La Marine d’autrefois/01

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LA
MARINE D'AUTREFOIS

I.
LES STATIONS DE LA MEDITERRANEE. — 1830-39.

Le grand attrait de la vie du marin telle que nous l’avons connue, il y a quelques années, les personnes étrangères au métier de la mer ne l’ont peut-être jamais bien compris. Ce qu’aimaient avant tout dans notre profession ceux qui étaient nés pour s’y complaire, c’était le navire qu’ils montaient ; ce qui remplissait leur cœur d’émotions inconnues « au reste des humains, », c’était cette sorte de satisfaction orgueilleuse et intime qu’éprouve quelquefois le chasseur, plus souvent le cavalier, que le marin seul a goûtée dans sa plénitude ; c’étaient, — car je puis d’un seul mot rendre ma pensée, — les joies de la manœuvre. On naissait manœuvrier comme on naît poète ; c’était affaire d’instinct. La sagacité, qui s’acquiert par la réflexion et par l’étude, ne pouvait suppléer à ce tact et à cet à-propos qui viennent de l’acuité des sens plus encore que des opérations trop lentes de la raison. Sans avoir livré de bien grands combats ni rempli de missions particulièrement délicates, sans avoir rien glané dans le domaine de la science, tel officier que je pourrais nommer se voyait entouré, il y a vingt ans, de la considération la plus grande et d’une déférence universelle. On disait de lui : c’est un marin ! Et cela voulait dire : c’est un homme ferme, intelligent, résolu, prompt à prendre un parti ; c’est bien plus : c’est un homme né sous une heureuse étoile, un homme qui a le don. Les vieux matelots le connaissaient tous et le saluaient avec une familiarité qui n’excluait pas le respect, quand ils le rencontraient, le dos déjà voûté par l’âge, enveloppé de sa grosse houppelande et repassant en lui-même quelque appareillage réussi ou quelque vigoureux coup d’écoute. La vapeur est venue apporter dans les conditions de notre métier plus qu’un changement radical : elle y a produit une révolution ; elle a bouleversé de fond en comble nos traditions, nos plaisirs, nos usages et jusqu’à nos mœurs. « Je ne suis plus sur un navire, m’écrivait dès 1842 un de mes jeunes élèves qui venait de quitter le brick la Comète pour passer à son grand regret sur ce que nous appelions à cette époque un bateau à vapeur ; me voilà embarqué sur une usine flottante ! » il faut cependant être de son siècle. La marine de nos jours peut Avoir aussi ses charmes, elle a du moins l’intérêt qui s’attache à toutes les choses sérieuses et d’une grande importance dans le règlement des affaires de ce monde. C’est une puissante arme de guerre, un incomparable moyen de locomotion. On luttait avec les vagues, on les courbera désormais sous sa proue.

On est devenu plus fort. A-t-on par cela seul moins besoin d’être habile ? Il est indispensable ici de s’entendre : l’habileté du manœuvrier a été mise sans doute à la portée de tous, -— au moins du plus grand nombre ; — mais il reste l’habileté du navigateur. En fait de navigation, la vapeur nous donne à résoudre des problèmes que, sans elle, nous n’aurions eu garde d’aborder. Un vrai marin, — je laisse de côté le soldat et le voyageur, je n’ai en vue que l’officier qui commande et conduit en pleine paix son navire, — un vrai marin, dans ce sens restreint et bien affaibli du mot, n’est pas en 1864 plus qu’en 1840 un homme ordinaire. S’il existe une différence entre l’officier de 1864 et ce qu’on appellera bientôt le marin d’autrefois, cette différence est loin de constituer une infériorité. L’inspiration pouvait jusqu’à un certain point tenir lieu à celui-ci de méthode ; l’autre devra moins compter sur les privilèges d’une heureuse nature. La science lui réserve des labeurs qui n’auront pas exclusivement le pont du navire pour théâtre. Jadis on s’instruisait pour ainsi dire en plein air. Étudier, c’était agir, c’était aussi promener autour de soi un regard attentif et curieux. On trouvait une leçon dans chaque incident, et dans chaque leçon l’occasion de mille commentaires. La retraite et la méditation en eussent moins appris que de gais entretiens et de confians échanges. Il n’en sera plus de même de nos jours. Nous avons à dompter ces élémens par lesquels naguère nous nous laissions conduire. Quand nous saurons lire dans les aspects changeans du ciel et de la mer, quand nous comprendrons bien les signes précurseurs du calme ou des tempêtes, nous n’en saurons pas assez. Il nous faudra encore demander à la mécanique et à la balistique leurs plus intimes secrets. L’élan spontané deviendra un effort réfléchi ; de froids et longs calculs nous dicteront nos résolutions. Dans cet âge poétique où la théorie cédait toujours le pas à l’expérience, nous pouvions faire campagne armés à la légère ; nous porterons désormais un plus lourd bagage. Le front insouciant du marin pâlira à son tour sur les livres. Il lui faudra, — j’ai regret à prononcer ce mot, — s’isoler pour se recueillir.

Qui eût pu pressentir un pareil changement dans un si court espace ? L’ancien ordre de choses décroît et s’éteint chaque jour comme un astre qui approche de sa dernière phase. Les vaisseaux s’en vont ! disais-je il y a vingt ans[1] ; les vaisseaux ne sont plus, puis-je dire aujourd’hui. Laissons-les au passé. Ils feront place à je ne sais quoi de plus glorieux et de plus triomphant encore. La marine d’autrefois ! ce fut la jeunesse des capitaines et des amiraux d’aujourd’hui. Y a-t-il quelque intérêt à en raviver le souvenir ? Y a-t-il pour la génération présente quelque donnée utile dans le tableau d’un passé dont l’abdication semble irrévocable et complète ? J’espère le prouver. Les derniers jours de la marine à voiles ont été marqués par de grands progrès. En France surtout, cette marine a eu, comme par une amère ironie du sort, une période de renaissance et de suprême splendeur qui semblait annoncer autre chose qu’un déclin. C’est pour cela qu’elle peut jusqu’à un certain point servir de leçon au présent, — qui sait même ? éclairer peut-être l’avenir. En vain l’art se transforme : quel que soit le moteur, l’énergie morale qui en fera l’emploi n’en gardera pas moins toute son importance. La marine a son côté technique ; elle a aussi, — qu’on me passe cette expression, — son côté humain. Le premier se modifie sans cesse, le second ne saurait vieillir. C’est à ce titre que je détache d’un livre écrit depuis longtemps dans ma pensée quelques pages de l’histoire d’hier.


I

Mon début dans la marine fut presque un naufrage. Ma première campagne vint se terminer, vers la fin du mois de septembre 1829, à la roche Mingan. J’étais embarqué sur la frégate l’Aurore, qui devait se rendre au Sénégal. Nous avions appareillé le matin de la rade de Brest. Debout sur un des canons du gaillard d’avant, j’étais tout entier au plaisir de voir le monde s’ouvrir devant moi. Les forts, les maisons, les arbres, les rochers semblaient fuir, et je leur adressais du cœur un dernier adieu, quand tout à coup je me trouvai face à face avec un cormoran perché sur une haute tige de fer. Je n’eus pas le temps d’exprimer ma surprise. Une secousse épouvantable ébranla la membrure de la frégate, la mâture fouetta dans l’air, et des cris, des commandemens confus m’apprirent que nous courions un grand danger. C’était la roche Mingan qui nous avait en quelque sorte attirés à elle. L’écueil était à pic. Nous pouvions couler dans l’espace de quelques minutes. Le courant nous avait jetés dans ce péril, ce fut le courant qui nous en sauva. La frégate, dont l’avant seul s’appuyait au rocher, pivota soudain sur elle-même. Nous nous trouvâmes portés miraculeusement au milieu du goulet. Les huniers avaient été amenés dans le premier tumulte. On courut aux drisses, on rétablit tant bien que mal la voilure, et dans la nuit même nous pûmes rentrer au port. Nos avaries étaient fort graves ; il fallut près d’un mois pour les réparer. J’appris ainsi que pour un navire à voiles rien n’est plus dangereux que le calme, surtout dans les mers que sillonnent de violens courans.

Au mois de novembre 1829, nous reprîmes notre voyage interrompu. Cette fois la brise était fraîche. Nous franchîmes rapidement le goulet, et laissâmes derrière nous les rochers de l’Iroise, l’île d’Ouessant, la chaussée de Sein. Avant la nuit, nous étions en plein golfe. Je gagnai mon hamac, car je me sentais la tête un peu lourde. Je n’avais jusqu’alors navigué que dans la rade de Brest, et ces balancemens profonds d’un navire qui roule lentement d’un bord sur l’autre, quand il a le vent de l’arrière, ne m’étaient pas encore familiers. À quatre heures du matin, le timonier vint me présenter sa lanterne sourde devant les yeux. Je poussai un profond soupir, et je m’habillai à la hâte. Ce ne fut pas sans peine que j’arrivai sur le pont. Le vent du nord-est soufflait avec force et semblait fraîchir à chaque instant. Nous n’avions plus que les trois huniers au bas ris et la misaine[2] : cette voilure était encore exagérée ; il fallut serrer le perroquet de fougue et le petit hunier. Le lieutenant, vieil officier qui avait servi dans l’Inde sous M. de Saint-Cricq, m’appela près de lui et de la main me montra la hune d’artimon. Je compris ce geste éloquent. L’ascension jusqu’à la hune me parut difficile. Les haubans, mal ridés, se tendaient et se détendaient à chaque coup de roulis ; de plus la nuit était fort noire, et il était impossible de voir où l’on mettait le pied. Enfin j’arrivai dans la hune, et là je m’occupai de remplir consciencieusement mon mandat. J’enflai de mon mieux la voix de manière à dominer, s’il était possible, le bruit de la tempête, et je me mis à encourager les hommes qui s’efforçaient d’étouffer les plis de la voile. En toutes choses, les débuts sont pénibles. La traversée n’était pas finie que j’étais amariné. Si j’avais quelquefois les tempes un peu serrées et le cœur légèrement ému, je pouvais du moins dominer ce malaise : quel que fût le temps, la vue de la hune d’artimon ne me faisait plus peur.

L’équipage de l’Aurore était composé de conscrits qui n’avaient jamais vu la mer et de négriers qui l’avaient battue dans tous les sens. Ces derniers avaient été capturés sur la côte d’Afrique. Condamnés à trois années de service, ils expiaient à bord des bâtimens du roi les plaisirs, les profits et aussi les péchés de leur vie aventureuse. C’étaient de braves gens pour la plupart, ayant été quelque peu négriers, quelque peu pirates, d’humeur plutôt turbulents qu’indocile, exposés à d’assez fréquens démêlés avec le capitaine d’armes, mais chéris du maître d’équipage. Véritables artistes en gréement, il n’y avait qu’eux à bord que l’on pût employer pour les ouvrages délicats. Dans les mauvais temps, ils étaient sans prix à une empointure. On ne voit plus de ces matelots-là sur nos vaisseaux ; la race en a disparu depuis près de trente ans. Les histoires qu’ils contaient pendant les quarts de nuit faisaient mes délices. J’avais fini, à force de les entendre, par connaître presque aussi bien qu’eux-mêmes la fameuse Coquette, qu’aucun croiseur n’avait pu atteindre, et le trois-mâts la Vénus, qui faisait la traite à main armée[3].

À côté de ces vaillans bandits, on pouvait observer sur l’Aurore un type non moins curieux, celui du quartier-maître, qui avait gagné ses galons dans la dernière guerre et qui se croyait, — qui était réellement alors dans nos ports de mer, — un personnage. Ce vieux loup de mer était le gardien des antiques traditions, le dépositaire des légendes et des chansons du gaillard d’avant. Sa vie s’était passée sur les navires de l’état ; il eût rougi d’embarquer à bord d’un bâtiment de commerce. Un tel homme n’eût point trouvé de place dans notre organisation actuelle ; à l’époque dont je parle, il était la pierre angulaire de la discipline. Il s’est évanoui de la scène avec sa garcette le jour où l’on a cessé de battre les hommes et de fustiger les mousses.

De quel mépris tous ces fins marins élevés à une rude école n’accablaient-ils pas nos pauvres conscrits ! Ils leur avaient donné, je ne sais trop pourquoi, le surnom de robins des bois. Le maître d’équipage de l’Aurore se contentait de les appeler les figurans. Il les suivait toujours d’un regard oblique, et il semblait qu’il ne pût sans méfiance les voir s’approcher de quelque manœuvre. La moindre maladresse a souvent en marine de graves conséquences, et, il faut bien l’avouer, la gaucherie de ces malheureux arrachés brusquement à leur charrue faisait frémir quand elle ne faisait pas sourire. Nous avons appris à tirer parti de ce mode de recrutement, mais il a fallu de grands soins, et si nous avons réussi à pallier les inconvéniens d’un système qui nous était imposé par l’insuffisance de notre population maritime, c’est surtout à bord des vaisseaux, où l’importance de l’individu disparaît dans l’effort des masses que l’on met en mouvement. Il n’en faut pas moins reconnaître que la vapeur est venue fort à propos relever la valeur de ces trop nombreux comparses.

Après une traversée d’une vingtaine de jours, nous jetâmes l’ancre dans la baie de Gorée. Nous avions passé en vue de Ténériffe, sondé sur le banc d’Arguin et mouillé pour quelques heures devant la barre de Saint-Louis, mais à si grande distance de la côte que nous apercevions à peine les cimes des cocotiers. Je n’en étais pas moins ravi de notre campagne. J’avais contemplé le Pic, navigué dans les eaux où avait péri la Méduse et conversé avec des nègres venus de Saint-Louis dans leurs pirogues. Je me promettais des émotions bien plus vives encore quand je pourrais enfin toucher terre. Quelle bonne et joyeuse chose que la jeunesse, et combien de souvenirs emporte son étonnement naïf et sincère ! Dès qu’on ne s’émerveille plus à chaque pas, il faudrait cesser de courir le monde. Descendu sur la plage de Hann et de Dakar, le premier sol où se soit posé mon pied de voyageur, j’aspirais par tous les pores cette nature étrange. Là où l’étrangeté n’existait pas, ma fantaisie la créait, plus ingénieuse encore que la nature même. La vue des bengalis et des sénégalis bourdonnant autour des buissons me causait des transports. Je n’avais qu’une crainte, c’était de ne pas assez bien profiter de mon temps et de laisser échapper par inadvertance quelque merveille. On n’a de semblables émotions qu’une fois dans sa vie.

La division française de la côte d’Afrique se composait en 1829 d’une frégate montée par le commandant en chef de la station, et de trois ou quatre canonnières. La frégate accomplissait scrupuleusement chaque année le même itinéraire : elle touchait à Sierra-Leone, au fort d’El-Mina, se montrait dans le golfe, de Bénin, et allait attendre au port de San-Antonio, dans l’Ile-du-Prince, les approches de l’hivernage, qui marquaient généralement l’époque de son retour en France. Les canonnières entraient dans les rivières, et, la mauvaise saison venue, suivaient l’exemple de la frégate ou allaient se réfugier dans la baie de Gorée. Aussi était-ce cette saison insalubre, périlleuse, que les négriers choisissaient d’ordinaire pour tenter leurs expéditions. La côte leur était alors à peu près abandonnée. Quelque croiseur anglais rôdait seul aux embouchures des fleuves, mais sans oser s’aventurer au-delà. Pendant plus de la moitié de l’année, les Européens peuvent braver avec une sorte d’impunité le climat de la côte occidentale d’Afrique ; dès qu’à la saison sèche succède la saison pluvieuse, il faut, si on le peut, se hâter de battre en retraite. C’est ce que nous fîmes dès le mois d’avril. Nous avions capturé deux négriers, montré notre pavillon sur la côte, touché aux étapes traditionnelles. Notre tâche était remplie. Par exception, au lieu de rentrer en France, nous fîmes route pour le Brésil.

Ma santé avait été légèrement altérée par des fièvres qu’on appelait alors ataxiques, fièvres qui laissaient le malade, une fois l’accès passé, dans une sorte d’anéantissement moral. On jugea que l’air du pays me guérirait mieux que tous les remèdes, et on me fit passer, à Rio-Janeiro, de la frégate l’Aurore sur la canonnière la Champenoise. Dans les derniers jours du mois de mai 1830, cette canonnière fit route pour Rochefort. La Champenoise était un navire trop peu important pour qu’on eût cru nécessaire de la munir d’un chronomètre. Nous faisions donc régulièrement notre point d’après l’estime, comme le faisait Colomb, comme l’avaient fait les Portugais qui avaient découvert le Brésil, comme les Hollandais qui les en avaient chassés. Nous jetions le loch deux fois par heure, et s’il n’y avait pas eu de courant équatorial et de gulf-stream, nous aurions pu connaître assez exactement notre position ; mais nous savions qu’entraînés par ces fleuves océaniques, nous étions loin de suivre la direction apparente que nous marquait la boussole. Nous avions traversé la mer herbue. Ces masses de fucus détachées des îles qui servent d’avant-garde au continent américain ne se rencontreraient pas à une si grande distance du rivage, si les flots ne les charriaient, à travers l’Atlantique, dans une direction contraire à celle des vents régnans. Il n’y a point d’effet sans cause. La présence des immenses bancs de goémons qui passaient incessamment le long du bord eût suffi pour nous apprendre que la mer sur laquelle nous voguions n’était pas immobile. Chaque touffe d’herbes qui flottait ainsi à la dérive emportait tout un petit monde : des crabes, des mollusques, des coquilles microscopiques que notre capitaine, savant conchyliologiste, examinait soigneusement à la loupe et s’empressait de classer. Il avait ainsi eu la gloire de découvrir deux ou trois espèces inconnues, à peine grosses comme la tête d’une épingle.

Prévenus des courans qui devaient nous faire dévier de notre route, nous avions porté sur nos cartes deux points différens. L’un nous donnait la position qui résultait de l’estime, l’autre celle que nos hypothèses nous assignaient. C’était un calcul de probabilité. Entre ces deux solutions, un bon chronomètre eût prononcé en quelques minutes. Privés de montres marines, nous avions eu recours aux distances lunaires. Le capitaine observait, je calculais ses observations. L’estime et le résultat de mes calculs différaient de quatre-vingts lieues. Nous hésitions à accorder une entière confiance à des observations qui avaient eu lieu par un temps peu favorable. Cependant nous étions entrés depuis quelques jours dans la zone des vents variables. Le ciel était couvert, la brise fraîche, notre sillage rapide. L’inquiétude commençait à nous gagner. C’est toujours une perspective peu flatteuse que celle d’être exposé à rencontrer de nuit une terre qui surgit à l’improviste sous votre bossoir. Quand on a deux ris dans les huniers, le vent de l’arrière, et qu’on file neuf ou dix nœuds à l’heure, ces sortes de rencontres sont plus graves encore : elles ne vous laissent guère le temps de la réflexion. Nous avancions pourtant, et nous devions bientôt nous trouver au milieu des Açores, ou les avoir dépassées. La nuit approchait ; j’achevais sur la table du carré des officiers un dernier calcul. Plus de doute, si les astres n’avaient pas menti, la Champenoise allait dans quelques heures donner dans le canal de Terceire. Je ferrnais mon Guépratte[4] et je rassemblais mes papiers, quand je m’entendis appeler à grands cris sur le pont. Le soleil en ce moment descendait derrière l’île du Pic, son globe de pourpre reposait sur un piton aigu. Les distances lunaires avaient eu raison.

Nous saluâmes joyeusement cet archipel qui voit passer presque tous les navires revenant des Indes ou d’Amérique, et le jour nous trouva devant la ville d’Angra. La brise d’ouest nous était restée fidèle ; elle nous poussait toujours, plus fraîche, plus nourrie, vers les rivages de France. Bien que nous eussions rectifié notre position, nous devions nous attendre à quelques erreurs avant d’atterrir ; mais la longitude n’était plus ce qui nous préoccupait. La sonde pouvant aller chercher dans le golfe de Gascogne un indice certain de la proximité de la terre jusqu’à quatre-vingts et cent brasses de profondeur, nous n’avions qu’à sonder pour savoir à peu de chose près sous quel méridien nous nous trouvions. Ce qu’il nous fallait connaître, c’était notre latitude, le parallèle sur lequel nous courions. Il importait en effet de ne pas entrer dans la Manche en croyant donner dans la Charente, de ne pas rencontrer la tour de Cordouan en cherchant la tour de Chassiron. Des écarts de vingt, de trente lieues même à droite ou à gauche se voient souvent quand on est resté plusieurs jours sans observations. Pour aller à Rochefort, un surcroît de prudence était nécessaire, car on avait à craindre d’un côté nie-Dieu, peu élevée et projetant au large quelques récifs, de l’autre le terrible danger de Rochebonne, qui est à plusieurs mètres sous l’eau et hors de vue de toute terre. Ce danger est le grand écueil des navigateurs dans le golfe de Gascogne. Aujourd’hui que la science ne recule devant aucun problème, on a songé à le signaler par un feu flottant : des audacieux ont même demandé qu’on jetât sur cette base étroite et escarpée les fondemens d’un phare. Ce sont encore des projets à l’étude ; mais il est fort probable que dans quelques années, au lieu d’éviter le haut-fonds de Rochebonne, on ira le chercher pour vérifier son point. Au temps où j’étais embarqué sur la Champenoise, on ne nous avait pas ainsi jalonné le chemin. Il n’y avait pas tant d’écriteaux dressés de jour et de nuit sur les côtes.

Depuis quatre ou cinq jours, nous n’avions pas vu le soleil, ou du moins nous ne l’avions pas vu à midi, seule heure favorable pour conclure de l’observation de cet astre une latitude sur laquelle on puisse réellement compter. Dans l’incertitude où nous nous trouvions, nous n’osâmes aller plus avant. À cent lieues environ de terre, nous résolûmes de mettre à la cape, c’est-à-dire de présenter le travers au vent, pour rester à peu près à la même place jusqu’au jour où nous pourrions obtenir une hauteur méridienne. C’est chose cruelle que d’avoir un bon vent, de savoir que quelques heures vous conduiraient au port, et d’être obligé de rester à la merci des flots, faute d’un rayon de soleil. La patience est de toutes les vertus la plus nécessaire au marin.

Pour la Champenoise, fort petit navire à fond plat, qui ne tirait que huit ou neuf pieds d’eau, il ne s’agissait pas seulement de patience ; il s’agissait de passer d’une allure facile à une allure qui n’était pas sans danger, de présenter le flanc à ces lames devant lesquelles nous n’avions pas cessé de fuir depuis quelques jours. Quand on voyait la pauvre canonnière enfouie entre deux vagues comme un chalet au fond d’une vallée suisse, on ne pouvait s’empêcher de se demander si elle sortirait victorieuse de cette épreuve. Nous étions tous rassemblés sur le pont. La voilure avait été réduite au grand hunier. Le moment de prendre la cape était venu. La barre fut portée doucement et avec une lenteur calculée sous le vent. Le silence qui régnait à bord avait quelque chose de solennel. La Champenoise répondit sur-le-champ à l’appel de son gouvernail. Elle changea graduellement de route, et le vent, qu’on entendait à peine quand il soufflait de l’arrière, commença de mugir. Bientôt ce fut un sifflement continu à travers les cordages ; la brise indignée semblait dire à la canonnière : Ne m’affronte pas ! Cependant on orientait peu à peu le grand hunier ; le navire s’inclinait, et la vague, déroulant ses volutes, menaçait de tout engloutir. On devine de quel œil je suivais les péripéties de cette scène, nouvelle encore pour moi. La Champenoise résistait cependant. Elle tombait quelquefois lourdement sur le côté, et l’eau embarquait par-dessus ses bastingages ; mais elle se redressait toujours, elle vivait, la chétive barque ; elle avait vaincu. Nous nous aperçûmes pourtant que le grand hunier était trop lourd pour elle. Nous serrâmes cette dernière voile et restâmes sous le petit foc, en travers au vent, ballottés d’une vague à l’autre, et d’autant plus en sûreté que nous nous livrions avec plus d’abandon à la discrétion des flots.

Ces jours de cape sont des jours bien maussades. Tout craque, tout gémit à bord. Parfois une lame sourde, qui semble s’élever des profondeurs mêmes de l’océan, vient surprendre le navire au milieu de ses balancemens réguliers. La muraille frémit ébranlée, quand elle n’est pas arrachée par la vague ; le pont inondé ploie sous le faix d’une soudaine avalanche : c’est un paquet de mer qui embarque à bord. D’autres fois ce sont des meubles mal assujettis qui échappent à leurs crampons, une lourde table qui balaie le carré, fauchant tout ce qu’elle rencontre sur son passage. C’est le fracas de la vaisselle qui se brise, le tumulte des matelots renversés sur le pont, la chute des officiers projetés contre les cloisons des cabines et se débattant au milieu des chaises, un désordre, un pêle-mêle inouïs, d’affreux blasphèmes entrecoupés d’éclats de rire. On finit néanmoins par se faire à cette existence. L’homme s’habitue à tout. Dès le second jour, le corps accablé succombe au sommeil. La mer ne vous secoue plus, elle vous berce.

Pour nous, le désir d’arriver au port ajoutait encore aux contrariétés de notre situation. Il faut qu’un capitaine soit doué d’une certaine dose de fermeté pour résister en semblable occurrence à la pression qu’exercent presque toujours sur lui les impatiens dont il est entouré. Toutes les physionomies lui reprochent sa timidité. Ses ordres n’obtiennent que des réponses brèves, les moindres avaries lui sont dénoncées comme des catastrophes. On dirait qu’une conspiration sourde s’est organisée pour le contraindre à livrer quelque chose au hasard. Dans la marine, on ne commence à soupçonner le danger que lorsqu’on commande. De soudaines conversions s’opèrent bien souvent alors. On voit des officiers que rien n’intimidait devenir des capitaines d’une prudence outrée. Le manque de résolution a perdu presque autant de navires que l’imprévoyance. D’hésitations en hésitations, on peut être conduit sur les roches tout aussi bien que si on les eût été chercher tête baissée. Notre constance ne fut heureusement pas mise à bien longue épreuve ; nous en fûmes quittes pour vingt-quatre heures de cape.

Nous apprîmes en mouillant sur la rade de l’île d’Aix le débarquement d’une armée française dans la baie de Sidi-Ferruch, et quelques jours plus tard la conquête d’Alger. Les salves triomphales résonnaient encore à nos oreilles que déjà le gouvernement de la restauration n’existait plus. C’est mourir avec grâce que de mourir après une victoire. J’étais trop jeune pour que de pareils événemens m’atteignissent ; mais il n’y avait point à Rochefort d’embarquement pour un aspirant. Je reçus l’ordre de me rendre à Toulon et de passer de Toulon dans le Levant, où l’activité de notre marine tendait, depuis quelques années, à se concentrer.


II

Embarqué à Toulon sur le brick la Surprise, j’arrivai à Navarin dans les premiers jours du mois d’août 1830. Nous apportions avec un nouveau drapeau un nouveau nom à la frégate sur laquelle j’allais être admis. Cette frégate, qui s’était appelée jusqu’alors la Fleur-de-Lis, devenait par ce second baptême la Résolue. Le nom lui convenait, car elle avait pour capitaine un homme qui n’avait jamais hésité de sa vie. Le commandant de la Résolue, — je n’ai qu’à le nommer pour que chacun à l’instant le connaisse, — était en ce moment le capitaine de vaisseau Lalande. Fait pour briller surtout au premier rang, il n’avait pas encore cette haute renommée que nous l’avons vu conquérir plus tard, mais il laissait déjà entrevoir ce qu’il serait un jour. Dans un temps où l’on se transmettait sans les discuter quelques règles assez incertaines de pointage, et où les maîtres canonniers distribuaient à de dociles disciples les trésors de leur science occulte, le commandant Lalande avait appliqué toute l’activité d’un esprit pénétrant à l’étude des questions d’artillerie navale. On le vit sans relâche multiplier les exercices à feu. Le tir de mer était constamment dérangé par le roulis. Raison de plus, suivant lui, pour ne négliger aucun moyen de pointer avec précision. L’ancienne marine ne l’entendait pas ainsi. Elle considérait les hausses destinées à compenser par l’inclinaison de la pièce l’abaissement progressif du boulet comme un luxe inutile sur ce terrain mobile, qui variait lui-même d’inclinaison à chaque pas. La distance était-elle inférieure à 600 mètres, les canonniers viseraient dans l’eau, comme s’il s’agissait d’envoyer le projectile à mi-route. Était-elle plus considérable, la ligne de mire serait dirigée vers l’extrémité des mâts de l’ennemi, pour que le boulet, obéissant aux lois de la pesanteur, allât frapper la flottaison ou les bastingages. Telles étaient les leçons qu’on nous donnait à l’école navale. Le commandant Lalande voulait au contraire qu’on pût toujours viser directement le point qu’on se proposait d’atteindre. Il s’évertuait en vain ; la routine est plus forte que le raisonnement. Un beau jour il perdit patience. Aidé de son maître armurier, il fit visser dans la fonte une hausse grossièrement forgée dont il dota la volée de chacun de ses canons. Quand, à la fin de la campagne, ces pièces furent déposées à la direction de l’artillerie, ce fut, on se l’expliquera sans peine, un véritable scandale. La résistance même de la bouche à feu était compromise. Les canons de la Résolue furent d’une voix unanime déclarés hors de service, et rapport en fut fait au ministre. Il ne s’agissait de rien moins que de faire payer au dépositaire infidèle le matériel qu’il avait mutilé. Sans l’intervention de l’amiral de Rigny, qui venait d’être appelé à diriger le département de la marine, la condamnation était prononcée. Hâtons-nous de le dire pour l’honneur des principes, cette condamnation eût été plus sévère qu’injuste ; mais le commandant Lalande, à qui l’on niait avec obstination le mouvement, avait marché. C’était toujours ainsi qu’il terminait les discussions.

Quoi qu’il en soit, ce novateur osé avait fini par convaincre son équipage qu’aucune frégate au monde n’était en état de résister à la Résolue. Au moment où je le rejoignis, il venait de faire l’épreuve de cette confiance, qu’il avait facilement inspirée parce qu’il l’avait lui-même. La première nouvelle de la révolution de juillet était parvenue, je ne sais trop par quelle voie, à Nauplie. L’amiral de Rigny s’était efforcé de tenir la chose secrète. Il avait voulu cependant en faire part au général Schneider, qui commandait le corps d’occupation laissé à Modon et à Navarin après le rappel de l’armée de Morée. Le commandant Lalande était homme de tact en même temps qu’homme de résolution. Ce fut lui que l’amiral chargea d’une mission qui, par plus d’un côté, pouvait devenir délicate. En doublant le cap Matapan, la Résolue aperçut une escadre au large. Changeant brusquement de route, cette escadre parut manœuvrer pour barrer le chemin à la frégate. Sans vouloir attendre ni chercher d’explications, le commandant Lalande donna dans le canal des Sapiences et fut jeter l’ancre sous le château de Modon. « Maintenant, mes enfans, dit le brave capitaine à son équipage, nous voilà mouillés à peu près par notre tirant d’eau. Si l’on nous coule, nous n’irons pas bien loin avant de toucher le fond. Nous sommes donc dans d’excellentes conditions pour combattre. Une frégate de plus ou de moins n’importe pas beaucoup à la France, mais ceux qui ont la bonne fortune de tirer les premiers coups d& canon se doivent de donner l’exemple aux autres. Voilà trois ans, que je m’occupe de votre instruction, montrez aujourd’hui que je n’ai pas travaillé en vain. »

Ces simples paroles prononcées sans emphase produisirent un excellent effet. Il faut bien se garder de provoquer un trop bruyant, enthousiasme chez des gens qui, dans quelques minutes, vont avoir besoin de tout leur sang-froid. L’élan nous est à peu près inutile, à nous autres marins, puisque nous ne pouvons presque jamais joindre l’ennemi corps à corps. Ce qu’il nous faut, c’est du calme, de la ténacité, beaucoup d’ordre et de présence d’esprit. Des cris, on en obtient toujours assez. Ce fut donc en silence que les canonniers de la Résolue coururent à leurs pièces, ajustèrent leurs hausses, étendirent leurs palans sur le pont et se tinrent prêts. L’escadre anglaise, — car c’était bien l’escadre de l’amiral Malcolm, — avait suivi la frégate dans le canal des Sapiences. Un officier du vaisseau le Britannia vint à bord de la Résolue. À la vue de cet appareil guerrier, il ne put s’empêcher de manifester un peu d’étonnement. Une énorme quantité de boulets avait été montée de la cale dans la batterie et sur le pont, les filets de casse-tête étaient en place, les embossures frappées sur les ancres, les boute-feu allumés fumaient dans les bailles. L’officier apportait la nouvelle des dispositions favorables de l’Angleterre. L’amiral Malcolm voulait en donner lui-même l’assurance au capitaine de la Résolue. Celui-ci s’empressa de se rendre à bord du Britannia. « Comment, Lalande, lui dit l’amiral Malcolm, vous avez pu croire que j’allais vous attaquer ainsi sans déclaration de guerre, que moi, un libéral, je serais le premier à tirer le canon contre une cause qui a toutes mes sympathies ? — Je ne l’ai pas cru un instant, répondit le capitaine Lalande ; je n’ai voulu qu’éprouver mes hommes, et je vous avoue que leur contenance m’a fait plaisir. C’est le meilleur exercice que nous ayons fait de la campagne. »

Tel était l’homme auprès duquel me conduisait mon heureuse étoile. À dater de cette époque, je ne l’ai plus quitté. Il voulait faire pour moi ce que mon père avait fait autrefois pour lui. Et quel trésor que son affection ! Quelle grâce séduisante s’alliait à ce mâle courage ! Je ne sais si l’on pourrait rencontrer des hommes plus spirituels que l’amiral Lalande ; on n’en trouverait pas à coup sûr de plus attachans. Son esprit venait surtout de son immense désir de plaire, non pas aux grands, — car il était légèrement frondeur, — mais aux petits, aux faibles. Il se mettait en frais pour le moindre élève. Aussi était-il l’idole de la jeunesse. Malgré le fâcheux état de sa santé, qui avait toujours été chancelante, il montrait une activité infatigable, et, — ce qui était plus étonnant encore, — une inaltérable égalité d’humeur. Au milieu des plus atroces souffrances, il avait le sourire sur les lèvres. On ne le dérangeait jamais. Je l’ai vu quitter la rédaction d’une dépêche importante pour écouter patiemment les réclamations d’un quartier-maître. Rien en lui ne sentait l’effort : il abordait les plus graves questions avec la même simplicité que les plus vulgaires détails. Il suffisait à tout sans avoir besoin d’aide, sans fatiguer personne, sans avoir lui-même un air affairé. Cependant il travaillait beaucoup, mais il aimait à faire des loisirs aux autres.

Le commandant Lalande avait horreur des châtimens corporels et ne s’impatientait que lorsqu’il entendait vanter ce moyen de discipline. Son moyen à lui de gouverner, les équipages, c’était de les séduire en s’occupant sans cesse de leur bien-être, en les rendant fiers de leur capitaine. Nul homme n’a porté plus gaîment le poids de la responsabilité. C’était là sa supériorité et ce qui le désignait pour les grands commandemens. Il voyait tout en beau, les hommes, si médiocres qu’ils fussent, le ciel, si orageux qu’il se montrât, tout, jusqu’à l’époque dans laquelle il vivait. Son intrépidité était, si je puis m’exprimer ainsi, une intrépidité souriante. Il exécutait les coups de manœuvre les plus hardis en se jouant : il fallait même une certaine expérience de la mer pour reconnaître qu’il venait d’essayer quelque chose d’audacieux, tant il mettait peu de solennité dans ses apprêts. Il n’était pas dans sa nature de convoquer d’avance l’admiration, quoiqu’il fût loin d’y être insensible.

De grandes choses ont été accomplies par des hommes fort ordinaires. Les circonstances les favorisaient, et les événemens semblaient se baisser jusqu’à eux. Des hommes au contraire nés pour jouer un rôle, pour prendre au premier rang leur place entre les héros, ont passé sur la terre sans trouver des épreuves dignes de leur énergie. La révolution de juillet ne présageait pas une de ces époques stériles. Il y avait tant d’orages dans l’air, qu’on n’eût jamais pu croire que le ciel allait tout d’un coup recouvrer sa sérénité. Le commandant Lalande le croyait moins que personne. Depuis longtemps, son ambition était à l’affût ; suivant le mot heureux de Kléber, il préparait ses facultés. « Si jamais je rencontre l’occasion, disait-il souvent, je me souviendrai qu’elle est chauve. » L’occasion ne vint point. Plus d’une fois il s’imagina qu’il allait la saisir. À force de rêver la guerre, il la voyait partout. Son jugement, si sûr d’ailleurs, en avait été faussé. Il appréciait mal son époque. C’était un enfant des âges héroïques, et il attendait d’un moment à l’autre le départ de ces bataillons qu’il avait vus jadis marcher à la frontière sans pain et sans souliers.

Les journaux qui nous arrivaient de France étaient bien faits, il faut l’avouer, pour entretenir les illusions de notre capitaine. La Belgique, la Pologne s’étaient soulevées. La tribune française retentissait d’appels aux armes. Tout était déjà calmé que nous ne le comprenions pas encore. Nous vivions cependant au milieu du concert européen. Les trois grandes puissances, la France, l’Angleterre et la Russie, s’occupaient de fixer d’un commun accord les limites de la Grèce. L’amiral de Rigny, rappelé à Toulon, avait, en partant, laissé le commandement de la station du Levant au capitaine Lalande comme au plus digne. Deux opinions étaient en présence. L’une voulait ménager l’empire ottoman, lui épargner autant que possible les sacrifices ; l’autre songeait avant tout à constituer le nouvel état sur une base assez large pour qu’il pût se passer de tutelle : c’est à ce dernier avis que se rangeait le commandant de la Résolue. Il s’indignait de voir replacer sous le joug des Turcs les populations qui avaient été les plus ardentes à les combattre, les gens de Candie et de Samos, les héros de Chio et d’Ipsara. C’était surtout la Russie qui voulait rogner ainsi la Grèce. Il lui convenait d’avoir en Morée une sorte d’hospodorat bien faible, bien humble, qu’elle pût de Pétersbourg diriger à son gré. L’expansion des populations chrétiennes n’a pas dans le Levant d’ennemi plus opiniâtre que le gouvernement moscovite. L’Angleterre, aveuglée par sa prédilection pour la Turquie, secondait ces tendances. Nous étions seuls à lutter en faveur du droit, seuls à comprendre où était l’avenir. Il fallut bien céder. La Grèce fut délimitée, c’est-à-dire réduite, morcelée, dépouillée par ses protecteurs.

La frégate la Résolue, usée par trois ans de station, avait été remplacée en 1831 par la Calypso ; mais la présence du capitaine Lalande fut jugée nécessaire encore. On le fit passer sur la nouvelle frégate. Nous avions 56 canons au lieu de 44, du calibre de 24 au lieu de pièces de 18. Nous étions loin cependant de nous croire aussi forts. Il fallut recommencer nos exercices ; l’instruction laborieusement acquise s’en était allée avec l’équipage de la Résolue. La plupart des perfectionnemens dus à l’initiative hardie de notre commandant ne se retrouvaient pas sur la Calypso. Le maître charpentier et le maître armurier se remirent à l’œuvre. Le port de Toulon n’avait pas heureusement dressé d’état des lieux, car cette fois le locataire de la Calypso était ruiné. Il taillait, il sapait en plein bois, ouvrant un panneau ici, perçant un sabord par là, traitant la chose comme si elle lui eût appartenu. Il lui fallait une frégate à son goût, une frégate qui répondit à sa pensée, et sa pensée allait toujours au combat.

Cependant le commandant de la station du Levant avait d’autres soins. Tout n’allait pas de soi dans le nouvel état qu’avait imaginé la science des plénipotentiaires. Le capitaine Lalande aurait bien là, comme à bord de la Calypso, trouvé et appliqué hardiment le remède ; mais ce n’était pas sa mission. Il observait donc les événemens, en rendait compte, et faisait pressentir les complications qui ne pouvaient tarder à se présenter. Le président Capo-d’Istria en effet ne contenait plus les partis. Il avait le sien, qui était encore le plus fort, qui ne l’eût pas été longtemps sans l’appui de la Russie. Ce parti avait ses racines en Morée ; les insulaires et les Maniotes lui étaient très hostiles. L’île d’Hydra avait été la première à lever l’étendard de la révolte. Au fond de ces querelles, il y avait d’un côté le désir de devenir un état, de l’autre la résignation intéressée qui acceptait pour la Grèce le rôle et le régime d’une province. Un crime odieux vint flétrir la cause qui aurait eu sans cela toutes nos sympathies. Le président Capo-d’Istria fut assassiné en sortant de l’église de Saint-Spiridion par deux chefs maniotes. L’un des assassins fut tué sur le coup par un des gardes du président, l’autre réussit à gagner la légation de France. La police vint le réclamer. Il n’y avait pas à hésiter. La France ne protège pas les assassins. Le commandant Lalande consulté fut d’avis qu’il fallait se borner à stipuler que le réfugié serait garanti de la fureur de la populace et soumis à un jugement régulier.

Le parti du président, qui chancelait avant ce crime, se releva triomphant. Les Moréotes, serrés autour de Colocotroni et d’Augustin d’Istria, conservèrent le pouvoir ; l’appui de la Russie se montra plus manifeste. Les insurgés s’étaient emparés de l’île de Poros et de la frégate l’Hellas. L’escadre russe, par ses démonstrations, obligea l’Hellas à se faire sauter. Nous n’avions pu prévenir cet événement ; nous le déplorâmes. La destruction d’une propriété nationale donnait un fâcheux vernis à la cause des Hydriotes. Il était temps d’en finir. L’Angleterre s’était heureusement rapprochée de la France, et ces deux puissances, quand elles sont d’accord, font presque toujours prévaloir dans le monde les conseils de paix et de modération. On reconnut la nécessité de mettre à la fois un terme à la guerre civile et à l’intervention trop passionnée des Russes. L’occupation du siège du gouvernement par l’armée française fut décidée. Les troupes qui se trouvaient à Modon et à Navarin durent être transportées à Nauplie de Romanie. C’était une solution provisoire ; la véritable solution pour quelques années du moins, c’était le choix d’un souverain étranger et la garantie d’un emprunt ; mais avant que les cabinets eussent pu s’entendre sur ce sujet, la Calypso et le capitaine Lalande étaient déjà rentrés en France.

III

Le commandant de la Calypso n’avait pu m’emmener avec lui. Je n’étais pas de ceux qui ont acquis le droit de se reposer. Pour obtenir le grade d’enseigne de vaisseau, il me fallait accomplir sans un jour d’interruption trois années d’embarquement. Je fus donc laissé dans le Levant ; seulement j’y fus laissé dans des conditions inespérées. Mon affectueux protecteur me plaça sur un brick où je devais faire le service d’officier, avoir ma chambre et ma place à la table de l’état-major. Ce n’était pas à cette époque une faveur très insolite. Les cadres étant devenus insuffisans depuis que les armemens se multipliaient tous les jours, la plupart des états-majors étaient complétés par des enseignes auxiliaires ou par des aspirans. Sur le brick à bord duquel j’avais été admis, je me trouvai le troisième aspirant, investi d’une confiance que je ne méritais pas complètement encore. J’avais le cœur bien gros en me séparant d’un commandant que je considérais comme un second père et de camarades qui sont restés mes meilleurs amis, tant est féconde l’influence qu’exerce autour de lui un chef aimé ; mais j’allais avoir ma chambre et commander mon quart. Il y avait bien là de quoi me consoler. Disons-le d’ailleurs, j’avais besoin de passer sous une discipline un peu plus rigoureuse que celle qui régnait à bord de la Calypso. Mon embarquement sur le brick l’Actéon fut pour moi un grand bonheur. J’y pris des habitudes d’application et de régularité que le poste de la Calypso ne m’aurait jamais données.. Le service de l’Actéon était fort actif. Pendant plusieurs mois, nous battîmes l’archipel dans tous les sens pour donner la chasse aux pirates. Il n’y a pas de navigation qui puisse mieux former un jeune officier. Contraint de louvoyer de jour et de nuit dans des canaux étroits, on apprend à ne pas craindre le voisinage de la terre et à manœuvrer avec peu de monde, car il faut bien que les équipages dorment, et, à moins de circonstances exceptionnelles, on doit virer de bord, prendre des ris avec une seule bordée.

Pendant ce temps, la question d’Orient se montrait à l’horizon. Le pacha d’Égypte envahissait la Syrie. Méhémet-Ali était riche ; il avait en quelques années créé une armée et une flotte. Mis dans le cas de légitime défense par les intrigues de Khosrew et la jalousie du sultan Mahmoud, il avait pris résolument l’offensive. Son fils Ibrahim battait les Turcs sur terre pendant que la flotte d’Osman-Pacha tenait en respect la flotte ottomane. Nous reçûmes l’ordre d’aller surveiller les mouvemens des deux escadres. La flotte de Stamboul fut la première que nous rencontrâmes. Elle avait été ravitailler dans le golfe d’Alexandrette les débris des bataillons du sultan, et nous la trouvâmes mouillée à Anamour, sur la côte de Caramanie. Elle se composait de treize ou quatorze vaisseaux, dont deux à trois ponts, de plusieurs frégates, de corvettes et de bricks. Elle escortait un nombreux convoi et était éclairée par deux navires à vapeur.

Il n’y a rien de plus routinier et de plus monotone que le service ordinaire des stations. Les bâtimens de guerre tournent presque toujours dans le même cercle, visitant chaque année les mêmes localités, s’arrêtant aux mêmes étapes. La côte de Caramanie, à peu près déserte, n’était pas comprise dans l’itinéraire de nos avisos. L’hydrographie en était aussi incorrecte que celle des régions les plus lointaines et les moins explorées. Quelques points saillans avaient été déterminés en 1819 par le capitaine Gautier dans un levé sous voiles, mais tous les détails de la côte étaient représentés, même sur une carte d’une échelle très réduite, de la façon la plus défectueuse. Je ne sais trop si de nos jours cette lacune considérable a été comblée, j’en doute. Pour nous, le mouillage d’Anamour était une découverte. Les Turcs étaient venus y renouveler leur provision d’eau à un ruisseau qui débouchait sur la plage. C’était une rade foraine sur laquelle on ne pouvait jeter l’ancre qu’en été. D’immenses massifs de roche calcaire se dressaient comme des murs à quelque distance du rivage. Nous avions devant nous les contre-forts du Taurus et les gorges désertes de la Cilicie : ni maisons, ni habitans, ni bestiaux, ni arbres même ; partout la roche nue et le silence. Cette profonde solitude causait une impression que je ne saurais décrire. Ce n’était pas la solitude d’une terre vierge ; c’était quelque chose de plus froid, de plus sombre et de plus décharné : on eût dit le squelette d’un empire. L’escadre turque ne s’arrêta que quelques jours devant Anamour. Dès qu’elle eut complété son eau, — il en faut beaucoup à des équipages qui ne connaissent pas d’autre boisson et qui ne vivent que de riz, — elle reprit la mer. Nous la suivîmes.

Pendant l’été, les vents ont dans cette partie de la Méditerranée la régularité des moussons de l’Inde ; ils soufflent presque constamment de l’ouest-sud-ouest, parallèlement à la côte. Présumant que la flotte du sultan se dirigerait sur Rhodes après avoir touché à Alexandrette, l’escadre égyptienne s’était hâtée de s’élever au vent et de doubler l’île de Chypre. Les Turcs s’évertuaient, avec leur lourd convoi, à remonter le canal qui sépare cette grande île du continent. Il y avait un point où les deux flottes devaient nécessairement se rencontrer. En effet, un matin, nous aperçûmes, en nous éveillant, quinze ou dix-huit voiles rangées en ligne à quelques milles de nous. Osman-Pacha avait conservé l’avantage du vent. Il était maître d’engager ou d’éviter le combat. Il avait douze vaisseaux, je crois, tous à deux ponts, de construction semblable, à poupe ronde, sans dunette, et ayant une égalité de marche qui facilitait singulièrement leurs mouvemens. Cette escadre était l’œuvre d’un ingénieur français, M. de Cérisy, un véritable créateur. Alexandrie n’avait ni magasins, ni cales, ni ouvriers, quand notre compatriote y était arrivé. M. de Cérisy n’y avait trouvé qu’une volonté forte, celle du pacha. Il y avait apporté son génie inventif, son activité, ses connaissances profondes en architecture navale, et au bout de quelques années il avait donné à Méhémet-Ali des vaisseaux comme nous n’en possédions pas. Ceci n’est point un paradoxe. Lorsqu’un homme de mérite est sur un terrain neuf, qu’il n’a plus à compter qu’avec lui-même, ses facultés s’exaltent ; il ne craint plus de rompre avec la routine, et, s’il a des idées, il le fait bien voir. Confiné dans un arsenal français, M. de Cérisy aurait probablement rempli avec conscience la tâche d’un habile ingénieur ; mais il eût montré un singulier courage, s’il avait entrepris d’innover. Ce n’était pourtant pas un mince problème que de construire sur de nouveaux plans un vaisseau à voiles. Le plus expert n’était jamais sûr du succès. De deux vaisseaux construits identiquement sur les mêmes gabarits, l’un avait une marche supérieure, l’autre était une bouée. Quand on met sur les chantiers un navire à vapeur, les mécomptes sont beaucoup moins à craindre. Avec les navires à voiles, il y avait un point délicat, une pierre d’achoppement où venaient trébucher les maîtres : c’était la marche au plus près. Tous les bâtimens vont d’un pas presque égal vent arrière : ils sont dans cette condition de véritables navires à vapeur ; mais dès qu’il faut serrer le vent, on reconnaît les chevaux de race. Le plus fin voilier, c’est celui qui gagne le plus au vent, et malheureusement on ne sait pas bien encore ce qui fait les fins voiliers.

Soit intuition, soit calcul, M. de Cérisy avait construit pour le pacha d’excellens vaisseaux. Des officiers français s’étaient chargés de les armer. Il y avait là une bien autre entreprise que celle dans laquelle avaient réussi les lieutenans d’Ibrahim-Pacha. Convertir des fellahs en matelots ! mieux eût valu édifier de nouveau les pyramides. On ne peut se figurer aujourd’hui ce qu’il y avait de difficultés, de complications dans l’organisation d’un vaisseau à voiles, ce qu’il fallait de patience, de méthode, d’ordre prévoyant, pour tirer parti d’un personnel déjà habitué à la mer. Prendre des bateliers sur le Nil, des laboureurs à leur charrue et former de tout cela un équipage, c’est une audace qui vaut la peine d’être citée. Toutes les nations peuvent se. donner maintenant, grâce à la vapeur, le luxe d’une marine. Vous ne reconnaîtriez plus un navire turc à ses manœuvres. Il y a quelques années, les vaisseaux de sa hautesse n’avaient pas besoin d’arborer leur pavillon ; leur démarche seule accusait de bien loin leur nationalité.

Les vaisseaux égyptiens,— j’ai eu mainte occasion de les étudier, — avaient bien conservé quelque chose de turc dans leurs allures. Les manœuvres s’y exécutaient avec une confusion bruyante qui faisait quelquefois frémir. On voyait des huniers monter au haut des mâts emportant des grappes de fellahs qui pendaient encore aux vergues. Des cris aigus, d’assourdissantes clameurs accompagnaient tous les exercices. Le peuple arabe n’est pas taciturne ; il est rieur au contraire et bavard jusque dans ses plus grandes misères. Aussi, pendant que la courbache activait l’enthousiasme des matelots comme autrefois la liane des quartiers-maîtres de la république, on entendait sur la rade d’Alexandrie un vacarme qui rappelait celui des moineaux de Constantinople dans les cyprès du Champ-des-Morts. Cependant il y avait un abîme entre les vaisseaux du pacha et ceux de son auguste maître. Les premiers essayaient de se modeler sur les vaisseaux européens, les autres en étaient encore aux traditions du combat de Tchesmé.

Méhémet-Ali, qui connaissait bien ses coreligionnaires, avait pris soin d’adjoindre à son escadre trois brûlots dont il attendait merveille. Il comptait sur cet épouvantail pour jeter le désordre dans la ligne du capitan-pacha. Le souvenir de Canaris était toujours vivant dans le cœur des marins ottomans. Il eût suffi de crier son nom dans la mêlée pour porter la terreur à bord du plus fier trois-ponts. Les brûlots égyptiens étaient des bricks très rapides confiés à des marins grecs, les plus experts en ce genre d’attaque. Ils portaient à l’arrière une plate-forme sur laquelle devait se réfugier l’équipage au moment de donner l’abordage, et traînaient à la remorque une embarcation destinée, une fois l’incendie allumé, à favoriser la fuite des incendiaires. Les Turcs, de leur côté, s’étaient munis de grandes péniches à rames que remorquaient leurs vaisseaux, et dont ils espéraient se servir pour détourner ces engins redoutés.

Un combat d’escadres, c’est un spectacle dont tous les jeux du cirque n’ont jamais pu égaler l’intérêt. Les champions étaient en présence, et, s’il n’eût tenu qu’à nous de donner le signal, ils auraient été bientôt aux prises. L’amiral turc avait mis son convoi sous le vent de sa flotte rangée en ligne, et il continuait tranquillement ses bordées. Osman-Pacha l’observait sous petites voiles, maintenant toujours sa distance. Ainsi se passa la première journée. Le lendemain, les deux flottes étaient exactement dans la même position ; la distance qui les séparait s’était seulement un peu accrue ; Nous commençâmes à craindre d’avoir en vain préparé nos lunettes. Deux jours, trois jours s’écoulèrent. Un beau matin, la flotte égyptienne avait disparu. Les Turcs allèrent mouiller devant Rhodes, et le capitan-pacha descendit à terre. Si jamais une flotte s’est mise dans le cas d’être brûlée, c’est assurément la flotte ottomane. Elle était mouillée, dans une confusion dont on ne peut se faire une idée, sur l’étroit plateau de sable qui forme le mouillage extérieur de Rhodes. Les Égyptiens rôdaient aux alentours. S’ils n’attaquèrent pas cette fois les vaisseaux ottomans, nul doute qu’ils n’eussent l’ordre de les ménager. Il n’eût pas fallu qu’au lieu d’Osman-Pacha avec ses vaisseaux Miaulis se fût trouvé là avec ses bricks. Lui, qui avait offert le combat à toute une escadre dans le canal de Cos, il n’eût pas hésité à donner de nuit au milieu de ces vaisseaux en désordre, qui se seraient certainement détruits eux-mêmes.

Les Turcs ne restèrent pas longtemps dans cette situation périlleuse. La tentation fût devenue trop forte pour l’ennemi. Ils se réfugièrent dans la baie de Marmorice, et les Égyptiens vinrent les y bloquer. Quand on a visité les côtes qui se déroulent du golfe de Macri jusqu’aux Dardanelles, on comprend que la civilisation se soit d’abord assise sur les bords de la Méditerranée. Quels ports paraîtront dignes d’admiration aux marins qui auront pénétré dans la baie de Marmorice ? Un goulet resserré ouvre l’accès d’une rade où mille vaisseaux ne se presseraient pas ; tout autour du golfe, les collines, qui s’étagent, descendent jusqu’à la mer chargées de myrtes, de lauriers-roses ou de forêts odorantes. Je regrette de n’avoir pas retenu le nom des arbres qui couvrent une partie des rivages de la baie de Marmorice et du port voisin de Karagatch. Des marchands viennent, sur les lieux mêmes, en faire bouillir l’écorce pour en extraire un baume dont le parfum aromatique se répand au loin.

Les Turcs passèrent plus d’un mois dans cette baie, qui leur avait offert si à propos un refuge. Enfin, sur des ordres venus de Constantinople, ils se décidèrent à en sortir. Les Égyptiens leur ouvrirent encore une fois le passage. Le gouvernement de la Sublime-Porte semblait tout préparer pour une prochaine évacuation des vastes provinces d’où se retiraient lentement ses armées. Une frégate à peine achevée, qui se trouvait sur les chantiers de Rhodes, avait été lancée, équipée à la hâte, et amenée de nuit par un des navires à vapeur de l’escadre sur la rade de Marmorice. Cette frégate était un assez grand embarras ; elle dérivait tellement que, sans le secours de deux petits steamers, il eût fallu l’abandonner. On la faisait remorquer, tant que le jour durait, dans le lit du vent. La nuit venue, elle mettait à la voile et se retrouvait en ligne au lever du soleil. Un vaisseau à trois ponts était en construction à Boudroun, l’ancienne Halycarnasse : on voulut l’adjoindre aussi à l’escadre ; à cet effet, nous donnâmes dans le canal de Stancho, canal compris entre l’île de Cos et les côtes de l’Anatolie. Le vaisseau n’était pas encore prêt, et nous dûmes poursuivre notre route sans l’attendre, car les Égyptiens nous talonnaient. Leur mission paraissait être, non pas de détruire la flotte turque, mais de la chasser dans les Dardanelles. On ne les voyait jamais ; on en avait sans cesse des nouvelles par les éclaireurs.

L’escadre ottomane s’approchait lentement de son but, s’arrêtant souvent pendant la nuit et n’osant s’avancer que jusqu’au point qui avait été reconnu de jour par ses éclaireurs. Les alertes étaient fréquentes ; en somme, les précautions pour éviter une surprise semblaient assez bien entendues. Nous avions dépassé les îles de Calimnos et de Leros, renommées pour leurs hardis plongeurs ; Pathmos était derrière nous ; les sommets de Nicarie et de Samos venaient d’apparaître : une brise de sud-est s’éleva tout à coup. Ce vent favorable simplifiait bien la tâche du capitan-pacha : les vaisseaux turcs se couvrirent de voiles et se précipitèrent à l’envi vers les Dardanelles. Il y eut dans le premier moment quelques abordages. Dans quelle flotte n’y en a-t-il pas ? Des corvettes se trouvèrent soudainement métamorphosées en bricks ; elles n’en coururent pas moins vite. Tout allait à souhait, quand le vent nous abandonna en face de Ténédos ; il fallut laisser tomber l’ancre non loin du promontoire de Sigée, à la hauteur des ruines de Troie.

Les Turcs restèrent près d’un mois à l’entrée des Dardanelles. C’était la terre promise, et ils avaient grande envie d’y arriver ; mais le courant les repoussait impitoyablement. À la moindre brise, ils se hâtaient d’établir leurs voiles et de lever l’ancre ; ils gagnaient à ce jeu quelques encablures à peine. L’ombre des Égyptiens était toujours là, — leur ombre seulement, — les vaisseaux restaient au large. Un matin nous fûmes fort étonnés de ne plus trouver la flotte ottomane au mouillage ; elle avait glissé sans bruit, et nos timoniers n’en avaient rien vu. Prévenue de l’approche de la flotte ennemie, elle avait eu cette fois la prudence de ne pas l’attendre, et était allée se former en ligne de l’autre côté de Ténédos. Nos vigies la découvrirent, et nous fûmes la rejoindre, nous promettant bien de la mieux surveiller à l’avenir. Enfin le vent du sud se rendit aux vœux des Osmanlis : nous vîmes le capitan-pacha donner à pleines voiles dans l’Hellespont, et nous fîmes route dans un sens opposé, vers Andros.

La traversée de l’Actéon fut rapide. Nous mouillâmes devant Nauplie de Romanie, où le roi Othon tenait déjà sa cour. L’Hellade était dans l’ivresse. Les îles de l’Archipel comme la Morée retentissaient du cri de zitô Othon o vasilevs tis Hellados ! « vive Othon le roi de l’Hellénie ! » Six mille Bavarois surveillaient cet enthousiasme ; les partis avaient désarmé, et tout annonçait un règne prospère. Nous ne pûmes jouir longtemps de ce spectacle. Un des bâtimens de la station, la corvette la Truite, venait de se perdre dans une baie voisine du mouillage de la Mandri, à quelques lieues seulement du cap Sunium. Ordre nous fut donné d’aller procéder au sauvetage. Nous étions en hiver, la neige couvrait les montagnes. La navigation de l’Archipel, qui est une des plus faciles du monde en été, est une des plus rigoureuses que je connaisse à partir du mois de décembre. On y trouve tant de caps à contourner, tant de canaux étroits à franchir, que le même vent ne peut que vous conduire bien rarement au port. Le moindre voyage, surtout quand on va vers le nord, est sujet à raille traverses. Les points de relâche sont nombreux, ils ne sont pas tous également sûrs. La Truite avait été conduite par son pilote dans une crique où le fond ne manquait point, dont l’étendue malheureusement était insuffisante. La nuit s’était passée sans inquiétude. Au jour, une rafale violente fit chasser la corvette. En moins de quelques minutes, elle fut sur les rochers. L’équipage tout entier put descendre à terre. Quant à la Truite, ses destins étaient terminés : elle resta cramponnée par l’arrière aux rochers qui l’avaient défoncée ; l’autre moitié du bâtiment disparut sous l’eau.

La baie de la Mandri nous offrait un mouillage éprouvé. Nous allâmes y jeter l’ancre, mais nous nous y établîmes avec ce luxe de précautions qu’inspire toujours l’aspect d’un sinistre récent. La crique où gisait la Truite n’était séparée du mouillage que nous avions choisi que par un étroit promontoire. Nous nous occupâmes sur-le-champ de sauver tout ce qu’il était possible d’arracher au naufrage. L’accident avait été si subit que les officiers mômes n’avaient rien pu enlever de leurs chambres. On jetait des grappins par les panneaux, et l’on tirait à soi tout ce qu’on pouvait saisir. Chacun venait ensuite reconnaître ce qui lui appartenait dans ces épaves.

Pendant que nous étions occupés à ce sauvetage, l’ordre nous vint de rentrer en France. Ainsi finissaient mes trois années d’embarquement. J’avais été un heureux aspirant. Nos pères ne connaissaient pas de si doux noviciats. Bien des gens prétendaient encore en 1832 que cette discipline indulgente nous amollirait. L’influence de quelques chefs, parmi lesquels il faut au premier rang placer le commandant, bientôt le vice-amiral Lalande, prévalut contre des protestations dont on ne se souvient plus même aujourd’hui. La bienveillance a définitivement vaincu l’antique et farouche rigorisme. Les matelots, les pauvres mousses eux-mêmes, ont ressenti les effets de ce changement de système. Les mousses ont été traités comme des enfans lorsque les aspirans ont été conduits comme des hommes.

Le jour où nous laissâmes tomber l’ancre sur la rade de Toulon, on m’apporta mon brevet d’enseigne. Le 1er janvier 1833, j’avais été nommé officier.


IV

Après deux mois de congé, je repris la mer. L’armée d’Ibrahim-Pacha avait poursuivi ses avantages. Les Turcs venaient d’être complètement battus à Konieh. La route de Constantinople était ouverte. Les Russes menaçaient d’une protection suspecte l’empire ottoman ; les Anglais rassemblaient des forces considérables dans l’Archipel, sous les ordres de l’amiral Malcolm. Nous dûmes armer des vaisseaux en toute hâte, pour renforcer aussi de notre côté l’escadre de l’amiral Hugon. Le capitaine Lalande fut appelé au commandement d’un de ces vaisseaux, et il voulut bien me désigner pour le suivre à bord de la Ville-de-Marseille. On n’a vu jusqu’ici dans le commandant de l’escadre de 1840 qu’un ennemi juré des Anglais. Le commandant Lalande avait l’esprit trop élevé et trop libéral pour ouvrir son cœur à de telles passions ; il était au contraire le partisan le plus décidé que j’aie jamais rencontré de l’alliance anglaise, mais il ne voulait pas s’y asservir. Il entendait pratiquer cette alliance avec autant de fierté que de sincérité. Ce qu’il considérait comme un péril européen, c’était l’ambition à peine dissimulée de la Russie. Sébastopol l’inquiétait déjà. Je l’ai entendu bien souvent dresser ses plans de campagne pour le jour où les escadres alliées entreraient dans la Mer-Noire. Il ne mettait pas en doute cette prochaine nécessité. Sous ce rapport, il avait un coup d’œil prophétique. En partant de Toulon, il prévit que les Russes allaient se montrer dans le Bosphore. De leur côté, les Français et les Anglais devaient avoir forcé l’entrée des Dardanelles : il arriverait trop tard. Telle fut sa préoccupation pendant toute la traversée ; mais il était fermement résolu à rejoindre nos vaisseaux sous les murs de Constantinople ; le feu du Château-d’Europe et celui du Château-d’Asie ne l’arrêteraient pas. Les bruits que nous recueillîmes à Milo confirmèrent ses appréhensions. Nous remontâmes rapidement l’Archipel. Au point du jour, nous avions dépassé Ténédos ; nous nous trouvions à l’entrée de l’Hellespont. Point d’escadres ! Le vent avait été favorable, les alliés étaient sans doute à cette heure dans le Bosphore. Un brick de guerre français se trouva très opportunément au mouillage de Bezika pour nous arrêter. Ce brick, qui était, s’il m’en souvient bien, le Palinure, nous apprit que les escadres croisaient encore sous Mételin. Nous les avions traversées pendant la nuit sans les apercevoir et sans en être aperçus. « Qu’on vienne, après cela, me parler de blocus ! » disait l’amiral Malcolm à son vieil ami le capitaine Lalande.

Les Russes furent habiles et audacieux dans cette circonstance. Leur flotte se rendit à l’appel du sultan ; trente mille soldats moscovites vinrent camper sous le Mont-Géant, en face de Thérapia et de Buyuk-Déré. Ibrahim-Pacha, qui s’était avancé jusqu’à Kutahié, s’arrêta aux cris d’alarme de la diplomatie. Les Russes replièrent leurs tentes et remontèrent sur leurs vaisseaux ; mais en partant ils avaient laissé sur le rivage la pierre d’Unkiar-Skelessi. On avait manqué l’occasion de châtier leur témérité. La campagne de Grimée n’eût point eu lieu, si dès cette époque on eût su montrer l’énergie qu’on déploya en 1854.

Les Russes se maintinrent dans leur rôle. Il y avait entre la Grèce et la Turquie plusieurs questions pendantes. La Russie se déclara en faveur de la Porte. Elle n’osa point cependant agir seule, et se contenta de peser de tout le poids de sa politique captieuse sur les conseils des ambassadeurs. La Ville-de-Marseille reçut l’ordre de se rendre à Samos avec trois commissaires délégués par les ambassades des trois grandes puissances pour faire accepter aux habitans de cette île un arrangement qui les replaçait sous le joug de la Porte-Ottomane. Les Samiens avaient été les plus ardens à défendre la cause de l’indépendance. C’était à eux qu’il fallait attribuer en grande partie le soulèvement et les malheurs de Chio. Ils protestaient au nom des longs combats qu’ils avaient soutenus. On refusa de les écouter. À un jour donné, les commissaires alliés convoquèrent le peuple sur la place publique et lui donnèrent lecture des conditions auxquelles il devait se soumettre. Le prince que la Porte accordait aux Samiens, un phanariote, fils du prince Vogoridès, leur était en même temps présenté. C’était le commissaire russe qui portait la parole. Il était d’origine grecque, et maniait la langue romaïque avec une facilité merveilleuse. Il trouva cependant des orateurs pour lui répondre.

Le chef de Samos, Logotetti, avait de nombreux partisans ; sa violence d’ailleurs effrayait les faibles, et leur communiquait une énergie qui n’était peut-être pas dans leurs cœurs. « Si les puissances nous abandonnent, s’écriait le peuple, nous quitterons Samos, nous irons chercher ailleurs une patrie ; nous ne redeviendrons pas des raïas ! » Un propriétaire de l’île se leva. Parodiant la réponse des sauvages de l’Amérique : « La chose vous est facile, dit-il, à vous qui ne possédez rien ; mais nous, dirons-nous à nos vignes : Levez-vous et suivez-nous sur la terre étrangère ? » Il n’alla pas plus loin que cet exorde. Une immense clameur suivit ses paroles ; on l’accabla d’injures ; on l’appela ivrogne, visage de chien et cœur de cerf, — Οίνοϐαρὲς, ϰυνὸς ὄμματ’ἔχων, ϰραδίην δ’ἐλάφοιο (Oinobares, kunos ommat’echôn, kradiên d’elaphoio), — et autre chose encore qui ne se trouve pas dans Homère. En un instant, le désordre fut à son comble ; on se rua sur le pauvre diable, qui dut prendre la fuite et eut du moins le bonheur d’éviter un coup de pistolet tiré sur lui presque à bout portant. La séance, comme on pense, fut levée, et nous rentrâmes à bord du vaisseau. La diplomatie jusque-là n’avait pas fait ses frais, mais nous venions d’assister à une scène de l’Iliade. Nous étions enchantés. Je ne sais trop pourquoi nous sommes toujours portés à prendre parti pour les rebelles. Bien des gens diront que c’est à cause de notre humeur turbulente : j’aime mieux croire que c’est une suite de notre caractère chevaleresque. Nous épousons volontiers la querelle du plus faible : un Français ne peut pas voir battre devant lui un enfant. Toujours est-il que, dans tous les événemens dont j’ai été témoin ou auxquels je me suis trouvé mêlé, j’ai constamment vu nos sympathies s’adresser à la révolte. À Samos, pas plus qu’à Poros, à Hydra et à Nauplie, nous n’eûmes garde de manquer à cette noble habitude. Il se forma sur la Ville-de-Marseille un véritable parti en faveur des Samiens, et ce fut avec un profond regret que nous nous aperçûmes que Logotetti perdait chaque jour du terrain. La diplomatie finit par l’emporter : elle avait pour elle les propriétaires de vignes.

C’était une charmante station que la station du Levant en 1833. Les escadres passaient généralement tout l’hiver à Ourlac ou à Smyrne. On n’entendait plus parler que de bals et de fêtes. Il n’est pas de pays au monde où l’on s’amuse à moins de frais. Les toilettes sont simples, mais les femmes sont belles. C’est un luxe que rien ne remplace. Ce mois de décembre, qui était pour nous le signal des plaisirs, était dur cependant lorsqu’il fallait l’affronter dans l’Archipel. Un matin, deux frégates américaines, la Constellation et les États-Unis, deux bâtimens français ; le vaisseau le Superbe et la frégate la Galatée, appareillèrent de la rade de Smyrne. Le vent soufflait du nord. Ces quatre navires débouchèrent rapidement du golfe. Arrivé sous les Mamelles, hautes montagnes qui s’élèvent presque en face de l’embouchure de l’Hermus, il fallut déjà prendre des ris. À la hauteur du cap Kara-Bournou, la brise était devenue une tempête. Il eût peut-être été sage d’aller chercher alors sur la côte voisine le mouillage de Folieri et d’y attendre le jour. Un certain point d’honneur retint également les Français elles Américains. Devant l’étranger, personne ne voulut être le premier à se montrer prudent. On passa outre. À minuit, on avait doublé Chio et Ipsara, Les avaries commencèrent. Des ancres furent arrachées par les vagues, des canons se démarrèrent ; le Superbe perdit son grand mât de hune. Quand le vent souffle en tourmente, le vaisseau de ligne est toujours celui qui subit les plus fortes avaries. — Dans une mer moins resserrée, la position n’eût encore rien eu de critique. Ici tout était péril. Mettre en cape, c’était se laisser porter à la dérive vers une île quelconque ; continuer de courir vent arrière, c’était demander au hasard une issue. À cette heure, les quatre navires partis ensemble de Smyrne étaient dispersés. Chacun d’eux suivit une inspiration différente. La Galatée tint la cape une partie de la nuit ; avant le jour, elle laissa arriver sur le cap Doro. Elle avait le meilleur pilote de l’Archipel, le fameux Dimitri ; mais que peuvent les pilotes lorsque la tramontana negra passe sur l’Archipel ? Toutes les côtes sont alors enveloppées d’une nuée épaisse, le ciel est bas et noir, la mer n’a pas d’horizon. Ce sont des tourbillons de neige fondue que la tempête chasse en hurlant devant elle. La Galatée jouait son existence sur un coup de dé : elle gagna. Au-dessus de lames déferlantes, on distingua tout à coup un point sombre. Était-ce le cap Doro ? était-ce le rivage escarpé d’Andros ? La vie et la mort étaient dans cette question. Dimitri affirma que c’était le cap Doro : quelques instans après, on apercevait l’île anglaise. On avait vidé le canal avant d’avoir pu s’assurer qu’on y était entré.

La Constellation fut relâcher à Milo, sans pouvoir dire peut-être par quel canal elle avait passé. La frégate les États-Unis, à bord de laquelle se trouvait le commodore Patterson avec ses deux filles, se crut un moment perdue. « En prière ! en prière ! » tel fut le cri de tout un équipage. La vague s’engouffrait entre Tine et Andros ; la frégate la suivit. Jamais, dans les plus beaux jours, navire de guerre ne s’était aventuré dans cette bouche étroite. Seul, un brick français, le brick la Flèche[5], inspiré par une heureuse audace, l’avait franchie la veille, quelques heures avant que la tempête n’éclatât.

Restait le Superbe. Il était de tous celui qui semblait avoir le plus de chances de salut. Il avait à peine cessé un instant de poursuivre sa route. Ses doutes sur sa véritable position étaient donc moindres. Le commandant calcula qu’il arriverait sur Andros avant le jour. Il vint au sud-est, inclinant ainsi vers la gauche, reconnut, dès huit heures du matin, Tine et Myconi, et fut rapidement emporté dans ce large passage, en y laissant, il est vrai, sa misaine, qui lui fut enlevée par une rafale ; mais il avait encore son petit hunier et toute une journée devant lui. Peut-être eût-il dû alors tenter de sortir de l’Archipel : on l’a dit après l’événement. S’il l’eût fait, ce n’eût point été d’ailleurs sans danger : toute une ceinture d’îles le séparait encore de la mer libre. L’île de Paros était peu distante : elle offrait le port de Nausse, vaste, sûr, habitué à receler des escadres. Les Russes y avaient établi sous la grande Catherine leur principal dépôt. Désemparé et presque sans voiles, avec un équipage accablé de fatigue, le Superbe se dirigea vers ce refuge. On se croyait dans la passe, quand du gaillard d’avant s’éleva un cri d’alarme. On avait pris trop à droite ; le pilote abusé conduisait le vaisseau dans une fausse baie. On se hâta de revenir au vent. Pendant plus d’une heure, il fallut se traîner péniblement le long d’une côte de fer. L’émotion était vive. Le sort du vaisseau dépendait d’un hunier que des grains gonflaient quelquefois à l’arracher de sa filière, qu’une rafale sinistre faisait d’autres fois ralinguer[6]. Tous les yeux étaient fixés sur ce morceau de toile, car la terre ! les plus hardis n’osaient pas la regarder.

Sur le gaillard d’arrière, on restait heureusement impassible. Les ordres étaient donnés et exécutés avec le même sang-froid. La mer tient en réserve des ressources inconnues pour les courageux. La vague, en se retirant, repoussée par la côte, soutint, dit-on, le vaisseau par son remous ; les grains eurent des risées favorables[7]. Après deux ou trois heures d’angoisses, le terrible cap, qu’on avait craint de ne pas doubler, qu’on avait vu plus d’une fois déborder sur l’avant, fut enfin dépassé. On n’était pas pour cela hors de l’Archipel ; la nuit approchait ; il fallait courir de nouveaux hasards ou trouver un abri. Le pilote proposa le port de Parekia, voisin d’Antiparos. Jamais vaisseau de ligne n’y avait mouillé. On osa cependant, pressé par la perspective des dangers auxquels on avait hâte de se soustraire, on osa s’engager dans cet étroit canal au fond duquel le pilote promettait un port. Encore quelques pas, et le pilote avait tenu parole. L’ancre tomba trop tôt ; elle tomba par une fatale méprise. Sur le gaillard d’arrière, on donnait des ordres pour orienter le petit hunier, on croyait manœuvrer pour s’enfoncer davantage dans la baie, que déjà le vaisseau mouillé venait à l’appel de sa chaîne. Un choc se fait entendre : la chaîne est brisée. Une seconde ancre est jetée des porte-haubans à la mer ; précaution stérile ! Le vaisseau talonne sur les roches, l’eau envahit la cale : en quelques minutes, l’avant est submergé : l’équipage se réfugie tout entier sur l’arrière. La mer était affreuse, mais la côte était proche. Dès le lendemain, des moyens de sauvetage furent organisés, et si quelques malheureux, trop confians dans leurs forces, n’eussent tenté de gagner la terre à la nage, on n’eût pas perdu un seul homme dans cet épouvantable événement.

Le vaisseau la Ville-de-Marseille fut envoyé au port de Nausse pour recueillir et ramener à Nauplie l’équipage du Superbe. Tout vrai marin se sent ému de sympathie à la vue d’un malheur noblement supporté. Il sait que les naufrages ne se conjurent ni par l’habileté, ni par le courage, lorsque le ciel ne prend pas en pitié nos efforts. L’inexpérience seule est prompte à blâmer : elle trouve des remèdes à toutes les situations, des expédiens pour tous les périls. Elle est présomptueuse : c’est tout simple ; elle n’a jamais eu l’occasion de se tromper. La perte du vaisseau le Superbe eut un immense retentissement. On avait oublié que l’amiral Collingwood, vieilli dans les plus rudes croisières, déclarait la navigation de l’archipel grec impossible en hiver pour des vaisseaux de ligne. On s’étonna qu’un vaisseau eût péri. On eût dû remercier la Providence que, dans une si terrible catastrophe, au milieu de pareilles circonstances, un équipage de huit cents hommes eût été sauvé.

Les naufragés du Superbe trouvèrent sur la Ville-de-Marseille l’accueil auquel leur donnaient droit les dangers qu’ils venaient de courir. Le jour même où ils arrivèrent à bord, nous appareillâmes. L’aspect du ciel était loin d’être rassurant, mais nous avions confiance dans notre étoile, nous à qui tout avait réussi depuis notre arrivée dans l’escadre. Nous étions un vaisseau heureux ; nos manœuvres se ressentaient de notre bonne fortune. Ce que nous faisions, nous le faisions toujours avec aplomb. Les vaisseaux qui en viennent à douter d’eux-mêmes, — les mieux commandés ne sont pas à l’abri de cet esprit de vertige, — sont plus sujets aux accidens que les autres et finissent souvent mal. Si dans les affaires des hommes il y a une marée, cette marée était pour nous. Il nous fallait un vent du sud pour sortir de Nausse : nous eûmes un vent du sud ; — un vent du nord pour nous rendre à Nauplie, — le vent changea subitement dès que nous fûmes hors de la passe. Tant de bonheur ne pouvait manquer de frapper douloureusement ceux dont l’habileté et la constance venaient d’être subjuguées par la fatalité. Ajoutons d’ailleurs que rien au monde n’est plus vrai que le vieil adage : il n’y a de bonheur que pour les audacieux. Si nous nous étions laissé arrêter par la menace d’un prochain orage, si nous avions hésité à sortir du port, la saute de vent nous bloquait dans Nausse au lieu de nous aider à gagner Nauplie.

Il est doux de servir sous un chef dont la sérénité aplanit tous les obstacles. La Ville-de-Marseille n’était peut-être pas le vaisseau le plus régulier de l’escadre, mais c’était le vaisseau qui passait partout. Pas de signaux dont l’exécution nous parût impossible, même ceux que nous ne comprenions pas. Un jour nous arrivons au mouillage de Smyrne. Depuis le matin, nous louvoyions dans le golfe, sous une brise très fraîche, brisant successivement tout ce que nous avions à bord de vergues de perroquet, et nous glissant miraculeusement à travers les bancs de l’Hermus. On nous signale de venir mouiller dans l’est d’un vaisseau dont une flamme et un pavillon nous indiquent le nom. Notre chef de timonerie ne voit pas ce second signal et nous transmet d’une façon incomplète l’ordre qu’il s’est chargé de traduire. Il affirme que nous devons prendre poste dans l’est de l’amiral. Toutes les longues-vues sont braquées sur le mouillage. Pas de place ! ordre absurde ! manœuvre impraticable ! voilà les commentaires qui suivent cette inspection. Le commandant Lalande reste un instant étonné, mais bientôt il sourit au problème difficile qu’on lui pose. C’est le traiter en maître. Il accepte le défi. La nuit cependant est venue : un vaisseau sous notre proue ! Un coup de barre nous le fait éviter. Une frégate à tribord ! une frégate à bâbord ! Nous passons entre deux. Un brick droit devant nous ! Nous mouillons sous sa poupe, nous filons cinquante brasses de chaîne et nous restons tranquilles. Nous sommes à notre poste, — un peu près de l’Iphigénie cependant. — Mais, se disait le commandant Lalande, ainsi l’a voulu l’amiral, cela le regarde. Les officiers, accourus sur toutes les dunettes pour nous voir passer, avaient cru que nous perdions la tête. Où va-t-il ? disait-on. Tout le monde connaissait le signal qui nous avait été adressé, excepté nous-mêmes. L’amiral n’était pas satisfait : dès qu’il vit le commandant Lalande, notre erreur lui fut facilement expliquée. Tout ce qu’il nous demanda, ce fut de changer dès le lendemain matin de mouillage. La brise était restée fraîche. Nous étions à une demi-longueur de vaisseau de l’Iphigénie, On croyait généralement sur rade que nous allions nous touer sur des ancres à jet, harasser notre équipage ; on nous connaissait bien ! Nous hissâmes très paisiblement nos huniers, nous virâmes notre ancre et nous abattîmes sur bâbord avec le plus grand calme. « Les vaisseaux ne culent pas ! dit simplement le commandant Lalande, j’en étais bien sûr. » En effet, notre flanc passa plus loin du beaupré de l’Iphigénie que n’en avait été notre arrière. L’inertie de cette lourde masse lui avait permis de pivoter sur elle-même avant de reculer. Si l’on croit que de pareilles épreuves ne trempent pas les caractères, on s’abuse.

Quelques années avant ma seconde campagne dans la Méditerranée, le combat de Navarin avait mis en présence les escadres de la France, de l’Angleterre et de la Russie. Ce jour-là, jour si funeste à la flotte ottomane, les frégates l’Armide et la Sirène arrachèrent à nos ennemis d’hier, à nos rivaux d’aujourd’hui, des cris d’admiration. La nécessité de consolider le nouvel état chrétien dont ce combat venait d’assurer l’existence retint dans les eaux de l’Archipel les vaisseaux qui avaient combattu côte à côte. À l’ancienne animosité succéda une émulation généreuse. On lutta d’habileté dans les manœuvres, de hardiesse dans la navigation, d’élégance et de coquetterie dans la tenue des navires. Une ère de progrès, bien entendu s’ouvrit pour nous. Nous avions beaucoup à apprendre : nous apprîmes vite, quelquefois même nous laissâmes en arrière ceux que nous voulions imiter. L’amiral de Rigny était homme d’initiative. Par sa situation personnelle, par ses grandes relations dans le monde, il dominait de très haut les capitaines rangés sous ses ordres, presque tous jeunes d’ailleurs et animés d’une noble ambition. Il fonda une école. Il fit, dans une certaine mesure, pour notre marine ce que l’amiral Jervis avait fait pour la marine anglaise. C’est surtout dans la Méditerranée que les escadres peuvent perfectionner leur organisation militaire. La beauté du climat, la fréquence des relâches, le terrain même sur lequel on manœuvre, tout y favorise l’établissement d’un service régulier.

Les relations qui s’établirent entre nous et les officiers anglais nous furent très profitables : elles nous firent partager le bénéfice de leurs traditions. Nous acquîmes ainsi en peu de temps ces secrets de l’atelier que nous eussions peut-être mis des années à découvrir. C’est dans le Levant qu’un esprit nouveau prit naissance. L’anglomanie envahit notre marine, elle ne la fourvoya pas. Si sur quelques points l’imitation fut poussée jusqu’à la puérilité, si les officiers les plus graves durent, jusque dans leur costume et dans les intonations de leur commandement, céder à l’engouement presque général, la voie dans laquelle on s’était éperdument lancé n’en était pas moins salutaire. Le progrès, le véritable progrès, était au bout. Comme dans toutes les affaires de mode, ce fut la jeunesse qui poussa les retardataires en avant. De très jeunes officiers jouèrent à cette époque un rôle plus considérable qu’on ne l’a peut-être remarqué. Leur ardeur ébranla l’opinion publique, et, dès que cette opinion se fut prononcée, les plus altiers courtisèrent ses suffrages. On eut beau regimber, il fallut plaire à ces juges, qu’on affectait vainement de dédaigner. Dès qu’un navire arrivait dans la station, il se trouvait pendant quelques jours sur la sellette. Pas un de ses mouvemens qui ne fût surveillé ; on le passait en revue de la pomme à la flottaison. La tenue de sa mâture, le tracé de sa ligne de batterie, devenaient l’objet du plus minutieux examen ; puis venaient ses embarcations : la nage des canotiers et la coupe des voiles provoquaient le sourire ou obtenaient l’assentiment. Cette sainte wehme, — insaisissable, car elle était partout, — tenait en émoi tout ce qui était jaloux de sa réputation. Elle avait ses favoris, elle avait aussi ses victimes. En somme, elle entretenait dans la marine le désir de bien faire, et je connais peu de ses arrêts que le temps n’ait pas ratifiés.

À l’époque où la Ville-de-Marseille était dans l’Archipel, on commençait à se préoccuper plus généralement des questions d’artillerie. Les questions de gréement, d’architecture navale, de manœuvre, avaient cependant encore le pas. La chose était naturelle, on avait débuté par ce qui offrait le plus d’attrait. Bien des gens s’imagineront que le goût en marine n’est pas chose qui puisse se définir. Je le croyais aussi jusqu’au jour où ma bonne fortune me mit en contact avec un des esprits les plus judicieux que j’aie rencontrés en ma vie. Le lieutenant de vaisseau Larrieu, mon compagnon sur la Ville-de-Marseille, n’a point failli à ses débuts : il est aujourd’hui vice-amiral. J’appris de lui que ce qu’il fallait trouver beau, c’était ce qui pouvait contribuer aux qualités essentielles du navire, et qu’en y regardant bien il n’y avait point de coque agréable à des yeux exercés qui ne divisât facilement le fluide et ne se défendît avec avantage contre la vague. Dans les moindres détails, la raison et l’expérience devaient se trouver d’accord avec l’instinct. Je prêtai d’abord une oreille distraite à ces leçons, puis insensiblement j’en vins à en comprendre le charme. Les écailles tombèrent de mes yeux : je m’étonnai d’avoir admiré si longtemps, sur la foi d’un goût perverti, des constructions disgracieuses et massives. En réalité, je n’avais rien admiré, j’étais resté indifférent. La forme d’un navire, sa mâture, son gréement, ne me disaient rien ; je n’aimais pas mon métier. Je commençai à l’aimer le jour où ces questions m’émurent. Alors seulement les heures me parurent courtes, et la manœuvre me devint attrayante. Supprimez l’amour du cheval, où sera l’intérêt du turf ? Jamais plus grand service ne m’avait été rendu. Il me semble que j’aurais langui dans la marine, si le goût nouveau que l’amitié avait éveillé chez moi ne m’eût ouvert une source inconnue de jouissances. Je ne fus pas le seul à recueillir ce bienfait : une génération entière d’officiers a grandi dans les sentimens qui m’ont fait ma profession chère. Ce qui distingue le corps de la marine pendant toute la durée du gouvernement de juillet, c’est l’amour du métier pour lui-même, c’est un esprit de recherche et d’élégance qui a dû faire place, avec la transformation de la flotte, à des préoccupations plus austères.

Trop éprise peut-être du côté pittoresque des choses, l’agitation de la jeune marine n’en mit pas moins en mouvement dans la flotte tout ce qui, sans l’impulsion de ce zèle passionné, serait longtemps encore demeuré immobile. Matériel, personnel, discipline, organisation intérieure, rien ne put échapper à la fièvre qui venait de nous saisir. La transformation fut complète. Ce que la jeunesse rêvait, l’âge mûr se chargea de l’accomplir. Des volontés fortes et calmes se mirent au service de nos impatiences. Il avait été de mode pendant quelque temps de tout dénigrer chez nous. Bientôt au contraire on se complut dans son œuvre, on aima ce qu’on avait créé, et l’on prit confiance en soi-même. J’ai vu sur la Ville-de-Marseille la marine renaissante chercher sa voie. Quelques années plus tard, elle l’avait trouvée : elle s’appelait l’escadre de la Méditerranée.


V

Je ne raconte point mes campagnes ; je cherche dans mes souvenirs ce qui peut faire revivre pour quelques instans une marine qui n’est plus, ce qui peut surtout la rattacher à la marine du présent, déjà menacée elle-même d’une prochaine déchéance par la marine de l’avenir. Les vaisseaux à voiles ont fait place aux vaisseaux à vapeur. Ces derniers s’effacent aujourd’hui devant les frégates cuirassées. Demain peut-être nous ne verrons plus que des navires à tours : tout change vite dans le siècle où nous sommes ; c’est peut-être pour cela qu’il faut pardonner quelques regrets au passé. Le passé a si peu vécu.

J’ai été des premiers à prédire les envahissemens de la marine à vapeur, de cette force naissante, qui allait nous obliger à renouveler nos études. L’intrépide amiral sous lequel j’appris à aimer la marine à voiles n’a pas connu l’amertume de ces pressentimens. Il n’était pas dans sa nature de prévoir ce qui lui déplaisait. Au temps de Charlemagne, il eût vu les Normands remonter la Seine qu’il n’eût pas cru pour cela l’empire des Francs ébranlé. Aussi, quand il quitta la Ville-de-Marseille, me recommanda-t-il de retourner le plus tôt que je pourrais à la mer, et d’y retourner sur un vaisseau. Je lui aurais obéi, si dans un angle obscur de la rade de Toulon n’eût existé un bateau d’une soixantaine de tonneaux décoré par le ministère de la marine du nom de cutter. Ce cutter, construit jadis à Dieppe pour servir de yacht à la duchesse de Berry, était une preuve des difficultés que rencontre en tout pays l’acclimatement des espèces étrangères. Le cutter est anglais, comme le lougre est français et la goélette américaine ; mais nous sommes habitués à ne douter de rien : la princesse voulait un cutter, on lui en offrit un peu coûteux il est vrai, car on le chevilla en fer et on se contenta de le revêtir d’un enduit résineux pour le préserver des vers. Le Furet, — puisqu’il faut l’appeler par son nom, — n’avait pas, comme pourrait le faire croire son extrait de baptême, la taille svelte. Il était au contraire très renflé de l’avant, et si pour le bâtir on avait choisi un modèle anglais, ce devait être celui d’une de ces grosses barques qui viennent se charger sur nos côtes d’œufs et de pommes de terre ; mais il avait porté le nom de yacht, et quand l’amiral Roussin, nommé ambassadeur à Constantinople, demanda qu’un navire fût envoyé à sa disposition dans le Bosphore, le Furet parut tout désigné pour cette honorable mission ; seulement, comme il s’agissait de lui faire traverser le golfe de Gascogne et la Méditerranée, on jugea prudent de lui rogner préalablement les ailes et de le munir d’un semblant de bastingage qui éleva d’un pied environ sa hauteur au-dessus de l’eau. J’omets certains détails techniques ; je ne parle ni de la civadière, ni du bout-dehors de foc dont on l’orna. Ainsi préparé, il partit. Sa traversée fut rude. Arrivé devant la Corne-d’Or, il obtint de prime saut l’admiration des Turcs. Le capitan-pacha l’envoya mesurer et en fit dresser le plan. À Thérapia, il fut moins bien accueilli. L’amiral Roussin crut à une mystification et se montra offensé. On lui promit de remplacer le Furet dès qu’on aurait pu armer un autre navire, et bien que l’accomplissement de cette promesse se fût fait un peu attendre, le cutter avait été vers la fin de 1836 ramené au port de Toulon pour y finir ses jours.

Tel qu’il était, ce pauvre Furet, je ne pouvais cependant passer près de lui sans le regarder d’un œil d’envie. Je me disais que ce serait un beau sort d’être le capitaine de ce petit navire. Il était vieux, on pouvait le rajeunir ; laid, on l’embellirait. J’étais à l’âge où toutes les femmes sont jolies, où tous les navires sont passables. Par un hasard presque miraculeux, mes vœux furent exaucés. Le Furet sortit de son tombeau. Le bonheur voulut qu’on le trouvât encore plus pourri que je ne l’avais pensé. À l’exception de l’avant et de la carène, il fallut le refaire tout entier. J’évoquai mes souvenirs du Levant ; je me rappelai ces yachts légers, aériens, que de jeunes lords nous avaient montrés sur la rade de Smyrne. Le Furet ne fut pas seulement refondu, il fut métamorphosé. Je partis pour l’Espagne vers la fin de 1837 avec une poupe neuve qui surplombait les flots et un beaupré qui se rentrait à volonté d’un ou de plusieurs crans, suivant l’état de la mer. Un yacht n’eût vraiment pas eu meilleure grâce. Nous étions en novembre. Le lendemain de notre départ, quand je m’éveillai au milieu du golfe de Lyon, je trouvai la mer grande et le Furet petit. La chose était assez naturelle. Je n’avais aucune expérience, et je sortais d’un vaisseau de 74. La brise fraîchit beaucoup et passa au sud-ouest. Le commandant Lalande m’avait élevé dans le mépris des relâches. Un relâcheur, pour lui, était toujours un triste officier. Je tins bon quelque temps, mais l’instinct de conservation l’emporta. J’allai, après avoir bataillé toute une nuit, chercher un refuge à Port-Vendres. Quand le vent se fut fixé au nord, je repris ma route vers Barcelone. La journée cette fois fut délicieuse ; nous serrions la côte de près, et, le vieux Portulan de Michelot sous les yeux[8], je suivais tous les accidens de terrain si bien décrits par le Palinure des galères du duc de Vendôme. Voilà un pilote qui avait su d’avance se mettre à la portée du Furet. C’est que les galères étaient, bien moins que le Furet encore, en état de braver les tempêtes. Il importait donc de leur signaler le moindre abri, la moindre crique où elles pussent jeter le fer. Il faut voir de quel air on parlait alors de passer de la Sardaigne en Afrique, de faire canal, suivant l’expression consacrée.

Entre le cap Saint-Sébastien et Mataro, le calme nous prit : la mer, fouettée dans tous les sens, venait battre sous la poupe et la secouait rudement. Je crus que cette longue arcasse[9], dont j’étais si fier, allait s’arracher. C’eût été dangereux, mais c’eût été surtout cruel, car c’était à mes instances réitérées qu’on avait accordé ce que beaucoup de vieux marins, avec un grognement de mauvais augure, déclaraient un bien périlleux appendice. J’avais vu tous les cutters anglais affecter cette forme, je ne pouvais croire qu’il y eût danger à les imiter. En effet le danger ou l’inconvénient, pour mieux dire, n’existait que pendant le calme. Dès que le moindre souffle pouvait mettre le Furet en mouvement, cette poupe allongée le protégeait merveilleusement contre les lames. Aspirée en quelque sorte par le sillage, la mer eût plus aisément escaladé une muraille à pic. Il y a souvent une profonde sagesse cachée dans les traditions populaires. Il faut les retourner dans tous les sens avant de se décider à les rejeter.

Au jour, nous étions devant Mataro. La brise de sud-ouest, qui est la brise habituelle sur les côtes de Catalogne, se leva vers dix heures. Une corvette anglaise d’une rare élégance, la Favorite, qui arrivait de Gibraltar, vint pousser sa bordée jusqu’à terre. Nous nous trouvâmes à la même hauteur. Toute la journée, nous louvoyâmes sans nous perdre de vue. Les avantages étaient balancés. La Favorite avait plus de vitesse, nous serrions davantage le vent. À ma grande joie, nous arrivâmes les premiers sous le môle.

Nous avions ordre de pousser jusqu’à Cadix en touchant à Tarragone : notre traversée fut pénible, mais pleine d’intérêt. Je faisais connaissance avec la côte d’Espagne, et, grâce aux dimensions du Furet, j’en pouvais suivre aisément les contours. C’était plaisir de passer sous ces hautes montagnes, dont les noms sonores se gravaient à jamais dans ma mémoire. Nous voguions en pleine chevalerie. Apercevait-on au-dessus du château de Roalquilar un sommet large et plat, c’était la table de Roland ; cette brèche perdue au milieu des nuages, vers le fond de la baie d’Altea, c’était le coup de sabre de Roland encore. Après les rochers noirs et déchiquetés vinrent les masses grisâtres et nues qui servent de boulevard à Grenade, puis le cap Sacratif et les cimes neigeuses de la Sierra-Nevada ; enfin le Vieux-Roc sortit du sein des flots, le détroit de Gibraltar s’ouvrit entre le mont de Ceuta et la pointe d’Europe. Par une nuit venteuse, le Furet franchit les colonnes d’Hercule : il faillit naufrager au port. J’eus l’imprudence d’écouter les avis d’un mauvais pilote qu’on m’avait donné à Barcelone, et, au moment d’entrer dans la baie de Cadix, je rasai de trop près la pointe sur laquelle s’élève le phare Saint-Sébastien : le Furet bondit de roche en roche et ne s’arrêta que dans un bassin sans issue. Comme chaque coup me retentit au cœur ! On n’oublie pas ces émotions-là ; à vingt-huit ans de distance, je crois les ressentir encore. Je parvins cependant à sortir du mauvais pas où je m’étais mis ; nous arrachâmes le Furet tout pantelant et tout déchiré du lit de cailloux sur lequel la houle l’avait battu pendant plus d’une heure : il avait perdu sa fausse quille et son gouvernail. J’étais fort confus. Le capitaine de l’Algésiras, qui commandait la station française sur les côtes de l’Andalousie, se trouvait à Cadix ; je dus lui aller conter ma mésaventure : il avait l’indulgence que l’expérience ne refuse pas même à l’étourderie. « Bah ! me dit-il, vous en verrez bien d’autres. Rappelez-vous seulement ce proverbe breton : qui veut vivre vieux marin doit saluer les grains et arrondir les pointes. »

Nous entrâmes dans le canal de Puerto-Real pour nous réparer. L’arsenal de La Caraque, qui avait été si splendide, ne présentait alors aucune ressource : les magasins étaient vides, les portes des bassins ruinées, les officiers mendiaient leur pain. Si les révolutions sont quelquefois nécessaires, il faut avouer que ce sont de durs momens à passer. Nous trouvâmes à Puerto-Real un compagnon d’infortune : c’était le capitaine d’un brick de commerce anglais qui revenait de Terre-Neuve ; il avait pris le feu de Saint-Sébastien pour celui de Tarifa et s’était jeté sur l’isthme de Léon, croyant donner dans le détroit de Gibraltar. L’erreur était un peu forte, mais toutes les erreurs en marine semblent énormes une fois qu’on les a reconnues ; j’en ai vu commettre de plus singulières par des gens qui n’étaient pourtant pas des maladroits. Ce capitaine anglais était un excellent homme ; il me prêta ses pompes, et je l’invitai à partager nos modestes repas. Il se louait peu des navires de guerre de sa nation qui étaient sur rade ; il les accusait de faire déserter ses matelots pour compléter leurs propres équipages. La chose n’était pas impossible, car j’ai toujours vu les vaisseaux anglais à court d’hommes. Ce qui est bien certain, c’est que, chez le peuple commerçant par excellence, on traite le commerce national avec bien moins de sympathie et d’égards que chez nous. Il est peu d’occasions où l’on ne lui fasse payer sans merci les services qu’on lui rend.

Bien que je commandasse le Furet depuis plus d’un mois, je n’avais pas encore des idées bien arrêtées sur la manœuvre de ce genre de bâtiment. Les maîtres, les matelots n’avaient pas plus que moi navigué sur un cutter. Nous nous étions tous en diverses circonstances trouvés, je dois le dire, un peu. empruntés. Ce n’était pas le Manœuvrier de Bourdé-Villehuet[10] qui pouvait me tirer d’embarras. Mon capitaine anglais avait précisément passé sa vie à bord d’un cutter ; je ne sais même s’il n’y était pas né. Je lui exposai franchement mes doutes. En quelques mots, il m’apprit tout ce qu’il m’importait de savoir. Les appareillages m’avaient paru quelquefois difficiles ; c’était au contraire la manœuvre la plus simple. Virer de bord vent arrière était bien périlleux ; aussi n’y fallait-il pas songer. « Keep her two, three points free, and she will never miss stays ; un cutter vire toujours vent devant, pourvu qu’on mette suffisamment de vent dans la voile. » — Et la cape ? — « Sous l’artimon et le dernier foc, le storm-jib. » — Mais s’il vente tourmente ? — « Ne gardez alors que la trinquette, lâchez un peu l’écoute, mettez la barre dessous, and she will be like a duck ; ce sera un canard sur l’eau. » Le conseil était bon, je ne tardai pas à en faire l’expérience. Malheureusement le Furet avait une mâture trop haute, un pont trop bas, un avant trop gros. Tous ces inconvéniens avaient sauté aux yeux de l’honnête capitaine. Il me recommanda d’user de prudence, en hiver surtout, et de ne pas croire que, parce que les yachts de plaisance passaient où eussent été arrêtées les frégates, le Furet pût en faire autant.

Cadix est une de ces villes heureuses où l’on ne peut aborder sans se croire en un jour de fête. On y respire le parfum de l’Orient, mais d’un Orient embelli par la propreté anglaise. Dès qu’on pénètre dans l’enceinte de la ville, on se sent pris d’un vertige de gaîté. On dirait qu’on entend tinter des grelots partout. Hommes et femmes, lestes et pimpans, gazouillent à l’envi. Le peuple n’a point ici une langue grossière qui soit, comme dans les autres pays, à son usage. Le sel andalous a la même saveur dans toutes les classes. En fait de grammaire, les marchandes d’herbes de Cadix valent les marchandes d’herbes d’Athènes. L’esprit sous la mantille dériderait un quaker : jugez de l’effet qu’il produit quand on a vingt-cinq ans ! Il ne manque qu’une chose à Cadix, c’est une meilleure rade : non pas que la baie ne soit vaste et qu’on n’y puisse à la rigueur tenir sur de bonnes ancres ; mais les communications avec la ville sont -assez difficiles, quelquefois même périlleuses, en hiver.

A devil of a sea rolls in that bay of Cadiz,


comme l’a fort bien dit lord Byron. Nous étions à peine réparés que nous faillîmes être de nouveau jetés à la côte par un coup de vent de Médine. Le vent de Médine est un vent de sud-est qui souffle avec une extrême violence du fond de la rade et qui occasionne souvent des sinistres. Ce n’est pas cependant le plus dangereux. Le vent d’ouest qui donne dans la baie tourmente bien autrement les chaînes.

Notre retour à Barcelone dut s’opérer dans le courant du mois de janvier ; c’est un mois où les yachts eux-mêmes évitent de se trouver à la mer. Le Furet ne se tira cependant pas trop mal d’affaire. Sans doute le vent était lourd, le froid vif et la mer un peu dure ; mais l’hiver est quelquefois dans la Méditerranée plus clément que l’automne. Quand la côte presque tout entière est couverte de neige, qu’elle est, suivant l’expression des marins, hivernée, le vent ne souffle plus que rarement du large. Une brise fraîche et piquante, venant toujours de terre, accueille le navire, qui à quelques lieues de la côte était encore battu de la tempête. Le froid manteau étendu sur les montagnes repousse la tourmente. La côte se défend, c’est par cette métaphore que nous expliquons ce phénomène. Le Furet, sous une voilure que j’avais appris à manier, cingla donc, avec un vent presque constamment traversier, du cap de Gate à la pointe du Llobregat. À Barcelone, je trouvai l’ordre de m’arrêter pour y renforcer la station. Quel honneur pour le Furet et pour ses deux caronades de 12 ! Il en eut un plus grand quelques mois après : il fut chargé de porter secours à un brick de guerre anglais qui s’était échoué près de Villanova. Ce brick se jouait des tempêtes comme un albatros ; il manqua, en voulant virer de bord, son évolution, et resta, saisi au talon, sur le sable. C’est un singulier assemblage de force et de faiblesse qu’un navire : il dompte un ouragan, il trébuche sur un caillou.

Au mois d’avril, nous fûmes rappelés à Toulon. Je ne doutais plus du Furet. Les pères et les capitaines ont de ces illusions. Arrivé à la hauteur de Blanes et de Palamos, je me lançai à corps perdu dans le golfe de Lyon ; le mistral, je puis le dire, m’y accueillit à bras ouverts. Pendant trois jours, nous ne vîmes que le ciel et l’eau. Comment les lames qui ne cessaient de balayer le pont ne remplirent-elles pas la cale ? C’est ce qu’aujourd’hui encore je ne saurais trop expliquer. Nos installations étaient fort incomplètes, je les ai perfectionnées depuis lors. L’eau pénétrait jusque dans ma chambre par mainte ouverture. Notre beaupré fut brisé, notre fausse quille arrachée de ses crampes. Il semblait que cette fois le Furet allait se démolir.

Ce n’était pas assez que le Furet eût été de Toulon à Cadix, on voulut l’envoyer à Lisbonne toujours pour renforcer la station. Le printemps aplanissait les mers, et du cap Sepet au mont de Gibraltar le Furet connaissait son chemin. La traversée ne fut donc qu’un jeu. À Lisbonne, je fis mon entrée dans la vie politique. Petite ou grande, la politique est dans la destinée de tout officier de marine. Le commandant de la Dryade me confia une mission qui me mit en présence d’un de ces mouvemens militaires si fréquens il y a quelques années en Portugal, commotions périodiques dont les conséquences heureusement ne furent jamais sanglantes. Dans l’été de 1837, l’esprit portugais prétendait réagir contre l’influence allemande. J’ai vu, à cette époque, des gens fort animés. Depuis lors, les passions se sont beaucoup calmées, et pour une monarchie née d’une révolution, la monarchie portugaise n’a pas donné au reste de l’Europe un trop mauvais exemple. Par une belle matinée d’été, j’entrai dans le Douro. Les bords de ce fleuve sont délicieux ; l’embouchure par malheur en est obstruée. On n’arrive à Porto qu’avec le secours de la marée, et lorsque le vent vient du large, on n’y arrive qu’à travers un tourbillon d’écume et de sable. Aussi pendant l’hiver les navires vont-ils généralement attendre dans la baie de Vigo ou sous les îles Bayona que le vent d’ouest ait fait place au vent du nord.

Le commandant Lalande venait d’être promu au gracie de contre-amiral. Il arbora son pavillon sur le vaisseau l’Iéna et me demanda au ministre pour aide de camp. Je repris avec joie le chemin de la France. J’aimais bien le Furet, mais j’aimais encore mieux mon amiral. J’emportai cependant à bord du vaisseau de 90 canons le souvenir du cutter qui m’avait fait connaître les premières joies et les premiers soucis du commandement. Des comparaisons désobligeantes m’échappaient malgré moi à chaque instant. Le Furet, dans un coup de vent, eût bien moins fatigué ! Avec quelle aisance il eût doublé cette pointe ! Est-ce qu’il avait jamais manqué à virer ! Un autre enthousiasme vint heureusement faire diversion au mien. Le vaisseau le Suffren avait brisé ses chaînes et ses ancres dans une tempête essuyée sur la rade de Cadix ; il était à la côte. L’amiral Lalande et l’Iéna furent envoyés à son aide. Pour que nous ne fussions point arrêtés au détroit de Gibraltar, un navire à vapeur de 160 chevaux, le Phare, nous fut adjoint : en cas de vents contraires, il était destiné à nous remorquer. Si je ne jurais que par le Furet, le capitaine du Phare, lui, ne jurait que par la vapeur. Nous avions encore pour ce moteur nouveau les dédains dont MM. les officiers des galères avaient longtemps accablé les vaisseaux du roi. L’amiral Lalande n’a connu que des vapeurs à roues ; s’il eût vu poindre l’hélice, il eût sur-le-champ abjuré ses préventions, car c’était un esprit prompt, fertile, et avant tout ami du progrès. Tels qu’ils étaient, les navires à vapeur, s’il les jugeait de mauvais instrumens de combat, pouvaient du moins devenir de précieux auxiliaires lorsque le calme enchaînait et paralysait les vaisseaux ; mais il fallait que la remorque fût prise et donnée lestement. Ce fut de la part de l’Iéna et du Phare l’objet de nombreux et intéressans exercices. Jusque-là, on n’exécutait cette manœuvre qu’en mettant une embarcation à la mer. On faisait ainsi passer péniblement, et non sans quelque danger, les câbles de remorque d’un navire à l’autre. Nous employâmes un moyen plus prompt. L’Iéna, ses vergues brassées en pointe et bien effacées, continuait sa route ; le Phare venait passer le long de son bord. Au moment où il nous rangeait d’assez près pour paraître nous effleurer, un gabier jetait sur son pont le bout d’une ligne de pêche. Le vapeur continuait sa route et se trouvait bientôt sur notre avant. À l’aide de la ligne de pêche, ses matelots tiraient à eux une ligne de sonde, puis une corde plus grosse, un faux-bras, sur ce faux-bras, ils attachaient le bout du câble de remorque, qui restait constamment ployé sur la dunette du Phare. À notre tour, nous halions à nous cette amarre, et lorsque la mer était belle, quelques minutes à peine après l’appel qui lui avait été adressé, le Phare nous enlevait avec une vitesse de trois ou quatre nœuds à l’heure. C’étaient ses jours de triomphe : la vapeur était donc bonne à quelque chose ? Mais dès que la brise s’élevait, il fallait voir avec quel ingrat mépris nous rejetions en dehors le câble inutile ! Le Phare le rangeait pli à pli sur sa dunette et le tenait prêt pour une autre occasion ; puis il essayait de nous suivre, essoufflé, roulant, tanguant, couvert de fumée et de voiles. « On ne fera jamais rien de ces navires-là ! » tel était le jugement bref et péremptoire de plus d’un d’entre nous. Hélas ! c’était plus qu’un jugement, c’était un espoir et une consolation. Pour moi, je n’ai pas à me reprocher dans toute ma carrière, tant que j’ai eu l’honneur de commander un navire à voiles, brick, corvette ou frégate, d’avoir accepté une heure de remorque. Je me suis tiré seul d’affaire, et j’ai eu du moins le courage de mes répugnances.

Le Suffren était bien envasé. La vague l’avait jeté sur la plage de Sainte-Marie et porté si haut de secousse en secousse que, même dans les plus grandes marées, il n’avait pas plus de treize pieds d’eau sur l’arrière, dix ou onze à peine sur l’avant. Le milieu portait sur un bourrelet de vase, de telle façon que les deux extrémités, moins bien soutenues, avaient fléchi, et que le vaisseau était déjà ployé comme un arc. De plus, la carène était ravagée par les torsions qu’elle avait subies. Une portion de la quille, tout le massif de l’arrière, manquaient. Le niveau de l’eau s’élevait et s’abaissait dans la cale avec la marée. Je n’ai jamais vu plus triste spectacle. Les pilotes, les officiers étrangers qui avaient visité le Suffren le donnaient pour perdu. Le commandant ne se résignait pas encore. L’amiral Lalande visita le vaisseau, étudia, approuva les moyens jusque-là employés, en indiqua de nouveaux, et jura que le Suffren serait sauvé. En effet, un beau jour, à la dernière grande marée d’avril, le Suffren se leva de son lit de douleur. On ne cria pas au miracle, c’est une preuve de l’incrédulité de notre siècle. C’était bien un miracle cependant, miracle de patience, d’habileté, d’audace, mais miracle de bonheur aussi. Le Suffren, arraché de la fosse fangeuse où depuis deux mois chaque jour l’enfouissait davantage, devait couler dès l’instant qu’il flotterait. À notre grand étonnement, l’eau qu’il faisait fut assez facilement épuisée par les pompes. Le Phare l’attendait à la limite des bancs. Il le conduisit le soir même à La Caraque. Bien nous en prit d’avoir été si prompts. C’est surtout en marine qu’il ne faut jamais remettre au lendemain. Dans la nuit, un coup de vent de Médine s’éleva, et le Suffren, qui était amarré déjà dans le port, faillit couler. Pourquoi seulement alors ? Par une raison bien simple, mais dont personne ne s’était avisé : la vase de la baie avait pour ainsi dire mastiqué de son argile tenace, de cette argile à travers laquelle nous venions de traîner le Suffren, toutes les brèches, toutes les fentes par lesquelles la mer eût dû pénétrer. Pendant quelques heures, cette maçonnerie avait résisté. Délayée peu à peu, elle venait de livrer passage à la mer, qui demandait à reprendre ses droits. On accourut, on pompa à force, et enfin l’on réussit à tenir le vaisseau à flot jusqu’au jour. Un bassin, réparé par nos soins, était prêt ; le vaisseau y entra. Quand il fut à sec, chacun voulut le voir. Le Suffren portait écrit sur ses flancs, en caractères lisibles pour tous les marins : « Il ne faut jamais désespérer. »

Ce fut un beau jour pour l’amiral Lalande que celui où il sauva le Suffren ; mais il allait avoir bientôt à se mesurer avec de plus graves difficultés. Nous étions au mois d’avril 1838. Il touchait à l’heure brillante de sa carrière. Dans cette période de renaissance que j’essaie de retracer, le rôle de l’amiral Lalande, plus sympathique qu’aucun autre, a été certainement un rôle à part. Il serait injuste cependant de vouloir le grandir aux dépens de ses émules. À côté de lui, nous rencontrons des chefs non moins autorisés, dont la marine a aussi gardé la mémoire. Je ne parle pas de l’amiral Hugon. Cette noble et sévère figure tient par trop de côtés à la marine de la république et de l’empire. Je ne parle pas non plus de la jeune et brillante influence qui s’efforçait déjà d’élever au-dessus de nos têtes le drapeau de l’avenir[11]. Les chefs qui ont achevé l’œuvre ébauchée de l’amiral Lalande appartenaient à la même génération que le commandant de la Résolue. L’amiral de La Susse nous a révélé ce que vaut la méthode, l’amiral Casy ce que peut l’enthousiasme. L’amiral Baudin nous a montré l’énergie passionnée qui entraîne, l’amiral de Parseval la suprême dignité qui subjugue. Ce qui me paraît distinguer l’amiral Lalande entre tous ces hommes si remarquables à des titres divers, ce sont les grandes perspectives que son esprit embrassait. L’amiral Lalande ne se contentait pas de commander son escadre ; il aspirait à constituer la force navale de la France.


E. JURIEN DE LA GRAVIÈRE.

  1. Voyez la Marine militaire de la France dans la Revue du 1er mai 1845.
  2. ) Il est à peine nécessaire d’indiquer ce que sont un hunier, une misaine et un ris. Le bas ris est le dernier ris ; lorsqu’on l’a pris, la voile se trouve réduite de la moitié à peu près de sa surface. Le perroquet de fougue est le hunier du mat d’artimon, comme le petit hunier est celui du mat de misaine. Serrer une voile, c’est la ployer et l’assujettir sur la vergue.
  3. Négriers célèbres à cette époque sur la côte d’Afrique.
  4. Tables de calculs nautiques désignées par le nom de celui à qui l’on doit cet utile ouvrage.
  5. Commandé par le lieutenant de vaisseau Pellion, aujourd’hui vice-amiral.
  6. Lorsque le vent change de direction et cesse d’enfler une voile, cette voile ralingue. Quand les voiles ralinguent, le navire ne va plus qu’en dérive.
  7. Les risées sont les variations brusques et passagères de la brise pendant les grains.
  8. Description des côtes de la Méditerranée, dont les exemplaires sont devenus rares, et qui date du XVIIe siècle.
  9. Partie de la poupe qui se projette en arrière du gouvernail.
  10. Traité de manœuvre resté classique depuis le temps de Louis XVI. — Bourdé-Villehuet, qui était un capitaine de la compagnie des Indes, a le premier appliqué les lois de la statique à l’étude des problèmes que nous avons à résoudre chaque jour. Il a décrit l’effet du vent sur chaque voile, celui de chaque voile sur le bâtiment. Flottant au milieu du fluide, le navire, lorsqu’il obéit à l’effort qui le sollicite, pivote autour de son centre de gravité. La pression des voiles de l’avant doit donc balancer la pression des voiles de l’arrière. Le gouvernail rectifie les écarts qui se produisent à droite ou à gauche. C’est ainsi que le bâtiment suit sa route. Dérangez cet équilibre, vous obtiendrez les divers mouvemens que vous avez intérêt à produire. Bourdé-Villehuet, dans ce style simple dont il faudra peut-être un jour retrouver le secret, a présenté avec une clarté admirable la décomposition de forces qui s’opère sur les voiles, sur la carène, sur le gouvernail : il a ainsi analysé la plupart des manœuvres ; mais ses théorèmes n’ont trait qu’aux bâtimens munis d’une voilure complète. Quant aux autres, aux cutters par exemple, ils demandent à être maniés avec un tact qui ne s’acquiert pas dans les livres.
  11. Voyez la Note de M. le prince de Joinville sur l’État des Forces navales de la France, dans la Revue du 15 mai 1844.