlesque ait jamais été chez nous, dans notre littérature, véritablement universel ; qu’il exprime ou qu’il manifeste, à quelque degré que ce soit, ce que l’on appelle un caractère de la race ; et que Saint-Amant ou Scarron doivent être comptés pour des talens représentatifs ou significatifs de l’ « esprit français, » c’est ce qu’il est difficile d’admettre ; — et peut-être, après tout, n’est-ce pas ce qu’a voulu dire M. Morillot.

Je ne crois pas non plus qu’il ait dit exactement ce qu’il voulait dire quand il a écrit que pendant quelques années le burlesque « avait éclipsé tous les autres genres littéraires. » Car, de quels « autres genres » l’entendrons-nous ? et, par exemple, sommes-nous bien sûrs qu’entre 1640 et 1660, le burlesque ait éclipsé le « tragi-comique » ou le « romanesque ? » Je vois bien que le Typhon est de 1644, et le Virgile travesti, — celui de P. Scarron, car les catalogues de librairie en ont enregistré deux ou trois autres sous les mêmes dates, — est de 1646-1648. Mais n’est-ce pas aussi de ce même temps que datent la Cythérée de Gomberville, 1641 ; la Cassandre de La Calprenède, 1643 ; l’Illustre Bassa des Scudéri, 1616 ; leur Artamène, 1648 ; combien d’autres romans encore, dont la vogue a pour le moins égalé celle de la Rome ridicule, ou de. toutes les Scarronades ! Et, quant au théâtre, pour ne nous en tenir qu’au seul Corneille, qui ne sait que ses chefs-d’œuvre : Horace, Cinna, Polyeucte, le Menteur, la Mort de Pompée, la Suite du Menteur, Rodogune, Héraclius, don Sanche, Nicomède ont vu le jour précisément de 1640 à 1650 ? Le burlesque, reconnaissons-le donc, — et on va voir tout à l’heure l’importance de l’observation, — n’a vraiment éclipsé, même au temps de sa plus grande faveur, ni le « romanesque » ni r « héroïque. » On n’a pas du tout fait mine de délaisser Corneille ou Mlle de Scudéri pour Scarron. Que dis-je ? Il ne semble pas que la popularité du burlesque ait nui à la fortune de la littérature même « théologique ; » et ceci est un trait trop oublié de la physionomie du XVIIe siècle, dans sa première moitié, que, — pour l’abondance de la production, et sans doute, et par suite, pour la diffusion de la vente, — le « théologique, » à lui tout seul, égale ou même dépasse le burlesque, le romanesque et l’héroïque joints ensemble.

Ce qui demeure pourtant vrai des observations de M. Morillot, c’est que le burlesque, s’il n’a pas régné, a du moins « sévi, » pendant vingt-cinq ou trente ans, avec une intensité singulière ; et il est naturel qu’on veuille chercher les raisons. Il y en a plusieurs, dont on pourrait dire que la première est justement le contraire d’une raison « nationale, » si elle n’est autre que la manie d’imitation qui caractérise l’époque où s’est développé le « burlesque. »

Comment se fait-il, à ce propos, que ce chapitre, si important, de notre histoire littéraire, soit encore à écrire ? et qu’au début du XXe siècle, nous ne sachions toujours que d’une manière vague et approximative ce qu’il nous faut penser de l’influence des littératures italienne et espagnole sur la nôtre, — entre Malherbe, qui n’a pu, quoique l’ayant voulu, complètement s’y soustraire, et Boileau, qui les refoulera par delà leurs Alpes ou leurs Pyrénées ? Ce ne sont pas ici les détails qui nous manquent, ou les preuves, mais une vue d’ensemble et des « précisions » chronologiques. Peu sensibles en effet pendant le règne d’Henri IV, — s’il n’y a certes rien de plus « français » ou de plus « national, » c’est le cas d’employer le mot, que les Essais de Montaigne, les écrits un peu lourds de Du Vair, la Sagesse de Pierre Charron, l’Introduction à la vie dévote de saint François de Sales, le Théâtre d’agriculture d’Olivier de Serres, et même l’Astrée d’Honoré d’Urfé, — l’influence italienne et espagnole, un moment interrompues dans leur cours, le reprennent aux environs de 1610, sous la régence de Marie de Médicis. On pourrait même dire qu’elles ont alors des représentans officiels à la Cour, en la personne d’Antonio Pérès, l’ancien secrétaire, ministre, et rival de Philippe II, et, un peu plus tard, en celle du cavalier Marin, l’autour de l’Adone, — et du vers célèbre où se résume toute une esthétique :


Chi non sa far stupir, vada alla striglia,


« A l’écurie [à l’étrille] l’imbécile qui ne sait pas stupéfier son monde ! »

Si, maintenant, on essaie de définir la nature de cette influence, et que, sans parler du reste, on ne s’applique uniquement qu’à démêler la part qu’elle peut avoir eue dans la formation du burlesque, deux courans apparaissent : l’un, italien, qui remonte jusqu’à Francesco Berni, par l’intermédiaire de ses imitateurs, Mauro, Lasca, Caporali ; et l’autre, espagnol, qui procède, pour une part, de Gongora, le maître du cultisme espagnol, et, pour une autre part, de la veine du « roman picaresque. » Le caractère essentiel de la satire « bernesque, » si l’on peut ainsi dire, a été mis admirablement en lumière par Francesco de Sanctis, dans cette Histoire de la littérature italienne, que je ne me lasse pas de citer, et qu’on ne se lasse point, en France, de ne pas lire ! Ce caractère, — par lequel la poésie bernesque demeure encore lyrique, et le sera jusque dans les imitations de nos Saint-Amant et de nos Scarron, — c’est l’épanouissement du Moi dans la satisfaction joyeuse de sa vulgarité. Aller au-devant des plaisanteries que les autres pourraient faire de nous, et non pas du tout nous moquer, mais nous glorifier de nos défauts et de nos vices ; en faire étalage et parade ; les transformer plaisamment en des qualités dont on a le droit d’être tout aussi fier qu’on l’a été jusqu’à présent de leur contraire ; se conjouir en sa goinfrerie, par exemple, ou dans sa couardise, à la manière des valets de Scarron ; et mieux encore, comme Scarron lui-même, s’égayer et faire rire aux dépens de ses infirmités, tel est, d’après Francesco de Sanctis, le caractère essentiel de la poésie « bernesque ; » et tel est bien, dans notre littérature, l’an au moins des caractères du burlesque. Il y a tout ensemble ici de la sensualité, du cynisme, et de la grimace. Il y a aussi du « réalisme, » parce qu’il en faut pour décrire ou représenter avec exactitude ce que, dans le cours ordinaire de la vie, on est plutôt accoutumé d’éloigner de ses yeux comme un objet de dégoût et d’horreur. L’éloge de la gale, par exemple, serait un bon thème de satire bernesque. On nomme ici par son nom ce que les honnêtes gens, quand ils en parlent, enveloppent de métaphores ou d’infinies circonlocutions...

Mais ce même caractère n’est-il pas aussi l’un de ceux du « roman picaresque : » Lazarille de Tormes, la Fouine de Séville, Don Pablo de Ségovie ? Là en effet le point d’honneur est d’être un parfait picaro, ce qui veut dire, comme l’on sait, en bon français, un drôle accompli. Les actions dont on se fait gloire sont de celles qui mènent généralement en droiture un homme aux galères ou à la potence, et, naturellement, quand on les raconte, ce n’est point en style de cour ni même d’alcôve. Il faut écrire selon qu’on agit ! A cet égard, — et sans en procéder historiquement le moins du monde — le roman picaresque offrait donc aux imaginations le même attrait pervers que la poésie « bernesque. » Il offrait les mêmes élémens à l’imitation. C’était encore et toujours le Moi qui s’étalait, quelquefois dans les mêmes attitudes, et quand ce n’étaient pas les mêmes, alors, au lieu du Moi d’un bourgeois égoïste et corrompu, comme Berni, c’était le Moi des filous et des filles de Madrid et de Séville. Le langage, après cela, ne différait qu’en un point : s’il y a plus d’obscénités dans la poésie « bernesque, » il y a plus de grossièretés, il y a surtout plus de férocité, dans le roman « picaresque. » Mais c’était bien au fond la même chose ; et on conçoit aisément qu’aussitôt que le désordre du temps l’a permis, c’est-à-dire dès le début de la régence d’Anne d’Autriche, 1643-1644, les deux courans se soient rejoints, unis et confondus pour donner naissance à notre « burlesque. »

C’est ce qui suffirait, quand nous n’en aurions point par ailleurs d’excellentes raisons, pour nous empêcher de voir dans le développement du burlesque une réaction contre la « préciosité. » Nulle opinion n’est plus fausse, quoique nulle opinion ne soit plus répandue, et qu’on la retrouve à peu près dans toutes nos histoires de la littérature. Théophile Gautier, vers 1844, écrivait dans ses Grotesques : « Depuis Malherbe, la langue française a été prise d’un accès de pruderie et de préciosité dans les idées et dans les termes vraiment extraordinaire. Tout détail était proscrit comme familier, tout vocable usuel comme bas ou prosaïque. L’on en était venu à n’écrire qu’avec cinq ou six cents mots, et la langue littéraire était, au milieu de l’idiome général, comme un dialecte abstrait à l’usage des savans. A côté de cette poésie si noble et si dédaigneuse, s’établit un genre complètement opposé, mais tout aussi faux assurément, le burlesque, qui s’obstinait à ne voir les choses que par leur aspect difforme et grimaçant, à rechercher la trivialité, à ne se servir que de termes populaires ou ridicules. » Encore Gautier discernait-il fort bien ce qu’il y a dans le burlesque de voulu ou d’artificiel, et l’opposait-il moins à la préciosité, d’une manière générale, qu’à la doctrine de Malherbe. Il commentait d’ailleurs, en cet endroit de son Scarron, la préface de Cromwell, et il essayait par avance d’excepter « le grotesque » de la condamnation qu’il allait porter contre le burlesque. Il croyait en avoir trouvé le moyen dans une distinction qu’il faisait entre la « bouffonnerie » et la « parodie ; ~ » et il disait, à ce propos : « Nous admettons parfaitement la bouffonnerie... mais nous avouons ne rien comprendre à la parodie, au travestissement. Le Virgile travesti, un des principaux ouvrages de Scarron, et celui qui a fondé sa réputation est à coup sûr un de ceux qui nous plaisent le moins. » La distinction de Gautier mérite certainement d’être retenue.

Mais l’opinion qu’il exprimait s’est accréditée depuis lors, et il n’est pas douteux que, d’une manière générale, dans nos histoires de la littérature, les Théophile de Viau, les Saint-Amant, les Cyrano de Bergerac, et Scarron au-dessus d’eux, nous soient tous donnés comme les représentans de la liberté d’écrire, et même quelquefois de « penser. » Tandis que donc, sous la triple influence de l’hôtel de Rambouillet, de l’Académie française à ses débuts, et bientôt de la cour de Louis XIV jeune, une littérature aristocratique se formait, précieuse et galante, héroïque et romanesque, « noble » et mondaine, oratoire et morale, — qui serait celle que nous retrouvons dans les Lettres de Balzac et dans les Œuvres de Voiture, dans les romans de La Calprenède, sa Cassandre ou sa Cléopâtre, et dans ceux de Mlle Scudéri, dans les tragi-comédies de Du Rver, de Tristan, de Rotrou, de Corneille même et jusque dans les discours des prédicateurs à la mode, — les « burlesques, » fidèles au vieil esprit gaulois, qui serait l’esprit de Montaigne et surtout de Rabelais, auraient les premiers secoué un joug insupportable ; rendu à l’écrivain la conscience de son originalité compromise dans la fréquentation des gens de cour ; revendiqué contre cet idéal de fausse élégance et d’héroïsme déclamatoire les droits de la nature et de la vérité ; ramené l’art à l’observation et à l’imitation de la vie ; et enfin, et ainsi, préparé les voies à la satire de Boileau, à la fable de La Fontaine, à la comédie de Molière-Le jaillissement brusque de leur gaîté aurait fait comme éclater, et voler en morceaux les cadres artificiels que les salons essayaient d’imposer à la littérature. C’est eux qui l’auraient comme remise en contact avec une « réalité » dont il semblait qu’elle eût perdu le sens en s’isolant du « populaire. » Ils auraient retrempé la langue à ses véritables sources, qui seraient plutôt, s’il fallait opter, le style d’amour des servantes que celui des marquises, et le jargon des halles que le « phœbus » de Vadius et de Trissotin. Leurs « parodies, » en même temps qu’elles seraient la revanche du bon sens, auraient eu presque une portée sociale. Et, après tout cela, si l’on ne va pas précisément jusqu’à les transformer, pour honorer leur « libertinage, » — et comme on l’a fait de Molière et de Rabelais, — en « précurseurs de la Révolution française, » du moins voit-on, et croit-on avoir le droit de voir en eux les ancêtres trop longtemps méconnus de tout ce que nous avons depuis lors appelé des noms de « réalisme » et de « naturalisme. »

L’erreur n’est pas inexplicable. Il est certain que ni Théophile, ni Saint-Amant, ni Cyrano, ni surtout Scarron, ni même d’Assoucy n’ont manqué de verve, et la licence qu’ils se donnent de dire « tout ce qui leur passe par la tête » communique d’ordinaire à tout ce qu’ils écrivent un air d’indépendance qui ressemble à de la vérité. Aussi bien toute satire, à tous les degrés, est-elle nécessairement « réaliste ; » et le vocabulaire de l’invective, plus pittoresque, plus coloré, plus abondant que celui du panégyrique, au moins en notre langue, a-t-il toujours quelque chose de plus précis et de plus concret. C’est justement le cas de nos « burlesques. » On n’en a point dressé les statistiques, mais il y a des chances pour que le vocabulaire de Scarron soit plus étendu, plus familier, moins abstrait surtout que celui de Corneille. Et comme enfin, en sa qualité de burlesque, les sujets que traite Scarron sont en quelque manière de la vie quotidienne, actuels, bourgeois et populaires, il en résulte une apparence de « naturalisme » à laquelle on a pu se laisser surprendre. Mais après s’être laissé « surprendre, » et en avoir bien vu les raisons, il est temps de se « reprendre. » Une première erreur sur les caractères du burlesque en a comme engendré beaucoup d’autres, dont nous avons déjà dit que quelques-unes affectaient gravement l’histoire littéraire. Serrons donc la question de plus près, et, puisqu’elle se trouve posée sur la nature des rapports du « burlesque » avec le « précieux, » prenons-la comme on la pose ; et tâchons de montrer que, bien loin de s’être déterminé par son opposition avec le « précieux, » le « burlesque, » au contraire, n’est lui-même qu’une forme du « précieux ; » ou peut-être, et pour mieux dire, ils ne sont tous les deux que deux formes ou deux phases réciproques et inverses d’une même maladie des langues, de l’art et de l’esprit.


II

Les rivalités littéraires sont rarement pacifiques, ou même seulement courtoises. Quand par exemple Molière, en 1659, aura donné ses Précieuses ridicules, et en 1662, son École des Femmes, précieuses et précieux, qui se sentiront touchés à fond, quoique non pas atteints mortellement, se coaliseront aussitôt contre lui, pour l’attaquer par tous les moyens qu’ils pourront ; et, quelques années plus tard, 1664-1665, quand à son tour, Boileau fera paraître ses premières Satires, ce n’est pas seulement par des épi grammes qu’on lui ripostera, ni même par des plaisanteries analogues aux siennes, lesquelles déjà passent quelquefois la mesure, mais il soulèvera de véritables fureurs, et, comme Molière et avec Molière, ses ennemis le poursuivront sans scrupule ni remords jusque dans ses mœurs et sa vie privée. Il y a donc lieu de croire qu’entre 1640 et 1660, si les « académistes » et les « précieux, » la société de Conrart ou celle de l’hôtel de Rambouillet, les Ménage et les Chapelain, les Voiture et les Balzac, les Pellisson, les Scudéri s’étaient sentis atteints, ou même visés par les « burlesques, » ils n’auraient pas été les premiers à les applaudir, et ils leur eussent dès lors opposé la même résistance qu’opposeront bientôt ceux d’entre eux qui vivront encore alors aux Molière et aux Boileau !

Cependant, c’est le contraire que nous voyons se produire ; et, à cet égard, puisque c’est lui que l’on veut qui soit le maître du genre, il n’y a rien de plus caractéristique ni de plus probant que le cas de Scarron. Sa première protectrice a été Mlle de Hautefort, l’amie de Louis XIII, une « très grande dame, » la même qui depuis, sous les titres de maréchale et duchesse de Schomberg, sera la protectrice, à Metz, des débuts de Bossuet. Grâce à elle et un peu par elle, sans doute, nous le voyons de bonne heure en relations presque familières avec ce que l’on pourrait appeler toutes les grandes « précieuses » du temps : Mme de Sévigné en est. « Il se fait porter chez ces dames ; » et dès qu’il a épousé Françoise d’Aubigné, ce sont elles qui viennent chez lui, dans son petit hôtel de la rue Neuve Saint-Louis. Les grossièretés de ses Mazarinades ne lui ont pas fait plus de tort auprès de tout ce beau monde que les inepties et les obscénités de son Virgile travesti. On admire universellement sa gaîté, son enjouement, son esprit. Ainsi le grand Balzac, dans une Lettre célèbre, dont les éditeurs de Scarron feront la préface naturelle de ses Œuvres. Enfin, — consécration suprême, — c’est Mlle de Scudéri elle-même, dans sa Clélie, qui le met, sous le nom de Scaurus, au premier rang des poètes de son temps : Mme Scarron, on le sait, y figure à côté de son mari, sous le nom de la belle Lyriane[2] ! Avouons que, si ce sont là les gens que Scarron a voulu « bafouer, » ils n’ont pas l’air, en tout cas, de s’en être aperçus. Et, ils ont eu raison, car la vérité, c’est qu’il n’a nullement voulu les bafouer, pas plus que ne l’a voulu son contemporain Saint-Amant ; ni se faire une réputation d’homme d’esprit à leurs dépens ; ni surtout et enfin, il n’a cru rompre avec un idéal littéraire dont on commence peut-être à voir que son « burlesque » n’est qu’une forme ou une variété.

Parcourons, en effet, les Lettres de Balzac, ou, si l’on le veut, celles de Voiture, ou encore les tragédies de Tristan et de Théophile : Mariamne, la Mort de Crispe, Pyrame et Tisbé. Quand Théophile écrivait les deux vers devenus fameux :


 Ah ! voici le poignard qui du sang de son maître
S’est souillé lâchement. Il en rougit, le traître;...


je ne voudrais pas du tout jurer qu’il « se prît au sérieux, » comme on dit, et que son intention ne fût pas de faire sourire autant que d’étonner. Et Voiture, est-ce qu’il n’annonce pas Scarron, lui aussi, dans le rondeau : A Mlle de Bourbon qui avait pris médecine, ou encore, dans la petite pièce intitulée : A une demoiselle qui avait les manches de sa chemise retroussées et sales :


Vous qui tenez incessamment
Cent amans dedans votre manche.
Tenez-les au moins proprement,
Et faites qu’elle soit plus blanche…


Qu’on relise encore la lettre fameuse adressée au duc d’Enghien, datée de novembre 1643, et connue sous le nom de la Lettre de la carpe au brochet ; ou pareillement, dix autres lettres, adressées à Mme de Rambouillet, ou à Mlle Paulet, « la Lionne. » Toutes ces lettres, je le sais bien, n’ont paru qu’en 1650, — après le Typhon, et après le Virgile travesti, — mais on sait aussi qu’elles couraient de main en main, et elles peuvent passer pour autant de modèles du genre de plaisanteries qu’on se permettait quelquefois jusque dans la « chambre bleue » de l’incomparable Arthénice.

Elles n’ont pas toujours, j’en conviens, toute la grossièreté de celles de Scarron. Si l’on en voulait de plus grossières, c’est dans la collection des lettres de Balzac qu’il faudrait les chercher. Mais c’est déjà la note et c’est le genre ! Quelle que soit l’origine étrangère du « burlesque, » — et, à ce propos, il est bon de rappeler qu’au commencement du XVIIe siècle Voiture est, avec Chapelain, l’un des écrivains qui ont le mieux connu la littérature espagnole, — c’est par l’hôtel de Rambouillet, et en même temps que la « préciosité, » pour des raisons à la fois analogues et contraires, que le « burlesque » s’est acclimaté dans notre littérature. C’est ce que M. Henri Chardon a très bien dit dans son Scarron : « Les vers burlesques, tels qu’ils étaient alors, au sortir des mains de Voiture et de l’hôtel de Rambouillet, c’est-à-dire avant qu’ils ne courussent les rues et qu’ils n’allassent s’encanailler en pleine Fronde, sont tout simplement le chef-d’œuvre et le produit le plus naturel de l’esprit français… » L’admiration passe ici la mesure, et les vers de Voiture ne sont pas des vers de Corneille, ni même de Malherbe ! Mais M. Chardon a tout à fait raison quand il ajoute : « Ceux qui les applaudissaient, c’était les Hautefort, les Longueville, l’hôtel de Rambouillet..., » et sans doute, il est fort possible, après cela, que le goût, plus judicieux et plus délicat, de la vieille marquise se soit offensé de la vulgarité des plaisanteries de Scarron. S’est-elle donc reconnue et complue dans les moindres imitatrices de sa « préciosité ? » L’imitation affecte volontiers d’être indiscrète ou excessive, ce qui est au surplus la seule manière qu’elle ait souvent de paraître originale. Mais c’est bien par l’hôtel de Rambouillet que le « burlesque » a fait son entrée dans le monde, et si peut-être, — pour parler le langage du lieu, — il a pris « en devenant grand garçon » des manières plus libres et plus brusques, il n’a jamais renié ses origines, et ses premiers protecteurs ne lui ont retiré pour cela ni leur estime, ni leur admiration, ni leur faveur.

Que signifie donc cette complaisance de la « préciosité » pour le « burlesque ? » N’y faut-il voir qu’un « fait, » comme l’on dit ; le hasard d’une rencontre historique ; un concours de circonstances qui n’a dû se produire qu’une fois ? Ou plutôt ne serait-ce pas ici le témoignage d’une affinité naturelle des deux genres ; et, tout en étant en un sens le contraire du « précieux, » le « burlesque » n’en serait-il pas en même temps une espèce ou une variété ? C’est ce que je crois, pour ma part, et c’est ce que je voudrais essayer de montrer.

On ne s’est trompé que d’une nuance en faisant de la « parodie » le principe essentiel du burlesque, et le mot, presque synonyme, dont il faut se servir est celui de « travestissement. » La « parodie » n’est qu’un genre littéraire : le « travestissement » est universel. On ne peut guère « parodier » que des œuvres d’art et même, à bien parler, que des œuvres littéraires ou musicales, mais il n’est rien qu’on ne puisse travestir. C’est de ce « travestissement » que le burlesque s’engendre. Joachim du Bellay, dans ses Antiquités de Rome, avait chanté les grandeurs de la ville à « nulle autre seconde » : la Rome ridicule de Saint-Amant n’est qu’un « travestissement » de celle de Du Bellay. Pareillement les Mazarinades de Scarron ne sont pas d’une autre espèce que son Virgile travesti. On remarquera que c’est ici ce qui distingue profondément le burlesque d’avec le comique, et, ne disons pas seulement Molière d’avec Scarron, mais Molière d’avec lui-même. Le comique de l’École des Femmes est vraiment du comique : celui de la cérémonie du Bourgeois Gentilhomme ou du Malade imaginaire n’est proprement que du burlesque. Ils ne sont aussi tous les deux que du « travestissement[3], » L’École des Femmes est de l’observation.

Et voici maintenant ce qui distingue le « burlesque » d’avec le « satirique » ou d’avec l’ironie : c’est que le burlesque ne s’inspire d’aucune intention qui le dépasse. Boileau, dans ses premières Satires, ne s’en rendra pas très bien compte, et, à vrai dire, ses Embarras de Paris, ou son Repas ridicule, dont les romantiques affecteront de faire autant ou plus d’estime que de ses plus belles Epîtres, ne sont que du burlesque. Pourquoi cela ? parce qu’il n’y laisse percer d’autre intention que de faire rire, et, comme un simple Scarron, tant aux dépens des choses dont il se moque, que par le moyen ou l’étalage de sa propre virtuosité. C’est encore un caractère du burlesque. Ses travestissemens ne mènent ni ne riment à rien. Ils sont leur objet à eux-mêmes. Le poète nous invite à nous en amuser avec lui. Pas davantage ! Quand il fait l’éloge emphatique de la tomate ou du potiron, il ne songe nullement à nous en dégoûter. Il ne veut pas non plus nous donner une leçon de jardinage. On chercherait vainement une « symbolique » dans le Typhon. Au contraire, il y en a une dans les Voyages de Gulliver. Le propre du burlesque est de trouver en soi sa suffisante raison d’être. Mais sans. insister sur des distinctions, qui d’ailleurs ont leur importance, il nous suffit ici qu’en substance et au fond, le burlesque soit le « travestissement, » et ainsi, par définition, une altération ou une déformation de la nature.

Nous touchons le point capital. On croit communément de nos jours que l’art, en général, et la fiction poétique, en particulier, se seraient en tout temps proposé comme objet « l’imitation de la nature. » Il n’y a rien de moins conforme à la vérité de l’histoire. Nous l’avons dit plusieurs fois, ici même, et nous ne saurions trop le redire. Taine écrivait, dans sa Philosophie de l’Art, en 1867, et par conséquent au temps de la pleine faveur du « réalisme » : « Les plus grandes écoles d’art sont celles qui, dans l’imitation de la nature, ont le plus altéré les rapports réels des choses ; » et, comme il s’adressait aux élèves de l’École des Beaux-Arts, il invoquait, à l’appui de son affirmation, l’exemple de Michel-Ange et celui de Rubens. En Sorbonne ou au Collège de France, il eût appelé en témoignage la tragédie de Corneille et le drame d’Hugo. Avait-il raison, après cela, de dire : « Les plus grandes écoles ? » C’est une question, et il ne s’agit point aujourd’hui de donner des rangs. Mais, pour ne pas sortir du champ de la littérature, et de la littérature française, il est bien certain que ni Ronsard et son école, ni Malherbe, ni surtout nos « précieux, » au début du XVIIe siècle ne se sont proposé d’imiter la nature, mais au contraire de l’ « orner, » de l’ « embellir, » ou, comme Balzac et comme Corneille, lorsqu’ils croyaient en avoir la force, de l’ « héroïser. » L’exemple de Corneille, à cet égard, est caractéristique, si l’on songe à cette « admiration » dont il a fait, comme l’on sait, le principal ressort de son théâtre, et qui la finalement conduit à cette énormité que « l’invraisemblable » était peut-être l’objet de l’art, ou tout au moins de son art : « Le sujet d’une belle tragédie doit n’être pas vraisemblable. » Or, Corneille, — et quoi qu’on en dise, — n’est lui-même que le premier, le plus grand, le plus illustre des « précieux, » mais un « précieux ; » et, à ce propos, il ne faut pas se lasser de rappeler que ni Molière, ni Racine, ni Boileau ne l’ont excepté des critiques qu’ils dirigeaient contre l’hôtel de Rambouillet.

Nous avons aujourd’hui la manie de réconcilier dans la mort des adversaires qui, tandis qu’ils vivaient, n’ont travaillé qu’à se nuire. Mais c’est bien à Corneille que s’en prend Molière dans le passage connu de sa Critique de l’École des Femmes sur la difficulté relative de la comédie et de la tragédie On exagérerait à peine si l’on disait que presque toutes les Préfaces de Racine sont dirigées contre Corneille. Le troisième chant de l’Art poétique, en ce qui regarde la tragédie, n’est qu’une comparaison de la tragédie de Racine avec celle de Corneille, — et au pire dommage de Corneille. Et sans doute, Boileau, Racine, Molière ont eu raison ! Car, tous les défauts des précieux, comme aussi toutes leurs qualités, sont ceux de Corneille, et ce qui lui ressemble, ou ce qui lui ressemblerait le plus dans la littérature de son temps, ce serait les romans de Mlle de Scudéri, Ibrahim, le Grand Cyrus, Clélie, si seulement la longueur n’en était pas insupportable, et le style plus banal encore que prolixe et verbeux. Mais la source d’inspiration est la même. On n’ « imite » ici la nature qu’en vue de l’ « embellir » ou de l’ « orner. » On prend à la lettre, et avant la lettre, le mot célèbre : « Quelle vanité que la peinture qui attire notre admiration par l’imitation de choses dont nous n’admirons point les originaux ! » et, en conséquence, l’art consiste justement dans ce que l’on ajoute à ces originaux. L’original n’est plus qu’un prétexte ou un point de départ, et c’est tout ce qu’il garde, si je puis ainsi dire, de commun avec l’intention de l’artiste ou du poète. Et, dans de telles conditions, s’il ne demeure plus qu’une question, qui est de savoir « comment » on déformera la nature, c’est ici, nous semble-t-il, qu’on ne saurait méconnaître l’étroite parenté du précieux et du burlesque. Le théâtre de Scarron est si peu le contraire de celui de Corneille qu’il en est l’ « envers » ou le « revers. »

De même que le burlesque, en effet, c’est par le moyen du « travestissement » que le précieux se réalise, et si bien qu’il devient quelquefois difficile de les distinguer l’un de l’autre. Lorsque Cathos dit à son petit laquais : « Voiturez-nous ici les commodités de la conversation, » si son langage est précieux ou burlesque, on pourrait dire en vérité que nous ne le savons que depuis Molière ; mais ce qui n’est pas douteux, c’est que toute la finesse et la distinction qu’elle croit mettre dans sa façon de parler ne consistent qu’à « déguiser » ce qu’elle veut désigner. Périphrase, métaphore, altération de sens, présentation de l’objet par son aspect le plus inattendu :


Ne dis plus qu’il est amarante,
Dis plutôt qu’il est de ma rente,


si l’on analyse l’un après l’autre les procédés du style précieux, on trouvera de la sorte que la loi principale en est de « transposer » ou de « travestir. » Il s’agit précisément, dans le style précieux comme dans le style burlesque, de ne pas nommer les choses par leur nom. Ce que les burlesques avilissent pour nous faire rire, les précieux le fardent pour nous le faire admirer. Également éloignés de vouloir imiter la nature, ils s’accordent en ce point que le triomphe de l’art est de la dénaturer. On est alors poète ou romancier dans la mesure où l’on passe la nature. Et d’ailleurs on passe la nature, on en sort, si je puis ainsi parler, par l’extrémité que l’on veut, celui-ci, comme Corneille, en poussant à bout l’héroïsme, et celui-là. comme Scarron, en outrant la caricature, Mlle de Scudéri, en raffinant sur le sentiment, et Balzac, en se guindant sur le modèle des « anciens Romains. » Le propre d’un système d’art complet, qu’on le fasse consister dans l’imitation ou dans l’altération de la nature, est de comporter plus d’une manifestation de lui-même, et l’auteur d’Andromaque est de la même école que celui de l’Avare. C’est à peu près ainsi que le burlesque et le précieux sont, comme on pourrait dire, des « espèces » d’un même « genre, » et s’opposent d’ailleurs par autant de traits que l’on voudra, mais ne sont, en ce qu’ils ont d’essentiel, que les expressions d’un même système ou idéal d’art.

Ajoutez qu’en outre le burlesque et le précieux, par des moyens analogues et contraires, se proposent uniquement le même but, qui est l’ « émerveillement, » la surprise ou l’étonnement du lecteur, ce que le cavalier Marin, en sa langue, appelait la maraviglia. Toute autre considération, — didactique ou morale, scientifique ou objective, — leur est entièrement étrangère. Le choix même des sujets ne se détermine qu’en raison des « ornemens » ou « embellissemens » que les sujets peuvent recevoir, et dans la mesure on lesdits sujets semblent propres à faire valoir les qualités de l’auteur qui les traite :


... Et quæ
Desperat tractata nitescere posse, relinquit.


C’est même ici par où le système d’art dont ils procèdent Evolue, comme vers sa limite, vers le système de « l’art pour l’art. » La forme n’y domine pas seulement le fond : elle le commande. On ne choisit pour le représenter que ce qui rentre dans les convenances personnelles de l’auteur. Et, après cela, quand le sujet « a plu, » quand le public a témoigné qu’il ne faisait pas de l’auteur, Corneille ou Scarron, moins d’estime que l’auteur lui-même, l’objet de l’art, dans l’un et dans l’autre cas, est pleinement atteint.

Comment donc l’opinion s’est-elle établie que l’intention de nos burlesques aurait été de réagir contre nos précieux ; et qu’à leur manière les Saint-Amant et les Scarron seraient ainsi, dans l’histoire de notre littérature du XVIIe siècle, les précurseurs des Molière et des Racine, des La Fontaine et des Boileau ? L’un de ces derniers l’avait pourtant écrit, au lendemain même de l’École des Femmes, que c’en était fait du burlesque autant que du précieux, après les Précieuses ridicules :


Nous avons changé de méthode ;
Jodelet n’est plus à la mode
Et maintenant il ne faut pas
Quitter la nature d’un pas.


Jodelet ? tout le monde, en 1662, entendait Scarron, sous ce nom, qu’il avait rendu populaire ; et ces quatre petits vers, bien plats, de La Fontaine, lequel n’était pas encore l’auteur de ses Fables, ne sont-ils pas significatifs ? Mais en France, depuis Rabelais, ou même depuis le temps de nos Fabliaux, on a volontiers confondu l’ « imitation de la nature » avec la grossièreté pure et simple, ou du moins avec la vulgarité, comme on a confondu la franchise avec le cynisme ; et c’est une erreur dont je crains que nous ne soyons pas tout à fait revenus. De ce que la grossièreté des termes, involontaire ou voulue, et la bassesse ou la trivialité des sentimens, tantôt réelle et tantôt affectée, sont des élémens nécessaires ou constitutifs du burlesque, on en a donc conclu que le burlesque c’était le « naturalisme, » et par conséquent le contraire du précieux. On aurait dû faire attention que les contemporains, comme nous venons de le voir, ne s’y sont pas mépris, et quand je parle ici des contemporains, ce n’est plus seulement aux précieux que je songe, mais à ceux qui n’ont pas alors moins vivement attaqué les


Pousseuses de tendresse et de beaux sentimens


que les « turlupins. » Les burlesques sont les turlupins de Molière.

Quant à la raison de leurs attaques, elle est facile maintenant à dire. Ces grands, et bons, et vrais « naturalistes » ne peuvent admettre que leur art se fasse un principe, ou seulement un moyen, de l’altération ou de la déformation de la nature. Je ne dis pas qu’ils ne se proposent eux-mêmes rien au delà de l’imitation de la nature ; et, au contraire, je crois que cette imitation se subordonne assez souvent chez eux à quelque fin, — polémique ou satirique, didactique ou morale, — qu’ils considèrent comme plus haute. S’ils ne se posent point en « réformateurs, » ils s’instituent bien, et de propos délibéré, les critiques des mœurs de leur temps. La Fontaine lui-même prétendra l’être. Je ne dis pas non plus qu’à ce mot de « nature, » dont on a fait, et dont on fait encore de nos jours, tant d’emplois si différens, ils donnent tous toute l’étendue qu’un Honoré de Balzac, par exemple, lui donnera dans sa Comédie. Ils sont plus jeunes que nous de deux siècles entiers ! Et j’ajouterai, si l’on veut, que Molière, directeur de théâtre, et, comme tel, obligé d’avoir toujours l’œil à la recette, mettra plus d’une fois sous clef les règles de son esthétique, pour écrire Monsieur de Pourceaugnac ou les Fourberies de Scapin. Mais leur point de départ sera toujours l’imitation de la nature, et parce qu’il sera l’imitation de la nature, c’est pour cela qu’ils ne s’en prendront ni plus ni moins, mais également aux burlesques et aux précieux.

C’est aussi pourquoi leur prétendue victoire, — la victoire qu’ils ont eux-mêmes cru qu’ils avaient remportée, et qu’on célèbre encore dans la plupart de nos histoires de la littérature, — cette victoire a duré tout juste autant que la vie publique de Molière, 1659-1673, et que l’activité littéraire de Boileau, 1664-1680. La revanche de la préciosité commence avec la mémorable et déloyale opposition que mènera contre Racine la cabale de Pradon et de Mme Deshoulières. Elle se continue, pour ainsi dire, à travers la querelle des anciens et des modernes, et on sait que Ch. Perrault, Fontenelle, Marivaux, Montesquieu même, — le Montesquieu des Lettres persanes, 1721, et du Temple de Guide, 1725, — en seront d’illustres représentans. Molière, Boileau, Racine, La Fontaine non seulement n’ont pas triomphé, mais on s’efforce universellement à réagir contre eux ; on conspire contre leur gloire dans le salon de Mme de Lambert ; et, ne l’oublions pas, pour qu’on leur rende une complète justice, il faudra que le XVIIIe siècle ait accompli plus de la moitié de son cours.


III

De ces observations on peut tirer diverses conclusions, de diverse nature, parmi lesquelles j’en indiquerai qui intéressent, les unes la littérature générale, et les autres l’histoire de la littérature française au XVIIe siècle.

C’est ainsi d’abord que, si le burlesque et le précieux ne sont au fond qu’une même chose, une même conception ou un même idéal d’art, il apparaît clairement que l’histoire littéraire du XVIIe siècle se divise, non pas en deux, mais en trois périodes parfaitement distinctes, qui, nécessairement, se succèdent ou se continuent dans le temps, mais seulement dans le temps, et s’opposent d’ailleurs par tous leurs caractères. Encore une fois, — et quoique, tout récemment, on ait redit encore le contraire sur tous les tons, — Molière n’est pas le « continuateur » de Scarron, à moins que ce ne soit dans la cérémonie du Bourgeois Gentilhomme ou dans celle du Malade imaginaire, ni Racine surtout n’est le « continuateur » de Corneille. Je laisse de côté la question de savoir jusqu’à quel point ils y ont réussi, mais leur intention formelle a été de faire « autrement » que Corneille et Scarron, et c’est sur cette intention, consciente et parfaitement raisonnée, qu’il faut juger leur œuvre. Telle également a été, quelques années plus tard, l’intention des Fontenelle, par exemple, et des Marivaux, et généralement de tous ceux qui se sont portés contre les « anciens » les champions acharnés des « modernes : » Marivaux a voulu faire autrement que Molière, et Fontenelle autrement que Racine. C’est ici, vers 1685 ou 1690, que commence la troisième période. Et il est remarquable, mais surtout instructif que, voulant faire autrement, on n’en ait pas alors trouvé d’autre moyen, ou de plus prompt, ni de plus sûr que de revenir au « burlesque » et à la « préciosité, » comme si l’on croyait n’avoir pas épuisé la fécondité de cette conception d’art. C’est une des raisons encore que nous avons de penser que le burlesque, pas plus que le précieux, n’est un accident historique particulier, qui ne se serait vu qu’une fois, en des circonstances déterminées, mais au contraire une tendance intime ou une direction naturelle de l’esprit humain, qui se donnerait carrière selon les époques, au gré du caprice de la mode ou de la fantaisie de l’écrivain, et de la faveur avec laquelle l’opinion les accueillerait.

Et, aussi bien, ne le sait-on pas, qu’avec une obstination que l’on a peine à s’expliquer, c’est par des « travestissemens » que débute le futur auteur des Fausses Confidences et du Jeu de l’Amour et du Hasard ? On a essayé de le justifier, et de nous montrer dans les romans de sa jeunesse, tels que les Effets surprenans de la sympathie, une dérision des longs romans à la Scudéri, dont il aurait voulu, nous dit-on, d(‘‘goûter le public, mais dont nous pouvons en tous cas tenir pour assuré qu’il avait commencé par faire, lui Marivaux, ses délices. Ici encore, ni Molière, ni Boileau n’avaient pu enlever un lecteur à l’« illustre fille ; » et ce n’est pas seulement l’auteur de Marianne, c’est celui de Manon Lescaut que nous trouverons plein de complaisance et d’admiration pour ce genre de récits. Mais, dans son Télémaque ou dans son Iliade travestie, l’intention de Marivaux ne diffère nullement de celle de Scarron. Il veut faire rire, et il veut faire rire par les mêmes moyens, dont le principal est le « travestissement, » et sans en excepter au besoin, lui qui sera le précieux Marivaux, la grossièreté du langage. Ajoute-t-il peut-être à cette intention une intention particulière que Scarron n’avait pas, et qui est de faire rire aux dépens de l’ « antiquité ? » C’est alors en cela qu’il est déjà du parti des « modernes ; » et puis, notons ce point que, n’étant pas très lettré lui-même, il juge inutile ou impertinent que d’autres le soient. Les « illettrés » dans l’histoire de notre littérature, — je veux dire ceux qui n’ont pas reçu la culture classique ou qui n’en ont pas profité, — ont toujours été du parti des « modernes. » Mais ce n’est pas ici le lieu d’insister ; l’indication nous entraînerait trop loin si nous la poussions ; et ce que je veux seulement établir par l’exemple de Marivaux, caractéristique sans doute entre tous, c’est qu’il n’a manqué pour faire fortune, au burlesque de l’Iliade, ou du Télémaque travestis, qu’un public aussi favorable, et à certains égards aussi neuf que l’avait été celui de Scarron.

On pourrait suivre, si l’on le voulait, cette veine du « burlesque » à travers le XVIIIe siècle, et, — quoique, s’il n’y a pas de burlesque sans travestissement, il pût y avoir du travestissement sans burlesque, — nous y rapporterions volontiers, pour notre part, ces déguisemens à l’orientale dont les Lettres persanes sont demeurées le plus célèbre. On consultera sur ce sujet un livre récent, auquel nous nous proposons de prochainement revenir : c’est l’Orient dans la littérature française des XVIIe et XVIIIe siècles<ref>L’Orient dans la littérature française des XVIIe et XVIII’ siècles, par M. Pierre Martino. 1 vol. in-8o. Paris, 1906, Hachette. </ef>. Les Lettres persanes pourraient faire illusion ; et ce semble que, de l’Orient tel que le révélaient aux hommes du XVIIIe siècle voyageurs, missionnaires, traducteurs, Montesquieu ait goûté la couleur exotique ; mais consultez Lesage, — son théâtre de la Foire, Arlequin roi de Serendib ou Arlequin Hulla, — et vous verrez que c’est d’abord et principalement comme d’un moyen d’amusement assez vulgaire et de satire assez grosse qu’on a usé de cet orientalisme. A une autre génération, les Siamois de Dufresny, les Persans de Montesquieu, les Turcs de Lesage ont procuré le même genre de divertissement qu’à leurs contemporains les caricatures de Scarron et de d’Assoucy. Ceux qui les ont mis en scène ne se sont proposé, comme les burlesques, que de faire rire, en exagérant ou en déformant la nature et la vérité. C’est tout à fait par hasard que, sous ces déguisemens, quelques traits de juste satire se sont glissés de loin en loin dans leur œuvre. Il convient seulement d’ajouter que tandis que le burlesque de leurs prédécesseurs n’avait été que cynique, l’Orient, et l’idée qu’on s’en faisait alors, a permis aux nouveaux précieux de donner à leurs œuvres un accent de libertinage qui en fait trop souvent l’unique et honteuse originalité.

C’est à Crébillon fils que je songe en écrivant ceci. L’étrange personnage qui se délassait de ses fonctions de « censeur royal » en écrivant l’Ecumoire ou le Sopha, et qu’une chaste et riche Anglaise épousa pour ce qu’elle avait découvert de sentimentalité dans ses polissonneries, n’a généralement pas de place dans nos histoires de la littérature ; et assurément, je ne demande pas qu’on lui en fasse une ! Mais ce que pourtant il faut savoir, — et au besoin nous en trouverions la preuve dans la manière dont Marivaux a parlé de lui, comme d’un émule qui le déshonorait en l’exagérant, — c’est que son succès a été considérable ; et, la raison de ce succès, je ne la vois pas moins dans l’extravagance ou le burlesque de ses inventions que dans l’indécence de ses propos ou le libertinage de ses « analyses. » Ce n’est pas du tout le nom d’épicurien ou de voluptueux, ou quelque autre plus sévère, que ses contemporains lui donnent, mais celui de « fou », de « grand fou, » c’est-à-dire d’auteur éminemment plaisant, dont les imaginations surprennent autant qu’elles font rire, ou même ne font rire que de ce qu’elles offrent de surprenant et d’inattendu. Les romans de Crébillon, comme les parodies de Lesage ou les travestissemens de Marivaux, appartiennent à l’histoire de la littérature du burlesque.

Et nous serions tentés d’en dire autant du « vaudeville » naissant si, du moins, on en veut avec nous retrouver les origines dans celle littérature dramatique des dernières années du XVIIIe siècle, qui procède elle-même du Théâtre de la Foire, et qu’on voit alors se répandre sur nos boulevards. Car c’est bien une forme de « burlesque, » — comme le vaudeville de Duvert et Lauzanne, comme celui de Labiche, — et on le verrait clairement si l’on prenait la peine d’en analyser les élémens. Mais il y a mieux que tout cela pour montrer dans l’histoire de notre littérature la continuité de la fortune du « burlesque, » il y a la Préface de Cromwell ; il y a le théâtre de Victor Hugo, il y aurait ses Misérables ; il y a toute cette littérature romantique « seconde, » si je puis ainsi dire, qui s’inspira, non pas de la Pléiade, comme on l’a erronément prétendu, mais, par l’intermédiaire de Gautier, de l’époque et du style Louis XIII ; il y a l’auteur de Tragaldabas ; il y a celui des Odes funambulesques ; — il y a aussi, puisqu’en ce moment même on le joue sur la scène de la Comédie-Française, l’auteur de la Fontaine de Jouvence, M, Emile Bergerat.

On peut dire qu’essentiellement la Préface de Cromwell n’est que la revendication des droits du « burlesque » dans l’art. Elle n’a d’ailleurs aucune valeur, quoiqu’on ait essayé d’en faire ce qu’on appelle « un texte classique, » et l’ignorance extraordinaire d’Hugo n’y a d’égale que son outrecuidance. Mais les droits du « burlesque » ou du « grotesque » dans l’art, qu’Hugo ne distingue pas ni ne distinguera jamais du comique ou même du « naturel, » — voyez ses Chansons des Rues et des Bois, — y sont affirmés avec une force, une confiance et une autorité singulières. A la vérité, ce n’était point qu’alors Hugo prétendît entreprendre une réhabilitation de Scarron ou de Saint-Amant, lesquels sans doute il n’avait pas plus lus que Ronsard ou que Du Bellay. Je ne dirai pas davantage qu’entre son prodigieux génie et le talent de l’auteur du Typhon il y eût des affinités naturelles ! Tout au plus ferai-je observer qu’avec d’énormes différences de style, rien ne ressemble davantage à Dom Japhet d’Arménie que le quatrième acte de Ruy Blas. Mais ce que je crois surtout qu’on peut dire, et ce qui est plus intéressant à constater que tout le reste, c’est cette renaissance du grotesque en des conditions et circonstances aussi différentes qu’il se puisse de celles qui avaient marqué le temps de sa première apparition. Et quand précisément, vers 1850, le mélange de « grotesque » et de « précieux » qu’a été le « romantisme » cessera d’être à la mode, alors, comme deux cents ans auparavant, ce sera « limitation de la nature » qu’on lui opposera.

Aussi bien n’est-ce pas seulement dans l’histoire de notre littérature qu’on pourrait suivre, d’âge en âge, à travers ses alternatives de faveur ou de discrédit, le développement du burlesque, c’est dans les autres littératures de l’Europe moderne, et notamment dans celles qui se sont développées sous l’influence de la littérature italienne de la Renaissance. Et, en effet, Euphuisme en Angleterre, Gongorisme ou Cultisme en Espagne, Marinisme en Italie, le « précieux » et le « burlesque, » quelque définition qu’on en donne, ne sont pas des « faits historiques » particuliers, contemporains des circonstances particulières qui les ont vus naître, limités eux-mêmes, et bornés dans l’histoire aux frontières chronologiques de ces circonstances : ce sont des « faits littéraires généraux. » Un savant et spirituel jésuite, fort ami de Balzac, à qui son livre est dédié, le P. Vavasseur, a essayé de montrer, dans son De ludicra dictione, que le bon goût des Latins et des Grecs les avait généralement préservés de verser dans le « burlesque<ref> Francisci Vavassoris S. I. de ludiera dictione liber, in quo tota jocandi ratio ex veterum scriptis æstimatur. Un vol. in-4, Paris, 1658, Sébastien Cramoisy. </ef>. » Il y a, je crois, du vrai, dans cette opinion, et j’y souscrirais en partie, pour ce qui regarde les littératures anciennes, si ce n’était un certain Aristophane, dont l’atticisme est un peu mêlé ; mais, dans toutes les littératures de l’Europe moderne, à un moment donné de l’histoire, la maladie du « burlesque » et celle du « précieux » ont sévi. L’exemple ou l’autorité des anciens n’y peut rien !

Nous croirons donc que le « précieux » et le « burlesque » sont comme des crises par lesquelles il faut que passent les langues. Et cette crise, nous rappellerons en passant que le français ne s’est pas mal trouvé de l’avoir traversée : Molière lui-même et Boileau doivent certainement, — et on le prouverait, — plus qu’ils ne pensaient eux-mêmes à ces « beaux esprits, » et peut-être à ces « turlupins » qu’ils ont décriés. Nous verrons encore, dans le « burlesque » ou dans le « précieux, » des formes ou des procédés d’art, je dirai même toute une esthétique ; et si le premier article de cette esthétique consiste à croire que l’objet de l’art est l’ « embellissement » ou le « perfectionnement de la nature, » elle est donc presque platonicienne. Il est plaisant, mais d’ailleurs nullement paradoxal, si nous avons réussi à nous faire comprendre, que Scarron soit ainsi, de très loin, mais très authentiquement apparenté à Platon. Et peut-être enfin, dans le « burlesque » comme dans le « précieux, » faut-il voir plus que des formes ou des procédés d’art, et véritablement une « constitution d’esprit. » Il y a des esprits ainsi faits que rien de simple et surtout de naturel ne les intéresse, et l’art ne commence pour eux qu’avec l’exception ; il n’est à leurs yeux que traduction, transposition, ou interprétation. C’est ce qu’il serait intéressant de montrer dans une étude plus étendue, qui s’appliquerait à toutes les littératures modernes.

En attendant, il ne nous reste plus qu’à prévenir une dernière objection, et s’il est vrai que le « burlesque » et le « précieux » soient des « formes d’art, » ou une « constitution d’esprit, » il nous reste à dire en terminant quel droit nous avons de les appeler des « maladies. » Il n’y a rien de plus facile ! C’est que, comme nous croyons l’avoir montré, l’esthétique du « burlesque » et du « précieux » s’opposent à l’esthétique fondée sur l’ « imitation de la nature ; » et dans toutes les littératures, — je crois qu’on pourrait dire dans tous les arts d’imitation, — nous voyons et nous constatons que les grandes œuvres, unanimement reconnues pour telles, ne relèvent que de la seconde. On ne peut rien objecter à cela. Ni Dante, ni même Pétrarque, ni Rabelais, ni Molière, ni Shakspeare, ni Milton, ni Cervantes, ni Goethe, ni Schiller ne sont des « précieux » ou des « burlesques, » mais des « naturalistes » chacun à sa manière. Et puisque ainsi c’est en eux, dans leur œuvre, que l’humanité s’est reconnue, comme dans la représentation ou dans l’expression de ce qu’il y a de plus profond et en même temps de plus élevé en elle, c’est donc eux qui sont sains et normaux, et les autres à proportion qu’ils se rapprochent d’eux. Il y a d’ailleurs des « maladies » constitutionnelles, qui sont vraisemblablement inhérentes à l’espèce, et dont l’humanité ne se débarrassera pas plus dans l’avenir que des organes qui en sont le siège, ou des fonctions qui en sont l’occasion.


F. BRUNETIERE.

  1. R. Chardon : I. La Troupe du roman comique dévoilée, Paris, 1876, Champion ; et, II. Scarron inconnu et les types des personnages du Roman comique, 2 vol. Paris, 1904, Champion.
  2. C’est sur la situation de Scarron dans la société de son temps qu’on lira avec intérêt le livre de M. Emile Magne. Les articles de M. de Boislisle renseigneront le lecteur sur le mobilier, le ménage, les habitudes domestiques et la condition pécuniaire du poète.
  3. C’est Walckenaer, je crois, qui fait remarquer quelque part qu’aucune époque historique n’a poussé plus loin que la Fronde le goût du « travestissement ; et la remarque vaut la peine d’être retenue.