La Marine dans la crise orientale

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La Marine dans la crise orientale
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 24 (p. 297-303).
LA MARINE DANS LA CRISE ORIENTALE

Les conseils de l’Allemagne à la Sublime Porte l’ont décidément emporté. La Turquie est entrée dans le conflit européen par une attaque brusquée, traîtresse, à la mode germaine, exécutée sur le littoral russe par le Gœben, le Breslau et le Hamidieh.

Si, conformément à ses déclarations, la Bulgarie reste neutre, il n’y aura d’autre théâtre continental d’opérations que celui de l’Arménie, où les rigueurs de l’hiver ne tarderont pas à paralyser les mouvemens des armées. La guerre sera donc, pendant quelques mois., à peu près exclusivement maritime, ou du moins les flottes y joueront un rôle prépondérant, soit qu’on ne leur demande que de dominer les mers qui baignent les côtes des belligérans, la Mer-Noire, l’Archipel et le bassin syrio-égyptien de la Méditerranée, la Mer-Rouge et le Golfe Persique, soit, ce qui est plus probable, qu’on les charge de transporter, protéger, débarquer, flanquer, ravitailler enfin d’importans corps de troupes expéditionnaires.

Il est donc intéressant d’examiner la composition et la valeur des forces navales qui vont être engagées dans ces opérations.


On trouverait malaisément une flotte ayant un caractère d’hétérogénéité plus marqué que celui de la flotte turque. On y voit des bâtimens des types les plus variés, répétés d’ailleurs à très peu d’exemplaires et qui ont les origines les plus diverses, ayant été construits ou achetés un peu partout, au gré des circonstances politiques, au gré surtout des influences étrangères qui se sont successivement exercées sur les bords du Bosphore et de la Corne d’Or. Et, pour tout couronner, cette flotte a aujourd’hui pour têtes de file deux unités, — celles que je nommais tout à l’heure, — dont on ne sait si elles sont restées allemandes ou si elles ont été réellement achetées par le gouvernement turc.

Au personnel, mêmes disparates : sous des officiers dont quelques-uns ont été instruits par l’Angleterre, quelques autres par l’Allemagne et dont le plus grand nombre est dépourvu de connaissances techniques vraiment solides, des équipages empruntés à toutes les races de ce qui reste de l’Empire, et où se trouvent mêlés à de purs Ottomans, peu marins en général, des Grecs de Thrace et d’Asie, plus familiers avec la mer, mais dont la fidélité au Croissant semble bien précaire.

De ces équipages, dont l’entraînement est des plus médiocres, car, faute d’argent, on ne sort guère de la mer de Marmara ; de ces états-majors dont la valeur professionnelle inspire des doutes sérieux, quel parti sauront tirer les officiers et sous-officiers allemands que la marine impériale a détachés depuis plusieurs semaines à Constantinople et qui se rangent, — comme, sans doute, toute la marine ottomane, — sous les ordre du contre-amiral Souchon, chef de l’ancienne division navale allemande dans la Méditerranée ?

C’est ce que nous saurons sous peu.


En attendant, voici le tableau de la flotte de combat turque :

a) Cuirassés d’escadre :

Sultan Osman : 27 500 tonnes, 22 nœuds, 23 centimètres de cuirasse au fort, 14 canons de 305 millimètres, 20 de 152 millimètres et 10 de 76 millimètres. Ce puissant cuirassé tout neuf et dont la mise au point n’est probablement pas acquise, a été lancé en 1913 aux chantiers Armstrong, qui le construisaient pour le compte du Brésil, sous le nom de Rio de Janeiro. L’achat en fut négocié par la Porte au moment des dernières complications avec la Grèce.

Kaïreddin Barbarossa et Torghout Reïs : 10 000 tonnes, 15 nœuds, 40 centimètres de cuirasse au fort, 6 canons de 280 millimètres, 8 de 105 millimètres et 8 de 88 millimètres. Ce sont les deux anciens cuirassés allemands Kurfütrst Fr. Wilhelm et Weissenburg, qui datent de 1890, mais qui ont été rajeunis par une refonte en 1904.

Pour mémoire : Messoudieh, vieux bâtiment de 9 000 tonnes (1874, refonte en 1904), assez bien défendu à la flottaison, mais peu armé et d’une faible vitesse. On peut toutefois l’utiliser comme garde-côtes. — Mouïu I Zaffer, très vieux garde-côtes (1867, refonte en 1907) de 3 000 tonnes, qui n’a que des canons moyens.

b) Croiseurs éclaireurs :

Hamidieh et Medjidieh, bonnes unités relativement nouvelles (1903) : 3 900 tonnes, 22 nœuds, 70 millimètres d’acier sur le pont ; 2 canons de 150 millimètres et 8 de 120.

c) Contre-torpilleurs ou « destroyers : »

10 unités variant de 300 à 770 tonnes, de 23 à 36 nœuds ( ? ), avec des canons de 100, de 75 et de 65 millimètres, sans parler des canons légers de 37 et 47 millimètres.

Quatre de ces bâtimens, — ceux de 300 tonnes, — viennent du Creusot (chantiers de Chalon-sur-Saône) et ont toujours fait un excellent service ; quatre autres, postérieurs de deux ans (1908-1910), furent achetés à Schiehau d’Elbing. On a prétendu que ces « destroyers » de 670 tonnes, destinés d’abord à la marine allemande, avaient été refusés par celle-ci pour inexécution ou mauvaise exécution des clauses du contrat. Toujours est-il qu’ils sont fréquemment en réparations..

d) Torpilleurs :

Sept unités, de 100 à 160 tonnes, de 20 à 26 nœuds.

e) Mouilleur de mines :

Nusrat, bâtiment de 360 tonnes en construction, — ou peut-être achevé cette année-ci, — aux chantiers Germania à Kiel.

f) Canonnières :

Une douzaine d’unités, dont 7 neuves, de 420 à 510 tonneaux, 14 nœuds et 2 ou 3 canons de 100 ou 75 millimètres. ; Ces derniers bâtimens ont été commandés en France et lancés en 1912.

Pour mémoire : une douzaine de transports, dont quatre de 4 000 à 5 000 tonnes.

Un cuirassé de 23 000 tonnes, appelé Reschad V, en construction en Angleterre, chez Wickers, et qui devait être livré vers juillet 1914, a été retenu par le gouvernement anglais.


La Turquie n’a toujours pas d’autre arsenal que celui de la Corne d’Or, dont les Allemands s’efforcent de raviver les facultés productrices. Une convention avait été signée en décembre 1913 avec le consortium anglais Armstrong, Wickers and C°° pour la création d’un arsenal à Ismidt (mer de Marmara, côte asiatique) et pour la livraison d’un dock flottant de 32 000 tonneaux. Cette convention restera nécessairement lettre morte.

On a beaucoup travaillé, pendant la guerre des Balkans et depuis, aux fortifications des détroits, particulièrement du côté des Dardanelles. Il n’est pas probable que l’on puisse venir à bout de ces ouvrages par une attaque directe, que gêneraient d’ailleurs singulièrement les mines semées aux étranglemens favorables.

En revanche, la défense des points vulnérables de l’Empire, — et ces points sont nombreux, — n’a pas été sérieusement organisée. Tout au plus, peut-on faire exception pour les côtes du golfe de Smyrne où le gouvernement turc a fait, dans ces derniers temps, remuer beaucoup de terre. Mais les circonstances géographiques sont, dans ces parages, plutôt en faveur de l’attaque. Il est bien difficile, en effet, de défendre efficacement la presqu’île de Tchesmé, qui commande le golfe, surtout quand on ne dispose plus de l’ile de Chio.


La flotte russe de la Mer-Noire est, comme celle de la Baltique, en pleine réfection. A Nikolaïev (chantiers et usines de Nikolaïev, chantiers franco-russes, usines Nowsky-Nikolaïev), 3 dreadnoughts sont sur cale ou en achèvement à flot, avec 9 contre-torpilleurs et 6 sous-marins. 4 contre-torpilleurs et 3 sous-marins, lancés en 1913, seront sans doute bientôt prêts ; mais ce qui serait fort désirable, c’est que l’on pût disposer du beau cuirassé Impératrice-Marie, descendu de sa cale le 1er novembre 1913, il y a juste un an. C’est une unité de 23 000 tonnes, qui doit donner 21 nœuds de vitesse et qui, protégée par une armure de 225 mm. d’acier au fort, armera ses tourelles ou ses flancs de 12 canons de 305 mm., de 20 canons de 130 mm. et de 8 pièces légères. Un combat en règle entre l’Impératrice-Marie et le Gœben tournerait certainement, — à préparation égale, bien entendu, — contre le puissant croiseur cuirassé allemand, qui aurait, à la vérité, grâce à sa supériorité de vitesse, l’avantage de pouvoir se retirer quand il le jugerait à propos[1].

Mais le dreadnought russe est-il prêt à combattre ?…

En attendant, voyons quel est l’ordre de bataille de la force navale actuellement disponible et qui a quitté Sébastopol le 2 novembre, à la suite de l’agression germano-turque.

a) Cuirassés d’escadre :

Tri Sviatitelia, Panteleimon (Ex Kniaz Potemkine), Johann Zlatoust, Sviatoï Evstafîi, unités de 13 000 tonnes environ et de 16 à 17 nœuds de vitesse, armées défensivement de 23 mm. d’acier (sauf le Tri Sviatitelia qui pousse jusqu’à 40 cm. au fort) et offensivement de 4 canons de 305 mm., flanqués, pour deux de ces cuirassés, de canons de 203 mm., pour les deux autres, exclusivement de canons de 152 mm. Ce sont, en somme, des types voisins à la fois de nos Danton et de nos Patrie.

Rostislav et Sinop ; ces bâtimens plus anciens, de dimensions plus faibles et qui ne portent, que du 203 ou 254 mm. comme grosse artillerie, étaient, au cours de la présente année, le premier en réserve, le second en service, mais spécialisé comme bâtiment-école des canonniers. On peut donc émettre un doute sur l’utilisation immédiate du Rostislav et du Sinop dans l’escadre d’opérations.

b) Eclaireurs d’escadre :

Kagoul et Pamiat Merkouria (1902-1903), croiseurs rapides-de 6 700 tonnes ; 23 n. 5 ; 70 mm. d’acier sur le pont principal 12 pièces de 152 mm. et 12 de 75 ; 2 tubes lance-torpilles ;

Almaz (1903), unité beaucoup plus faible : 3 300 tonnes ; 20 n. ; 3 canons de 120 mm. et 6 de 75.

c) Contre-torpilleurs ou destroyers. — Torpilleurs côtiers : 17 unités de tonnages variant entre 240 et 610 tonnes. Ces dernières, au nombre de 4 et du type Kapitan Sacken, sont de petits-éclaireurs bien armés (1 de 120 mm. ; 5 de 75) et filant 25 nœuds.

Il y a à Sébastopol une dizaine de torpilleurs anciens, dont quelques-uns, de 120 tonnes, pourraient aller en haute mer.

d) Mouilleurs et dragueurs de mines :

Prout (5 500 tonnes), Boug (1400), Dounaï (1400), dans la première catégorie. On y doit joindre le sous-marin Krab, qui peut porter une cinquantaine de mines.

Albatros et Baklan, plus 2 torpilleurs anciens dans la catégorie des dragueurs.

e) Sous-marins :

8 unités, dont 5 font partie de l’escadre permanente. 3 de ces bâtimens (600 tonnes en surface, 950 en plongée ; 15 n. en s., 12 n. en pl.) sont d’un type très récent et dont on dit beaucoup de bien, le type Boubuof.

Pour mémoire : plusieurs transports, bâtimens auxiliaires, convoyeurs d’escadrilles, canonnières côtières, yachts, etc.

De grands efforts ont été faits depuis la guerre contre le Japon pour améliorer, sinon au point de vue du recrutement, du moins en ce qui touche l’instruction technique et l’entraînement professionnel, le corps des équipages de la marine russe. On se rappelle sans doute que ces efforts furent traversés, il y a quelques années, par des mutineries qui prenaient leur principe dans la propagande des partis anarchiques. L’escadre de la Mer-Noire fut particulièrement victime de ces agissemens. Des mesures énergiques rétablirent bientôt l’ordre et la discipline et il ne reste de cette crise que le souvenir, déjà presque effacé, d’une épreuve pénible. Quant au corps des officiers, il est plus nombreux, plus homogène, exercé d’ailleurs d’une manière plus continue et plus méthodique que dans la période qui précéda la guerre de 1904. On est en droit d’attendre beaucoup du personnel de la flotte de la Mer-Noire.

La seule base d’opérations offensives de cette flotte est toujours Sébastopol, devenu un grand et puissant arsenal, à qui sa position au Sud de la Grimée donne le plein commandement du Pont-Euxin. Nikolaïev n’est plus qu’un port de construction, mais dont les défenses extérieures, à la bouche du Dnieper, valent celles de Sébastopol même.

En somme, si l’organisation définitive de la flotte méridionale de la Russie se trouve malheureusement un peu en retard sur les événemens, l’escadre de combat qui va se mesurer avec la flotte turque n’en est pas moins dans un état de supériorité-qui autorise largement l’espoir de triomphes aussi éclatans que ceux de Sinope et de Tchesmé.

On ne peut douter toutefois qu’en faveur du corps de bataille de la marine ottomane, l’appoint d’unités de la valeur du Gœben et du Bresiau n’ait une valeur considérable. Mais les Russes ont pour eux des contre-torpilleurs et des torpilleurs dignes de ceux qui se distinguèrent si bien dans la guerre de 1877-78 ; ils ont, de plus, des sous-marins bien entraînés, alors que leurs adversaires n’en ont pas du tout, à moins que les Allemands réussissent à en amener quelques-uns dans la Corne d’Or par les voies ferrées !… Or, qu’on veuille bien le remarquer, la mise en jeu des sous-marins est particulièrement efficace dans des mers resserrées, sur des théâtres d’opération » restreints. Enfin je vois dans l’escadre de nos alliés des mouilleurs et des dragueurs de mines dont le personnel est exercé et qui feront certainement de bonne besogne, si l’on sait, là-bas, s’en servir aussi bien que les Allemands se servent des leurs dans la mer du Nord. Au demeurant, ne doutons pas que, déjà, dans la Corne d’Or, ne s’arment des mouilleurs et des dragueurs auxiliaires, improvisés par nos habiles adversaires. Ce sont gens avec qui il faut toujours compter en fait de surprises et d’initiatives hardies.

Pour compléter le tableau des forces navales qui entrent en jeu dans les mers du Levant, il faudrait parler de l’escadre anglo-française, qui a déjà signalé sa présence dans l’Archipel par le bombardement des ouvrages extérieurs des Dardanelles. Je m’abstiens d’en donner la composition. Il suffit de savoir que ce groupe est emprunté à l’armée navale française de la Méditerranée et à la « Mediterranean fleet » anglaise. On ne se trompera sans doute pas beaucoup en supposant que les emprunts ont porté surtout sur les croiseurs cuirassés du type Indomitable de la flotte britannique et du type Ernest Renan, de la nôtre. Ajoutons-y nombre de bâtimens légers, et souhaitons que sous-marins et hydroaéroplahes aient pu trouver leur plaça dans cette réunion de bâtimens : ils feront parler d’eux.

Faut-il, en finissant, dire un mot de la petite flotte grecque et de la marine italienne ? Pas encore. La Grèce vient de notifier une neutralité qui, à tout prendre et pour le moment, satisfait aux intérêts des Puissances alliées. L’Italie continue de se recueillir. L’ouverture, prochaine, peut-être, de la succession de « l’Homme malade » ouvre cependant aux ambitions de nos voisins un champ aussi vaste que celui qui borde l’Adriatique ou que domine la crête des Alpes Rhétiques.

Attendons. Tout vient à point à qui sait résister victorieusement aux assauts formidables des Teutons en Lorraine, en Champagne, en Belgique.


Contre-amiral DEGOUY.

  1. Je rappelle ici les caractéristiques essentielles du Gœben et du Breslau : Gœben (1911) : 24 000 tonnes, 28 nœuds, 3 100 tonnes de charbon, 28 mm. de cuirasse au fort, 10 canons de 280 mm., 12 de 150 et 10 de 88 mm., 4 tubes sous-marins, 1 013 officiers et marins. — Breslau (1911) : 4 500 tonnes, 27 nœuds, 1 200 tonnes de charbon, 100 mm. à la ceinture, 12 canons de 105 mm. et 2 tubes sous-marins.