La Mano Negra

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La Revue blancheTome XXX (p. 161-173).

La Mano Negra


Il y a une vingtaine d’années qu’on entendit parler pour la première fois, en France, de la « Mano Negra ». À cette époque on s’occupait des choses de l’étranger beaucoup moins encore qu’à présent, et il est probable que ce nom aurait été aussi vite oublié qu’entendu, si, par tous pays, les honnêtes gens et les hommes d’ordre n’avaient, à ce moment, mené grand bruit et témoigné grande inquiétude du mouvement anarchiste qui mettait en péril l’existence même de la société.

Peu de mois auparavant en France, à Montceau-les-Mines, la dynamite avait abattu quelques croix de pierre, et à Lyon venaient de se terminer les débats du fameux « complot anarchiste » roman judiciaire qui coûta la liberté à Kropotkine et à de nombreux accusés. Tous avaient été condamnés pour participation à l’Internationale, qui ne comptait pas alors d’affiliés dans la région lyonnaise, et dont le révolutionnaire russe, seul, faisait partie. Or la Mano Negra était précisément une association anarchiste, un complot permanent contre la sécurité publique et la propriété, une charbonnerie féroce et mystérieuse qui ne reculait devant aucun crime, assassinat, pillage, dévastation, viol et incendie. Elle reluisait d’un certain vernis romantique qui la rendait plus formidable et plus obsédante. Aussi prêta-t-on, chez nous quelque attention aux rapports lointains qui venaient de l’Andalousie. On goûta quelque plaisir à frissonner à l’idée de cette main noire, emblème de conjuration, menace de mort, qui, empreinte sur les demeures, les signait sinistrement pour la destruction. Cet effroi, voluptueusement savouré à distance, aviva la satisfaction qu’on eut à connaître l’action énergique et salutaire de la police, l’œuvre protectrice des tribunaux. On apprit avec soulagement que de nombreux adeptes avaient été arrêtés, interrogés, convaincus et que la sévérité de la répression s’était haussée à la noirceur des forfaits. Beaucoup des accusés étaient montés sur l’échafaud, le bagne s’était fermé sur les autres : on put respirer et penser à autre chose ; mais le souvenir de la Mano Negra demeura, imprécis mais d’autant plus formidable, comme d’un terrible péril social, heureusement conjuré par l’énergique prudence de l’autorité.

En 1902 on entendit parler de nouveau de la « Mano Negra » et ce fut pour apprendre que cette formidable association, dont huit affiliés, après dix-neuf ans, souffraient encore dans les bagnes espagnols, n’avait jamais existé.


I


L’Andalousie est un fort beau pays, que chantèrent les poètes et que célèbrent les voyageurs. C’est en outre une terre d’une fertilité merveilleuse, qui, bien cultivée, pourrait donner les fruits les plus variés, blé, vignes, olives, et nourrir tout un peuple. Par malheur, la petite propriété y est presque inconnue, et d’immenses domaines sont l’apanage de propriétaires qui, faute de soins, d’intelligence ou d’une première mise de fonds suffisante, en laissent en friche la plus grande partie, ne cultivent le reste qu’avec les procédés les plus routiniers et les plus sommaires, et n’accordent à la main-d’œuvre que des salaires dérisoires. Ceux-ci varient de deux à six réaux par jour, le réal valant vingt-cinq centimes. Dans les années de sécheresse, la misère des ouvriers agricoles devient extrême, car il ne faut pas oublier qu’ils sont obligés d’acheter tous leurs aliments, n’étant pas nourris par les propriétaires qui les emploient et ne possédant aucun lopin de terre individuel. Cette misère fut à peu près constante de 1878 à 1883. En 1882, la livre de pain valait deux réaux, ce qui était exactement le salaire d’une journée de travail ; les paysans déclaraient qu’ils préféraient « mourir à l’ombre, par la famine, que de mourir en travaillant, frappés d’insolation et pareillement affamés ». Il n’est pas étonnant que ces paysans aient cherché tous les moyens possible d’améliorer leur sort ou plutôt de sauver leur existence et celle de leurs enfants. « De 1870 à 1873, écrit l’un d’eux, Cristobal Duran Gil, au début de la révolution qui se produisit alors, le paysan de Xérès comme celui de beaucoup d’autres régions croyait voir réaliser son bel idéal avec l’établissement de la République… Ainsi nous nous dépensions sans trêve ni repos en manifestations, en élections, y consacrant notre chétif pécule : ce n’était que temps et argent perdus. » Ils ne tardèrent pas à s’apercevoir que la république éphémère ne fit pour eux rien de plus que les gouvernements précédents, et que ceux qui suivirent ne firent pas davantage que la république. Ces Andalous ne manquent ni de sagesse ni d’énergie, ils comprirent que députés républicains ne se souciaient d’eux ni plus ni moins que députés monarchistes, et, logiques, ils renoncèrent aux comédies électorales et aux bulletins de vote. Ils devinrent dès lors suspects aux professionnels de la politique, ils ne purent compter sur aucun appui de la part des tyrans locaux qu’on appelle en Andalousie Caciques.

Ils n’y a pas que les caciques politiques, il y a d’autres caciques qui doivent leur position à leur fortune ; c’est ceux-là qui faisaient peser sur les habitants le joug le plus lourd. Pour s’en affranchir ou du moins le rendre moins pesant, les Andalous eurent recours à l’association, formèrent des syndicats, qui ne tardèrent pas à se fondre dans la Fédération des travailleurs de la région espagnole. Cette Fédération tint un congrès à Séville, elle fit connaître qu’elle comptait 59 711 adhérents répartis en 10 comarcas ou fédérations provinciales. Sur ce nombre les deux comarcas andalouses comptaient 30 000 fédérés. Ces fédérations ne conservaient guère d’espoir qu’en une transformation du régime de la propriété, car à toutes les revendications, à toutes les demandes d’augmentation de salaires, les détenteurs du sol avaient répondu par un refus brutal. Les menaces de grève avaient provoqué les fusillades de la garde civile. L’année de république (1873-74) n’avait été signalée que par des déportations en masse et la fermeture de nombreux cercles ouvriers. La fédération espagnole adhéra à l’Internationale ; les plus instruits des ouvriers prêchèrent à la masse la doctrine communiste anarchiste. Si tous n’en concevaient pas d’une façon bien nette ou n’en admettaient pas toutes les conséquences, tous du moins sentaient le besoin d’une étiquette sous laquelle grouper leurs communes aspirations. Il ne faut pas oublier que la première, la plus essentielle de ces aspirations était de vivre. Une prétention aussi excessive ne pouvait manquer de choquer la classe des possédants et des dirigeants. L’Internationale fut déclarée dissoute, mais on ne pouvait dissoudre la Fédération régionale, association parfaitement légale, et dans la lutte entre les prolétaires organisés et l’élément patronal, les premiers manifestaient assez de méthode et de décision pour donner de l’inquiétude au second. Et aux forces judiciaires et militaires qui ne demandaient qu’à se montrer, la fédération donnait peu de prise. Les affiliés taisaient les noms de leurs compagnons, leur action s’exerçant surtout par des causeries, des conférences ; réunions que de temps à autre on dispersait brutalement, mais sans trouver le prétexte à ces exécutions retentissantes, à ces coupes sombres qui auraient pour longtemps terrifié la masse des travailleurs agricoles. Juges et propriétaires cherchaient des expédients, ce fut le commandant rural, chef de la gendarmerie de Jerez de la Frontera, don Tomas Perez Monforte qui les trouva, avec la simplicité et l’audace de moyens qui caractérisent le génie.

Pour comprendre les procédés de cet homme vraiment providentiel, il faut citer in extenso le témoignage d’un des témoins essentiels de cette affaire, un ouvrier rural, Manuel Sanchez Alvarez, qui fut en relation directe avec le commandant, et paya d’ailleurs cet honneur de vingt mois de détention préventive. On y prend sur le fait et en pleine genèse, la légende de la Mano Negra. On verra par suite de quelles intrigues sept hommes ont été pendus et douze envoyés au bagne où huit survivent encore. Il convient de dire que Manuel Sanchez Alvarez qui fournit par lettre le témoignage écrit qu’on va lire, témoignage corroboré d’ailleurs par beaucoup d’autres, est vivant : il habite Jerez de la Frontera, on peut l’interroger, contrôler ses dires, et le confronter aux témoins qu’il invoque. Au commencement de 1902, il écrivit la lettre suivante au journal Tierra y Libertad, de Madrid.

En 1878, je ne me rappelle plus quel mois, je travaillais dans un vignoble appelé Pago del Tizon. Notre contremaître était alors Fernando Delgado Figurita. À l’heure du déjeuner se présenta un gendarme, gradé, du contingent rural, appelé Pedro Gomez ; par ordre de D. Tomas Perez Monforte, il demanda au contremaître qui il avait comme ouvriers et lui demanda en même temps la liste, qui lui fut remise par Fernando. L’ayant regardée, le gradé Gomez demanda qui était Manuel Sanchez, à quoi Delgado répondit que, souffrant d’une maladie chronique, il était allé se faire soigner à la vigne voisine, où se trouvait une sœur de ce Sanchez, mais qu’il reviendrait bientôt. Quand je fus revenu, le gendarme fixa les yeux sur moi et quand le contremaître dit : « Allons au travail », le gradé me dit : « Vous, Manuel, restez ici » ; ajoutant que par ordre du commandant Monforte, je devais l’accompagner à Jerez, non pas en qualité de prisonnier, mais pour faire une déclaration. Comme je lui répliquais que j’étais disposé à le faire, mais que ma faiblesse serait pour lui une cause d’ennui, étant données les longues heures qu’il me faudrait mettre à faire le chemin, par suite de la fatigue que je ressentirais, il me répondit que quand je me sentirais pris de fatigue, je m’assiérais pour me reposer. Ainsi fut fait et, en arrivant à l’entrée de Jerez, il me dit « Manuel, vous n’êtes pas prisonnier, allez donc en avant jusqu’à l’hôtel Consistorial. » Là je fus introduit auprès du commandant Monforte qui, se levant, me saluant et me tendant la main, me dit : « Je suis heureux de faire votre connaissance. Vous êtes Manuel Sanchez ? J’ai entendu parler de vous déjà… Recevez mes condoléances, car vous voilà devenu tout à fait un cadavre (sic).. ; Vous pouvez, pour le moment, aller vous reposer… Ce soir vous pourrez revenir : nous avons à causer, tous deux, comme de bons amis. » La nuit venue, je me représentai devant Monforte : en entrant dans son cabinet, distrait j’avais à la bouche un cigare et il me dit aimablement : « Ne savez-vous pas où vous êtes ? Ne savez-vous pas qu’on n’entre pas ici avec un cigare allumé ? — Non, je n’y avais pas songé. D. Tomas ! — Bon ! allons, asseyez-vous ici près de moi », et, approchant lui-même une chaise de son fauteuil, et fermant au verrou la porte de la chambre, la séance commença.

Le commandant tira de la poche de son américaine un étui à cigares et allongeant le bras, me donna un cigare ; sans me donner le temps de prendre ma boîte, il me tendit une allumette flambante, en même temps qu’il me demandait : « Combien d’enfants avez-vous ? — Quatre. — Combien de temps avez-vous été aux îles Mariannes ? — Trois ans. — Que mangiez-vous là-bas, et comment viviez-vous ? — Nous vivions des produits du pays. — Comment fûtes-vous déporté là-bas ? — Par un acte d’arbitraire de l’autorité. — Quoi ! Par un acte d’arbitraire de l’autorité ? — Oui, Monsieur. — Savez-vous pourquoi je vous ai fait appeler ? — Je l’ignore. — Je vous ai fait venir parce que je suis au courant de votre attitude révolutionnaire et de la sympathie que vous trouvez chez les travailleurs : de façon que nous puissions causer ici, seuls, comme en famille, comme un fils avec son père, mais dites-vous bien que je suis le père. Voulez-vous que, comme travailleur et besogneux, je vous emploie à un travail, qui ne sera pas pénible, mais qui me conviendra ; je vous donnerai un douro par jour, ou ce que vous demanderez, plus le médecin et la pharmacie ? — Cela dépend du travail. — Je voudrais que tu travailles de temps en temps, ne rien faire le lundi et, un autre jour, travailler toute la journée. Quand tu le jugerais bon, tu feindrais d’être malade, et comme tu es aimé de tes compagnons, ils viendraient à ton aide, les uns te soutenant, les autres prépareraient la bête, et finalement tous conviendraient de te transporter chez toi : deux ou trois jours après tu répéterais la même scène, de façon à laisser tes compagnons convaincus que tu n’es plus bon au travail ; à supposer que l’on te soupçonnât, tu pourrais partir pour un autre endroit, à la condition que quand je le jugerais bon, je prendrais mes dispositions pour que tu me fasses venir les hommes les plus en vue, tu me donnerais leurs noms et domicile habituel. Tu introduirais mes hommes au préalable, et toi tu les catéchiserais pour qu’ils aillent mettre le feu à tel champ de céréales ou couper les ceps dans tel plant. Voilà notre première entrevue terminée, me dit-il, tu peux te retirer pour te reposer, et demain soir je t’attends chez moi, rue San Marcos, n° 15. Avant que tu sortes, j’ai à te faire une observation : c’est que partout où nous aurons eu un entretien, nous n’en aurons jamais un second. »

Manuel Sanchez raconte ensuite avec, la même précision naïve et colorée une seconde entrevue qu’il eut avec le Monforte, à l’issue de laquelle il lui signifia un refus catégorique. Le résultat ne se fit pas attendre et la lettre se termine ainsi :

En effet, la menace s’accomplit. Quelques mois après, un procès commença avec 35 à 40 accusés des communes voisines, sous l’inculpation supposée d’incendie volontaire et de destruction de vignes. Il vint pour ce procès un juge spécial, je ne sais d’où ; interrogé par lui, je lui fis la déclaration ci-dessus, que j’ai déjà fait connaître dans la Revista Social, qui se publiait alors à Madrid. Je restai en prison préventive l’espace de vingt mois.
Signé : Manuel Sanchez Alvarez.

Un autre témoignage confirme aussitôt celui-ci, il émane d’un autre habitant de la province, M. Regüera, qui habite aujourd’hui Buenos-Ayres :

S’adressant à des malheureux arrêtés pour des vétilles, il (Monforte) leur promettait l’élargissement, leur offrant en même temps trois pesetas pour qu’ils aillent incendier des meules de blé ou d’orge, les menaçant s’ils refusaient, d’une peine sévère ; quelques-uns acceptaient par crainte, et se rendaient à l’endroit désigné : là, ils trouvaient des gendarmes postés d’avance pour leur mettre la main au collet. Le cas se produisit à cette époque un grand nombre de fois.

Il y en eut à qui on promit, outre l’argent, un bon dîner, mais comme cela ne les décidait pas, la hyène de Monforte les faisait conduire de province en province, jusqu’à ce que lassés de cheminer, ils fussent mis en liberté suivant le caprice d’un gouverneur.

Ceux qui étaient pris comme je l’ai dit plus haut, étaient traités comme affiliés à la Mano Negra.

Le même témoin cite encore les faits suivants :

Monforte se servit d’un individu nommé Antonio Gallardo, dit « Tagurdo », éloquent celui-là, qui lui procura des hommes pour faire un vol d’eau-de-vie, les conduisant à l’une des caves de D. Manuel Gonzalez, dans la Alameda vieja ; dans la cave étaient postés d’avance quelques gendarmes aux ordres du noble Monforte ; ils tuèrent le premier qui se montra, et arrêtèrent les autres, qui furent condamnés au bagne.

Celui qui fut tué était employé d’une boutique de la rue Sol, appelée « La Campana ».

Quant au « Tagurdo », pour que quelque jour il ne pût nuire à D. Tomas, on l’envoya à Tanger (Maroc).

Je déclare, dit encore M. Reguera, que l’inviolable garde civile, dont Oliver était le capitaine, tirait de la prison en pleine nuit de malheureux ouvriers, les conduisait aux champs d’oliviers voisins de la ville, puis, bien attachés, les ramenait à la prison pour leur faire déclarer qu’ils appartenaient à la Mano Negra. En même temps on les obligeait à se reconnaître coupables d’actes auxquels ils n’avaient jamais pensé, et de là les coups de branches d’olivier et les mille tourments pour leur arracher des aveux qui n’étaient que dans l’esprit de leurs bourreaux.

On verra la part que prit cet Oliver au grand œuvre de Monforte. Dans les années de pire misère, 1881-82, celui-ci eut beau jeu. Il n’avait plus besoin de tout créer de toutes pièces. Il lui suffisait d’attribuer ou de faire imputer à la Fédération les désordres qu’entraîne infailliblement la famine. Il trouva un homme digne de le comprendre en la personne du gouverneur de Cadix, M. Lonia y Santos, « libéral de bonne source », qui décréta lestement que « pour toute dégradation, incendie qui ne seraient pas prouvés accidentels, seraient considérés comme auteurs les habitants du lieu, ou à défaut ceux qui composent le comité local de la dénommée Association des Travailleurs. »

Mais jusqu’ici Monforte et ses acolytes ne sont révélés que comme des policiers experts en toutes les finesses de leur art, organiser des provocations, atteindre une fédération révolutionnaire sous l’inculpation banale d’association de malfaiteurs, c’est le jeu classique et connu. Il fallait la faire vivre dans l’opinion publique terrifiée, cette association de malfaiteurs, lui donner une existence à la fois concrète et mystérieuse, la rendre visible par un signe aux yeux épouvantés des populations crédules, lui imposer un nom qu’on balbutiera d’une voix tremblante, à la veillée, en épiant dans la nuit le pas du chauffeur. Un de ces hasards qui ne font jamais défaut au génie alluma l’étincelle dans le cerveau de don Tomas. Un jour, dans un des villages où la propagande ouvrière était des plus actives, à Villamartin, il aperçut sur un mur l’empreinte, à l’encre, d’une main. Cette empreinte se reproduisait plusieurs fois. Un individu quelconque s’était renversé un encrier dans la main, et n’avait pas trouvé pour s’essuyer de procédé plus simple. Don Tomas tressaillit. Quel signe de ralliement, quel symbole pour la terrible association ! La Mano Negra, la main noire, quel titre ! Si Don Tomas avait été feuilletoniste, il aurait fait tirer dix mille affiches portant simplement une main noire sur fond blanc, les aurait fait placarder sur tous les murs, et au bout de huit jours, il aurait lancé son roman, précédé d’une incomparable réclame. Don Thomas était policier, il se contenta d’annoncer qu’il avait vu la main noire, et tout le monde crut l’avoir vue ; de plus son bras droit, le fidèle capitaine Oliver, découvrit les statuts de l’association qui ne rêvait que massacre et pillage : il les découvrit par un hasard providentiel : il les découvrit soigneusement rédigés ; il les découvrit sous une pierre, où un affilié les avait cachés ou bien oubliés par une négligence non moins providentielle. La presse officieuse s’évertua : la niaiserie, la crédulité et la peur firent le reste, la légende était créée. L’outil forgé et emmanché, voici comment on s’en servit.


II


Les procès criminels auxquels a donné lieu l’invention de la Mano Negra sont au nombre de trois, désignés par le nom du lieu où se passa le fait incriminé : procès de la Parilla, procès d’Arcos, procès des Quatre-Chemins. Quelques détails sur le premier feront connaître dans quel esprit tous les trois ont été instruits, conduits et jugés.

Le 4 décembre 1882, auprès du moulin de la Parilla, Bartolomé Gago Campos fut tué par son cousin Manuel Gago. Tous deux étaient membres de l’Association des Travailleurs, mais Bartolomé, blâmé pour avoir entretenu des relations avec la femme d’un compagnon, en avait été expulsé. De là, brouille, en particulier avec son cousin. Au jour dit, il rencontra ce dernier dans la campagne, en compagnie de Cristobal Fernandez Torrejon. Dispute, rixe, bataille, Bartolomé fut tué. Le meurtrier ou les deux meurtriers enterrèrent le corps sur place.

À propos de ce fait divers, qui avait entraîné la mort d’un homme, il fut fait cent arrestations. Le ministère public demanda quinze condamnations à mort et il en obtint sept, plus sept condamnations aux travaux forcés à perpétuité. Tous les condamnés bien entendus, étaient parmi les membres les plus actifs de l’Association des Travailleurs. Les pièces de ce premier procès ne nous sont pas parvenues. Mais une demande en Cassation ayant été introduite devant la cour suprême de Madrid, le ministère public près cette cour, don Manuel Azcutia, reprit la première accusation capitale contre les quinze accusés. Voici quelques passages de son discours. : il faut se souvenir que ces niaiseries ampoulées et féroces, ont été débitées devant le premier tribunal d’Espagne, en présence d’un auditoire lettré.

De quoi s’agit-il donc ?

Le Tribunal le sait déjà. Il s’agit de l’assassinat le plus horrible, le plus épouvantable, le plus inhumain et le plus impie que l’on ait noté dans les annales du crime, d’un assassinat où, à la préméditation la plus raffinée, la plus cruelle perfidie, se sont ajoutées les circonstances génériques aggravantes, le ministère public ne dira pas, avec le ministère public de la Audienca de Jerez de la Frontera, celle d’abus de supériorité, car il est, dans le cas présent, inhérent à la trahison, mais celle de l’exécution nocturne, dans un lieu désert, et en bande, avec ruse et tromperie ; il s’agit d’une société illicite et clandestine, d’un tribunal secret et mystérieux, dont les moyens d’action pour l’exécution de ses barbares et de ses iniques projets étaient le feu, le fer et le poison ; de sorte que ni le père ne pouvait se refuser à plonger le poignard dans le cœur de son propre fils, ni le fils ne pouvait se refuser à plonger les mains dans le sang de son propre père, si le Tribunal le lui ordonnait : il s’agit, enfin, de rechercher, d’éclaircir, de résoudre et de décider si sept seulement des quinze accusés responsables furent les auteurs de l’assassinat, et les huit autres seulement complices, comme le prétend la sentence à laquelle nous nous référons ; ou bien si, comme nous voulons le prouver, tous furent auteurs pareillement et se trouvent par conséquent dans une situation égale.

Le magistrat échafaude son accusation en entassant les épithètes indignées. Il n’entrera pas, dit-il, dans le détail de ces forfaits, « parce que, ni avec la plume de Victorien Sardou, ni avec la plume de Bouchardy, ni avec le pinceau de Casado ou de Pradilla, on ne pourrait lui donner le véritable et horrible coloris qui lui est propre. »

Le dramaturge romantique Bouchardy est assez oublié en France. Il paraît qu’on a la mémoire plus longue en Espagne où vers 1840, Th. Gautier voyait afficher le Sonneur de Saint-Paul, à Jaen, sous ce titre ronflant : El Campanero de San Pablo por el illustrisimo señior Bouchardy. Cependant don Manuel Azcutia ne manque pas de talent mélodramatique ; écoutez-le décrire la marche des conjurés qu’à découverts l’imagination du magistrat instructeur.

Arrivés à une ornière ou fondrière que formait le ruisseau, ils se portèrent là, s’embusquèrent, guettant leur victime, comme aurait pu se poster ou s’embusquer un parti de chasseurs guettant un sanglier, un daim ou un cerf.

Et une horde de sauvages n’eût pas fait autrement non plus ; une horde d’Aztèques, de Bédouins ou de cannibales à l’affût d’une prise humaine, pour se jeter sur elle, sucer son sang et la dévorer ; Aztèques, Bédouins, sauvages, ceux-là !… chrétiens, fils de chrétiens, nés, enfantés et éduqués dans un pays civilisé, ceux de Jerez de la Frontera !

Il semble que le cœur se brise en morceaux, à se rappeler, considérer et rapporter de telles scènes ; scènes malheureusement espagnoles, si cruelles, si atroces, si inhumaines et si barbares !

Cette éloquence fait lever les épaules. Elle n’en coûta pas moins la vie à sept malheureux qui subirent le garrote. Parmi eux étaient Francisco Corbacho, et Juan Ruiz, secrétaire de la Fédération de Séville. Ce dernier portait l’honorable surnom de Maître d’École, témoignant sans doute du zèle qu’il mettait à instruire ses compagnons. Le ministère public ne put rien trouver contre eux que de vagues déclarations, mais il avait fait connaître leur qualité, et c’était assez.

II fallait pourtant étayer sur quelque chose ces inculpations.

C’est ici qu’apparaît un des aspect les plus répugnants de ce drame policier. Pour arracher aux hommes arrêtés arbitrairement des aveux contre eux-mêmes, des témoignages contre leurs compagnons, les autorités ne reculèrent pas devant les traitements les plus barbares. Les traditions inquisitoriales se retrouvèrent sur la terre classique du Saint-Office : on eut recours à la torture. Voix montant des tombes profondes, des lettres sont venues du bagne, qui racontent ce que les accusés eurent à souffrir. Il suffit d’en citer de courts passages. Antonio Valera écrit du pénitencier de la Gornera.

Un lieutenant de la garde civile, dont je ne me rappelle pas le nom, après si longtemps, avec une paire de pharisiens à ses ordres, commença l’interrogatoire de Salvador Moreno et de Manuel Gago, et ces malheureux voyant qu’on les chargeait d’accusations inconnues, les déclarant voleurs et incendiaires, refusèrent absolument de faire une déposition, parce qu’ils étaient innocents et n’entendaient rien à ce qu’on leur demandait. À ce refus, ces bourreaux répondirent par des coups de garrote, et le lieutenant, mécontent de voir que les choses n’allaient pas à son goût, leur dit :

« Tapez dur, jusqu’à ce qu’ils disent oui à tout ce qu’on leur demande », et quand ils virent qu’ils n’en pouvaient tirer ce qu’ils voulaient, ils les mirent dans une chambre qui leur, servait de cachot.

Quand ils pensèrent que les plaies qu’ils avaient faites en frappant de façon si barbare, ces deux malheureux, devaient avoir affaibli leur résistance, ils revinrent vers eux et, réitérant les mêmes questions, ils doublèrent les coups sur la trace de ceux qu’ils avaient déjà donnés. Comme un muletier en fureur crible de coups sa bête, les barbares de la benemerita s’acharnaient sur ces malheureux. La nuit venue, ils les tirèrent de la ferme, les menèrent à un endroit retiré où personne n’entendrait leurs plaintes, leur donnèrent une nouvelle bastonnade ; ils les éloignèrent l’un de l’autre de façon qu’ils ne puissent plus se voir, et, tirant des coups de fusil, ils dirent à chacun que l’autre était mort et que s’il ne disait pas la vérité, on le tuerait de même.

Du pénitencier d’Alhucemas, Salvador Moreno écrit :

S’il était possible de raconter, un par un, les tourments cruels dont nous fûmes victimes, on verrait que nos bourreaux, plutôt que des êtres humains, devaient êtres des hyènes altérées. Qu’il suffise de dire que la garde civile ne se donnait pas un moment de repos, frappant les gens dans les champs, commettant sur eux les plus atroces brutalités et ils frappèrent tant et tant quelques-uns d’entre nous qu’au moment de les soigner leur peau s’enlevait, collée aux vêtements, comme si on les écorchait ; pour moi, après une abondante bastonnade, ils m’envoyèrent une décharge de leurs fusils pour m’épouvanter et me forcer à faire une déposition. Lâches ! que pouvais-je dire, si je ne savais rien ? Il en fut de même pour les autres que pour moi. Nous n’avions commis d’autre délit que celui d’être d’honnêtes travailleurs, cependant, malgré cela, nous fûmes condamnés, les uns à mort, les autres au bagne.

À qui objecterait que ces témoignages émanent uniquement des condamnés, il serait facile de répondre que l’accusation n’a produit contre eux aucun témoignage libre et désintéressé.

Les procès d’Arcos et des Quatre-Chemins furent analogues.

La place manque pour en indiquer les détails. Le premier entraîna deux condamnations au bagne, le second quatre condamnations à mort. Mais les ouvriers de Puerto de Santa Maria, en apprenant l’imminente exécution de leurs camarades, firent savoir à la bourgeoisie que des représailles seraient exercées. Celle-ci s’entremit aussitôt et obtint la grâce des quatre condamnés, c’est-à-dire la commutation de leur peine en celle des travaux forcés à perpétuité.

On voudrait refuser de croire à de pareils expédients. Malheureusement ces atrocités ne sont pas sans exemples. Il y a quelques années, au su de tout l’univers civilisé, des aveux analogues furent arrachés à des innocents, à Montjuich, par des tortures plus effroyables encore et plus raffinées. M. Tarrida del Marmol, dans cette revue même, en a le premier, je crois, fait l’écœurant tableau. Rétractés sitôt que cessait le supplice, ces aveux n’en ont pas moins conduits leurs auteurs sous les balles du peloton d’exécution.

Et quand on relit les débats de ce procès de Lyon qui se déroulait à l’époque de la Mano Negra, on aperçoit chez les magistrats et dans les commentaires de la presse bien pensante, un état d’esprit analogue à celui des juges espagnols. Les tortures préalables font défaut, il est vrai, nos lois, alors, ne permettaient au juge que l’instruction secrète. Mais n’était-il pas cousin de don Manuel Azcutia, le procureur de la République qui criait tragiquement aux accusés « Vous êtes de ceux qui voudraient combler le Rhin avec les cadavres des bourgeois pour rendre plus faciles vos coupables relations cosmopolites ! » Et toute la machination de don Tomas Monforte ne tient-elle pas en germe dans cette appréciation que donnait des débats le chroniqueur judiciaire du Figaro : « L’impression générale est que l’instruction a été déplorablement faite et que devant un jury beaucoup des prévenus seraient acquittés. Il y a quelque chose, mais le parquet n’a pas été assez malin pour trouver ce quelque chose. Il faut pour ces sortes de procès un gouvernement fort, autoritaire, respectable, qui représente l’ordre et qui ne soit pas composé d’anciens bohèmes enrichis aux frais des contribuables. » Il est impossible de donner une formule plus nette de la cuisine des procès politiques, don Tomas Monforte, lui, fut assez malin pour trouver ce quelque chose. La phrase que je viens de citer est remarquable à d’autres points de vue. Albert Bataille qui l’écrivait il y a vingt ans, et les directeurs du Figaro d’alors, qui la laissaient passer, étaient des journalistes avisés et experts : conscients ou non de l’ironie énorme d’une pareille phrase, ironie digne de Flaubert ou de Villiers de l’Isle Adam, ils n’hésitèrent pas à la servir à leur clientèle. Je ne sais pas si le plus réactionnaire des journaux l’oserait aujourd’hui.


III


Actuellement, il existe dans les bagnes espagnols huit survivants des procès de la Mano Negra ; ce sont :

José-Léon Ortega, devenu fou à la suite des mauvais traitements qu’il subit à l’instruction, et envoyé à l’infirmerie du pénitencier de Puerto de Santa Maria ;

Agusto Martinez,

Antonio Valero, à la Gomera,

Salvador Moreno, à Alhucemas,

Cristobal Duran Gil,

Diego Maestre Morales,

Juan Prieto,

José Jimenez Doblado, tous les quatre à Ceuta.

C’est une femme, Mme Gustavo Soledad, qui de janvier à septembre 1902, dans plus de trente numéros du journal ouvrier Tierra y Libertad, publia leurs lettres, et tous les documents et témoignages qui pouvaient faire la lumière sur cette grande injustice. Elle poursuivit son effort au milieu du plus complet silence de la presse espagnole. C’est un bel exemple de persévérance dans l’effort individuel et isolé. Michelet l’aurait admiré, lui qui magnifia cette Mme Legros dont le patient et intrépide dévouement, après trois ans de lutte, arracha Latude à la Bastille. C’est un exemple aussi de la puissance de cet effort, car la campagne du Tierra y Libertad finit par éveiller l’attention de la presse révolutionnaire française et dès lors la question fut portée devant l’opinion par les Organes libéraux de tous les pays.

C’est le journal les Temps Nouveaux de Paris qui, le premier reproduisit tous les documents de Tierra y Libertad, suivis d’un article de M. Quillard. M. Clémenceau dans la Dépêche de Toulouse publia deux articles vibrants. M. de Pressensé, parla dans l’Aurore et M. Jaurès fit de même dans la Petite République, ce qui permit à un professionnel du patriotisme de déclarer qu’il n’exhumait cette affaire que pour nuire à la France et faire le jeu de l’Angleterre au Maroc.

L’Européen, et plusieurs autres journaux français de Paris et de province consacrèrent des articles à cette question. Les principaux organes espagnols, à la suite de la presse révolutionnaire se décidèrent à s’en occuper. Il en fut de même en Italie, en Angleterre, en Belgique, en Hollande, en Allemagne et en Suisse, en Algérie et au Brésil.

On vit un historien, dont la conscience égale la valeur scientifique, M. Seignobos, reconnaître qu’il avait pu se tromper en mentionnant, même sous une forme dubitative, l’existence de la Mano Negra.

Après avoir vu l’effort individuel, provoquer à force de ténacité et de persévérance, un effort collectif, il est, permis d’espérer que cet élan de la solidarité ne sera pas inefficace. Le Heraldo, de Madrid, du 13 janvier annonce que M. Dato, ministre de Grâce et de Justice, vient de donner des instructions pour qu’on réunisse les dossiers des forçats condamnés dans les procès connus sous le nom de la Mano Negra. M. Dato se propose de soumettre l’affaire à l’un des prochains conseils des ministres.

C’est à M. Dato qu’on doit déjà la mise en liberté de plusieurs des condamnés de Monjuich. Le gouvernement actuel de l’Espagne s’honorera en désavouant l’injustice commise par un de ses devanciers. Je dis en désavouant et non en réparant, car pas plus qu’on ne peut ressusciter les victimes du garrote, il n’est au pouvoir de personne d’offrir aux condamnés une compensation suffisante pour les vingt ans de leur vie qu’a dévorés l’horreur du bagne. Mais leur mise en liberté, la proclamation de leur innocence et de l’infamie de leurs bourreaux sera un soulagement pour la conscience de l’humanité, devant qui la justice ne se prescrit pas.
Marcel Collière