La Maladie du pessimisme au XIXe siècle/02

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La Maladie du pessimisme au XIXe siècle
Revue des Deux Mondes3e période, tome 24 (p. 481-514).
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LA
MALADIE DU PESSIMISME
AU DIX-NEUVIÈME SIÈCLE

II.[1]
L’ÉCOLE PESSIMISTE EN ALLEMAGNE,
SON INFLUENCE, SON AVENIR.


I.

Il semble que le monde des idées soit soumis, dans tous les ordres de problèmes, au jeu alternatif de deux doctrines extrêmes et contraires. Dans tout le cours du siècle dernier et dans la première moitié du nôtre, c’est incontestablement l’optimisme qui avait prévalu en Allemagne, sous des formes et à travers des écoles variées. Aujourd’hui il n’est guère douteux que ce ne soit le pessimisme qui tende à triompher, au moins momentanément[2]. Le pauvre esprit humain ressemblera toujours au paysan ivre de Luther, qui tombe tantôt à droite, tantôt à gauche, incapable qu’il est de se maintenir en équilibre sur sa monture.

L’Allemagne du XVIIIe siècle, dans la grande majorité des intelligences qui représentent sa vie morale, reste fidèlement attachée à la doctrine que lui avait enseignée Leibniz, que Wolf avait maintenue, et qui du reste se trouvait facilement d’accord soit avec les dogmes de la théologie officielle, soit avec le déisme sentimental de Pope, de Rousseau, de Paley, fort en faveur dans cette population de pasteurs et de philosophes d’université, pendant le long interrègne philosophique qui va de Leibniz à Kant. À peine si dans cette quiétude d’esprit et de doctrine pénètrent quelques échos des sarcasmes de Voltaire, répétés par son royal disciple, le grand Frédéric, et les libres esprits qui vivent dans le rayon de la petite cour de Potsdam. La triste gaîté de Candide s’est noyée en traversant le Rhin ; ce peuple religieux et lettré continue à répéter que tout ici-bas est disposé, par une Providence bienveillante, pour le bonheur final de l’homme, et que ce monde lui-même est le meilleur des mondes possibles.

Plus tard, lorsque change la scène des idées, lorsque paraissent Kant et tous ces illustres conquérans du monde philosophique sortis de la Critique de la raison pure, Fichte, Schelling, Hegel, l’optimisme particulier de Leibniz disparaît ; mais l’optimisme lui-même, bien que modifié, subsiste. Il y a cependant dès lors quelque vague tendance à décrier la vie et à l’estimer au-dessous de son prix. On a relevé avec soin quelques passages marqués d’une teinte pessimiste dans Kant ; on nous rappelle que Fichte a dit « que le monde réel est le pire des mondes possibles. » On met sous nos yeux ces propositions de Schelling : « La douleur est quelque chose de nécessaire dans toute vie… Toute douleur a sa source exclusive dans le seul fait d’exister. L’inquiétude de la volonté et du désir, qui fatigue chaque créature de ses sollicitations incessantes, est en soi-même le malheur[3]. » On sent déjà là le voisinage de Schopenhauer. La philosophie hégélienne elle-même n’est pas hostile au pessimisme ; elle le conçoit comme l’une des phases de l’évolution universelle. Selon Hegel, on le sait, toute existence finie est condamnée à la loi douloureuse de se détruire elle-même par ses contradictions. Cette loi de la souffrance, résultant de la division et de la limitation de l’idée, contient un principe de pessimisme que Volkelt a mis parfaitement en lumière[4].

On comprend l’intérêt que Schopenhauer et Hartmann peuvent avoir à chercher des précédens, et pour ainsi dire une parenté honorable pour leur théorie. Mais, si l’on y regarde de près, on ne voit là que des analogies superficielles et des alliances plus que d’idées. Il y a un pessimisme empirique qui se concilie très bien avec l’optimisme métaphysique : c’est le point de vue où il faut se placer pour juger la question dans les principaux représentans de la philosophie allemande depuis Kant. Ils sont unanimes dans l’appréciation sévère de la vie considérée par ses côtés inférieurs et dans la réalité sensible, et néanmoins, dans l’ensemble de ces doctrines, ce qui domine, c’est la solution optimiste du problème de l’existence. Kant nous montre sans doute combien la nature est peu favorable à la félicité humaine; mais la vraie explication de la vie, la dernière raison des choses doit être cherchée en dehors de l’ordre sensible, dans l’ordre moral, qui est après tout le seul intérêt du souverain législateur et la seule explication de la nature elle-même. Il en est de même de Fichte, pour qui les phénomènes sensibles, l’apparence de la matière ne sont qu’une scène transitoire préparée pour une fin unique, l’accomplissement du devoir, l’action libre du moi qui poursuit, dans sa réaction contre le monde extérieur et dans son conflit avec la sensation, le plus haut caractère qu’il puisse atteindre. Quant à Schelling, dans sa seconde manière, marquée par son célèbre ouvrage Philosophie et religion, c’est à la doctrine chrétienne de la chute et de la rédemption qu’il emprunte le symbole de sa métaphysique. Il y retrouve l’histoire transcendante du déchirement de l’unité primitive, la certitude du retour final à l’unité, il y associe la nature elle-même, rachetée et spiritualisée avec l’homme, après être tombée avec lui dans le péché et dans la matière. Ainsi, après avoir mis sous nos yeux les plus tristes peintures de la nature assombrie et de la vie désolée par le mal, Schelling nous amène à une solution finale, qui est incontestablement une sorte d’optimisme théologique. C’est aussi là, sous d’autres formes, la dernière conclusion de Hegel sur la valeur du monde et de la vie. L’idée, d’abord divisée, errante hors de soi, tend à revenir à soi par la conscience du monde. Ce devenir de l’esprit, ce processus du monde qui se continue sans cesse à travers le drame changeant des faits, voilà la vraie théodicée, la justification de Dieu dans l’histoire.

Assurément c’était encore là de l’optimisme, celui de l’évolution universelle et du progrès nécessaire; dans toutes ces doctrines, il y a un but certain assigné au mouvement de l’univers; une raison divine enveloppe comme dans un tissu merveilleux tous les phénomènes, même les plus insignifians ou les plus étranges de la nature et de l’histoire, et, les attirant dans des séries déterminées, les empêche d’extravaguer au hasard ou de se perdre dans l’inutile; c’est un ordre, providentiel à sa manière, qui s’accomplit à chaque moment et dont le penseur, parvenu au vrai point de vue, devient l’intelligent témoin. Ces idées ont dominé l’esprit allemand dans la première partie de ce siècle; Leibniz, Kant, Hegel, avaient été successivement ses maîtres, mais tous le conduisaient et le maintenaient dans des voies parallèles au bout desquelles la raison aperçoit un but digne d’elle, digne qu’on franchisse pour y atteindre les obstacles et les périls de la route, digne que l’homme porte sans se plaindre le poids des longs jours, des lourds fardeaux, des misères et des afflictions sans nombre. — C’est maintenant dans une direction toute contraire qu’une grande partie de l’Allemagne philosophique semble entraînée. N’est-ce là qu’une mode passagère, un caprice d’imagination, une révolte contre les abus de la dialectique transcendante, une réaction violente contre la tyrannie spéculative de l’idée, contre le despotisme de l’évolution universelle au prix de laquelle « les misères individuelles » ne sont rien? Ce qu’il y a de sûr, c’est que les misères individuelles se sont un jour relevées, comme lasses de servir à des fins qu’elles ne connaissaient pas; c’est que « les destinées humaines » ont fini par renverser « le char qui les écrasait sous ses roues d’airain. » Ne pouvant s’affranchir de la souffrance, elles ont protesté contre les raisons dialectiques qui voulaient la leur imposer comme une nécessité salutaire, et le pessimisme est né. A l’heure qu’il est, il y a toute une littérature pessimiste, florissante en Allemagne, et qui a même tenté à plusieurs reprises, non sans succès, des excursions et des conquêtes sur les pays voisins. Et ce n’est pas seulement dans les deux noms de Schopenhauer et de Hartmann, l’un déjà célèbre, l’autre investi d’une notoriété croissante, que se résume cette littérature ou, si l’on aime mieux, cette philosophie. Schopenhauer reste le chef incontesté du chœur, et après lui, sur le second degré, se tient debout, sans aucune affectation de modestie, le jeune successeur déjà désigné, tout prêt, quand l’âge sera venu, à remplir le premier rôle et à prendre en main le bâton du commandement, le sceptre du chœur. Mais le chœur lui-même est nombreux et composé de voix qui ne chantent pas toujours à l’unisson, qui se prétendent indépendantes dans une certaine mesure, tout en restant liées ensemble dans l’accord fondamental.

Parmi les disciples de Schopenhauer, à côté ou au-dessous de M. de Hartmann, il faut citer particulièrement Frauenstädt, Taubert et Julius Bahnsen. Dévoué à la mémoire du maître, dont il a publié la correspondance et les conversations, Frauenstädt essaie cependant d’adoucir quelques traits trop durs de la théorie, niant même que ce terme de pessimisme convienne, dans la rigueur du mot, à un système qui admet la possibilité de détruire la Volonté et de soustraire ainsi l’être aux tourmens qu’elle lui impose. — Cette tendance à admettre le fait de la misère du monde comme inséparable de l’être, et cependant à chercher dans les limites du pessimisme des sources de consolation inattendue, se montre plus distinctement encore chez Taubert[5]. Dans son livre le Pessimisme et ses adversaires, il reconnaît bien avec Schopenhauer que le progrès amène une conscience de plus en plus profonde de la souffrance attachée à l’être et de l’illusion du bonheur, mais il exprime l’espoir que l’on pourra triompher en partie de cette misère par les efforts combinés du genre humain, qui, en soumettant de plus en plus les désirs égoïstes, donneront à l’homme le bienfait d’une paix absolue et réduiront ainsi dans une grande mesure le malheur du vouloir-vivre. « La mélancolie même du pessimisme, dit Taubert, se transforme, si on l’examine de plus près, en une des plus grandes consolations qui puissent nous être offertes : non-seulement en effet elle transporte notre imagination bien au-delà des souffrances réelles auxquelles chacun de nous est destiné, et par là nous nous trouvons déçus à notre avantage, mais d’une certaine manière elle augmente les plaisirs qui nous sont accordés par la vie et double notre jouissance. » Comment cela? La raison que l’on nous donne ne manque pas d’originalité : « Le pessimisme nous montre bien que toute joie est illusoire, mais il ne touche pas au plaisir lui-même, il le laisse subsister malgré sa vanité démontrée, seulement il l’enferme dans un cadre noir qui fait mieux ressortir le tableau. » Enfin Taubert insiste sur la haute valeur des plaisirs intellectuels que le pessimisme, selon lui, peut parfaitement reconnaître, et qu’il place dans une sphère supérieure « comme les images des dieux, libres de tout souci et répandant leurs clartés sur les arrière-fonds ténébreux de la vie, remplis soit par des souffrances, soit par des joies qui finissent en peines. » — M. James Sully remarque finement que Taubert lui fait l’effet d’un optimiste tombé par mégarde ou par quelque faux pas dans le pessimisme et qui fait d’inutiles efforts pour se dégager de cette fondrière.

Tandis que Taubert représente la droite du pessimisme, Julius Bahnsen représente l’extrême gauche de a doctrine. Tel il se montrait dans son ouvrage intitulé la Philosophie de l’histoire, tel il se produit, avec plus d’exagération encore, dans son livre tout récent, armé de ce titre terrible : le Tragique comme loi du monde ! En tout ce qui touche au pessimisme et au principe irrationnel d’où il dérive, il dépasse la pensée de Schopenhauer : pour lui, comme pour son maître, le monde est un tourment sans trêve que l’absolu s’impose à lui-même. Mais il va plus loin que son maître en niant qu’il y ait aucune finalité, même immanente, dans la nature, et que l’ordre des phénomènes manifeste aucun lien logique. Non-seulement il soutient le principe de l’école, à savoir que toute existence est nécessairement illogique en tant que manifestation de la volonté; pour lui l’existence est illogique « dans son contenu aussi bien que dans sa forme. » En dehors même de la déraison de l’existence prise en soi, il y a une déraison fondamentale dans l’ordre des choses existantes. On comprend que Bahnsen, niant toute coopération de la raison dans le monde, rejette la seule forme de plaisir pur conservé par Schopenhauer, le plaisir de la contemplation intellectuelle et de la création par l’art, la jouissance esthétique et scientifique. Où pourrait se prendre une pareille jouissance dans un monde où il n’y a plus ni ordre logique, ni harmonie d’aucune sorte, un pur chaos de phénomènes et de formes? Dès lors l’observation de l’univers et la représentation de ses formes dans l’art, loin d’être une source de joie calme, ne peuvent apporter que des tourmens nouveaux à un esprit philosophique. L’espoir même d’un anéantissement final qui est le remède souverain proposé par Schopenhauer au monde malheureux est pour Bahnsen une pure illusion. « Sa disposition pessimiste est telle, dit Hartmann, elle le rend tellement passionné pour ce qu’il y a de désespéré dans son point de vue, qu’il se sent dérangé dans sa tristesse absolue quand on lui présente une perspective quelconque de consolation. » Nous pouvons être assurés cette fois que nous touchons au dernier terme, à la dernière évolution du pessimisme allemand. Cette fois la gageure, si c’en est une, a été tenue jusqu’au bout, ou si ce n’est pas une gageure, disons que la folie du système est complète. Bahnsen peut dire avec orgueil au pessimisme : « Tu n’iras pas plus loin. »

Et en effet le pessimisme a reculé, même dans Hartmann, devant les conséquences du principe poussé à cette outrance. La philosophie de l’Inconscient fait une figure fort raisonnable, d’une modération exemplaire, à côté d’une pareille excentricité de doctrine. L’Allemagne, qui ne manque pas d’intrépidité spéculative ni de goût pour les aventures d’idée, semble n’avoir pas suivi Julius Bahnsen jusque-là; il me paraît que ce fougueux dialecticien de l’illogique absolu s’enfonce de plus en plus dans la solitude et dans le vide. Assurément ce n’est pas sous cette forme que le pessimisme est destiné à conquérir le monde; mais, avec plus d’habileté et sous des formes plus modérées, il est en train de s’emparer de l’esprit germanique qu’il attire comme par une sorte de fascination magique et qu’il trouble profondément. Sans doute il lui manque encore un puissant véhicule, l’enseignement des universités, et M. de Hartmann s’en plaint amèrement, mais cela viendra un jour; pourquoi non? En attendant, le pessimisme fait son œuvre en dehors des universités : les éditions de Schopenhauer et de Hartmann se multiplient; ce dernier avoue lui-même que, si la philosophie à laquelle il a consacré sa vie trouve plus difficilement des disciples, dans le sens strict du mot, elle obtient plus qu’aucune autre doctrine, à l’heure qu’il est, l’attention, l’intérêt, l’enthousiasme même de cet immense auditoire, vague et flottant, qui, pour n’être pas concentré dans une salle d’université, n’en est pas moins tout-puissant pour faire les réputations des auteurs, les succès des livres et la fortune des systèmes. Les contradictions ne manquent pas non plus, elles abondent, vives et passionnées : il suffit de rappeler le nom du bruyant et ardent Duhring, tout récemment encore docent à l’université de Berlin, Ces discussions, qui ont réveillé la vie philosophique un peu éteinte en Allemagne et comme étouffée sous le bruit des armes, montrent la vitalité croissante de la philosophie qu’elles essaient de combattre dans ses principes et d’arrêter dans ses progrès : curiosité très vive autour du pessimisme, critique acharnée prouvant le succès, c’est cela même qui est un fait à constater et un symptôme à étudier.

Assurément rien au premier abord ne parait plus antipathique à l’esprit français que cette philosophie obscure dans son principe, trop claire dans ses conséquences, qui ôte à la vie tout son prix et à l’action humaine toute sa valeur. La passion de la lumière, le goût de la logique, l’ardeur au travail, l’habitude de l’activité utile, voilà de quoi nous défendre suffisamment, à ce qu’il semble, de ce côté du Rhin, contre ces influences subtiles et dissolvantes. Et pourtant il y a eu, même en France, des atteintes irrécusables de ce mal qui tend à devenir cosmopolite, dans certains esprits que le culte de l’idéal et la croyance au devoir semblaient devoir préserver de toute contagion semblable. Nous n’apprendrons rien à nos lecteurs en leur rappelant que plus d’une page des Dialogues philosophiques, récemment publiés, a une couleur prononcée de pessimisme. Sans doute il ne s’agit plus ici d’une de ces théories violentes, sans nuance, qui prétendent résoudre l’énigme totale d’un seul coup et se contentent de retourner contre lui-même le dogmatisme des optimistes en opposant un but négatif ou l’absence de but aux fins raisonnables et divines, et le mépris absolu de la vie à l’estime qu’en doivent faire raisonnablement les hommes. Il y a bien des atténuations, des restrictions de toute sorte, des apparences même de contradiction à l’idée pessimiste qui paraît avoir été la grande tentation de l’auteur pendant qu’il méditait ou qu’il écrivait; ces conflits d’inspiration et de pensée contraires, exprimés avec une sincérité parfois dramatique, ne sont pas un des moindres attraits de cette œuvre troublante et troublée. Mais enfin il n’est guère contestable qu’aux influences jusqu’alors dominantes de Kant et de Schelling ne soit venue se mêler, dans l’inspiration de ce livre, l’influence de Schopenhauer. La lutte de ces deux esprits est visible d’une page à l’autre, souvent dans la même page.

C’est Kant qui inspire encore quelques belles pensées sur la vie humaine et le monde lui-même, inexplicables sans la finalité morale, ou bien ce touchant aveu que ce qu’il y a de meilleur au monde, c’est la bonté, et que « la meilleure base de la bonté, c’est l’admission d’un ordre providentiel où tout a sa place et son rang, son utilité, sa nécessité même[6]. » C’est Schelling qui règne à certaines heures et qui reprend son empire à travers les inquiétudes et les découragemens quand on nous dit : « L’univers a un but idéal et sert à une fin divine ; il n’est pas seulement une vaine agitation, dont la balance finale est zéro. Le but du monde est que la raison règne[7] ; » ou bien encore : « La philosophie des causes finales n’est erronée que dans la forme. Il ne s’agit que de placer dans la catégorie du fieri, de la lente évolution, ce qu’elle plaçait dans la catégorie de l’être et de la création. » Mais ces clartés sereines ne durent pas et s’éteignent graduellement dans les ombres du pessimisme. Même dans la partie du livre consacrée aux Certitudes, ce qui domine, c’est l’idée lugubre d’une ruse gigantesque qui plane sur la nature humaine, l’enlace dans ses inévitables lacets et la pousse par la persuasion ou par la force à des fins inconnues à travers l’obstacle et la souffrance. « Il y a quelque part un grand égoïste qui nous trompe, » que ce soit la nature ou Dieu : c’est l’idée fixe qui revient sans cesse, qui obsède l’esprit de l’auteur et remplit son livre de la plus sombre poésie. Le machiavélisme instinctif de la nature, les fourberies qu’elle emploie pour arriver à ses fins par nous, malgré nous, contre nous, voilà le grand drame qui se joue dans le monde et dont nous sommes les acteurs et les victimes. Partout c’est la nature qui dupe les individus pour un intérêt qui leur est étranger, dans tout ce qui touche aux instincts, à la génération, à l’amour même : « Tout désir est une illusion, mais les choses sont ainsi disposées qu’on ne voit l’inanité du désir qu’après qu’il est assouvi… Pas d’objet désiré dont nous n’ayons reconnu, après l’embrassement, la suprême vanité. Cela n’a pas manqué une seule fois depuis le commencement du monde. N’importe, ceux qui le savent parfaitement d’avance désirent tout de même, et l’Ecclésiaste aura beau prêcher éternellement sa philosophie de célibataire désabusé, tout le monde conviendra qu’il a raison, et néanmoins désirera. » — « Nous sommes exploités, » voilà le dernier mot du livre. « Quelque chose s’organise à nos dépens ; nous sommes le jouet d’un égoïsme supérieur… L’hameçon est évident, et néanmoins on y a mordu, on y mordra toujours. » C’est tantôt le plaisir, dont il faut payer ensuite l’exact équivalent en douleur, tantôt c’est la vision de chimériques paradis « auxquels, à tête reposée, nous ne trouvons plus une ombre de vraisemblance; tantôt cette déception suprême de la vertu qui nous amène à sacrifier à une fin hors de nous nos intérêts les plus chers. »

La vertu, une déception ! qui s’y serait attendu de la part d’un philosophe qui, dans le naufrage universel des idées métaphysiques, au-dessus des flots et de l’abîme, avait jusqu’ici maintenu d’une main si ferme, comme dans une arche sainte, l’idée du devoir! L’impératif catégorique suivrait donc le sort des principes de la raison pure, et le privilège de commandera la volonté au lieu de commander à la raison, qui, aux yeux de Kant et de ses disciples, devait le sauver de toute attaque de la critique et constituait en sa faveur une certitude à part, ce privilège serait une dernière illusion à détruire! Une critique plus pénétrante et plus subtile démasque ici comme ailleurs le piège secret que la nature tend à notre candeur : « Elle a évidemment intérêt à ce que l’individu soit vertueux... Au point de vue de l’intérêt personnel, c’est là une duperie, puisque l’individu ne retirera aucun profit temporel de sa vertu: mais la nature a besoin de la vertu des individus... Nous sommes dupés savamment en vue d’un but transcendant que se propose l’univers et qui nous dépasse infiniment. « Ainsi le devoir lui-même n’est que la dernière rouerie du tyran qui nous fait servir à ses fins, lesquelles nous sont complètement étrangères et inconnues; mais, par une conséquence bizarre et tout à fait inattendue, voici que le scepticisme spéculatif, en s’étendant à la sphère morale, y crée un type nouveau de vertu, une vertu plus belle encore que celle qui suffisait à Kant, plus désintéressée, s’il est possible, bien que le grand moraliste refuse de reconnaître la vertu et d’y mettre son sceau, là où quelque élément étranger se mêle au devoir. Ici c’est une vertu absolument héroïque, puisqu’elle est le sacrifice de soi à une fin inconnue qui n’est même pas, comme dans Kant, la moralité de l’homme, mais quelque chose dont nous n’avons aucune idée; une vertu chevaleresque, puisqu’elle se donne sans compter, par un pur sentiment d’honneur, «à une chose absurde en soi, » Il est bien plus beau, paraît-il, d’être vertueux en se sachant dupe. C’est par ce trait caractéristique que l’auteur des Dialogues se distingue de Kant; il reconnaît clairement que ce qui était tout aux yeux de Kant, la moralité, ce tout n’est rien pour l’homme, ce tout n’est qu’un moyen pour la nature en vue d’un but que nous ignorons et qui ne nous regarde pas. C’est par là encore qu’il pense se distinguer de Schopenhauer, qui, lui aussi, a percé à jour le machiavélisme de la nature, mais qui, à cause de cela même, refuse de s’y soumettre. « A la différence de Schopenhauer, dit Philalèthe, je me résigne. La morale se réduit ainsi à la soumission. L’immoralité, c’est la révolte contre un état de choses dont on voit la duperie. Il faut à la fois la voir et s’y soumettre.»

S’y soumettre, et pourquoi? Je ne m’explique pas comment on peut continuer à obéir à des ordres qu’on sait être des pièges, s’il suffit d’un acte de volonté pour s’y soustraire. Un pareil héroïsme de soumission dépasse non-seulement mes forces, mais mon intelligence. A mon sens, Schopenhauer a mille fois raison contre cette chevalerie, qu’on admire légitimement quand elle est celle de l’idéal, qu’on cesse d’admirer quand elle s’offre en immolation à ce je ne sais quoi, l’ordre « d’un tyran fourbe. » La pensée qui nous a affranchis de l’illusion nous a du même coup affranchis de l’obligation. Oui, Schopenhauer a raison de nous prêcher la révolte, si nous nous sentons dupes. Pas de loi intellectuelle ou morale qui puisse nous imposer le sacrifice à un but qui n’a aucun rapport, même idéal, à nous. Il n’y a de devoir qu’autant qu’on croit au devoir; si l’on n’y croit plus, si l’on voit clairement que le devoir est une duperie, par là même l’obligation cesse. S’il est vrai, comme ou nous le dit, que l’homme, par le progrès de la réflexion, reconnaisse de plus en plus toutes ces roueries qui s’appellent religion, amour, bien, vrai, le jour où la critique a tué les ruses de la nature, ce jour-là elle a été vraiment bienfaisante et libératrice: la religion, l’amour, le bien, le vrai, toutes ces chaînes invisibles dont nous étions liés sont tombées; nous n’allons pas les reprendre volontairement pour faire plaisir « au grand égoïste qui nous trompait. » Nous étions dupes, nous ne le serons plus, voilà tout: l’homme est libre, et s’il veut employer, comme Schopenhauer, sa liberté reconquise à détruire ce malicieux enchanteur qui nous tenait enchaînés, qu’il soit béni pour une pareille tentative! Et s’il veut prononcer les paroles magiques que Schopenhauer lui apprend et qui doivent amener la fin de cette triste fantasmagorie, contraindre la volonté qui a déployé sa puissance sous la forme de l’univers à se replier en soi, à se retourner de l’être vers le néant, gloire à l’homme qui, par la critique d’abord, aura détruit les illusions, et qui, par son courage, aura tari la source de ces illusions! Gloire à lui pour n’avoir pas joué volontairement le rôle de l’éternel dupé de l’univers! Tout cela est parfaitement logique, si une fois nous lâchons la dernière ancre qui nous retenait encore à un point fixe « sur cette mer infinie d’illusions, » et cette dernière ancre, c’est l’idée de devoir, attachée elle-même à l’absolu.

Espérons que ce ne sera là qu’une crise momentanée dans l’histoire de l’esprit français et aussi dans l’histoire du brillant esprit qui a semblé en être atteint. Ce qui nous ferait croire que notre espoir n’est pas vain, c’est que l’auteur marque une date précise à ses rêves, et que cette date, associée aux souvenirs les plus tristes, est une révélation sur l’état moral dans lequel furent écrits ces dialogues. C’est dans les premiers jours du mois de mai 1871 qu’Eutyphron, Eudoxe et Philalèthe se promenaient, en devisant entre eux, accablés des malheurs de leur patrie, dans une des parties les plus reculées du parc de Versailles. C’était après la guerre étrangère et pendant la guerre civile. Cela explique bien des choses. Paris était en proie à des folies qui justifiaient presque les plus sombres appréhensions du pessimisme. Versailles était calme, mais il gardait l’amer et récent souvenir du long séjour qu’y avaient fait nos vainqueurs, les pessimistes à casque de M. de Bismarck. Une contagion flottait encore dans l’air; Philalèthe la ressentit et en fut troublé. Mais déjà, quand il publia ce livre, il semblait se remettre de la disposition maladive dans laquelle il l’avait écrit. Il nous promet dans une note qu’il publiera bientôt un Essai, composé à une autre époque et sous d’autres influences, et bien plus consolant que celui-ci. Et quant aux lecteurs qui se laisseraient trop émouvoir à ces perspectives désolées, l’auteur leur conte dans sa préface une singulière anecdote, qu’il nous offre comme un antidote infaillible : si quelqu’un devait être attristé à la lecture de ce livre, il faudrait lui dire comme ce bon curé qui fit trop pleurer ses paroissiens en leur prêchant la Passion : « Mes enfans, ne pleurez pas tant que cela, il y a bien longtemps que cela est arrivé, et puis ce n’est peut-être pas vrai. » Je soupçonne que, si ce sermon a été jamais prononcé, ce dut être à Meudon, du temps que Rabelais y officiait, à moins que ce ne soit à Ferney, dans ce fameux jour où « le bon curé » Voltaire s’avisa de prêcher en pleine église.

Quoi qu’il en soit, il suffit que la figure de Voltaire apparaisse dans la préface des Dialogues pour que la sombre vision du livre devienne inoffensive et n’inquiète plus le lecteur que comme une fantaisie d’artiste. Le sourire de l’auteur a tué le monstre; le pessimisme n’est plus qu’un « mauvais rêve. » C’est ainsi que les choses se passent d’ordinaire en France, où la philosophie et la littérature des cauchemars n’ont jamais réussi. Les Contes fantastiques d’Hoffmann n’ont pu s’acclimater sous notre ciel et dans notre langue. Schopenhauer et Hartmann n’y seront jamais que des objets de curiosité.


II.

Revenons au pessimisme allemand et considérons-le dans sa vraie patrie d’adoption, là où il a refleuri de nos jours, comme s’il y rencontrait un climat propice et une culture appropriée. Nous avons vu que Leopardi résume avec une sagacité étonnante presque tous les argumens d’expérience proprement dits, dont sa théorie de l’infelicità est le programme anticipé. Ce poète malade portait en lui et décrivait sur lui-même cette maladie étrange qui devait s’emparer d’une partie du XIXe siècle à son déclin. Le pessimisme est à l’état d’expérience douloureuse dans Leopardi. Il est à l’état de système raisonné chez Schopenhauer et Hartmann. Quelles sont les raisons d’analyse ou de théorie apportées par l’un et par l’autre dans la démonstration de l’universelle et irrémédiable douleur? Nous les réduirons autant que possible aux thèses qui méritent d’être examinées avec quelque attention, négligeant à dessein la métaphysique dont on veut qu’elles dépendent, parce qu’elle n’est qu’un ensemble de constructions tout arbitraires et toutes personnelles de l’esprit, une mythologie. J’ajoute qu’il n’y a réellement aucun lien logique et nécessaire entre ces théories spéculatives et la doctrine morale qui s’y trouve annexée. On pourrait ôter toute la morale du pessimisme de ces deux ouvrages, le Monde comme volonté et représentation ou la Philosophie de l’Inconscient, sans diminuer d’un atome leur valeur de construction. Ce sont des conceptions a priori, plus ou moins bien liées, sur le principe du monde, sur l’un-tout et sur l’ordre des évolutions selon lequel il se manifeste; mais il est assez difficile de voir pourquoi la conséquence de ces évolutions est nécessairement le mal absolu de l’existence, pourquoi le vouloir-vivre est à la fois l’attrait irrésistible du premier principe et la plus insigne déraison. C’est ce qui n’a jamais été expliqué : c’est l’éternel postulat du pessimisme.

Allons droit aux argumens par lesquels Schopenhauer et Hartmann prétendent démontrer ce principe qui leur est commun avec Çakya-Mouni : «le mal, c’est l’existence. » Écartant avec soin ce qui touche au monde lui-même, la question toute théologique ou transcendante de savoir si l’univers est en soi bon ou mauvais et s’il eût mieux valu qu’il n’existât pas, nous nous bornerons à la vie humaine. J’estime que les argumens du pessimisme, débarrassés de l’appareil formidable qui les recouvre et de la masse d’accessoires qu’ils traînent à leur suite, peuvent se réduire à trois : une théorie psychologique de la volonté, la conception d’une puissance rusée qui enveloppe tout être vivant et spécialement l’homme, enfin le bilan de la vie qui se liquide par un déficit énorme de plaisir et par une véritable banqueroute de la nature. Les deux premiers argumens appartiennent en propre à Schopenhauer, le troisième a été développé avec une grande abondance par M. de Hartmann; mais, comme cette dernière thèse rappelle sur bien des points la théorie de l’infelicità que nous avons tout récemment exposée d’après Leopardi, nous y insisterons moins. Tout est volonté dans la nature et dans l’homme; donc tout souffre : voilà l’axiome fondamental. La volonté-principe est un désir aveugle et inconscient de vivre, qui, du fond de l’éternité, s’éveille par je ne sais quel caprice, s’agite, détermine le possible à l’être, et l’être à tous les degrés de l’existence jusqu’à l’homme. Après s’être développée dans la nature inorganique, dans le règne végétal et le règne animal, la volonté arrive dans l’homme à la conscience. C’est à ce moment que s’achève l’incurable malheur, déjà commencé dans l’animal avec la sensibilité. La souffrance existait déjà, mais sentie plutôt que connue : à ce degré supérieur, la souffrance se sent et se connaît; l’homme comprend que l’essence de la volonté est l’effort et que tout effort est douleur. Voilà la découverte qui ravira à l’homme son repos, et dès lors l’être ayant perdu son ignorance est voué à un supplice qui n’aura de terme que la mort arrivée à son heure ou provoquée par la lassitude et par l’ennui. Vivre, c’est vouloir, et vouloir c’est souffrir. Toute vie est donc par essence douleur[8]. L’effort naît d’un besoin ; tant que ce besoin n’est pas satisfait, il en résulte de la douleur, l’effort lui-même devient fatigue, et, quand le besoin est satisfait, cette satisfaction est illusoire, tant elle est passagère; il en résulte un nouveau besoin et une nouvelle douleur. « La vie de l’homme n’est qu’une lutte pour l’existence, avec la certitude d’être vaincu. » — De cette théorie de la volonté sortent deux conséquences : la première, c’est que tout plaisir est négatif, la douleur seule est positive. La seconde, c’est que plus l’intelligence s’accroît, plus l’être est sensible à la douleur ; ce que l’homme appelle par la plus insigne des folies le progrès n’est que la conscience plus intime et plus pénétrante de sa misère.

Que devons-nous penser de cette théorie? Tout repose sur l’identité ou l’équivalence de ces divers termes qui forment ensemble comme une équation continue : volonté, effort, besoin, douleur. Est-ce l’observation qui établit dans leur dépendance réciproque les différens termes de cette équation? Assurément non; c’est un raisonnement tout abstrait et systématique auquel l’expérience n’est nullement favorable. Que dans ces formules elliptiques, très contestables en elles-mêmes parce qu’elles dévorent les difficultés avec les problèmes, que la vie soit toute volonté, nous y consentons, en élargissant démesurément le sens ordinaire de ce mot pour lui permettre de contenir le système ; mais que toute volonté soit douleur, voilà ce qu’avec la meilleure grâce du monde nous ne pouvons ni admettre ni comprendre. La vie, c’est l’effort, soit; mais pourquoi l’effort serait-il nécessairement douleur? Nous voilà arrêtés dès le premier pas de la théorie. Est-il vrai d’ailleurs que tout effort naisse d’un besoin? Enfin, si nous sommes essentiellement une activité, l’effort qui est la manifestation de cette activité, l’effort qui est la force en action, est en conformité parfaite avec notre nature; pourquoi se résoudrait-il en peine?

Loin de naître d’un besoin, c’est l’effort qui est le premier besoin de notre être, et il se satisfait en se développant, ce qui est incontestablement un plaisir. Sans doute il rencontrera des obstacles, il aura à lutter contre eux, souvent il s’y brisera. Ni la nature ni la société ne sont en harmonie préétablie avec nos tendances, et dans l’histoire des rencontres de notre activité avec le double milieu qui l’enveloppe, les phénomènes physiques et les phénomènes sociaux, il faut avouer que c’est le conflit qui prédomine. De là bien des peines, bien des douleurs; mais ce sont des conséquences ultérieures, non des faits primitifs. L’effort en lui-même, dans un organisme sain, est une joie; il constitue le plaisir primitif le plus pur et le plus simple, celui de se sentir vivre ; c’est lui qui nous donne ce sentiment, et sans lui nous n’arriverions ni à nous distinguer des dehors qui nous entourent ni à percevoir notre être propre perdu dans la molle et vague harmonie des objets coexistans. Qu’il y ait fatigue par l’abus de l’activité qui nous constitue, qu’il y ait douleur par l’effet naturel de cette activité contrariée, cela est trop évident. Mais où prend-on le droit de nous dire que par essence l’activité est un tourment? C’est pourtant en cela que se résume la psychologie du pessimisme.

Un instinct irrésistible porte l’homme à l’action et par l’action soit à un plaisir entrevu, soit à un bonheur espéré, soit à un devoir qu’il s’impose. Cet instinct irrésistible est l’instinct même de la vie, il l’explique et la résume. En même temps qu’il développe en nous le sentiment de l’être, il mesure la vraie valeur de l’existence. L’école pessimiste méconnaît ces vérités élémentaires; elle répète sur tous les tons que la volonté, dès qu’elle arrive à se connaître, se maudit elle-même en se reconnaissant identique à la douleur et que le travail, auquel l’homme est condamné, est une des plus dures fatalités qui pèsent sur son existence. — Sans exagérer les choses d’un autre côté, sans méconnaître la rigueur des lois sous lesquelles se développe la condition humaine et l’âpreté des milieux dans lesquels elle est comme encadrée, ne pourrait-on pas opposer à cette psychologie trop fantaisiste un tableau qui en serait la contre-partie, celui où l’on représenterait les joies pures d’un grand effort longtemps soutenu à travers les obstacles et à la fin victorieux, d’une énergie d’abord maîtresse d’elle-même et devenue maîtresse de la vie, soit en domptant la mauvaise volonté des hommes, soit en triomphant des difficultés de la science ou des résistances de l’art, du travail enfin, le véritable ami, le vrai consolateur, celui qui relève l’homme de toutes ses défaillances, qui le purifie et l’ennoblit dans sa vie intérieure, qui le sauve des tentations vulgaires, qui l’aide le plus efficacement à porter son fardeau à travers les longues heures et les jours tristes, celui à qui cèdent pour quelques momens les plus inconsolables douleurs ? En réalité le travail, quand il a vaincu les premiers ennuis et les premiers dégoûts, est par lui-même, et sans estimer les résultats, un plaisir et un des plus vifs. C’est en méconnaître le charme et les douceurs, c’est calomnier étrangement ce maître de la vie humaine qui n’est dur qu’en apparence, que de le traiter comme le traitent les pessimistes, en ennemi. Voir sous sa main ou dans sa pensée croître son œuvre, s’identifier avec elle, comme disait Aristote[9], que ce soit la moisson du laboureur, ou la maison de l’architecte, ou la statue du sculpteur, ou un poème ou un livre, qu’importe ? Créer en dehors de soi une œuvre que l’on dirige, dans laquelle on a mis son effort avec son empreinte et qui le représente d’une manière sensible, cette joie ne rachète-t-elle pas toutes les peines qu’elle a coûté, les sueurs versées sur le sillon, les angoisses de l’artiste, soucieux de la perfection, les découragemens du poète, les méditations parfois si pénibles du penseur ? Le travail a été le plus fort, l’œuvre a vécu, elle vit, elle a tout racheté d’un seul coup, et de même que l’effort contre l’obstacle extérieur a été la première joie de la vie qui s’éveille, qui se sent elle-même en réagissant contre ses limites, ainsi le travail, qui est l’effort concentré et dirigé, parvenu à la pleine possession de lui-même, est le plus intense de nos plaisirs, parce qu’il développe en nous le sentiment de notre personnalité en lutte avec l’obstacle et qu’il consacre notre triomphe au mains partiel et momentané sur la nature. Voilà l’effort, voilà le travail dans sa réalité.

Nous sommes au cœur même du pessimisme en discutant cette question. S’il est prouvé que la volonté n’est pas nécessairement et par essence identique à la douleur, s’il est acquis à la vie et à la science que l’effort est la source des plus grandes joies, le pessimisme n’a plus de raison d’être. Poursuivons cependant l’examen des thèses secondaires qui viennent se grouper autour de cet argument fondamental.

Tout plaisir est négatif, nous dit Schopenhauer, la douleur seule est positive. Le plaisir n’est que la suspension de la douleur, puisque par définition il est la satisfaction d’un besoin et que tout besoin se traduit par une souffrance. Mais cette satisfaction, toute négative, ne dure même pas, et le besoin recommence avec la douleur. C’est le cercle éternel des choses  : un besoin, un effort qui suspend momentanément le besoin, mais qui crée une autre souffrance, la fatigue, puis la renaissance du besoin et encore la souffrance, — et l’homme s’épuise, et l’existence se passe à vouloir toujours vivre sans motif raisonnable, contre le vœu de la nature qui lui fait la guerre, contre le vœu de la société qui ne l’épargne guère  : toujours souffrir, toujours lutter, puis mourir, c’est la vie ; à peine a-t-elle commencé qu’elle est finie, elle n’a duré que par la douleur. Cette thèse du caractère purement négatif du plaisir est un degré de paradoxe où M. de Hartmann lui-même n’a pas suivi Schopenhauer. Il est d’un bon exemple de voir les chefs du pessimisme aux prises les uns avec les autres  : cela rassure la conscience du critique. M. de Hartmann fait très justement remarquer que son maître tombe dans la même exagération où Leibniz était tombé[10]. Le caractère exclusivement négatif que Leibniz attribuait à la douleur, Schopenhauer l’attribue au plaisir. Tous les deux se trompent également, bien que dans un sens inverse. On ne conteste pas le moins du monde que le plaisir ne puisse résulter de la cessation ou de la diminution de la souffrance ; mais on prétend que le plaisir est autre chose, qu’il est cela d’abord, plus quelque chose. On peut même ajouter qu’il y a plusieurs ordres de plaisir qui n’ont à aucun degré leur origine dans la suspension d’une douleur et qui succèdent immédiatement à l’état de parfaite indifférence. « Les plaisirs du goût, le plaisir sexuel au sens purement physique et indépendamment de sa signification métaphysique, les jouissances de l’art et de la science, sont des sentimens de plaisir qui n’ont pas besoin d’être précédés d’une douleur, ni d’être descendus d’abord au-dessous de l’état d’indifférence ou de parfaite insensibilité pour s’élever ensuite positivement au-dessus de lui. » Et d’une savante discussion, Hartmann conclut ainsi  : « Schopenhauer se trompe sur la caractéristique fondamentale du plaisir et de la douleur, — ces deux phénomènes ne se distinguent que comme le positif et le négatif en mathématiques  : on peut indifféremment choisir pour l’un ou l’autre des termes comparés le nom de positif ou celui de négatif. » Peut-être serait-il plus exact encore de dire que l’un et l’autre sont des états positifs de la nature sensible, qu’ils ont en eux quelque chose de réel et d’absolu, qu’ils sont des actes (ἐνέργειαι, comme disait Aristote), qu’ils sont à titre égal des réalités, expressions également légitimes de l’activité qui nous constitue. Mais un pareil examen nous entraînerait trop loin, en dehors des limites de la psychologie purement empirique où nous voulons enfermer cette étude. Y a-t-il plus de vérité dans cette autre proposition, dont Schopenhauer fait la contre-épreuve de son axiome fondamental, à savoir que plus l’être est élevé, plus il souffre, ce qui résulte tout naturellement de ce principe que toute vie est par essence douleur? Là où il y a plus de vie accumulée dans un système nerveux perfectionné, plus de vie sentie par une conscience, la douleur doit croître en proportion. La logique du système l’exige et Schopenhauer prétend que les faits sont exactement d’accord avec la logique. Dans la plante, la volonté n’arrive pas à se sentir elle-même, ce qui fait que la plante ne souffre pas. L’histoire naturelle de la douleur commence avec la vie qui se sent; les infusoires et les rayonnes souffrent déjà; les insectes souffrent plus encore, et la sensibilité douloureuse ne fait plus que croître jusqu’à l’homme; chez l’homme même cette sensibilité est très variable, elle atteint son plus haut degré dans les races les plus civilisées et, dans ces races, chez l’homme de génie. Comme c’est lui qui concentre dans son système nerveux le plus de sensation et de pensée, il a acquis pour ainsi dire plus d’organes pour la douleur. D’où l’on voit quelle chimère c’est que le progrès, puisque sous un nom mystérieux ce n’est que l’accumulation dans le cerveau agrandi de l’humanité d’une plus grande somme de vie, de pensée et de souffrance.

Nous devons reconnaître que certains faits d’observation psychologique et physiologique sembleraient donner raison à cette thèse du pessimisme. Il n’est pas douteux que l’homme souffre plus que l’animal, l’animal à système nerveux plus que celui qui en est privé. Il n’est pas douteux que la pensée en s’ajoutant à la sensation n’ajoute à la souffrance. Non-seulement l’homme perçoit, comme l’animal, la sensation douloureuse, mais il l’éternise par le souvenir, il l’anticipe par la prévision, il la multiplie dans une proportion incalculable par l’imagination; il ne souffre pas seulement, comme l’animal, du présent, il se tourmente du passé et de l’avenir : ajoutez à cela l’immense contingent des peines morales, qui sont l’apanage de l’homme et dont l’animal reçoit à peine quelque atteinte passagère, bientôt effacée sous le flot des sensations nouvelles. Voici une étude de physiologie comparée sur la Douleur, dont l’auteur est bien connu de nos lecteurs, et qui conclut formellement dans le même sens. « Il est probable qu’il y a, suivant les individus, les races et les espèces, des différences considérables dans la sensibilité. Et c’est ainsi qu’on peut en général expliquer les différences que ces individus, ces races et ces espèces présentent dans leur manière de réagir contre la douleur. » Il convient de faire des réserves sur ce qu’on appelle vulgairement le courage à souffrir. La différence dans la manière de réagir contre la souffrance physique paraît ne pas tenir autant à un degré différent de volonté qu’à un degré différent de sensibilité, la douleur étant très vive dans un cas, et très affaiblie dans l’autre. Un médecin de marine affirme avoir vu des nègres marcher sur des ulcères sans paraître souffrir, et subir sans crier de cruelles opérations. Ce n’est pourtant pas par défaut de courage qu’un Européen criera pendant une opération qu’un nègre supporterait sans sourciller, mais bien parce qu’il souffrira dix fois plus que le nègre. Tout cela tend à établir qu’il y a entre l’intelligence et la douleur un rapport tellement étroit, que les animaux les plus intelligens sont ceux qui sont capables de souffrir le plus. Dans les différentes races, la même proportion s’observe exactement. La loi semble donc bien être celle-ci : « La douleur est une fonction intellectuelle d’autant plus parfaite que l’intelligence est plus développée[11]. »

Il semble que la thèse de Schopenhauer trouve ici une sorte de confirmation. Hartmann reprendra plusieurs fois cet argument et le développera sous toutes ses faces. La conclusion est toujours la même : c’est que l’homme médiocre est plus heureux que l’homme de génie, l’animal plus heureux que l’homme, et dans la vie l’instant le plus heureux, le seul, c’est le sommeil, le sommeil profond et sans rêve, quand il ne se sent pas lui-même. Voilà l’idéal renversé : « Qu’on pense au bien-être dans lequel nous voyons vivre un bœuf ou un pourceau! Qu’on pense au bonheur du proverbial poisson dans l’eau! Plus enviable encore que la vie du poisson doit être celle de l’huître et celle de la plante est bien supérieure à la vie de l’huître. Nous descendons enfin au-dessous de la conscience et la souffrance individuelle disparaît avec elle. » Nous avons cité cette conclusion très logique de Hartmann parce qu’elle contient ce que l’on peut appeler la réfutation par l’absurde de la thèse pessimiste. Conduite à ses dernières conséquences elle nous révolte et en nous révoltant nous suggère une réponse très simple. Qui ne voit que la loi de la vie ainsi formulée n’est pas complète? Il y manque une contre-partie essentielle. La capacité de souffrir croît, je le veux bien, avec l’intelligence. Mais peut-on douter que la capacité pour un nouvel ordre de jouissances, absolument fermé aux natures inférieures, ne se révèle en même temps et qu’ainsi les deux termes opposés ne croissent exactement dans les mêmes proportions? Si la physiologie du plaisir était aussi avancée que celle de la douleur, je me tiens pour assuré que la science, même positive, nous donnerait raison, comme l’observation morale le fait déjà. L’intelligence élargit la vie dans tous les sens, voilà le vrai. L’homme de génie souffre plus que l’homme médiocre, soit; mais il a des joies au niveau de sa pensée. Je suppose que Newton, quand il trouva la formule exacte de la loi d’attraction, condensa dans un seul moment plus de joie que tous les bourgeois de Londres réunis ne pouvaient en goûter durant une année entière, dans leurs tavernes, devant leur pâté de venaison et leur pot d’ale. — Pascal souffrit pendant les trente-neuf années que dura sa pauvre vie. Pense-t-on que la vision claire et distincte des deux infinis que personne n’avait saisis jusqu’alors d’un si ferme regard dans leur analogie mystérieuse et dans leur contraste, pense-t-on qu’une vue pareille n’ait pas rempli ce grand esprit d’un bonheur proportionné à sa grandeur, d’une joie dont l’ivresse surpassait toutes les joies vulgaires et qui emportait pour un moment toutes les peines? Qui n’aimerait mieux être Shakspeare que Falstaff, Molière que le bourgeois gentilhomme, comblé de richesse et de sottise? Et dans ces choix n’allez pas supposer que l’instinct nous trompe. Il n’est que l’expression de la raison; elle nous dit qu’il vaut mieux vivre « en homme qu’en pourceau, » quoi que Hartmann puisse prétendre, parce que l’homme pense, et que la pensée, qui est la source de tant de tortures, est aussi la source de joies idéales et de contemplations divines. Le comble du malheur, ce n’est pas d’être homme, c’est, étant homme, de se mépriser assez pour regretter de n’être pas un animal. Je ne prétends pas que ce regret n’ait jamais existé, il peut être l’expression grossière d’une vie vulgaire qui voudrait abdiquer la peine de vivre, tout en conservant la faculté de jouir, et c’est alors le dernier degré de l’avilissement humain; ou bien c’est un cri de désespoir sous le poids d’une douleur trop forte, un trouble et une surprise momentanée de la raison ; en tout cas, on ne peut voir là l’expression philosophique d’un système. Un pareil paradoxe, froidement soutenu par les pessimistes, soulève la nature humaine, qui après tout, en pareille matière, est la seule autorité et le seul juge; comment veut-on s’élever au-dessus d’une pareille juridiction?

On l’a essayé pourtant. Schopenhauer a bien senti que c’était là le point faible du système, et c’est pour cela qu’il s’est avisé de cette merveilleuse invention qui a fait fortune dans l’école et dont nous avons retrouvé la trace dans l’auteur des Dialogues philosophiques : nous ne pouvons, dit-il, nous fier, dans cet ordre d’idées, au témoignage de la nature humaine, qui est le jouet d’une immense illusion organisée contre elle par des puissances supérieures. L’instinct est l’instrument par lequel cette triste pièce se joue à nos dépens : c’est le fil par lequel, pitoyables marionnettes que nous sommes, on nous fait dire ce que nous ne devrions pas dire, vouloir ce que nous devrions haïr, agir au rebours de notre intérêt le plus évident. Schopenhauer est bien réellement l’inventeur de cette explication, qui répond à tout. Vous invoquez contre les théories pessimistes la voix de la conscience, l’énergique impulsion de nos penchans. C’est précisément cette impérieuse et décevante clarté de la conscience, témoignant contre l’évidence de nos intérêts, qui prouve qu’elle est l’organe de quelque pouvoir extérieur, lequel emprunte sa voix et sa figure pour nous mieux convaincre. Vous en appelez aux penchans : mais ne voyez-vous pas que chaque penchant est comme une pente secrète, préparée au dedans de nous par un maître artificieux pour nous attirer vers son but à lui, un but entièrement différent du nôtre, opposé même aux fins que nous devrions poursuivre, contraire à notre vrai bonheur?

Ce sont là les ruses de l’Inconscient de Hartmann, les duperies de la Volonté de Schopenhauer. C’est le « dieu malin » de Descartes qui a remplacé le dieu de Leibniz. Ce qui n’avait été qu’un jeu de logique tout provisoire, une hypothèse d’un moment pour Descartes, aussitôt rejetée par cette haute raison, devient toute une théodicée, toute une métaphysique, toute une psychologie. — Je n’y ferai qu’une simple objection. Nous pouvons nous étonner que « cette fraude, qui est à la base de l’univers, » soit si aisée à saisir et à convaincre. On nous dit que, quoi que nous fassions, la nature ou l’Un-Tout, Inconscient ou Volonté, triomphera toujours, qu’elle a trop bien arrangé les choses, trop bien pipé les dés, pour ne pas atteindre son but, qui est de nous tromper. On nous dit cela, mais on prouve le contraire. Eh quoi ! ce jeu a réussi pendant six ou sept mille ans, et le voici tout d’un coup démasqué, dénoncé comme un jeu où la nature triche avec nous! Je ne puis admirer de confiance un jeu si maladroit où un homme d’esprit lit couramment, saisit la fraude et la signale. Cette grande puissance, occulte et ténébreuse, qui dispose de tant de moyens, qui a tant d’artifices, de masques et de déguisemens à sa disposition, se laisse surprendre si aisément par quelques-uns de ces pauvres êtres qu’elle cherche à tromper ! Il faut croire alors que ce ne sont pas de simples mortels ceux qui échappent à des pièges si savamment tendus, qui les décrivent et les dénoncent aux autres. S’ils étaient hommes, ils devraient comme les autres subir ce machiavélisme qui les enveloppe, qui les pénètre jusque dans le fond de leur être, dans leur conscience, dans leurs instincts. S’y soustraire, ce serait agir en dehors de cette nature dont ils font partie. Pour y réussir, il faut être autre chose et plus qu’un homme, un dieu, quelqu’un enfin qui soit en état de lutter contre ce tyran anonyme et masqué qui nous exploite à son profit.

Tout cela est une série de contradictions manifestes, simples jeux d’esprit, encore de la mythologie pure. Mais, la contradiction admise à la base de la théorie, comme tout s’explique et se déduit! Si nous sommes trompés, rien de plus clair que la démonstration du pessimisme : elle s’appuie précisément sur cette contrariété fondamentale de nos instincts et de nos intérêts, de nos instincts qui nous portent irrésistiblement à des sentimens ou à des actes funestes, tels que ceux par lesquels nous cherchons à conserver une vie si malheureuse ou à la perpétuer en la transmettant à d’autres qui seront plus malheureux encore. — L’intérêt suprême de l’Inconscient est l’opposé du nôtre : le nôtre serait de ne pas vivre, le sien est que nous vivions, nous, et que d’autres vivent par nous. L’Inconscient veut la vie, dit Hartmann, qui développe l’argument favori de son maître, il ne doit donc pas manquer d’entretenir chez les êtres vivans toutes les illusions capables de faire qu’ils trouvent la vie supportable, et même qu’ils y prennent assez de goût pour garder le ressort nécessaire à l’accomplissement de leurs tâches, en d’autres termes, pour se faire illusion sur le malheur de l’existence. Il faut en revenir au mot de Jean-Paul Richter : « Nous aimons la vie, non parce qu’elle est belle, mais parce que nous devons l’aimer; aussi faisons-nous souvent ce faux raisonnement: puisque nous aimons la vie, c’est qu’elle est belle. » Les instincts ne sont en nous que des formes diverses, sous lesquelles se déploie cette déraisonnable et funeste envie de vivre, inspirée à l’être vivant par celui qui l’emploie à son profit. De là l’énergie que nous dépensons follement pour protéger cette existence, qui n’est que le droit à souffrir; de là aussi ces faux jugemens que nous portons sur la valeur moyenne des joies et des peines qui dérivent de cet amour insensé de la vie : les impressions que laissent en nous les souvenirs du passé sont toujours modifiées par les illusions de nos espérances nouvelles. C’est ce qui arrive dans toutes les excitations violentes de la sensibilité qui sont dues à la faim, à l’amour, à l’ambition, à la cupidité et à toutes les autres passions de ce genre[12]. A chacune de ces excitations sont liées des illusions correspondantes qui nous promettent un excédant de plaisir sur la peine.

C’est à la passion de l’amour que le pessimisme fait la guerre la plus acharnée. On dirait que c’est un duel à mort entre Schopenhauer et les femmes qui sont les intermédiaires de l’insigne duperie dont l’homme est le jouet, les instrumenta regni aut doli entre les mains du grand trompeur. C’est en effet dans l’amour que se trahissent surtout le mensonge de l’instinct et u la déraison du vouloir. » — « Qu’on s’imagine un instant, dit Schopenhauer, que l’acte générateur ne résulte ni des excitations sensuelles, ni de l’attrait de la volupté, et ne soit qu’une affaire de pure réflexion; la race humaine pourrait-elle subsister? Chacun ne prendrait-il pas en pitié l’avenir de cette génération nouvelle, et ne voudrait-il pas lui épargner le fardeau de l’existence, ou du moins ne refuserait-il pas de prendre sur soi la responsabilité de l’en charger de sang-froid? » C’est pour vaincre ces hésitations, qui seraient mortelles au « vouloir-vivre, » que la nature a jeté sur les phénomènes de cet ordre toute la richesse et la variété des illusions dont elle dispose. Le grand intérêt du principe des choses, de cette volonté rusée, c’est l’espèce, vraie gardienne de la vie. L’individu n’est chargé que de transmettre la vie d’une génération à l’autre; mais il faut que cette fonction s’accomplisse, dût-il en coûter à l’individu son repos, son bonheur, l’existence même : à tout prix, le principe inconscient veut vivre, et ce n’est que par ce misérable moyen qu’il arrive à ses fins : il prend l’individu, il le trompe, il le brise à son gré, après l’avoir choisi dans des conditions spéciales. De là est né l’amour, une passion spécifique, qui, pour se faire accepter, se déguise en passion individuelle et persuade à l’homme qu’il sera heureux pour son compte, quand au fond il n’est que l’esclave de l’espèce, quand il s’agite et souffre pour elle, quand il meurt pour elle.

Tel est le principe de la métaphysique de l’amour, une des parties les plus originales du Monde comme volonté et comme représentation, et dont Schopenhauer dit modestement[13] qu’il le considère « comme une perle. » Il revient sans cesse à cette théorie, qui lui était particulièrement chère, dans ses autres écrits, dans les Parerga, dans les conversations, d’une verve intarissable, qui nous ont été rapportées. — A vrai dire, il n’est pas aisé de mettre « cette perle » en lumière. C’est en physiologiste plutôt qu’en philosophe que Schopenhauer traite cette délicate question, avec un raffinement de détails, un humour, une sorte de jovialité lugubre qui se plaît à ôter tous les voiles, à déconcerter toutes les pudeurs, à épouvanter tous les cants britanniques et autres, comme pour mieux convaincre l’homme de la folie d’aimer. A travers les excentricités et les énormités d’une science à la fois technique et rabelaisienne, que n’arrête aucun scrupule, il arrive à peindre avec une étonnante vigueur, de son point de vue exclusif, cette lutte dramatique du génie de l’espèce contre le bonheur de l’individu, cet antagonisme couvert de sourires et de fleurs, caché sous l’image perfide d’une félicité infinie, d’où résultent toutes les tragédies et aussi les comédies de l’amour. — Qu’y a-t-il dans l’amour le plus éthéré? Un pur instinct sexuel, le travail de la génération future qui veut vivre aux dépens de la génération présente, et la contraint de s’immoler à son aveugle et irrésistible désir. C’est ce qu’un poète contemporain, pessimiste à ses heures, traduisait naguère avec cette sauvage énergie :

 « Ces délires sacrés, ces désirs sans mesure
Déchaînés dans vos flancs comme d’ardens essaims,
Ces transports, c’est déjà l’humanité future
Qui s’agite en vos seins. »


Ceux qui s’aiment savent-ils bien ce qu’ils font? Entraînés, aveuglés par l’instinct qui les éblouit de ses prestiges, non-seulement ils travaillent à leur propre infortune (car il n’est pas d’amour qui n’aboutisse à des catastrophes et à des crimes, et pour le moins à des ennuis sans remède et à un long martyre); mais de plus, les imprudens, les criminels! en semant la vie, ils jettent dans l’avenir la semence impérissable de la douleur : « Voyez-vous ces amans qui se cherchent si ardemment du regard? Pourquoi sont-ils si mystérieux, si craintifs, si semblables à des voleurs? — C’est que ces amans sont des traîtres, qui, là, dans l’ombre, complotent et cherchent à perpétuer dans le monde la douleur; sans eux, elle s’arrêterait; mais ils l’empêchent de s’arrêter, comme leurs semblables, leurs pères, l’ont déjà fait avant eux. L’amour est un grand coupable, puisqu’en transmettant la vie, il immortalise la souffrance. » Son histoire se résume en deux illusions qui se rencontrent, deux malheurs qui s’échangent, et un troisième malheur qu’ils préparent. — Roméo et Juliette, c’est ainsi que le philosophe de Francfort explique en plein XIXe siècle, aux applaudissemens de l’Allemagne, savante et lettrée, votre poétique légende; il n’y veut voir, sous les mensonges de l’instinct qui vous trompait vous-mêmes, que la fatalité physiologique. Quand vous avez échangé le premier regard qui vous perdit, au fond, le phénomène qui se passait en vous n’était que le résultat « de la méditation du génie de l’espèce, » qui cherchait à rétablir avec votre aide le type primitif « par la neutralisation des contraires, » et qui, satisfait sans doute de son examen, déchaîna dans vos deux cœurs cette folie et ce délire ! Ce fut un simple calcul de chimie. « Le génie de l’espèce » jugea que les deux amoureux « se neutraliseraient l’un et l’autre, comme l’acide et l’alcali se neutralisent en un sel; » dès lors le sort de Roméo et celui de Juliette furent décidés. Plus de trêve : la formule chimique les condamnait à s’aimer; ils s’aimèrent à travers tous les obstacles et tous les périls, ils s’unirent à travers la haine et la mort. Ils moururent de cet amour. Ne les plaignez pas trop; s’ils avaient vécu, auraient-ils été plus heureux? Pour l’espèce, cela eût mieux valu; pour eux, non. Un long ennui aurait succédé à l’ivresse et vengé le pessimisme. Roméo vieilli et bourru, Juliette enlaidie et maussade, grand Dieu, quel tableau ! Laissons les deux amans de Vérone à la tombe qui garde leur jeunesse, leur amour et leur gloire.

Dans toute cette chimie et cette physiologie de l’amour, Schopenhauer ne tient nul compte de la fin véritable qui élève et légitime l’amour, en le payant au centuple de ses sacrifices et de ses peines, la formation de la famille et la création du foyer. On peut mesurer ce bonheur à la douleur qui remplit l’âme quand la mort vient éteindre la flamme de ce foyer et en briser à jamais les pierres vivantes. Schopenhauer oublie aussi la forme la plus pure que l’amour puisse revêtir dans une âme humaine grâce à la faculté d’idéaliser, sans laquelle on n’expliquera jamais ni la science, ni l’art, ni l’amour. De même qu’il suffit d’une sensation pour exciter toutes les énergies de la pensée et lui faire produire, en certaines circonstances, les œuvres les plus admirables du génie, dans lesquelles toute trace de la sensation primitive aura disparu, ainsi c’est le propre de l’homme de transfigurer ce qui n’est qu’un instinct animal, d’en faire un sentiment désintéressé, héroïque, capable de préférer la personne aimée à lui-même, et le bonheur de cette personne à la poursuite passionnée du plaisir. Cette faculté d’idéaliser tout ce qui le touche, l’homme l’exerce aussi loin que va son empire; c’est grâce à elle que l’amour se transforme, change d’essence, perd dans sa métamorphose presque tout souvenir de son humble point de départ. La science retrouve l’universel dans une sensation limitée, l’art crée des types que les formes réelles suggèrent et ne contiennent pas, l’amour s’affranchit de l’instinct qui l’a fait naître, et s’élève jusqu’au don de soi, jusqu’au sacrifice. Voilà par où l’homme se reconnaît, par où il échappe à la nature ou plutôt se crée une nature nouvelle où sa personnalité se consacre et s’achève.

Telle est dans toutes les questions qui touchent à la vie humaine l’infirmité radicale du pessimisme; c’est là un exemple caractéristique par lequel on peut juger l’étroitesse et l’infériorité du point de vue où se place l’école pessimiste pour estimer le prix de la vie, et déclarer après examen qu’elle ne vaut rien et que la meilleure ne vaut pas le néant. Nous aurions les mêmes réflexions à faire à propos de la méthode qu’emploie M. de Hartmann et des conclusions qu’il en tire. Il s’est appliqué, on le sait, à résoudre ce problème posé par Schopenhauer : « Étant donné le total des biens et des maux qui existent dans le monde, établir la balance[14]. » De là une analyse très étendue des conditions et des états de la vie, sous le rapport du plaisir et de la douleur. On nous démontre que la plupart de ce qu’on appelle des biens ne sont que des états négatifs, des conditions d’un état d’indifférence absolue (santé, jeunesse, bien-être, liberté, travail), que ce sont là de simples capacités de jouir, non des jouissances réelles, qu’elles sont égales au non-être, qu’elles représentent zéro au thermomètre de la sensibilité. Quant aux autres formes du plaisir, elles sont réelles, mais elles coûtent plus cher qu’elles ne valent; elles sont achetées au prix d’un plus grand nombre de maux, elles reposent donc sur une pure illusion : ce sont, pêle-mêle et sur le même rang, les appétits, la faim, l’amour, les joies de la famille, l’amitié, le sentiment de l’honneur, l’ambition, la passion de la gloire, les émotions religieuses, la moralité. Tout cela constitue une somme de plaisir subjectivement réels, mais fondés sur une illusion, sur un excédant de félicité espérée et par conséquent illusoire. Enfin viennent les plaisirs objectivement réels, ce sont les jouissances de la science et de l’art, mais ces jouissances-là sont très rares et ne sont à la portée que d’une élite. Et cette élite même, par sa supériorité de nature, paie la rançon de ses avantages; elle est condamnée à souffrir plus que le reste de l’humanité.

Nous ne reviendrons pas sur l’examen que l’on a fait ici de cette balance de la vie[15]. Ce que nous voudrions, c’est bien marquer la distinction de ces deux questions fort différentes, que les pessimistes confondent toujours : celle du prix de l’existence pour chacun de nous et celle du prix de l’existence considérée en soi, la valeur relative et la valeur absolue de la vie humaine. La première question n’est pas susceptible d’une réponse péremptoire, et toutes les considérations subtiles, destinées à nous convaincre que nous devons être malheureux, sont de la peine et du temps perdus. Il n’y a pas de commune mesure ni entre les biens comparés les uns aux autres, ni entre les maux comparés entre eux, ni entre les biens et les maux : il n’est possible de les comparer ni dans le sujet, ni dans l’objet, ni dans l’acte qui les constitue. Ici tout essai d’analyse quantitative est chimérique; la qualité des biens et des maux est le seul point de vue d’une comparaison plausible; or la qualité n’est pas réductible en nombres. Donc pas de méthode de détermination précise, pas de tarif possible, pas de signe mathématique ou de formule qui expriment la valeur du plaisir et de la peine, et par conséquent l’idée de dresser le bilan de la vie humaine est une chimère. Il y a des bonheurs si vifs qu’un éclair de ces joies dévore une vie de misère; il y a des douleurs si intenses qu’elles dévorent en un instant et pour toujours une vie heureuse. D’ailleurs le plaisir et la peine contiennent un élément subjectif d’appréciation, une part toute personnelle de sensation ou de sentiment qui déjoue tous les calculs, qui échappe à toute loi d’évaluation, à toute appréciation du dehors. Comme le disait spirituellement un critique anglais[16] : Vous aimez mieux qu’on vous arrache une dent malade, moi j’aime mieux supporter le mal de dents; qui jugera entre nous? — L’un préfère épouser une femme belle et sotte, l’autre une femme laide et spirituelle; qui a raison? — La solitude est une peine insupportable pour vous, c’est un plaisir pour moi. Lequel de nous deux a tort? Ni l’un ni l’autre. — Un matelot de Londres aime mieux son gin que le plus noble claret; démontrez-lui qu’il se trompe! — Tel de vos amis adore les chansons comiques et bâille aux symphonies de Beethoven. Vous avez le droit de dire qu’il manque de goût; que lui importe? L’empêcherez-vous de s’amuser? — Un homme est né avec un organisme solide, un cerveau bien constitué, des facultés bien équilibrées; il se plaît à la lutte, à l’exercice de sa volonté contre les obstacles, hommes ou choses. Un autre est maladif, timide à l’excès; son imagination et ses nerfs sont ouverts aux impressions exagérées; la lutte l’effraie. C’est pour celui-ci, non pour l’autre, que Hartmann aura raison de dire que l’effort est une peine et la volonté une fatigue. Qui décidera si cet état est en soi une peine ou un plaisir? — Le sentiment du plaisir ou de la peine est le plaisir ou la peine même, le sentiment du bonheur se confond avec le bonheur. Vous me dites que ma vie est mauvaise ; que m’importe, si je la trouve bonne? J’ai tort d’être heureux? soit; mais je le suis, si je crois l’être. Il n’en est pas du bonheur comme de la vérité, il est tout subjectif : si l’on rêvait toujours et que l’on rêvât qu’on est heureux, on aurait été toujours heureux. — Tout bilan de la vie humaine dressé sur l’examen comparatif des peines et des plaisirs est faux par son point de départ, qui est l’appréciation individuelle de celui qui l’établit. Encore faut-il suivre dans ces évaluations, avec la part de l’individu, celle du système et tenir compte de la nécessité que l’on s’est imposée d’avoir raison, même contre les faits.

Reste l’autre question, celle de la valeur de l’existence considérée en soi, de la valeur absolue qu’elle comporte. Cette question, la seule qui compte, est la seule qui soit complètement négligée par les pessimistes; elle mérite d’être étudiée pourtant, mais elle ne peut être traitée que si l’on s’établit dans un tout autre ordre de considérations. Il règne dans toute l’analyse de M. de Hartmann une erreur fondamentale sur la signification et le sens de la vie. Si l’objet de l’existence est la plus grande somme de jouissances, il est possible que l’existence soit un malheur. Mais si c’est Kant qui a raison, si le monde tout entier n’a qu’une explication et qu’un but, faire de la moralité, si la vie est une école d’expérience et de travail où l’homme a sa tâche à remplir en dehors des plaisirs qu’il peut prendre, si cette tâche est la création de la personnalité par l’effort, ce qui est la plus haute conception qu’on puisse se former de l’existence, le point de vue change entièrement, puisque le malheur même est un moyen et qu’il a son utilité, ses conséquences ordonnées et prévues dans l’ordre universel. Dès lors le système de la vie humaine, tel que le développe Hartmann, est radicalement faux. S’il y a réellement, comme cela est possible, probable même, un excédant de souffrance dans la moyenne de la vie humaine, il ne faut pas s’empresser d’en conclure que le pessimisme a raison, que le mal de la vie est absolu, qu’il est incurable, qu’il faut convaincre l’humanité de la déraison de vivre et la précipiter le plus tôt possible dans l’abîme du nirvana, au moyen d’expédiens plus ou moins ingénieux ou pratiques, soit par l’ascétisme systématique qui tarira les sources de la vie, comme le veut Schopenhauer, soit par un suicide cosmique, grandiose et absurde, tel que le propose M. de Hartmann. — Cet excédant de souffrances, s’il existe, est un titre pour l’homme et lui crée un droit. La vie, même malheureuse, vaut la peine d’être vécue, et la souffrance vaut mieux que le néant.


III.

Quel est l’avenir réservé au pessimisme? Pour répondre à cette question, il ne suffit pas de faire ressortir l’exagération violente des thèses qu’il soutient, la stupeur du simple bon sens devant une doctrine qui veut persuader à l’humanité d’en finir le plus tôt possible avec la vie, et au monde lui-même de cesser cette lugubre plaisanterie qu’il se permet en continuant à exister. Il ne suffit pas de répéter ce que Pascal disait du pyrrhonisme outré : « La nature soutient la raison impuissante et l’empêche d’extravaguer jusqu’à ce point. » — A quel concours de circonstances cette philosophie étrange doit-elle son succès et l’ardent prosélytisme dont elle est l’objet? Ces circonstances dureront-elles? Y a-t-il des motifs de croire que cette fortune d’un système si contraire à la nature humaine s’arrête et que cette propagande déraisonnable s’épuise par l’indifférence des uns ou la résistance des autres?

M. James Sully, dans le dernier chapitre de son livre, a voulu définir et classer toutes les sources de cette philosophie. Il expose ce qu’il appelle d’un nom fort à la mode « la genèse du pessimisme;» il en énumère, avec un grand luxe de divisions et de subdivisions, « les élémens et les facteurs externes ou internes. » Selon lui, il faut considérer la conception optimiste et la conception pessimiste de la vie comme des effets d’une foule de causes plus ou moins cachées dans la constitution intime de chacun de nous. Le pessimisme est à la fois un phénomène pathologique et un phénomène mental. Quand il est poussé à outrance, il révèle une altération grave dans le système nerveux : il devient une véritable maladie. L’optimisme et le pessimisme sont donc, avant tout, une affaire de tempérament, d’hérédité morbide, d’humeur et de nerfs. Il faut aussi faire la part du caractère proprement dit, bien que le tempérament y entre déjà comme un élément essentiel, de l’exercice et du développement de la volonté, plus ou moins disposée à entrer en lutte avec le dehors, à endurer la peine, à l’envisager en face et sans effroi. Il se trouve ainsi qu’il y a des tempéramens optimistes et des tempéramens pessimistes, des caractères heureux et des caractères malheureux, des sensibilités plus ou moins craintives et douloureuses, des natures d’esprit enfin disposées à des appréciations tout à fait contraires, à propos des mêmes faits. Les événemens et les situations de la vie revêtent deux aspects très différens, prennent deux teintes opposées, selon qu’ils se présentent aux uns ou aux autres, aux uns tout prêts d’avance à des interprétations favorables, aux autres enclins à trouver toujours tout en défaut, les hommes et la vie (fault-finding).

Il y a là une quantité d’observations justes et fines. J’en rapprocherai volontiers celle d’un illustre chimiste, devant lequel nous nous entretenions de cette question du pessimisme et qui la résumait ainsi en la ramenant à des termes fort simples : selon lui cette philosophie, avec ses tristes visions, était la philosophie naturelle des peuples qui ne boivent que de la bière. « Il n’y a pas de danger, ajoutait-il, qu’elle s’acclimate jamais dans les pays de la vigne ni surtout en France; le vin de Bordeaux éclaircit les idées et le vin de Bourgogne chasse les cauchemars. » — C’est la solution chimique de la question à côté de la solution physiologique de M. James Sully.

Ce sont là des explications qui ont leur prix; mais il reste bien des obscurités encore dans la question. Il y a eu de tout temps des tempéramens tristes, des caractères malheureux, il y a eu aussi toujours des buveurs de bière ; ce qui n’a pas existé de tout temps, ce sont des systèmes pessimistes, c’est cette vogue inouïe d’une philosophie absolument désespérée. Je doute d’ailleurs que ce genre d’explication réussisse pour les populations innombrables de l’extrême Orient, qui pensent ou qui rêvent d’après le Bouddha; il faudrait modifier beaucoup les formules pour les rendre applicables ici. Mais restons dans l’Occident, et tâchons de ne pas embrouiller une question déjà très complexe. J’accorde l’attention que je dois aux observations de l’anatomiste Henle dans ses Leçons d’anthropologie tout récemment publiées, quand il recherche les causes du tempérament mélancolique. Ce tempérament résulterait, selon lui, d’une disproportion entre la force des émotions et celle des mouvemens volontaires, les impressions étant très vives, très nombreuses et s’amassant, se capitalisant pour ainsi dire dans le système nerveux, faute de pouvoir se traduire au dehors et se dépenser dans une mesure convenable. — J’écoute aussi avec curiosité M. Sully, quand il nous dit que là où se rencontre un sentiment raffiné du mal de la vie avec une imagination ardente pour les biens idéaux, et en même temps une faiblesse relative des impulsions actives et du sens pratique, il y a de grandes probabilités pour que le défaut d’équilibre se traduise par une conception pessimiste de la vie. — Je m’intéresse également à la curieuse étude de Seidlitz sur Schopenhauer au point de vue médical, et j’y vois fort bien comment Schopenhauer est devenu l’humoriste terrible que nous avons vu, misanthrope et misogyne. Je fais mon profit de cette masse d’observations de détail jetées dans le courant de la science.

Je remarque seulement qu’on explique bien ainsi le pessimisme subjectif et individuel, mais non le pessimisme objectif et impersonnel, celui qui s’exprime par un système de philosophie et se traduit par la popularité du système. Voilà le fait qu’il s’agit de comprendre dans son contraste avec les instincts les plus énergiques de la nature humaine qui veut vivre, qui s’attache à la vie, qui s’y acharne au point de s’écrier, si elle n’écoutait qu’elle-même : « Prenez tout, mais laissez-moi la vie! » — On se rapproche plus d’une explication plausible quand on aborde le côté ethnologique et social du problème, les affinités et les tempéramens des races, les milieux dans lesquels elles se développent, les grands courans qui modifient la vie intellectuelle et morale des peuples. M. James Sully aurait pu, à notre avis, s’étendre beaucoup plus qu’il ne l’a fait sur cet aspect de la question. Il a indiqué trop rapidement des points de vue très intéressans dont chacun aurait mérité une étude approfondie. Les causes morales et sociologiques, comme on dit aujourd’hui, de cette fortune du pessimisme sont multiples : c’est d’abord l’effet naturel d’une réaction « contre l’optimisme vide du dernier siècle, » puis la dépression qui se produit par l’effet d’une loi aussi vraie en histoire qu’en physiologie, après une période de tension extraordinaire dans les sentimens et de confiance exaltée dans les fins idéales dont plusieurs nous ont trompés. Il y a eu en Allemagne, dans ces vingt dernières années, comme un état d’affaissement dans les esprits, résultant de la banqueroute des grandes espérances, de la faillite d’un idéal social et politique, de l’écroulement des ambitions extravagantes de certaines écoles esthétiques et philosophiques. L’idéal militaire qui a brillé aux yeux de l’Allemagne n’est pas à beaucoup près celui qu’elle avait rêvé : ce que lui promettait la philosophie de l’histoire, construite pour sa gloire et à son usage, c’était la conquête du monde par les idées plutôt que par les armes. Joignez à cela la destruction graduelle par la critique des traditions et des croyances religieuses qui, en se retirant, semblent emmener avec elles tout ce qui faisait la beauté et la valeur de la vie. La science, il est vrai, est en pleine floraison, et ses progrès devraient consoler l’homme; mais elle n’a pas encore fourni à la masse du genre humain une source nouvelle d’inspiration, de nouvelles formes qui puissent traduire ses émotions. L’absence de tout élan et de toute rénovation dans l’art, une sorte d’épuisement qui est probablement plus qu’un phénomène passager, laisse sans satisfaction aucune le besoin d’enthousiasme qui est en nous. Le seul art qui semble conserver une vitalité suffisante et quelque fécondité interne, c’est la musique qui, dans les voies particulières où elle s’engage, tend à devenir elle-même l’expression du tempérament pessimiste, comme le prouvent les engagemens secrets, presque mystiques, qui relient Wagner et la musique de l’avenir à l’école de Schopenhauer.

Il faut tenir compte aussi d’un élément littéraire qui a son importance, l’éclat des qualités qui ont si vivement attiré l’attention de l’Allemagne sur le nom de Schopenhauer, dès qu’un rayon de lumière est tombé sur lui, cette verve d’écrivain humoristique, cette critique sanglante des philosophes d’universités, ces brillantes diatribes contre Hegel et son école, cette vive satire des mœurs pédantesques et de la sentimentalité, cette justice vengeresse, plus amusante que terrible, exercée contre les femmes, instrumens de l’amour qu’il maudit, agens secrets du génie de l’espèce qu’il condamne. Et puis, le vieux fond de romantisme germanique s’est réveillé à la voix des pessimistes. Il y a quelque orgueil secret à prendre la pose héroïque d’un martyr de l’absolu, à se sentir enchaîné sans espoir par la nature même des choses et à se charmer soi-même du bruit de ses chaînes. « En réalité, dit spirituellement M. Sully, le pessimisme flatte l’homme en lui présentant un portrait de lui-même où il apparaît comme un autre Prométhée, un Prométhée vaincu, torturé par la main implacable d’un nouveau Jupiter, l’univers qui nous a engendrés et qui nous contient, l’univers qui nous accable et qui ne peut venir à bout ni de notre résistance ni de notre fier défi. Le pessimisme place son fidèle sur le piédestal d’une divinité outragée et souffrante et l’expose à sa propre admiration, à défaut de l’admiration des spectateurs qui l’entourent. »

Une des causes les plus agissantes du succès de cette philosophie, c’est aussi qu’elle donne une impression, une voix aux mécontentemens sourds, aux rancunes ou aux revendications de toute espèce qui agitent la société allemande, sous ses surfaces disciplinées, officielles et militaires. La masse du peuple et même quelques parties des classes dirigeantes apprennent, à l’école et sous le prétexte de pessimisme, à demander tout haut si les inégalités monstrueuses dans les conditions du bien-être entrent comme un élément éternel et nécessaire de la nature. On maudit la vie telle qu’elle est ordonnée; c’est toujours cela, en attendant qu’on la change, quand on sera le plus fort. Il parait que les symptômes d’une désaffection presque universelle se sont multipliés dans une proportion considérable depuis six ans. M. Karl Hillebrand, dans un article récent de la National-Zeitung, constatait le fait en écrivant ces lignes caractéristiques : « Nos soldats, et nos soldats sont la nation, se sont trouvés en contact, pendant leur séjour en France, avec une civilisation plus ancienne et plus riche, ils sont retournés chez eux avec des besoins et des aspirations qui rappellent étonnamment les besoins et les aspirations que les légions romaines rapportaient de l’Orient. » Quoi qu’il en soit, la bourgeoisie allemande semble se soucier un peu moins de la gloire depuis qu’elle s’aperçoit qu’elle l’a payée si cher, au prix des impôts toujours croissans et du rude système de milice nationale auquel elle est astreinte; et quant aux classes ouvrières, — on a pu s’en apercevoir aux dernières élections de Berlin, — elles sont largement teintées de socialisme[17].

Il nous est arrivé plus d’une fois de nous étonner que la philosophie du nirvâna, rajeunie par la science moderne, ait eu une renaissance inattendue en plein XIXe siècle dans le peuple allemand, au moment même où ce peuple descendait du haut de ses rêves pour reprendre pied sur terre et quand il étend sur la réalité terrestre une main besoigneuse et dure. Au fond, nous voyons maintenant comment ce phénomène s’explique : c’est une sorte de réaction de certains instincts de cette race, opprimés et contrariés par le militarisme à outrance qui a créé sa gloire, et par la vie de caserne que cette gloire même lui impose. L’ancien idéalisme allemand, rudement mené sous une discipline de fer à une bataille sans trêve qui a remplacé les idylles d’autrefois et les épopées métaphysiques, se réfugie dans une philosophie amère qui proteste contre la dure loi de la lutte pour l’existence, qui condamne l’effort, qui maudit la vie, qui mesure la vanité de la gloire à la fatigue qu’elle coûte, au sang qu’elle fait verser, à l’inanité des résultats qui sont toujours ou à conquérir ou à maintenir par la force. Le pessimisme est l’envers du triomphe dans un peuple qui n’est pas belliqueux par nature, qui l’est devenu par nécessité et par politique, que l’on contraint à mener le rôle d’un conquérant malgré lui, et qui à travers son triomphe a des visions de sa vie tranquille d’autrefois et comme la nostalgie du repos. S’il ne peut se reposer ailleurs, il aspire au néant. Ce ne sont là, dira-t-on, que des accès et des crises, soit; mais il en faut tenir compte.

Parmi toutes ces influences plus ou moins actives, la plus importante de toutes, la plus décisive, celle que l’on oublie toujours, celle dont M. James Sully a tort de ne pas s’occuper assez, c’est l’évolution qui s’est accomplie pendant ces trente ou quarante dernières années, le progrès constant de la philosophie critique qui a détruit les idoles métaphysiques de la même main habile et sûre qui avait miné « les idoles religieuses. » La métaphysique gouverne le monde, sans qu’il s’en doute, par une action de présence ou d’absence. Elle ne peut disparaître momentanément ou subir une éclipse sans qu’un trouble profond se produise dans l’esprit humain. Indiquons d’un trait les négations et les suppressions qui se sont faites dans la philosophie, ou si l’on aime mieux les simplifications radicales qui l’ont réduite à sa plus simple expression, et nous verrons, à mesure que ces suppressions s’opèrent, diminuer le prix de la vie jusqu’à ce qu’il tombe à zéro, puis au-dessous de zéro, et qu’on ne puisse plus l’apprécier que par des quantités négatives, comme le fait le pessimisme.

Le chrétien, le déiste, le disciple de Kant trouvent des raisons de vivre, même si la vie est malheureuse. Elle a en elle-même son prix absolu, que déterminent l’idée de l’épreuve, l’éducation de la personne humaine par l’obstacle et la souffrance, la certitude d’un ordre transcendant. Appauvrissons la vie en supprimant ces idées. Reste le devoir, qui suffira encore au stoïcien pour qu’il trouve que ce soit la peine de vivre : il travaille à cette fin idéale de l’univers qu’il conçoit même en dehors de toute idée de sanction. Il croit à l’absolu sous la forme du bien : c’est encore assez pour qu’il vive, c’est assez pour qu’il meure satisfait d’une existence qui n’aura pas été inutile, le regard et la pensée fixés sur ce bien abstrait qu’il honore sans pouvoir le définir. — Mais la critique continue à faire son œuvre, elle juge que le devoir lui-même n’a qu’une valeur toute relative, un prix d’alca: ou bien, comme on nous dit, « c’est la simple forme des rapports des phénomènes, » ou bien c’est une ruse pour nous faire obéir à nos dépens aux inspirations de l’espèce qui a besoin de notre dévoûment. Encore une illusion détruite : quand la ruse est dévoilée, nous devenons des indifférens ou des révoltés. — Le progrès demeure au moins comme une raison suffisante de vivre. Mais non; la science démontre qu’il ne fait que développer notre misère et que l’infortune humaine s’accroît de tout ce que l’homme conquiert sur le temps, sur l’espace, sur les forces de la nature. — Il ne reste plus comme but que l’on puisse assigner à cette pauvre existence, dépouillée successivement de tous ses mobiles et de toutes ses fins, que la science elle-même; mais elle est, elle sera toujours à la portée d’une élite bien peu nombreuse, et cette élite même y trouvera-t-elle une valeur absolue? La science est un moyen soit pour développer la conscience, soit pour améliorer le sort des hommes sur la terre; mais si ces fins sont déclarées chimériques, le moyen tombe avec elles et n’a plus de valeur. — Les affections? Mais elles ne sont dans la vie telle qu’on la dépeint que des occasions de souffrir ou par la trahison qui nous les enlève ou par la mort qui nous en sépare. Le plaisir? Mais qui pourrait croire que ce ne serait pas payer trop cher, au prix de tant d’angoisses et de peines de tout genre, quelques sensations recueillies en passant et presque aussitôt évanouies? A quoi donc s’attacher à travers cette fuite douloureuse de la vie, cette multiplicité de travaux qui l’accablent et de chagrins qui en empoisonnent le cours? A nous-mêmes, au moi humain? Mais on nous montre, avec le dernier progrès de la philosophie, que l’idée du moi « n’est qu’une apparence produite dans le cerveau, et n’a pas plus de vérité que l’idée de l’honneur et du droit, par exemple. La seule réalité qui réponde à l’idée que je me fais de la cause intérieure de mon activité est celle de l’être qui n’est pas un individu, l’Un-Tout inconscient. Cette réalité se retrouve aussi bien au fond de l’idée que Pierre se fait de son moi que de celle que Paul se fait du sien[18]. » Donc rien, plus rien que ce principe unique, absolu, anonyme, cet Inconscient lugubre, que nous rencontrons à la fin et au fond de tout, un principe aveugle qui est poussé à vivre, mais qui souffre de ce mouvement qu’il s’imprime, de cette activité qu’il s’impose, et qui a comme honte et peur de lui-même; quand il se retrouve en tête-à-tête avec lui-même dans la conscience, il a horreur de ce qu’il voit et se rejette en arrière dans le néant, d’où il est sorti on ne sait comment, d’où il aurait bien dû ne jamais sortir pour se donner ce triste spectacle et pour infliger au monde cette torture sans raison, sans but et sans fin. À ce point, le pessimisme nous paraît comme le dernier terme d’un mouvement philosophique qui a tout détruit : la réalité de Dieu, la réalité du devoir, la réalité du moi, la moralité de la science, le progrès, et par là l’effort, le travail, dont les sources sont taries par une philosophie qui en proclame l’inutilité. Mais l’excès même de ces négations et de ces destructions nous rassure pleinement sur l’influence artificielle et momentanée de cette philosophie. Elle pourra se produire de temps en temps dans l’histoire du monde comme un symptôme de la fatigue d’un peuple surmené par l’effort industriel ou militaire, d’une misère qui souffre et s’agite sans avoir encore trouvé ni sa formule économique ni le remède, comme un aveu de découragement individuel ou propre à une classe dans les civilisations vieillies, une maladie de la décadence. Mais tout cela ne dure pas ; c’est l’activité utile et nécessaire, c’est le devoir de chaque jour, c’est le travail qui sauve et sauvera toujours l’humanité de ces tentations passagères et dissipera ces mauvais rêves. Si par impossible il y avait jamais un peuple atteint de la contagion, la nécessité de vivre, que ne suppriment pas ces vaines théories, le relèverait bientôt de cet affaissement et l’acheminerait de nouveau vers le but invisible, mais certain. Ces états-là sont un dilettantisme d’oisifs ou une crise trop violente pour être longue. Ce caractère du pessimisme nous révèle son avenir : c’est une philosophie d’exception et de transition. Dans l’ordre politique, elle est, comme en Allemagne, l’expression soit d’une fatigue excessive, soit de graves souffrances qui s’agitent obscurément, elle traduit une sorte de socialisme vague et indéfini qui n’attend qu’une heure favorable pour éclater et qui, en attendant, applaudit de toutes ses forces à ces anathèmes romantiques contre le monde et contre la vie. — Dans l’ordre philosophique, elle représente l’état de l’esprit comme suspendu au-dessus du vide infini entre ses anciennes croyances que l’on a détruites une à une et le positivisme qui se résigne à la vie et au monde tels qu’ils sont. Ici encore, c’est une crise, et voilà tout. L’esprit humain ne se maintiendra pas longtemps dans cette attitude tragique. Ou bien il renoncera à cette pose violente de lutteur désespéré ; las d’insulter les dieux absens ou le destin sourd à ses cris de théâtre, il abaissera son front foudroyé vers la terre et retournera tout simplement à la sagesse de Candide désabusé, qui lui conseille de « cultiver son jardin. » Ou bien, faisant effort pour se retourner vers la lumière, il reviendra de lui-même à l’ancien idéal trahi et délaissé pour d’illusoires promesses, à celui que le positivisme a détruit sans pouvoir le remplacer et qui renaîtra de ses ruines d’un jour, plus fort, plus vivant, plus libre que jamais, dans la conscience de l’homme.


E. Caro.
  1. Voyez la Revue du 15 novembre.
  2. Nous devons signaler un livre de M. James Sully, qui vient de paraître sous ce titre : Pessimism, a history and a criticism, London, 1877. — C’est une histoire et une étude très complète; nous ne nous trompions pas en disant que cette question est décidément à l’ordre du jour de la philosophie. L’auteur savant et distingué de Sensation and Intuition nous apporte dans ce nouveau livre un contingent d’observations et d’informations exactes dont nous ne manquerons pas de faire notre profit, bien que le point de vue auquel nous nous sommes placé soit sensiblement différent du sien.
  3. Philosophie de l’Inconscient, 2e vol., p. 354, trad. de M. Nolen. Comparer Schopenhauer sur ce sujet, le Monde comme volonté et représentation, IIe part., chap. XLVI.
  4. L’Inconscient et le Pessimisme.
  5. Voyez le chapitre V du Pessimisme, de M. James Sully, où ces différences sont finement saisies.
  6. Dialogues philosophiques, par M. Ernest Renan, Introduction, p. XVI.
  7. Ibid., p. XIV.
  8. Voyez l’excellent résumé de la Philosophie de Schopenhauer, par M. Ribot, p. 119, 139 et passim.
  9. Ἐνεργείᾳ ὁ ποιήσας τὸ ἔργον ἔστι πως (Ethic., IX, 7).
  10. Voyez cette curieuse discussion dans le XIIIe chapitre de la IIIe partie, Philosophie de l’Inconscient.
  11. La Douleur, étude de psychologie physiologique, par M. le docteur Richet, Revue philosophique, novembre 1877.
  12. Philosophie de l’Inconscient, chapitre XIII, IIIe partie.
  13. Dans les Memorabilien. Voyez Ribot, Philosophie de Schopenhauer, p. 126 et 129.
  14. Philosophie de l’Inconscient, premier stade de l’illusion.
  15. M. Albert Réville, Revue du 1er octobre 1874.
  16. ''Review of Westminster, january 1876.
  17. James Sully, Pessimism, p. 450.
  18. Philosophie de l’Inconscient, 2e vol., p. 458.