La Marine de l’avenir et la marine des anciens/02

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La Marine de l’avenir et la marine des anciens
Revue des Deux Mondes3e période, tome 30 (p. 746-781).
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LA
MARINE DE L'AVENIR
ET
LA MARINE DES ANCIENS

II.[1]
LA MARINE DE PÉRICLÉS


I

Les joies de la victoire sont courtes : la Grèce était encore dans l’ivresse où l’avait jetée un triomphe éclatant, quand un bruit sinistre se répand de bourgade en bourgade et va porter l’alarme jusque dans Lacédémone et dans Athènes : le vainqueur de Platée et le vainqueur de Salamine, Pausanias et Thémistocle, s’entendent secrètement avec le roi des Perses. Nos pères ont connu l’émotion que causa dans Paris l’incroyable rumeur qui accusait Pichegru et Moreau de relations avec l’étranger, mais alors la France avait une gloire sans égale pour la rassurer contre les résultats de machinations criminelles ; la Grèce ne possédait que l’honnêteté d’Aristide, insuffisant contre-poids à opposer à tant d’héroïsme et à tant de génie. Il faut se méfier cependant de ces clameurs populaires : si, malgré les défaites successives de ses armées, la magnificence et la magnanimité de Xerxès eussent conservé assez de prestige pour séduire des généraux que leurs services rendaient incontestablement les premiers citoyens ; de leur pays, on ne pourrait s’empêcher de voir la monarchie des Perses sous un nouveau jour.

Pausanias commandait dans l’Hellespont, quand il fut accusé à Lacédémone par les alliés mécontens de ses rigueurs excessives. Ce Spartiate, chargé d’exercer le pouvoir royal au nom de son cousin, fils de Léonidas, trop jeune encore pour remplir les fonctions dévolues à son rang, paraît avoir eu sur la discipline militaire des idées dont s’accommodait mal l’humeur indépendante de ses troupes. Les soldats se vengèrent de la sévérité de leur chef en portant contre lui l’accusation de médisme. On sait la puissance des mots sur les masses ; c’est avec des mots que, de tout temps, on a conduit les peuples. « Pausanias, disait-on, abandonnait déjà les mœurs de son pays. » Ne déployait-il pas à sa table une somptuosité qui contrastait étrangement avec les frugales habitudes de Sparte ? Ne l’avait-on pas vu, — indice infiniment plus grave, — sortir de Byzance revêtu de la longue robe des Mèdes ? L’inclémence du climat, à l’entrée de l’hiver, eût pu être, pour cette dérogation aux coutumes nationales, l’excuse d’un général qui n’eût pas eu à lutter contre des préventions opiniâtres. Il n’en était pas moins imprudent de se montrer à l’armée sous ce vêtement haï, plus imprudent encore de s’entourer d’une escorte composée de barbares. Pausanias fut rappelé de l’Hellespont Les griefs, articulés contre lui étaient trop vagues pour qu’on osât déférer sa conduite au jugement du peuple ; on se contenta de le priver de l’honneur de commander les Grecs. On ne disgracie jamais sans danger un général victorieux. L’orgueil blessé de Pausanias paraît avoir ouvert son âme à des desseins dont il nous est aujourd’hui difficile d’apprécier l’étendue. Que Pausanias soit entré en relations avec Xerxès, nous ne nous permettrons pas d’en douter, puisque Thucydide l’atteste ; le souverain des Perses ne poussa probablement pas la crédulité jusqu’à s’imaginer que ce général coupable pût être de taille à lui livrer Sparte et la Grèce. Une armée mercenaire, comme celle du vieux Tilly ou de Wallenstein, appartient, à son chef ; les soldats de Platée et de Mycale n’avaient rien de commun avec les reîtres qui, au XVIIe siècle, désolèrent. L’Allemagne. Ils étaient de ce pays où l’on répondait à Miltiade ne réclamant pour pris de ses services qu’une couronne de laurier : « Quand vous aurez repoussé tout seul les barbares, vous aurez tout seul une couronne. » Chez les modernes même, plus justes envers le commandement, on ne cita qu’un général aux pieds duquel l’armée ait toujours été prête à se jeter avec ses trophées et avec sa gloire. « Prenez, lui disait-elle, car tout cela est à vous. » Mais ce général revenait d’Égypte et, il avait signé la paix de Campo-Formio. Dumouriez n’entraîna pas dans sa défection les soldats de Jemmapes ; les légions du Rhin virent avec indifférence l’éloignement de Moreau, avec indignation sa présence dans l’état-major d’Alexandre.

Pausanias n’eût pu espérer de succès qu’auprès des ilotes. Il songeait, dit-on, à les soulever, quand son complot fut dénoncé aux éphores. S’il était permis de se laisser guider dans la critique historique par la vraisemblance, on trouverait, je crois, plus d’une raison de mettre en doute la culpabilité du glorieux vainqueur de Platée. Pausanias semble avoir été immolé aux craintes qu’il avait fait naître, plutôt que condamné froidement sur des preuves juridiques. Sa propre mère, il est vrai, leva la première la main contre lui, mais les mères de Sparte n’étaient pas des mères.

Quant à Thémistocle, le bannissement dont les Athéniens le frappèrent fut une satisfaction donnée aux Lacédémoniens, qui ne se souciaient pas de rester les seuls à supporter le reproche d’avoir confié le commandement de leurs armées à un traître. Thémistocle comprit que l’exil ne suffirait pas à la haine de ses ennemis. On ne laisse pas vivre un homme de cette valeur, quand on l’a gratuitement outragé. Sentant derrière lui le souffle de la meute envieuse qui s’acharne toujours à la poursuite du courage malheureux, Thémistocle quitta brusquement Argos où il avait un instant songé à fixer sa retraite et passa dans l’île de Corcyre. Les Corcyréens avaient joué un singulier rôle pendant la guerre médique ; ils armaient leurs vaisseaux et les gardaient au port. La Grèce indignée voulait les punir ; Thémistocle intervint, et son éloquence réussit à détourner les Grecs d’impolitiques rigueurs. Il rendit ainsi un signalé service à sa patrie d’abord, aux Corcyréens ensuite. La pensée d’avoir à protéger l’illustre banni n’en épouvanta pas moins Corcyre. La reconnaissance devient importune quand elle est accompagnée de quelque péril. On se rappelle avec quelle dignité le roi Louis XVIII s’éloigna en 1796 de Vérone. Thémistocle ne mit pas moins de bonne grâce à soulager les Corcyréens du poids de son infortune. Traqué par les agens qui avaient promis sa mort à l’inimitié de Sparte, il traversa le territoire des Molosses, franchit les monts qui le séparaient de la mer Egée et alla s’embarquer à Pydna, au fond du golfe de Salonique. A qui pouvait-il dès lors recourir, si ce n’est au grand roi, dont une âme plus vulgaire aurait peut-être appréhendé la vengeance ? Thémistocle vint s’asseoir au foyer de Xerxès et mourut gouverneur de Magnésie.

Sévère jusqu’au bout envers Xerxès, l’histoire lui a reproché d’avoir fait succéder à une ambition sans limites un goût immodéré pour les plaisirs. Cette dernière allégation est probablement aussi fondée que l’autre. Que voulait-on que fît Xerxès après les revers qu’il venait de subir ? Qu’il recommençât ? C’est vraiment alors qu’il eût justifié les déclamations dont on s’est fait un jeu d’accabler sa mémoire. Xerxès, depuis son retour en Asie, paraît n’avoir eu d’autre pensée que de développer les ressources intérieures de son empire et d’accroître, à l’exemple de Sardanapale, le bien-être de ses sujets. Des villes nouvelles s’élevaient de tous côtés en Phrygie, quand la main impie d’Artaban vint, au grand détriment de la Perse, arrêter court cette œuvre de réparation en tranchant les jours du fils de Darius.

Thémistocle suivit de près son généreux protecteur dans la tombe. Le bruit courut en Grèce que Thémistocle s’était empoisonné, le jour où le successeur de Xerxès, Artaxerce Longue-Main, lui laissa entrevoir la pensée d’employer ses services contre une patrie ingrate. Cette version n’est garantie, je crois, par aucun document sérieux venu jusqu’à nous ; le fait qu’elle avance n’a cependant rien d’improbable. Se tourner contre la patrie était, à l’époque où vivait Thémistocle, plus qu’un crime : c’était un sacrilège. Nous avons assurément sur le devoir qui nous lie à la communauté dont nous faisons partie des notions plus étroites et plus exigeantes que n’en eurent les chevaliers des temps féodaux, le connétable de Bourbon, Condé, le prince Eugène, le pur et chevaleresque Turenne lui-même. Il n’en est pas moins permis de se demander si nous attachons bien à ce mot magique de patrie le sens religieux et profond qu’y ont attaché les anciens. Rien de plus simple, rien de plus habituel, au temps où nous vivons, que de placer une portion de sa fortune, souvent la majeure partie, à l’étranger ; de confier ainsi le gage de son bien-être, le pain de sa vieillesse, l’avenir de ses enfans, à l’ennemi qu’il faudra peut-être combattre demain. Les barrières qui séparaient autrefois les peuples tombent l’une après l’autre. La diversité des langues, l’intolérance religieuse, les lignes de douanes, les exploitations jalouses des monopoles commerciaux, les obstacles qu’opposaient aux communications les montagnes, les fleuves, les déserts, ont dans le court espace de quelques années cessé de partager les habitans de notre petite planète en fractions rivales et le plus souvent hostiles. A la famille avait depuis longtemps succédé la tribu ; les tribus, en s’agglomérant, formèrent des nations ; les nations, à leur tour, vont-elles faire place à la grande unité du genre humain ? Ne marchons pas si vite : nous aurons probablement, pendant de longs siècles encore, à nous grouper autour d’un symbole sacré pour, nous défendre des abus de la force et pour tenir, à distance l’oppression étrangère. Quelque affaibli que puisse être de nos jours l’empire de ce dogme qui fut, à vrai dire, toute la vie des sociétés antiques, on ne saurait néanmoins considérer l’amour de la patrie comme un devoir ordinaire. Si le patriotisme n’était qu’un juste retour des bienfaits reçus, qu’un dévoûment banal inspiré par la reconnaissance, en échange de la sécurité dont nous a, dès notre enfance, entourés la protection des lois, la cité qui nous ouvrirait ses portes, le champ qui nous céderait ses moissons, deviendraient trop aisément la patrie. Un instinct secret a toujours protesté, au fond de l’âme humaine, contre ces adoptions hâtives. La patrie et le foyer domestique sont deux choses très distinctes. Les cendres du foyer, le banni peut les emporter dans l’exil sans cesser de regretter sa proscription. La patrie serait-elle donc le souvenir des lieux où nous avons grandi, l’amer et doux souvenir d’Argos ? Pour notre génération nomade, le clocher du village a perdu depuis longtemps son prestige. Si la patrie n’est pas la cité, si elle n’est pas le foyer, si elle n’est pas même le lieu où nous avons vu le jour, elle sera peut-être le drapeau.

Rappelons-nous les acclamations qui saluèrent nos soldats quand, il y a vingt-deux ans, nous les vîmes rapporter de Crimée leurs aigles victorieuses, quand ils défilèrent sur la voie sacrée, avec leurs uniformes usés par le long siège et leurs pieds tout poudreux encore des déblais de l’interminable tranchée creusée, dix mois durant, sous la foudre et sous la mitraille. Le drapeau cependant n’est pas plus la patrie que ne le sont la cité, le lieu de naissance et le foyer. Le soldat mercenaire, qui n’a plus de patrie, n’en sait pas moins combattre et mourir pour le drapeau sous lequel il s’est rangé ; il connaîtra la joie de tous les triomphes, il portera le deuil de toutes les défaites qui viendront couronner ou affliger son étendard. L’amour de la patrie est un sentiment ; comme tous les sentimens, il est plus facile de l’éprouver que de le définir. Au temps de la guerre de cent ans, à une autre époque toute guerrière et infiniment plus rapprochée de nous, la définition se fût présentée d’elle-même à l’esprit. On eût dit, non sans quelque apparence déraison : l’amour de la patrie, c’est la haine de l’étranger. Aujourd’hui, il faut chercher autre chose. Les haines vivaces, telles que celles qui ont animé Jeanne d’Arc et Nelson, ne s’accumulent que lentement dans le cœur des peuples. Elles sont le produit de plusieurs siècles de luttes et de souffrances. La patrie, si j’essayais d’exprimer l’idée que, suivant moi, tout homme bien né aujourd’hui y attache, c’est l’histoire ! Le sentiment de la brièveté de la vie pèse à chaque instant sur nous. En rattachant le fil de notre existence à cette longue trame dont est faite l’histoire de notre pays, il semble que nous devenons éternels. Nous disparaissons, le fil reste et le tissu continue de s’accroître. Voilà pourquoi il est si malaisé d’absorber une nationalité fondée sur un long passé historique. L’empereur Napoléon Ier en a fait l’épreuve. Tous les efforts de son merveilleux génie, toutes les séductions de sa grâce suprême, sont venus se briser contre l’indomptable orgueil de cette vieille maison qui s’appelait l’Espagne. Ni la Hollande, ni le Portugal ne se sont montrés d’assimilation plus facile.

Le peuple de Charles-Quint, les descendans des comtes de Horn et des frères de Witt, ceux qui comptaient Vasco de Gama, Albuquerque et don Juan de Castro parmi leurs ancêtres, auraient-ils donc cessé de tenir leur place dans le vaste univers, si l’empire français les eût absorbés dans son sein ? Assurément non : il n’est pas un atome qui s’anéantisse en ce monde. L’anéantissement n’atteint pas plus un peuple qu’il n’atteint un individu, mais on peut dire avec assurance qu’un peuple meurt du jour qu’il subit cette transformation radicale dont le premier symptôme est incontestablement la lente dissolution de la forme que le corps social avait, à l’heure de son plein développement, revêtue. Chez tout ce qui respire, chez tout ce qui végète, l’énergie des forces vitales ne devrait s’user qu’à la longue. Ces déclins réguliers malheureusement sont rares. La fleur a le ver qui la tue, l’homme a ses passions qui le minent, les nations ont leurs compétitions intérieures qui les désagrègent. La gelée ne fait pas plus sûrement éclater la pierre. La guerre médique semblait avoir cimenté à jamais l’union de la race dorique et de la race ionienne ; les Grecs avaient une patrie, et cette patrie n’était ni Sparte, ni Corinthe, ni Athènes ; elle était le patrimoine commun de tous ceux qui avaient contribué à refouler le Perse en Asie. Les premiers démêlés qui portèrent atteinte à cette conviction salutaire préparèrent la guerre du Péloponèse, la pire des guerres, à coup sûr, puisqu’on peut la flétrir du nom de guerre civile. La patrie déchirée ne se releva pas de ce coup funeste, et, de chute en chute, les Grecs en arrivèrent, dans l’espace de deux siècles, à n’être plus bons qu’à divertir les Romains.


II

L’humeur intraitable de Pausanias avait dégoûté à jamais les alliés du commandement rigoureux d’un général Spartiate ; les Lacédémoniens, de leur côté, éprouvaient le désir de se débarrasser de la guerre médique. Le Péloponèse avait moins à craindre que l’Attaque et les îles un retour offensif du grand roi ; il était donc naturel que les Athéniens restassent chargés d’écarter par leur vigilance le danger qui les menaçait entre tous les Grecs. Les Athéniens ne pouvaient pourtant supporter à eux seuls les frais qu’allait entraîner la poursuite des hostilités. Un compromis intervint : il fut convenu que chaque ville contribuerait par un apport annuel de vaisseaux ou d’argent aux dépenses d’armement qui seraient jugées nécessaires. Cet apport prit le nom de phoros. Ce fut un tribut régulier que la flotte athénienne dut aller chaque année récolter d’île en île. Cette coutume s’est prolongée à travers les siècles, sous l’empire de Byzance, comme sous celui de Mahomet II. Il n’y a pas soixante ans qu’on eût pu voir les capitans-pachas parcourir ainsi, dès les premiers jours du printemps, les deux archipels des Cyclades et des Sporades pour exercer, à l’exemple des hellénotames, leurs fonctions de collecteurs de taxes. Fixé au début à 2 millions 1/2 de francs environ, le phoros fut d’abord déposé dans le temple de Délos. Les délégués des alliés s’assemblaient à des époques déterminées d’avance dans cette île, et y réglaient d’un commun accord l’emploi du subside. Ce contrôle dura peu. Le trésor de Délos ne tarda pas à être transporté dans Athènes, et la contribution volontaire devint un impôt que les Athéniens, plus impitoyables dans leurs exigences que ne l’eût probablement été Xerxès, continuèrent de percevoir avec une extrême rigueur. De tous les jougs qu’un peuple peut subir, le plus dur est, sans contredit, celui que parvient à lui imposer un autre peuple. La Nouvelle-Angleterre n’eût peut-être jamais songé à se révolter, si l’autorité du parlement ne se fût substituée dans les colonies britanniques au gouvernement direct de la couronne.

Les mécontentemens des alliés, traités par l’arrogance d’Athènes bien moins en égaux qu’en sujets, éclatèrent d’abord en murmures, puis bientôt en réclamations ; le jour vint où ils se manifestèrent par un refus absolu de paiement. C’était là qu’Athènes, déjà sûre de ses forces, tranquille et fière à l’abri de la haute enceinte qu’elle venait de relever, attendait les auxiliaires dont elle avait plus d’une fois gourmande la tiédeur. Quelle occasion meilleure d’asseoir solidement sa puissance ? La rébellion ouverte allait autoriser et, en quelque sorte, justifier l’exploitation sans merci. L’île de Naxos revendiqua la première son indépendance, et l’île de Naxos fut la première envahie et soumise. La plupart des îles de l’Archipel, successivement coupables du même déni de concours, éprouvèrent l’une après l’autre le même sort. La mollesse s’en mêla. Il parut doux à ces heureux Ioniens de ne pas quitter leurs foyers, d’échanger les périls du service militaire pour une redevance en argent. Bien peu d’îles continuèrent à fournir des vaisseaux ; presque toutes se rachetèrent de cette obligation par l’offre équivalente d’un subside. C’est ainsi que le phoros se trouva porté, en premier lieu, à 3,336,000 francs pour atteindre, en dernier ressort, au chiffre vraiment énorme à cette époque de 6,672,000 francs. La richesse est chose relative. Quand les revenus du royaume de France se montaient, sous François Ier, à 16 millions, la livre de pain bis se payait à peine 1 centime, elle en eût coûté 9 ou 10 à la veille de la révolution, 14 à la fin du règne du roi Louis Philippe. De plus érudits vous diraient ce qu’elle valait au temps de Périclès. On la peut évaluer, je crois, à 4 ou 5 centimes. Nous n’avons pas heureusement besoin de posséder à cet égard un renseignement précis, irréfutable, pour rester convaincus qu’au Ve siècle avant notre ère l’opulence d’Athènes ne connaissait pas de rivale en Europe. Aussi est-ce en Asie qu’on verra bientôt Sparte, oublieuse de la gloire des Thermopyles, de Platée, de Mycale, aller solliciter des secours. L’Asie puisait l’or à pleines mains dans ses fleuves, et il lui eût été facile de faire pencher la balance du côté qu’elle eût sincèrement favorisé, mais le grand roi ne se fiait qu’à demi aux Grecs. Il devait trouver plus de profit à entretenir leurs luttes intestines qu’à hâter le triomphe d’un de ses anciens adversaires. L’or perse n’en joua pas moins un grand rôle dans cette guerre où l’on en vint à se disputer les rameurs à prix d’argent. Il n’y a pas longues années que nos matelots n’étaient guère mieux rétribués que ceux de Lysandre ou d’Alcibiade. 27 francs par mois ! c’est à peine aujourd’hui la solde d’un novice ; sous la restauration, c’était presque la paie d’un gabier. Si le métier de rameur était dur, la profession, on en conviendra, devenait lucrative.

Les événemens exigent quelque temps pour mûrir ; il s’écoula près d’un demi-siècle entre la fin de la guerre médique et le commencement de la guerre du Péloponèse. Pausanias sacrifié, deux ans après la bataille de Platée, Thémistocle banni, cinq ans après la bataille de Salamine, il ne restait plus de chefs ayant figuré au premier rang dans la lutte mémorable qui rassembla, pour un suprême effort, la Grèce confédérée, que le fils de Lysimaque, Aristide. Si l’on peut adresser quelque reproche à la grande mémoire de ce juste, c’est un reproche qui lui sera commun avec plus d’un personnage soucieux de conserver l’affection populaire. Aristide, depuis son rappel de l’exil, ne fit plus ombrage à personne ; on serait tenté de croire qu’un premier bannissement l’avait rendu à l’excès circonspect. S’agissait-il de méconnaître les clauses d’un traité garanti par les plus horribles sermens ? « Détournez sur moi, Athéniens, disait Aristide, les peines que mériterait votre parjure. » — « Faut-il suivre l’avis des Samiens ? » lui demandait-on dans une occasion analogue. — « Cet avis, répondait le fils de Lysimaque, est injuste, mais il est utile. » — Est-ce là, de bonne foi, ce que le plus intègre des Grecs aurait dû répondre ? L’abbé Barthélémy pense que, dès cette époque, « l’ambition commença à corrompre la vertu même. » Je ne vois pas, pour ma part, dans Aristide un ambitieux ; il me plaît davantage et il est probablement plus juste d’imputer ses faiblesses au désir de ne pas perdre une seconde fois les sourires de la multitude. L’égalité parfaite était devenue, en dépit des lois de Solon, la loi fondamentale de la république athénienne. Il n’y était point de fonction qui ne fût accessible au moindre habitant de la cité. On n’en continuait pas moins de compter dans Athènes quatre classes de citoyens, — cinq, si l’on y veut comprendre les métèques, étrangers admis à la naturalisation. Les pentacosia-médimnes devaient posséder un revenu annuel de 500 mesures de froment ; les chevaliers en récoltaient 300 ; les zeugites ne pouvaient prétendre à ce titre qu’à la condition de produire au moins 150 mesures ; les thètes, véritables prolétaires, n’avaient à offrir à la patrie que leurs bras et n’en jouissaient pas moins, dans toute sa plénitude, du droit de suffrage. Attirés par l’appât d’une solde élevée, les zeugites et les thètes formaient généralement l’équipage des vaisseaux ; les pentacosia-médimnes et les chevaliers combattaient de préférence sur terre. Le service maritime a, de tout temps et en tout pays, été le lot des cadets de famille.

L’inégal partage des jouissances et des charges avait fini par diviser Athènes en deux factions. La démocratie athénienne était douce aux pauvres et aux humbles. Il n’était pas permis dans Athènes de frapper un esclave sur la voie publique. Ne pas le frapper, passe encore, mais lui permettre « de mener grand train, de vivre dans le luxe, de s’habiller comme un citoyen, » les disciples de Socrate ne laissaient pas de s’en étonner. « Un esclave, écrivait soixante ans après la mort de Périclès le célèbre auteur de la Retraite des dix mille, ne se dérange pas ici pour vous ! » Voilà ce qu’on n’eût jamais toléré à Sparte et ce qu’on ne devait pas voir à Rome. Cependant, comme il faut toujours à l’homme quelque victime, le peuple athénien prenait sa revanche sur tout ce qui était grand par l’esprit, par la naissance, par la richesse ou par le caractère. « Je pardonne au peuple, disait encore en ce temps-là Xénophon, son amour pour la démocratie. Rien de plus légitime et de plus naturel que de songer d’abord à son bien ; mais quand un homme qui n’est pas du peuple aime mieux vivre dans une démocratie que dans une oligarchie, c’est qu’il a des vues criminelles. » Le christianisme ne l’entend pas ainsi. Il permet sans doute « qu’on songe à son bien ; » il n’autorise pas ses fidèles à demeurer indifférens au bien des autres. Lorsqu’elle fait avec tant d’acharnement la guerre au christianisme la démocratie, à coup sûr, se trompe. Xénophon n’était pas chrétien ; il était philosophe, comme Tacite et comme Pline le Jeune. Qui a vu condamner Socrate ou proscrire Thraséas est, jusqu’à un certain point, excusable de faire un soupçonneux accueil à ce niveau aveugle sous lequel toutes les tiges, s’il ne leur convient de se voir fauchées, sont tenues de courber la tête. Il est vrai que, dans les occurrences graves, il se trouve toujours quelque tige rebelle qui s’insurge, quelque pousse vivace qui relève le front. Les démocraties et les oligarchies, les monarchies et les républiques se mettent alors d’accord pour se personnifier dans un homme ; dans Lincoln ou dans Henri VIII, dans Cromwell ou dans Périclès, dans Pitt ou dans Napoléon. Les diverses races répandues sur la surface du globe n’ont pas, je le confesserai volontiers, au même degré le goût de l’abdication ; toutes y arrivent, quand le péril devient vraiment pressant. Cette facilité universelle à s’absorber dans une individualité puissante n’empêche pas la lutte entre les principes contraires ; elle donne seulement à la compétition une forme mieux définie. Les dissensions dont furent agitées la société grecque et la société romaine ont un nom qui dit tout, quand nous les appelons la querelle de Sylla et de Marius ; nous en saisissons moins bien la cause et les effets lorsqu’il nous faut les démêler dans la rivalité de Sparte et d’Athènes. Néanmoins c’est toujours le même conflit, le conflit du parti populaire et de la faction oligarchique. « Ces calamités, disait avec raison Thucydide, se renouvelleront tant que la nature humaine n’aura pas changé. »

Dès l’année 470 avant Jésus-Christ, dix ans seulement après la fin de la guerre médique, la puissance maritime d’Athènes était fondée ; les capitulations de conscience d’Aristide y avaient bien eu quelque part. Après Aristide, un autre marin, favorable comme lui à la faction des riches, vint asseoir cette suprématie navale sur une base qu’on aurait pu croire indestructible. Au nombre des capitaines qui s’étaient distingués à la bataille de Salamine se trouvait Cimon, le fils de Miltiade. Issu de cette opulente maison où, depuis plusieurs générations, on courait à Olympie en chars à quatre chevaux, Cimon hérita de la haute influence qu’avait jadis exercée Thémistocle. Ce fut lui qui acheva la ruine de la marine phénicienne. Il prit, en un seul jour, aux Perses, sur les côtes de la Pamphylie, deux cents trières. Rentré dans Athènes avec les dépouilles de Chypre et de l’Asie, il y menait la vie libérale et fastueuse d’un grand citoyen. Le peuple entier avait part à ses largesses et jamais André Doria, aux jours de sa splendeur, ne reçut dans Gênes plus d’hommages. Il fallait une leçon à cette bienfaisante fortune ; cinq ans d’exil se chargèrent de la lui donner. Cimon ne fut rappelé dans sa patrie que lorsqu’un revirement soudain de l’opinion y eut fait prévaloir la politique qui cherchait dans l’alliance de Sparte un point d’appui pour la faction des riches. Les deux gouvernemens ombrageux et rivaux déposèrent un instant leurs inimitiés et l’indépendance des villes de l’Ionie fut le fruit de cette union passagère. Inquiet des progrès de Cimon dans les eaux de la Cilicie, le fils de Xerxès abandonna par un traité solennel les droits qu’il s’était jusqu’alors arrogés sur les colonies de la Grèce en Asie.

Cimon mourut à Chypre pendant le cours d’une dernière expédition. Sa mort laissait la place libre à Périclès, qui lui avait jusqu’alors disputé, avec des phases diverses, le pouvoir. La multitude a ses caprices ; si volage qu’elle soit, elle n’en peut pas moins rencontrer un maître. Seulement il faut que ce maître soit constamment heureux et constamment adroit. Périclès jouit, pendant près de trente ans, de ce double privilège. Avant d’être homme d’état, on devait, dans la république athénienne, être marin. Athènes eût dédaigné un chef qui n’eût point été en mesure de commander ses flottes. Orateurs, philosophes, citoyens, tous, dans la cité de Minerve, apprenaient, dès l’enfance, à manier l’aviron ; la plupart étaient de force à remplir les fonctions de pilote. Fils de marin, — Xantippe, son père, commandait la flotte athénienne au combat de Mycale, — Périclès paraît avoir été lui-même un homme de mer consommé. Il conquit l’Eubée, établit la démocratie à Samos et soumit Mégare. La prospérité de la république ne fut pas uniquement son ouvrage ; il en doit partager l’honneur avec Thémistocle, avec Aristide et avec Cimon ; mais, si le fils de Xantippe n’eût point su caresser avec tant d’adresse le lion populaire, flatter dans la multitude les nobles penchans, éveiller dans toute âme l’amour de la gloire, l’orgueil de la cité, les chefs-d’œuvre de l’art n’auraient jamais rempli la ville de Minerve, et on ne dirait point aujourd’hui, pour caractériser une des plus grandes époques de l’esprit humain : le siècle de Périclès.

Nous tenons de Périclès lui-même l’exposé minutieux de la puissance financière dont son administration sage et prévoyante avait réussi à doter la république. C’est par cet exposé qu’il décida, quatre ans avant sa mort, les Athéniens à braver les menaces de la Grèce conjurée. Le trésor déposé dans l’Acropole avait renfermé un instant 54 millions de francs. Périclès sut faire comprendre au peuple qu’il y avait excès de précaution à garder inactive une pareille réserve. 20 millions furent employés à donner aux dieux un asile digne des dieux d’Athènes, au peuple athénien les monumens publics dont peut difficilement se passer un peuple habitué à traiter les affaires de l’état en plein air. Les intérêts de la marine ne furent pas oubliés, car la marine n’était pas seulement la grandeur, elle était la sécurité d’Athènes. Trois cents trières, prêtes à prendre la mer, remplirent bientôt les ports de la république. Une galère de vingt-cinq bancs coûtait au roi de France, en 1689, 14,000 livres sans ses agrès, 23,000 quand elle était complètement équipée[2]. La flotte athénienne ne pouvait, suivant mes calculs, représenter une valeur moindre de 4 ou 5 millions de francs. On avait garanti cette flotte et la ville de toute attaque venant du continent. 48 kilomètres de murailles, épaisses à y faire passer deux chars de front, hautes de 56 pieds, enveloppaient Athènes, Phalère, Munychie, le Pirée. Il fallait seize mille hommes pour les garder ; grâce à ces enceintes, Athènes était devenu une île ; on ne pouvait l’assaillir que par la mer, et la mer était athénienne. Pas plus sous Périclès que sous Agamemnon les villes fortifiées n’avaient à redouter une attaque de vive force. On pouvait bien battre le pied des murs à coups de bélier, cerner la place assiégée par des retranchemens, élever en face des tours et des courtines la terrasse, ce fameux cavalier de terre qu’ont tant de fois édifié les Romains et que les Turcs, flegmatiques gardiens du passé, construisaient encore il y a deux siècles ; du haut de la terrasse lancer à niveau des parapets les traits et les javelines sur l’ennemi ; les sièges n’en duraient pas moins dix ans, et les villes ne capitulaient, quand elles n’étaient pas livrées, que devant la famine. Athènes et le Pirée étaient donc considérés à bon droit comme inexpugnables.

Aux ressources que gardait le trésor de l’Acropole, la république eût ajouté sans peine 2 millions 780,000 francs résultant des offrandes privées, des dépouilles des Mèdes, des vases sacrés affectés aux cérémonies et aux jeux. Elle pouvait emprunter en outre près de 3 millions aux temples et aux draperies d’or dont on avait paré la statue de Minerve. Le fonds de réserve, le trésor de guerre, si nous l’appelons du nom qu’on lui donnerait aujourd’hui, se serait trouvé de cette façon reporté au chiffre de 40 millions de francs. Le revenu annuel dépassait 3 millions.

La république n’eût pas osé prétendre sur la terre ferme à la suprématie que lui assurait sa flotte partout où les vents consentaient à la conduire. Athènes avait cependant rassemblé plus d’une fois et dans un bref délai treize mille hoplites, douze cents cavaliers et seize cents archers. L’hoplite, c’était le sergent d’armes du moyen âge. Une armée de treize mille hoplites supposait une suite au moins égale en nombre de valets. On voit que Périclès, tout en s’occupant fort d’encourager les poètes, les sculpteurs et les peintres, s’était bien gardé de négliger la défense du pays. Si, comme Louis XIV, il aima trop « la guerre et le bâtiment, » il ne laissa du moins rien bâtir qui ne fût un modèle pour les siècles futurs et il déploya dans la conduite de la guerre une perspicacité qui n’eut d’égale que son indomptable persévérance. Tenir son pouvoir de liens si précaires, se voir obligé de le raffermir chaque jour par la persuasion, et accomplir, par l’effort de son seul génie, de telles choses, ce sont assurément des titres à prendre rang à côté des plus grands monarques.


III

Xénophon prétendait que les factions auraient eu moins d’empire dans la république athénienne si les Athéniens avaient habité une île. Les raisons qu’il en donne, — nous jugeons superflu de les reproduire, — ne sembleraient peut-être pas sans réplique. Il est certain que les Corcyréens avaient l’avantage qui manquait aux citoyens d’Athènes et que Corcyre devait encourir la juste accusation d’avoir, la première, donné à la Grèce l’odieux spectacle des séditions et des massacres populaires. Rien ne sert d’être entouré d’eau quand on a au fond du cœur les passions de la guerre civile ; l’exemple du régicide n’est pas venu d’une terre continentale. Ces mêmes Corcyréens qui, au dire de leurs ennemis, « n’avaient jamais voulu d’alliés, afin de n’avoir pas de témoins de leurs iniquités, » trouvèrent moyen un beau jour, en l’an 436 avant la naissance de Jésus-Christ, de mettre, par leur politique inconsidérée, le feu à la Grèce. Corcyre était une colonie de Corinthe ; Épidamne, — aujourd’hui Durazzo, sur l’Adriatique, — était une colonie de Corcyre. De cet enchevêtrement naquirent, quarante-trois ans après la bataille de Platée, des prétentions rivales et finalement la guerre entre Corcyre et Corinthe. Il y avait alors en Grèce trois grandes marines : la marine d’Athènes, celle de Corcyre et celle de Corinthe. Les Corcyréens possédaient cent vingt trières ; ils en armèrent quatre-vingts et ouvrirent les hostilités. Les Corinthiens leur opposèrent soixante-quinze vaisseaux et deux mille hoplites. Le combat s’engagea devant Actium, à l’entrée du golfe d’Ambracie, lieu singulièrement propice aux batailles navales, car à toutes les époques de l’histoire des flottes s’y sont rencontrées. Corcyre remporta une victoire complète ; pendant deux années entières elle resta maîtresse de la mer dans ces parages. Les Corinthiens toutefois n’avaient pas perdu tout espoir de revanche. Ils construisirent des vaisseaux et rassemblèrent à prix d’argent des rameurs qu’ils firent venir de tous les points de la Grèce. Ils se trouvèrent ainsi en mesure de cingler vers Corcyre avec cent-cinquante vaisseaux. On avait déjà vu sur mer des Grecs opposés à des Grecs, — les Éginètes entre autres pleuraient leur marine anéantie par les Athéniens, — à aucune époque on ne vit, dans ces luttes regrettables, un pareil déploiement de forces. Le sort, cette fois, se prononça en faveur des Corinthiens. Les vainqueurs ne s’arrêtèrent pas « à remorquer, suivant la coutume, les coques des vaisseaux submergés. » Ce n’était pas de trophées qu’ils étaient avides, c’était de carnage et de vengeance. Leurs trières parcouraient en tous sens la mer couverte au loin de débris et de naufragés. Tout ce qui se montrait à la surface était achevé sans pitié ; plus d’un Corinthien reçut la mort de la main de ses compatriotes. La flotte de Corinthe avait quitté la côte avec trois jours de vivres, elle ne pouvait songer à poursuivre son triomphe avant d’avoir touché barres au continent voisin pour y remplacer les provisions consommées. Un autre soin plus exigeant encore l’eût d’ailleurs retenue. Il lui fallait ensevelir ses morts. Nul devoir ne s’imposait alors plus impérieusement au général victorieux ; c’eût été jouer sa vie que de se laisser entraîner par l’ivresse du succès à le méconnaître. Tous ces délais donnèrent aux Athéniens le temps d’accourir au secours de Corcyre, car c’était en faveur de Corcyre que le peuple d’Athènes, sollicité par les deux partis, avait jugé à propos de se prononcer. Les Corinthiens venaient d’entonner le péan pour l’attaque quand tout à coup ils se mirent à voguer en arrière. Les Corcyréens se demandaient en vain ce que pouvait signifier cette étrange manœuvre. Ils se l’expliquèrent quand ils eurent découvert à leur tour vingt vaisseaux athéniens qui se dirigeaient de toute leur vitesse vers le champ de bataille. Bien que cette intervention n’eût guère eu pour effet que de séparer les combattans, Sparte ne pardonna pas à la grande cité, dont la prospérité excitait depuis longtemps son envie, d’avoir, sans la consulter, assumé le rôle d’arbitre dans une querelle qui intéressait la Grèce tout entière. Les esprits s’aigrirent, les pourparlers engagés s’envenimèrent, et bientôt il fut évident qu’un conflit général allait mettre aux prises, d’un côté l’Attique et les îles, de l’autre Lacédémone et le reste de la Grèce.

Le conflit cependant était si grave que l’explosion eût pu se faire attendre longtemps encore, si les Athéniens, impatiens de prendre leurs sûretés, ne fussent venus, par un excès de précaution, redoubler les alarmes des Péloponésiens. Le golfe de Salonique est séparé du golfe de Cassandre par l’isthme de Pallène. A toutes les époques, cette position a été jugée importante. Elle était, au Ve siècle avant notre ère, occupée par la ville de Potidée, colonie corinthienne, mais colonie passée, par suite des obligations contractées après la guerre médique, sous le joug impérieux d’Athènes. Les Athéniens voulurent mettre Potidée à la merci de leur flotte pour la mieux retenir dans leur alliance. Ils exigèrent la démolition des murailles qui protégeaient la ville du côté de la mer. Les Potidéens se réclamèrent sur-le-champ de Corinthe, et Corinthe leur envoya seize cents hoplites. À cette défection, qui pouvait être d’un si fâcheux exemple, les Athéniens répondirent par l’investissement de Potidée. Ce fut le coup de canon de Sinope, ce coup de canon de 1854, qui fit évanouir en un clin d’œil les derniers scrupules de la Grande-Bretagne. Des Doriens assiégés par des Ioniens ! C’était tout le contraire qu’on voyait autrefois. La race dorienne était-elle donc si dégénérée ? Où s’arrêterait Athènes dans ses empiétemens ? Il n’était que temps de songer à sauver la liberté de la Grèce. S’attaquer à la puissance d’Athènes n’était pas cependant une mince affaire. Les Lacédémoniens ne possédaient pas de trésor public ; les Péloponésiens, à l’exception de Corinthe adonnée au commerce, vivaient de la culture de leur territoire. On avait, il est vrai, la ressource de s’emparer des fonds déposés à Delphes et à Olympie, mais ces fonds, il faudrait tôt ou tard les restituer. Un secret espoir qu’on n’avouait qu’à demi laissait entrevoir la possibilité d’obtenir les secours du grand roi. Cet espoir seul était un aveu d’impuissance et une honte indélébile pour le Péloponèse. En temps de guerre civile, on n’y regarde pas de si près ; la ligue s’adresse à l’Espagne, Henri IV à Elisabeth. Avec l’or d’Artaxerce on enlèverait aux Athéniens une partie de leurs rameurs, on ferait venir des vaisseaux d’Italie et de Sicile, on en construirait dans les ports de la Laconie ; les alliés se trouveraient ainsi en état de soutenir une guerre maritime. C’était chose nouvelle pour les Spartiates, peu habitués à s’éloigner de leurs foyers et dont toute l’ambition avait jusqu’alors consisté à opprimer leurs voisins. On comprend donc les hésitations qui devaient arrêter les vaillans hoplites convoqués dans les champs de Sparte par les éphores. L’éloquence des députés de Corinthe ne parvint pas sans peine à leur arracher une détermination dont ils mesuraient les conséquences avec une inquiétude qui ne fut que trop justifiée.

Le vrai courage ne se lance pas à la légère dans les aventures. « Ce n’est pas sur les fautes présumées de l’ennemi qu’il fonde ses espérances ; » il délibère avec calme parce qu’il se propose, le moment venu, d’agir avec vigueur. Plus un général montrera de mesure dans les conseils, plus on pourra compter sur son énergie pour exécuter ce qui aura été résolu. Il se rencontre par malheur en tous pays, nous apprend Thucydide, une jeunesse ardente d’autant plus portée à essayer de la guerre que son inexpérience lui en laisse ignorer les périls. « Ce n’est pas la coalition de 93 que nous aurons à combattre, écrivait en 1840 le roi Louis-Philippe, ce sera la coalition de 1813. » Qui ne traitait alors ces appréhensions si sages de craintes pusillanimes ? Qui n’a reproché à l’empereur Napoléon III de s’être arrêté en 1859 devant le quadrilatère autrichien et devant les menaces de plus en plus accentuées de l’Europe ? Laissez donc l’action aux jeunes gens, le conseil aux vieillards ; c’est ainsi que Rome a conquis le monde. A Sparte comme à Rome, on faisait profession d’honorer la vieillesse ; je doute qu’en cette circonstance on ait tenu un compte suffisant de son avis.

La guerre fut votée à Lacédémone par acclamation. On la vota, s’il est permis d’emprunter à nos habitudes parlementaires leur langage, au scrutin de division. Ceux qui jugèrent que la paix était rompue passèrent d’un côté, ceux qui voulurent exprimer l’opinion contraire se portèrent du côté opposé. Les alliés convoqués ratifièrent la décision de Sparte. Cédant à un entraînement funeste, conduite par d’impétueux conseils, contre lesquels il eût été inutile et peut-être imprudent de vouloir réagir, la Grèce, au printemps de l’année 432 avant notre ère, se trouva tout à coup partagée en deux camps ennemis. Les Argiens et les Achéens gardaient seuls une neutralité attentive. Du côté des Lacédémoniens figuraient tous les peuples du Péloponèse, les Mégariens, les Phocéens, les Locriens, les Béotiens, les habitans d’Ambracie, de Leucade et d’Anactorium, aujourd’hui Vonitza. Athènes avait pour elle Chio, Lesbos, Platée, Naupacte, l’Acarnanie, Corcyre, Zacinthe, la Carie maritime, l’Ionie, l’Hellespont, la presqu’île de Thrace, les Cyclades, à l’exception de Milo et de Santorin.

Il ne restait plus qu’à poser aux Athéniens un ultimatum. Les alliés demandaient la levée immédiate du siège de Potidée ; ils exigeaient en outre qu’Athènes rendît l’indépendance à Egine et rapportât le décret qui interdisait aux citoyens de Mégare, avec l’accès des marchés de l’Attique, celui des ports soumis à la domination athénienne. Ces propositions hautaines furent rejetées, et elles devaient l’être. « Si nous cédons cette fois, avait dit Périclès aux Athéniens convoqués pour en délibérer, nous n’éviterons pas pour cela les calamités de la guerre ; notre faiblesse n’aura fait qu’encourager de nouvelles injonctions. Examinez bien aujourd’hui ce que vous voulez résoudre. Il ne faut pas qu’un jour, portant vos regards en arrière, vous éprouviez le regret d’avoir renoncé à la paix pour un motif futile. »

L’isthme de Corinthe était le rendez-vous assigné aux alliés de Sparte. Investi du commandement militaire, de concert avec neuf autres généraux, Périclès pressentit la prochaine invasion de l’Attique et ne s’en effraya pas. Il conseilla aux Athéniens de livrer leurs campagnes aux ravages de l’ennemi, de se renfermer dans l’enceinte fortifiée d’Athènes et de placer leur espoir dans les trois cents trières rassemblées au Pirée. Maîtresse de la mer, cette flotte serait le gage de la fidélité des alliés de la république. Tant qu’Athènes aurait des alliés fidèles, l’argent ne lui manquerait pas pour solder les dépenses de la guerre. Les Athéniens, nous l’avons déjà dit, pouvaient mettre en campagne treize mille hoplites. Ce n’était pas assez pour affronter les Péloponésiens en plaine, c’était plus que suffisant pour les braver dans les eaux de l’Archipel, car, remarquons-le bien, la tactique navale est à la veille d’éclore, non pas avec les combinaisons chimériques et compliquées que trop souvent on lui prête, mais avec les lignes régulières sur la solidité desquelles elle a le droit de compter, avec les mouvemens prévus à l’avance qui peuvent donner à une flotte le commandement sur la flotte ennemie. Les combats corps à corps ne seront dans la guerre du Péloponèse que l’exception ; les combats de choc, conduits avec ensemble, laisseront la victoire aux mains du parti qui aura eu le moins de vaisseaux fracassés. Au début de la plupart des guerres, les adversaires font généralement preuve d’une certaine gaucherie. Le plan manque de part et d’autre on se borne à se molester. Les Péloponésiens, au printemps de l’année 431, fondirent sur l’Attique et vinrent ravager la campagne d’Athènes ; les Athéniens envoyèrent cent vaisseaux dévaster les côtes du Péloponèse. L’année suivante, les mêmes opérations se renouvellent ; le génie de Périclès ici se montre. Quatre mille hoplites ne lui suffisent pas pour assurer le succès des descentes qu’il médite ; il lui faut aussi trois cents cavaliers. Périclès les fait embarquer sur de vieux navires de combat convertis en transports. C’étaient les premiers navires-écuries qu’on eût vus en Grèce[3]. Les territoires d’Épidaure, de Trézène, d’Halia, d’Hermione, toute la côte orientale du Péloponèse, sont mis à sac ; l’Attique, évacuée par les Péloponésiens, est amplement vengée. La peste qui désole Athènes n’a malheureusement pas épargné la flotte. Les Péloponésiens ont fait leur expédition de la Dobrutcha ; ils se retirent épouvantés devant le fléau ; les Athéniens ramènent au Pirée leurs vaisseaux aussi décimés que le fut, en 1854, la flotte de Baltchik.

J’ai déjà signalé l’impuissance de la marine contre une nation qui vit de son sol et non de son commerce, quand l’action de la flotte se trouve strictement limitée à l’occupation de la mer. Les deux campagnes des cent vaisseaux expédiés par Périclès autour du Péloponèse, — Corcyre avait joint à cette flotte athénienne cinquante navires, — nous démontrent en outre la stérilité des descentes opérées avec des forces insuffisantes pour tenir la campagne. Les Péloponésiens ravageaient l’Attique, les Athéniens saccageaient les côtes du Péloponèse ; inutiles dégâts qui ne faisaient qu’irriter les deux belligérans et ne conduisaient pas au grand but de la guerre : à la paix. Lorsqu’une flotte se proposera de débarquer une armée survie territoire ennemi, il faudra qu’elle la débarque assez nombreuse, assez complète dans toutes ses parties, pour que cette armée, séparée des vaisseaux qui l’auront jetée sur la plage, puisse aller se pourvoir au loin, et se pourvoir surtout sans délai, des ressources dont tout corps d’invasion, quelque soin qu’on apporte à le bien munir, ne saurait cependant se passer. Les Athéniens n’avaient pas le projet de marcher sur Sparte ; ils auraient voulu du moins s’emparer d’une base d’opérations sur le littoral. Ils attaquèrent successivement Modon et Epidaure ; dans ces deux tentatives, qui ne semblaient pas exiger un grand déploiement de forces, ils échouèrent. Les machines de guerre qu’aurait pu, à la rigueur, transporter leur flotte, n’eussent pas, à elles seules, résolu la question, car il n’existait pas, à cette époque, de machines capables de brusquer la prise de la moindre enceinte. L’artillerie a plus d’efficacité, et ce ne seront pas les pièces de siège qui manqueront aujourd’hui à une armée débarquée, si cette armée a seulement le moyen de les traîner. Là, par malheur, gît la difficulté. Les attelages se dérobent devant des troupes qui ne sont pas état de livrer bataille en rase campagne, de marcher et de demeurer, par un premier avantage, maîtresses du pays. Et comment oser sortir de ses retranchemens, si l’on n’a ni artillerie attelée, ni équipages de train, ni cavalerie ! Le premier consul avait prévu toutes ces nécessités ; ce sera toujours son incomparable génie qu’il faudra consulter quand on voudra combiner les opérations d’une armée et d’une flotte. Les archives de Boulogne resteront longtemps encore la loi vivante de semblables projets. Ajoutons cependant que bien des détails se sont simplifiés depuis 1804. Je ne veux pas seulement parler ici de l’appareil de propulsion ; j’ai surtout en vue le perfectionnement graduel des armes de guerre. Le canon à main, le vieux canon du moyen âge, ce premier-né des tubes chargés de poudre, que les Chinois braquaient encore, il y a vingt ans, sur l’épaule de leurs coulies, pourra fort bien, dans un avenir qui n’est peut-être pas très éloigné, suppléer dans une certaine mesure l’artillerie attelée. N’anticipons pas trop néanmoins sur le temps présent ! Si jamais on construit en France une flottille, il sera sage, avant de se demander combien on pourra transporter de soldats, de s’inquiéter du transport et du débarquement cent fois plus difficiles des chevaux. Indispensables et gênans auxiliaires qu’on doit conduire par la bride au rivage, qui se défendent si on ne leur offre une rampe douce pour descendre du chaland et qui s’obstinent à nager au large quand on prend le parti de les jeter à la mer ! J’ai eu ma part au débarquement d’Old-Fort ; j’ai présidé à celui de Kertch et à celui de Kinburn ; j’ai fait transporter des escadrons entiers de l’île de Sacrifîcios à Vera-Cruz. Il m’est resté de ces opérations une rancune invincible contre les animaux les plus nerveux et les plus maladroits de la création. C’est par leur faute, uniquement par leur faute que nous avons engravé et perdu tant de chalands. La mer était belle, la journée singulièrement propice. A dix heures du matin la brise du large s’élevait, la brise des jours d’été, tiède et caressante. C’en était assez pour border la rive d’une légère frange d’écume. Impossible de mettre, à partir de ce moment, un cheval à terre.

Le débarquement se trouvait suspendu. Les officiers erraient impatiens sur la plage, s’en prenant parfois à la marine, qui n’y pouvait rien. On faisait un effort, et le chaland allait tout simplement s’emplir d’eau et de sable jusqu’au bord. Nous opérions dans des parages d’une clémence inouïe ; qu’eût-ce été s’il eût fallu agir dans la Manche ou dans la mer du Nord ? Qu’il nous soit donc permis d’insister encore une fois sur ce point. Nous ne possédons pas le moyen de débarquer des chevaux. Les chalands ne peuvent se coller que sur les flancs des plus gros navires et, quand on s’est donné l’embarras de les emmener sur les lieux, on est tout étonné de s’apercevoir qu’on n’en peut pas faire usage. Qu’est donc devenue la péniche de Boulogne ? Le premier consul ne la destinait qu’à porter au rivage ses soldats ; j’aurais quelque idée de lui confier, en la perfectionnant, nos chevaux. Le temps ne nous manque pas pour étudier ce problème, car, grâce à Dieu, on n’entend gronder, que je sache, nul orage. Nous pouvons donc tout mener de front à loisir : la construction de la flotte sans laquelle la flottille ne pourrait sortir du port, l’étude de la flottille, seul moyen de mettre l’armée de mer en mouvement. Quand nous aurons tout cela, je serai encore d’avis, si la chose est honorablement possible, de suivre le conseil de Cinéas et de rester chez nous. Pour récompenser notre sagesse, l’équité de l’Europe nous viendra peut-être en aide.

Ah ! si la guerre n’était que le champ de bataille, on pourrait s’y engager sans tant de réflexions ; mais la guerre a toujours son terrible cortège, même quand elle est heureuse. Le moindre des maux qu’elle traîne presque invariablement après elle, c’est la peste. Quand le fléau, apporté d’Ethiopie, eut gagné du Pirée la ville haute, quand la contagion eut rendu la compassion envers les malades et la piété envers les morts périlleuses, quand on vit des milliers de malheureux se rouler dans les rues autour des fontaines, sans secours, sans amis, tordus par la douleur, dévorés par la soif, quand les temples, asiles de toute cette foule qui avait, sur l’ordre de Périclès, abandonné le toit paternel, regorgèrent de cadavres privés de sépulture, Athènes perdit courage, et, dans l’excès de son désespoir, chercha autour d’elle une victime. Qui pouvait-on rendre responsable de ces maux, sinon l’homme qui par son influence avait décidé le peuple à relever fièrement le défi que lui jetait le Péloponèse ? Périclès fut traduit devant l’opinion publique par Cléon. Voilà les épreuves où se font reconnaître les grands hommes. Le marin le plus médiocre peut se croire et se dire habile pilote quand ne souffle pas la tempête. Périclès parut sans pâlir devant le redoutable tribunal. Il ne s’abaissa pas aux prières ; il ne porta pas non plus avec arrogance le deuil de la cité. Son langage fut empreint de la noble énergie qu’inspirent aux véritables patriotes le culte du devoir et la foi dans une autre existence. Les sacrifices étaient douloureux, on les devait supporter, sans murmure et sans abattement, pour la grandeur d’Athènes. « Après avoir suivi mes avis dans la prospérité, dit le fils de Xantippe aux Athéniens, vous vous repentez dans la souffrance. Je m’y attendais, et votre colère ne me surprend pas. Vous avais-je dissimulé les épreuves que vous auriez à subir ? Le seul mal qui ait dépassé notre attente, c’est la peste, et ce fléau ne nous est venu que du courroux des dieux. Je vous avais dit qu’avec les ressources de votre marine, il n’était personne, peuple ou roi, qui pût arrêter l’essor de votre flotte. Vous ai-je trompé ? »

Il fallait que l’affection du peuple pour ce séduisant favori fût bien grande ou que l’éloquence de Périclès fût bien persuasive pour qu’on se soit contenté de le condamner à une amende de 331,000 francs ; la colère d’un peuple ne s’apaise pas généralement à si peu de frais. Périclès était nécessaire ; les Athéniens eurent le bonheur et le mérite de le comprendre. Ils l’avaient à peine frappé qu’ils le réélurent général et remirent entre ses mains, comme par le passé, les intérêts de la république. Quand il faut subir le gouvernement de la multitude, c’est encore quelque chose que cette multitude soit intelligente. On ne court pas au moins le risque d’être bêtement écrasé par un pied lourd et brutal.

Les Lacédémoniens faisaient une guerre atroce. Irrités de leur infériorité maritime, ils arrêtaient tous les navires, neutres ou alliés d’Athènes, qui passaient à portée de leurs côtes et ils en massacraient sans pitié les équipages. Les Athéniens se crurent en droit d’user de représailles. Ils se firent livrer par les Thraces deux ambassadeurs que Lacédémone voulait faire passer en Asie, Le jour même où ces ambassadeurs entrèrent dans Athènes fut le jour de leur exécution. Sans les juger, sans vouloir les entendre, on les jeta dans un gouffre immonde, réservé comme lieu de sépulture aux pires malfaiteurs. Après cet acte de violence sans exemple dans les fastes d’un peuple qui n’était pas généralement cruel, il ne pouvait plus être question d’adresser à Sparte des ouvertures de paix, comme on en avait eu un instant l’idée dans les heures de détresse. Il ne restait plus qu’à poursuivre, avec un redoublement de vigueur, les opérations engagées. La plus sérieuse de ces opérations était sans contredit le siège de Potidée. Les Péloponésiens s’étaient imaginé qu’il leur suffirait de ravager l’Attique pour obliger les Athéniens à rappeler leurs troupes et à évacuer l’isthme de Pallène. Cet espoir fut déçu ; les troupes athéniennes demeurèrent impassibles, tant était grand l’ascendant que Périclès avait su conquérir sur ses concitoyens. L’hiver même ne fit pas abandonner aux hoplites ces rivages glacés. Après deux ans de siège, Potidée, perdant tout espoir d’être secourue, prit le parti de céder à la faim. Elle capitula.

Périclès ne survécut que quelques mois à cet important triomphe. A l’âge de soixante-cinq ans, deux ans et six mois après l’ouverture des hostilités, en l’année 429 avant notre ère, il descendit dans la tombe, plus heureux que ne le sont d’habitude les chefs populaires, avec toute sa renommée et avec toute sa gloire. Il avait prédit aux Athéniens que, « s’ils se contentaient de repousser les hostilités dirigées contre eux par une coalition injuste, s’ils s’appliquaient uniquement à maintenir leur suprématie maritime, sans chercher dans la guerre l’occasion d’étendre leur domination, ils sortiraient victorieux de la lutte. » La première phase de la guerre du Péloponèse justifia ses prévisions. Le prestige de Sparte en reçut une notable atteinte. Périclès était mort quand les alliés d’Athènes commencèrent à se détacher de la république ; on avait oublié ses conseils quand on décida l’expédition de Sicile. « Tant qu’il vécut le gouvernement ne fut démocratique que de nom ; le pouvoir était en réalité dans ses mains. » Pour être un gouvernement de persuasion, ce genre de gouvernement, lorsqu’il est exercé par un Lincoln ou par un Périclès, n’en a pas moins toute la force et toutes les qualités du gouvernement absolu. Mais a-t-on vu le ciel, en ses heures de clémence, départir aux peuples livrés à eux-mêmes beaucoup de ces favoris généreux qui savent « résister au besoin, résister avec autorité et même avec colère, modérer dans la prospérité une insolente confiance, relever dans l’adversité les courages abattus ? » Les Périclès sont presque aussi rares que les Napoléon. Joindre la sagesse à un ardent amour de la gloire, « mettre au déclin de l’âge sa plus grande jouissance à mériter le respect, » ce n’est pas le rôle d’un ambitieux. Ce n’est pas davantage le rôle d’un philosophe. Pour y aspirer, il faut avant tout aimer sa patrie, l’aimer d’un amour jaloux et croire sa grandeur aussi nécessaire que la lumière du soleil à l’existence du monde. Platon s’abstint soigneusement, malgré le crédit incontestable dont il eût pu jouir, de prendre part aux affaires publiques. C’était sans doute montrer une humeur bien morose que d’oser prétendre « que les Athéniens ne pouvaient plus être conduits au bien par la persuasion ou par la force. » Voltaire, à sa place, eût été sans doute plus indulgent ; on ne l’aurait pas vu cependant gravir les degrés du Pnyx. Le Pnyx, avec sa tribune aux harangues, c’était la roche Tarpéienne d’Athènes.


IV

La guerre du Péloponèsene présente pas l’unité majestueuse de la guerre médique. Elle émeut moins ; ce n’est pas une épopée ; elle instruit peut-être davantage. C’est elle qui nous fera connaître la tactique navale des Grecs. Les combats des Corinthiens et des Corcyréens n’avaient été, comme la bataille de Salamine, que des mêlées, un grand fracas de rames et de coques. Là où l’embolon, — le rostrum des Romains, l’éperon de l’amiral Labrousse, n’avait pas joué son rôle — si tant est qu’à cette époque l’embolon fût déjà inventé, — on avait combattu brutalement, sans art, sans manœuvres, à la façon antique. « Les tillacs étaient couverts d’hoplites, d’archers, de gens de trait. On s’était accroché et on avait lutté de pied ferme, pendant que les vaisseaux restaient immobiles. » Avec la guerre du Péloponèse, nous allons voir apparaître tout un ordre de combinaisons qui rappelle à s’y méprendre nos évolutions actuelles. Une escadre cuirassée s’efforcera généralement « de gagner sur l’ennemi la position de chasseur et de lui imposer la position de chassé. » Elle aura pour objet de se présenter de pointe à des navires qui ne pourront plus essayer de reprendre une situation offensive sans courir le risque de se découvrir et de prêter par la moindre embardée le flanc à l’attaque. Ce procédé de combat, les trières d’Athènes l’ont inauguré, 429 ans avant notre ère, dans la baie de Patras. L’évolution comprenait alors, tout comme aujourd’hui, deux temps très distincts : On traversait d’abord la ligne de son adversaire ; on se retournait ensuite brusquement, par un mouvement d’ensemble, tenant ainsi la flotte qu’on avait percée et deux fois surprise à demi vaincue sous son éperon. Au temps de la marine à voiles, les Suffren, les Howe, les Rodney, les Nelson, ont opéré d’une façon différente. Ils n’ont pas cherché à pénétrer de toutes parts le front opposé ; ils se sont appliqués à le rompre sur un ou plusieurs points et ils en ont ensuite enveloppé les tronçons avec des forces supérieures. La faiblesse de la brise ou le vent contraire a presque toujours secondé leurs calculs. Les divisions qu’ils avaient rejetées en dehors du combat faisaient de vains efforts pour se porter au secours des vaisseaux assaillis. La vapeur déjouerait aisément semblable tentative. Avec la rapidité qui lui est propre et qui, sur le champ de bataille, supprime en quelque sorte les distances, elle ferait affluer les renforts vers les points où l’unité brisée paraîtrait amener des luttes trop inégales. La rame et la vapeur ont des facultés analogues. Cependant, si le front de bataille occupe une très grande étendue, l’intervention du bâtiment à rames peut devenir tardive. Une flottille à vapeur elle-même, douée d’une vitesse bien moindre que la vitesse qu’il nous est permis de supposer à une escadre cuirassée, couvrant des lieues entières de ses mille chaloupes, aurait d’autres assauts à combiner ou à soutenir que ceux dont furent témoins les rivages de l’Acarnanie, de l’Achaïe et de l’Elide. Le diecplous et l’anastrophé, — c’est ainsi que les Grecs désignaient les deux mouvemens que vous trouverez inscrits au livre officiel de nos signaux, sous ce double titre : traverser la ligne ennemie, puis venir tout à la fois de seize quarts sur tribord ou sur bâbord, — ne conviennent qu’à une réunion assez limitée de navires. Quand nous parlons ici de flottilles, nous n’avons plus en vue les grandes agglomérations que nous avons montrées à l’œuvre sous Xerxès, nous oublions également celles qui s’apprêtaient à prendre la mer au premier signal de Napoléon. Les flottilles de la guerre du Péloponèse se composaient d’un nombre infiniment moindre de trières : voilà comment les manœuvres qu’elles ont exécutées peuvent encore offrir un certain intérêt aux officiers qui se chargeront de conduire au feu nos escadres. Les géans feront fort bien, à mon gré, de prendre quelquefois exemple sur ces mirmidons. La guerre du Péloponèse a d’ailleurs d’autres enseignemens que les vieux souvenirs d’une tactique étonnée de revoir le jour ; elle peut fournir à cette grande science morale, que je me permettrai d’appeler la philosophie du commandement, l’inappréciable tribut d’un long martyrologe. Jamais le commandement ne s’est exercé dans des conditions plus délicates ni plus périlleuses qu’au sein des sociétés démocratiques de la Grèce.

Il est à regretter que Thucydide ne nous ait pas transmis des détails plus précis sur la construction des navires que la guerre du Péloponèse allait faire entrer en lice ; il aurait évité bien des veilles et bien des soucis à l’érudition moderne. Thucydide, par malheur, se borne à nous apprendre : « qu’au temps de la guerre de Troie, les flottes se composaient en majeure partie de pentécontores, que les tyrans de Sicile et les Corcyréens possédèrent les premiers de nombreuses trières, que les Athéniens en construisirent à leur tour, sur les conseils de Thémistocle, dans l’attente de l’invasion des barbares. » Plus propres au combat que les pentécontores, les trières de Salamine n’étaient cependant pas encore complètement pontées Les trières qui prirent part à la guerre du Péloponèse se présentèrent au contraire sur l’arène pontées de bout en bout. Cent cinquante matelots composaient la chiourme, quelquefois mercenaire, le plus souvent nationale, de la galère grecque ; de quelle façon, sur combien d’avirons avait-on distribué ces cent cinquante rameurs ? Thucydide et Xénophon ne nous en disent rien. J’oserais peut-être essayer d’interpréter respectueusement leur silence, si l’on voulait seulement me permettre de raisonner, en pareille matière, par analogie. Quand nous armons les chaloupes de nos vaisseaux de douze avirons de chaque bord et que nous leur donnons un équipage de quarante-huit rameurs, nous vient-il jamais à la pensée d’ajouter qu’on devra placer quatre hommes sur chaque banc et deux hommes sur chaque rame ? Les galères subtiles destinées par les Génois aux voyages de Romanie et de Syrie, ces galères que les statuts maritimes du XIVe siècle nous représentent armatœ ad tres remos ad banchum, avaient, à peu de chose près, deux fois la longueur de nos chaloupes. Elles portaient, outre cent soixante-seize rameurs, dix arbalétriers, quatre pilotes et un sénéchal. Je gagerais fort que ces navires à rames du moyen âge ne différaient pas beaucoup des trières de Thucydide.

La trière nous embarrasse : que serait-ce donc s’il nous fallait expliquer, autrement que par le chiffre des rameurs affectés à chaque aviron, les noms de pentère, d’hexère, d’heptère, d’ennère, de décère ? L’histoire ne fait-elle pas mention d’édifices plus gigantesques encore, de vaisseaux à seize rangs, à quarante rangs de rames ? La foi la plus robuste ici s’épouvante. Tout Paris viendrait nous affirmer que les bains de la Samaritaine sont partis en course avec quatre mille rameurs et trois mille soldats, que nous serions vraiment tentés de croire, quoique nous ne fassions certes pas profession de scepticisme, que tout Paris se trompe, et cependant ce n’est pas à de moindres prodiges qu’on voudrait, texte en main, nous contraindre de donner créance. Ainsi acculé par les érudits de son temps, un vieux capitaine de galères, le sieur Barras de la Penne, leur répondait, avec la vivacité d’un homme de métier qui ne voit pas sans quelque impatience les savans mettre à la légère le pied sur son terrain : « C’est le mot de remus qui vous abuse. Quand on vous parle de sexdecim versus remorum, ne comprenez pas seize étages de rames, entendez avec moi seize files de rameurs. » — « Mais, lui répliquait-on, que faites-vous des thranites, des zygites et des thalamites ? Vous n’avez donc jamais lu la comédie des Grenouilles ? » Conclure d’une grossière plaisanterie d’Aristophane que les bancs sur lesquels étaient assis les rameurs devaient nécessairement se trouver étages les uns au-dessus des autres, c’était jusqu’à un certain point chose permise à des hellénistes ; l’officier qui avait passé sa vie au milieu des odeurs nauséabondes de la chiourme ne pouvait se laisser convaincre aussi aisément. Barras de la Penne avait réponse à tout. « Les thranites, les zygites et les thalamites, disait-il, n’étaient pas placés sur des gradins distincts, ils étaient rangés, les uns devant les autres, sur toute la longueur du navire. Les rameurs qui étaient voisins de cette partie de la poupe qu’on nommait thranos en prirent le nom de thranites, de même que nous appelons aujourd’hui espaliers les deux vogue-avans les plus proches de l’espale. Les rameurs du milieu reçurent également le nom de zygites du lieu où ils étaient placés. C’était en effet en cet endroit qu’on mettait le mât du navire. Zygia en grec est une espèce d’arbre que nous nommons érable, arbre de haute futaie et par conséquent propre à servir de mât dans une galère. Les rameurs enfin de l’ordre inférieur se seront appelés thalamites, parce qu’ils voguaient à proue, dans l’endroit le plus bas, en d’autres termes le plus rapproché de la mer que les Grecs nommaient thalassa. Cette différente élévation des rameurs produisait l’inégalité des rames. Les thalamites maniaient les plus courtes, les thranites les plus longues. »

Il ne m’avait pas encore été donné connaissance des manuscrits du sieur Barras de la Penne que déjà mon instinct de marin s’était spontanément arrêté à la solution dans laquelle se complaisait, en 1715, la vieille expérience du capitaine des galères du roi. Je n’avais, hélas ! effleuré que la surface du problème : la colonne Trajane, le vase de terre cuite trouvé dans Agrigente, Virgile, Lucain, Silius Italicus, le commentateur anonyme de la comédie des Grenouilles, Appien au livre V des Guerres civiles, Hirtius le continuateur de César, Athénée, Plutarque, Constantin Porphyrogénète, Polybe au livre XVI de son recueil, le continuateur des Tactiques d’Ælien, Diodore, Strabon, Tite-Live, Dion, Pétrone, Arrien, Suidas, Memnon cité par Palmerius, Végèce, Pausanias, Zozime, l’empereur Léon et son traducteur M. de Maizeroy, Aristote lui-même avec ses rames tronquées, les statuts génois avec leurs terzoli, Galien, le médecin de Bergame, avec sa main humaine dont les doigts inégaux rappellent, s’il faut l’en croire, la vogue de la trirème, Hésychius, Saumaise, Scaliger, Snellius, Deslandes, Smith, Raphaël Fabretti, — j’en passe, et des meilleurs, — se sont, comme autant de fantômes indignés, dressés devant moi. Pour échapper à la nécessité d’admettre la superposition des rames, il ne m’est resté que deux appuis : Bayfius et Stewechius. Ceux-là, on n’a jamais pu les ébranler, et ils savaient ce que vaut un texte grec ou latin, je suppose ! Pour eux, comme pour Barras de la Penne, « le thranite est celui qui est à poupe, le zygite au milieu, le thalamite à proue. » Les auteurs ont beau employer les mots : dessus et dessous, suprá et infrà, ἄνω (anô) et ϰάτω (katô), Bayfius et Stewechius n’amènent pas leur pavillon.

Je ne veux rien dissimuler. Toutes les médailles du monde, tous les vases de terre cuite de Sicile, tous les bas-reliefs de bronze ou de marbre n’auraient pu réussir à changer le cours de mes convictions raffermies par ces deux grandes autorités, Bayfius et Stewechius, à vaincre des scrupules qu’entretenait encore la résistance opiniâtre d’un savant espagnol du XVIIIe siècle, don Antonio de Capmany y de Monpalaù, savant qui se connaissait en galères presque aussi bien que le capitaine Barras de la Penne, si un marin comme moi et un critique plus autorisé que je n’ai jamais eu l’espoir de l’être, M. Jal, en un mot, n’eût jugé à propos de prendre parti contre Barras de la Penne et contre Antonio de Capmany, contre Bayfius et contre Stewechius. Suivant M. Jal, « thalamos n’a rien de commun avec thalassa. — C’est la chambre du triérarque ; — thranos, c’est le siège du capitaine ; zygos, c’est la poutre principale qui, au maître couple, servait de liaison aux deux côtés du navire. » Bien des savans ont disserté sur la marine des anciens ; M. Jal seul a eu la bonne fortune de pouvoir faire construire, d’après les données que lui avaient fournies ses laborieuses recherches, un navire antique. La trirème qu’édifia, sous les yeux de l’auteur de la Vie de César, le grand ingénieur qui venait de renouveler la face de notre matériel naval, avait cent trente rames maniées chacune par un homme, trois cents hommes d’équipage, 39m,25 de longueur à la flottaison, 5m,50 de largeur au maître-bau, 2m,18 de creux et 220 tonneaux de déplacement. La trirème a marché, tout Paris l’a pu voir, et l’érudition allemande s’est elle-même déclarée satisfaite. L’empereur seul paraît avoir, si mes informations sont exactes, conservé encore quelques doutes. Quoi qu’il en puisse être, il est à peu près admis aujourd’hui que les trirèmes romaines « étaient des vaisseaux à deux mâts et à trois rangs de rames manœuvrées par cent soixante-dix rameurs. » Au rang supérieur voguaient soixante-deux thranites, cinquante-quatre zygites au rang du milieu, autant de thalamites au rang inférieur. Chaque rame était maniée par un seul homme. Les trous n’étaient pas percés verticalement les uns au-dessus des autres ; ils étaient disposés en échiquier. Le thalamite se trouvait assis sur le pont même et tout près du bord. Le trou dans lequel manœuvrait sa rame s’ouvrait presque au niveau du pont et deux pieds à peine au-dessus de l’eau. Quatorze pouces plus rapproché de la proue et quatorze pouces plus haut que la rame du thalamite, on rencontrait le sabord de nage du zygite ; Le zygite n’était pas assis, comme le thalamite, à plat-pont ; il avait un banc d’où il pouvait faire agir sa rame dans l’angle formé par la tête et par le bras du thalamite qui voguait devant lui. Une plate-forme s’étendait, pour l’usage des thranites, d’un bout de la trirème à l’autre, faisant légèrement saillie en dehors de la muraille, passant au-dessus de la tête des thalamites et s’arrêtant en dedans du navire, à l’épaule des zygites. Ce dernier rang de rames ne devait pas avoir plus de cinq pieds d’élévation au-dessus de la mer. Les rames des thranites, telles que les décrivent les tables attiques, pouvaient donc garder encore leur efficacité, avec une longueur évaluée à quatorze pieds. Nos avirons de chaloupe ont près de vingt-deux pieds de long ; ceux de nos canots-majors dix-sept ou dix-huit. M. Jal crut devoir donner à la rame de ses thranites une longueur de 7m,20 environ.

Après cette minutieuse description, non pas précisément de la trirème conçue par M. Jal, mais de celle qui peut arborer fièrement aujourd’hui le drapeau de la critique allemande, j’aurais mauvaise grâce à persister dans mon hérésie. Il me reste cependant une ressource, et j’en use. C’est une trirème et non pas une trière qu’on a voulu construire sur les chantiers d’Asnières. C’est une trirème également que nous laissent entrevoir, en se dégageant complaisamment devant nous, les brouillards de la Sprée. Celui qui inventa cette belle machine peut fort bien avoir été un Romain ; il ne s’est jamais appelé Thoïque de Samos ou Aminoclès de Corinthe. Quand le lecteur aura suivi, ainsi que je l’ai fait, les trières de la guerre du Péloponèse sur le champ de bataille, il sera, j’en suis sûr, de mon avis. Les bâtimens à rames qui ont combattu dans le golfe de Patras, à Pylos, en Sicile, à Ægos-Potamos, étaient des vaisseaux essentiellement maniables. La facilité de leurs mouvemens, la rapidité de leurs manœuvres suffisent à éloigner toute idée d’un appareil de propulsion compliqué. Faire simple est le premier besoin des gens qui vont jouer leur vie et leur réputation. Combien de chinoiseries dont on fait grand état en temps de paix s’évanouissent comme par enchantement au premier bruit du canon ! La tactique des Grecs est sans contredit le meilleur éclaircissement que l’on puisse souhaiter des doutes qui subsistent encore au sujet de leur architecture navale. Nous comprendrons trop bien leurs combats pour que leurs navires nous demeurent, dans leurs procédés de locomotion, incompréhensibles.


V

Les Athéniens se sentaient de force à dévaster le Péloponèse, non à le conquérir ; ils auraient voulu le réduire par une sorte de blocus hermétique. C’est en vue d’atteindre ce résultat qu’ils pressaient de tout le poids de leur flotte sur Mégare, qu’ils chassaient d’Égine les habitans de cette île et s’appliquaient à garder sous leur influence toute la côte septentrionale du golfe de Corinthe, en regard de l’Achaïe, toute l’Acarnanie qui fait face aux îles Ioniennes. Ces îles, que nous avons pris l’habitude de nommer les Sept-Iles parce que les Vénitiens y avaient compris Cérigo, étaient ainsi rangées, en allant du nord au sud : Corcyre et Paxos couvraient les rivages de l’Épire ; Leucade, au-dessous du golfe d’Ambracie, défendait avec Ithaque la côte des Acamanes, sur laquelle s’élevait l’importante cité d’Astacos, Céphallénie et Zacynthe masquaient l’entrée du golfe de Corinthe. L’extrémité méridionale de Zacynthe s’arrêtait à la hauteur de l’Élide. Dès la première année de la guerre, les Athéniens chassèrent d’Astacos Évarque, le tyran des Acamanes, et firent entrer, s’appuyant là comme partout ailleurs sur la démocratie, ce pays belliqueux dans leur alliance. La possession d’Astacos leur donna sans combat celle de Céphallénie. Les Corinthiens profitèrent de l’hiver pour ramener, avec une flotte de quarante vaisseaux et mille cinq cents hoplites, le tyran Évarque dans ses états. Évarque reconquit ainsi la cité d’où les Athéniens l’avaient expulsé, il ne recouvra pas son ancien ascendant sur les sujets que les généraux ennemis s’étaient empressés d’affranchir. En dehors des murs d’Astacos, l’Acarnanie ne cessa pas de rester fidèle à la cause d’Athènes.

L’été venu, les Lacédémoniens, suivis de leurs alliés, se portèrent, à la tête de cent vaisseaux, sur Zacynthe. — Pourquoi n’appellerions-nous pas cette île, sans trop nous préoccuper de l’anachronisme, l’île de Zante ? On aura déjà reconnu Corfou dans Corcyre, Sainte-Maure dans Leucade, Céphalonie dans Céphallénie. De toutes les îles Ioniennes, Zante, qui avait dès le principe épousé la querelle de Corcyre et des Athéniens, était la plus menaçante pour le Péloponèse, car, séparée par un étroit canal de l’Élide, elle pouvait gêner considérablement les communications de cette province avec l’Italie. Zante repoussa les Péloponésiens. Athènes cependant s’émut de la tentative. Elle commençait à s’apercevoir que Lacédémone travaillait activement, grâce à l’aide de Corinthe, à se donner une marine. L’ordre fut expédié à Phormion, qui gardait Naupacte avec vingt vaisseaux, de bloquer étroitement pendant l’hiver le golfe au fond duquel se préparaient les arméniens du Péloponèse. Entendons-nous une fois pour toutes sur le nom de ce golfe. Le golfe de Corinthe des anciens était le golfe de lépante de nos jours. C’est sur l’emplacement de Naupacte que Lépante s’élève aujourd’hui. La partie orientale de ce long enfoncement qui va des Petites-Dardanelles jusqu’à l’isthme s’appelait, à l’époque qui nous occupe, le golfe de Crissa.

L’été de l’année 429 avant notre ère vit pour la première fois les Lacédémoniens déployer avec un certain éclat leurs forces navales. Leur but était toujours de s’emparer de Zante et de Céphalonie. Ils ne crurent pouvoir mieux faire pour arriver à ce résultat que de s’allier aux Ambraciotes et aux Chaoniens, toujours disposés à se jeter sur les terres de leurs voisins, les Acamanes. Figurons-nous les Tosques, ces farouches Albanais qui occupent encore la partie méridionale de l’Épire, se répandant des bords du golfe de l’Arta jusqu’à l’embouchure de l’Achéloüs pour dévaster, avec le concours des habitans de Vonitza, le territoire moderne de Missolonghi.

Sparte avait pris insensiblement le goût de la mer ; les fonctions de navarque y gagnèrent une importance qu’elles n’avaient jamais eue jusqu’alors. Les navarques devinrent les égaux des rois, tout en restant néanmoins des rois temporaires. Les alliés, de leur côté, montraient le plus grand zèle, car ils étaient impatiens d’échapper à la tyrannie d’Athènes, les Corinthiens les surpassaient tous en activité. De Corinthe, de Sicyone, autre port situé sur la côte d’Achaïe, de nombreuses trières se rassemblaient à l’entrée du golfe de Crissa, guettant l’occasion de tromper la surveillance de Phormion. Cnémos, le navarque des Spartiates, ne les attendit pas. Il fit traverser pendant la nuit le golfe à mille hoplites et se crut assez fort pour entrer dès ce moment en campagne. Les peuplades ennemies des Acarnanes avaient envoyé à sa rencontre leurs guerriers ; les Macédoniens eux-mêmes lui amenèrent un millier de soldats. Les sujets de Perdiccas avaient à cœur de prendre leur revanche de l’occupation de Potidée ; ils se prononçaient pour Sparte parce que la Thessalie inclinait vers Athènes. Les grands incendies font sortir les bêtes fauves du bois ; tout ce qui connaissait le chemin de la Grèce venait se mêler à ses querelles. Les Acarnanes, heureusement pour eux, étaient d’excellens frondeurs. Ils tinrent les Grecs et leurs auxiliaires en échec. Sous cette grêle de pierres, les hoplites ne pouvaient marcher que couverts de leurs boucliers. Cnémos dut battre en retraite. La flotte corinthienne, qui le savait engagé dans une opération du plus haut intérêt, éprouvait une impatience extrême de le rejoindre. Cette flotte se composait de quarante-sept vaisseaux à bord desquels on avait embarqué un corps considérable de troupes passagères. Bien que les Corinthiens eussent préféré sans doute dérober leur marche à l’ennemi, ils ne supposaient pas que Phormion, avec ses vingt vaisseaux, osât essayer de leur barrer la route. C’était bien mal connaître l’amiral athénien. Pendant que les vaisseaux de Corinthe, formés négligemment en ordre de convoi, peu soucieux de s’astreindre à garder leurs rangs, à resserrer leurs distances et leurs intervalles, longeaient à la rame la côte de l’Achaïe, Phormion suivait, sans les perdre un instant de vue, la côte opposée. Les alliés étaient arrivés à la hauteur de Patras ; il fallait se décider alors à passer sur l’autre rive du détroit ou renoncer à se rendre en Acarnanie. Pourquoi les alliés hésiteraient-ils ? Ne sont-ils pas de beaucoup les plus nombreux ? « Tournez à droite et voguez au nord, » tel est l’ordre donné. Les trières se balancent bientôt en plein canal.

Les Athéniens n’attendaient que ce moment pour agir ; par un mouvement rapide, ils se détachent de terre et font mine à leur tour de traverser le golfe. Les alliés, intimidés, se replient avec précipitation vers la côte ; dès qu’ils s’en trouvent suffisamment rapprochés, ils jettent l’ancre. La nuit se passe pour eux dans de cruelles angoisses. Trois amiraux : Machaon, Isocrate, Agatharchidas, commandaient les Corinthiens. Au jour, ils reconnurent qu’il leur serait difficile d’éviter le combat. Ils auraient eu trop de désavantage à le recevoir au mouillage. Les vaisseaux appareillent et se rangent en cercle, les proues en dehors, les poupes en dedans ; les bâtimens légers vont se réfugier au centre. Une réserve de cinq vaisseaux de guerre se tient également à l’intérieur du croissant, prête à se porter au secours de la partie de la ligne qui paraîtra fléchir. Bel ordre en effet, pourvu qu’on le conserve ! Phormion ne s’émeut guère de cette formation défensive. L’ennemi se groupe pour la résistance, donc il se sent et s’avoue le plus faible. La flotte athénienne s’approche et défile lentement devant le front ennemi. La provocation n’a pas modifié l’attitude des Corinthiens. Phormion retient encore l’ardeur de ses capitaines. Sous les peines les plus sévères, il leur a défendu d’en venir aux mains avant qu’il leur en ait lui-même donné l’exemple et adressé le signal. Qu’attend donc Phormion ? Il attend le vent qui souffle d’ordinaire, à l’aurore, du fond du golfe de Corinthe. C’est ce vent-là qui fera sortir les Turcs de Patras quand leurs vigies auront découvert, le 7 octobre 1571, la flotte de don Juan d’Autriche. Bientôt la surface du golfe commence à se rider, la brise se lève et se lève à l’heure prévue. Insensiblement elle fraîchit, et les vagues peu à peu se creusent. Les vaisseaux corinthiens ont peine à garder leur poste. Ils se heurtent ; d’un bord à l’autre les matelots se repoussent mutuellement avec les gaffes. On crie, on s’injurie, le désordre est à son comble. Ni les ordres des triérarques, ni la voix rythmée des céleustes ne parviennent à se faire entendre ; les rames s’embarrassent, les navires ne gouvernent plus. Bien coupé, Phormion ! maintenant il faut coudre. Les Athéniens d’un bond sont sur l’ennemi, un des trois vaisseaux amiraux est coulé. Le reste fuit vers Patras. Ne croirait-on pas assister à la rencontre de deux escadres cuirassées ? L’escadre qui, de nos jours, aurait l’imprudence d’attendre stoppée l’assaut de l’ennemi s’exposerait certainement, quelle que fût la figure géométrique que ses vaisseaux auraient pris soin d’affecter sur le terrain, au sort de la flotte commandée par ces trois amiraux novices, Machaon, Isocrate et Agatharchidas ; elle tomberait en travers à la moindre brise. La première condition pour rester en ligne, c’est de conserver, avec une certaine vitesse, la faculté de gouverner. La flottille de la Seine donnerait à ce sujet, sans qu’il fût besoin d’aller jusqu’à Dieppe, des leçons de tactique aux Parisiens. Il n’est donc pas facile de s’expliquer la faute commise par les Corinthiens, à moins qu’on ne les suppose frappés de terreur ou doués d’une confiance aveugle dans l’efficacité de leur ordre de bataille. Les Athéniens ont de solides rameurs et d’habiles pilotes ; ils sont aussi souples dans leurs évolutions que prompts et foudroyans quand il s’agit de donner le choc. La fuite ne réussit pas mieux que le combat aux alliés. Phormion leur prend douze vaisseaux avant qu’ils aient eu le temps de gagner l’appui du rivage. Il fait passer à bord de ses navires les équipages capturés, et, satisfait de son avantage, retourne à Naupacte.

Machaon, Isocrate et Agatharchidas se croient encore trop près d’un ennemi qui vient de leur donner une si rude leçon. Pour ces généraux en proie à la panique, il n’est plus question d’aller porter la guerre en Acarnanie ; le lendemain même du combat, ils continuent de raser la côte et vont, doublant le cap Papa, — le promontoire Araxus des anciens, — se refaire à Cyllène, arsenal maritime des Éléens. C’est là que Cnémos, honteux de sa défaite, impatient d’en effacer, par une revanche éclatante, jusqu’au souvenir, vient les rejoindre avec les vaisseaux de Leucade.

Sparte était humiliée ; deux échecs successifs, c’était plus que ne pouvait supporter son orgueil. Elle ne songe pas cependant à révoquer le navarque malheureux, elle se contente de lui envoyer trois conseillers : Timocrate, Lycophron et Brasidas. — Ces trois conseillers apportent l’ordre de reprendre l’offensive et de se mieux préparer au combat ; d’importans renforts ne tarderont pas à rallier Cnémos, Phormion, de son côté, réclamait avec insistance des secours, car il prévoyait une attaque prochaine. On lui expédia vingt vaisseaux ; mais on commit l’inqualifiable faute de faire toucher ces vingt vaisseaux en Crète pour y ravager le territoire de Cydonie, ville crétoise à laquelle on reprochait de s’être déclarée contre Athènes. Phormion va rester seul exposé à l’orage.

Les Péloponésiens cependant ont terminé leurs préparatifs à Cyllène. Ils rentrent dans le golfe et, sans reprendre haleine, serrant selon leur coutume la côte de très près, ils poussent dès le premier jour jusqu’à Panorme. Leur flotte se trouve ainsi mouillée à l’est des Petites-Dardanelles, à trois kilomètres environ en dedans de Rhium. A Panorme, toute une armée répond de la sûreté de la flotte et se tient prête à seconder ses opérations. Phormion comprend que quelque coup de vigueur se prépare. Il quitte Naupacte et vient prendre poste à Anti-Rhium. Les Péloponésiens de leur côté se portent à Rhium d’Achaïe. Un bras de mer, d’une largeur de 1,300 ou 1,400 mètres à peine, sépare désormais les deux flottes. Aux vingt vaisseaux de Phormion les Péloponésiens peuvent cette fois en opposer soixante-sept. Pendant quelques jours, les deux flottes se bornent à s’observer. Les Péloponésiens ne veulent pas s’engager dans une mer ouverte, les Athéniens craignent de perdre en partie leurs avantages s’ils consentent à combattre dans un détroit resserré. Les alliés sont d’ailleurs ceux qui perdent le plus à différer l’action : tous leurs vaisseaux sont déjà rassemblés ; Phormion, au contraire, peut recevoir d’un instant à l’autre des renforts. Cnémos, Lycophron, Timocrate, Brasidas délibèrent ; Phormion ne prend conseil que de lui-même. Retranché à Anti-Rhium, il s’obstine à éviter le combat ; comment l’y décider ? Les généraux alliés ne voient qu’un moyen : c’est de lui offrir le terrain qu’il désire et la faculté de s’y déployer tout à l’aise. Le stratagème par lequel ils se flattent de mettre en défaut la prudence de ce vieux routier est en somme bien conçu ; il mérite, je crois, d’être signalé à l’attention de nos tacticiens. Dès les premières lueurs du jour la flotte du Péloponèse appareille. Les généraux la rangent sur quatre lignes de front, la première escadre en tête. C’est dans cet ordre que la flotte a pris son mouillage ; l’ancre à peine levée, les vaisseaux vont donc, sans changer de poste, se trouver en mesure de faire route. Les Péloponésiens ne se dirigent pas vers l’Acarnanie ; ils cinglent franchement vers le fond du golfe. Phormion observe avec quelque surprise leur manœuvre. Quel peut bien être le projet de l’ennemi ? Va-t-il prendre ses quartiers d’hiver ? Rentre-t-il à Sicyone et à Corinthe ? N’aurait-il pas, au contraire, le dessein d’attaquer Naupacte ? Le plus sûr pour Phormion, dans l’incertitude où le laisse le mouvement imprévu des vaisseaux alliés, est encore d’aller couvrir la place dont Athènes ne lui pardonnerait pas d’avoir, par une erreur de jugement, négligé la défense. Phormion ne quitte cependant pas sans regret le poste avantageux qu’il occupe. Il a embarqué ses soldats, l’ancre est levée ; c’en est fait, la flotte athénienne a désormais derrière elle la bouche étroite du golfe de Crissa, en avant, la mer qui s’élargit d’Anti-Rhium à Naupacte, du château de Roumélie à la rade de Lépante. Les vaisseaux de Phormion, — ils ne sont que vingt, — s’avancent ainsi comme un long serpent qui s’étire, ne laissant derrière eux qu’un sillon, se suivant de près sur une seule ligne de file. Les Péloponésiens commencent à s’applaudir du succès de leur ruse. Pendant quelque temps encore ils continuent leur route, indifférens en apparence au mouvement des Athéniens, se collant à la terre, affectant à dessein une attitude inquiète plutôt que des projets offensifs. Phormion s’explique mal la retraite d’une flotte aussi supérieure en nombre, mais c’est bien cependant une retraite qui se dessine. Tout à coup le tableau change ; les Péloponésiens ont saisi l’occasion aux cheveux. A un signal donné, ils pivotent brusquement sur eux-mêmes ; le quadruple ordre de front est devenu un ordre de file par escadre. La route nouvelle forme avec l’ancienne route un angle droit. De toute l’énergie de leurs rames, de toute la vitesse d’un sillage poussé à outrance, les trières alliées fondent sur les Athéniens qui leur présentent le flanc. Des vingt vaisseaux d’Athènes, les onze qui marchent en tête demeurent toutefois, par un heureux hasard, en dehors de cette conversion. Les Péloponésiens s’y sont pris trop tard ; leur amiral a manqué de coup d’œil ; neuf vaisseaux seulement ont été coupés. En un instant la flotte des alliés enveloppe cette division surprise, l’envahit ou la pousse à terre. Des soldats messéniens, ennemis invétérés de Sparte, auxiliaires fidèles et dévoués d’Athènes, s’étaient, à toute éventualité, rapprochés du rivage ; ils accourent, entrent tout armés dans la mer, gravissent le flanc des navires que l’ennemi s’efforçait d’emmener à la remorque et enlèvent ainsi aux Spartiates quelques-uns des trophées de la journée. Le gros de la flotte alliée n’était plus là pour s’opposer à cet assaut hardi ; Cnémos ne s’occupait alors que d’achever sa victoire. Il poursuivait à toutes rames les onze vaisseaux qui fuyaient vers Naupacte. Déjà dix de ces vaisseaux se sont réunis et groupés sur la rade ; la garnison, du haut de ses remparts, sera-t-elle assez forte pour les protéger ? En tout cas on ne les enlèvera pas sans combat. Les Péloponésiens arrivent en désordre. Une flotte qui triomphe ne songe guère à garder ses rangs. Chacun veut avoir sa palme, chacun brûle de porter le premier coup à l’ennemi. Le péan couvre la voix des céleustes ; ce n’est qu’un hourrah joyeux et féroce dans toute la baie, qu’une joute de vitesse entre les rameurs. Dans cette joute, un vaisseau de Leucade a devancé tous les autres ; il serre de près le onzième vaisseau athénien, celui qu’une marche trop lente a laissé en arrière. L’épervier se hâte trop d’aiguiser son bec ; il y a loin parfois à la guerre de la coupe aux lèvres. Gaston de Foix a rencontré au milieu de son triomphe l’espadon d’un hoplite espagnol. Timocrate, — c’est ce conseiller de Cnémos qui monte et dirige le vaisseau de Leucade, — Timocrate a tort de se lancer ainsi à corps perdu sur un vaisseau d’Athènes.

Une hourque marchande se trouvait en ce moment mouillée sur la rade de Naupacte. L’Athénien s’en fait habilement un bouclier. L’amiral de Sparte le cherche des yeux et ne l’aperçoit plus. Alerte, Timocrate ! l’Athénien reparaît ; il a fait le tour de la hourque. D’un coup inattendu, porté par le travers, ce fuyard ouvre au flanc du vaisseau de Leucade une blessure qu’on n’étanchera pas. L’eau entre à flots par la plaie béante. En quelques minutes les vaisseaux que la trière imprudente a devancés la voient couler sur place. Timocrate ne veut pas survivre à son navire ; il se tue au moment où le tillac s’enfonce, envahi par la mer. La vague jeta le lendemain son cadavre sanglant dans le port de Naupacte ; ce fut là qu’on le recueillit et qu’on put lui rendre les honneurs suprêmes.

Les Spartiates ne venaient pas seulement de perdre un vaisseau et un général ; la victoire même, la victoire plus qu’à demi gagnée, leur échappait. Aussi déconcertés par cette catastrophe subite que pourrait l’être une flotte moderne qui rencontrerait sur son chemin des torpilles, les Lacédémoniens ont fait trêve à leurs chants et ont suspendu leur course. Ils se reprochent déjà d’avoir rompu leurs rangs, d’être venus attaquer dans une telle confusion un ennemi qu’ils n’auraient pas dû mépriser. Pendant qu’ils laissent traîner leurs avirons à l’eau, qu’ils palpent, pour employer l’expression par laquelle, à bord des galères du roi, on désignait autrefois cette manœuvre, voilà les dix vaisseaux Athéniens qui s’avancent. L’hésitation des Lacédémoniens a relevé le courage de leurs ennemis. Les triérarques n’ont pas même eu le temps de donner leurs ordres. Sur le cri arraché par l’enthousiasme du moment à un seul céleuste, toute la vogue, d’un bout de la ligne à l’autre, s’ébranle. Les flottes, pas plus que les armées, ne résistent à ces incidens imprévus. Six vaisseaux du Péloponèse sont enlevés avant qu’ils aient pu se remettre de leur étonnement ; ceux des vaisseaux d’Athènes que Cnémos a capturés dans la première phase du combat et qui n’ont pas été repris par les Messéniens sont abandonnés sur le champ de bataille. Tous retombent entre les mains de Phormion. La flotte de Cnémos n’a plus qu’à suivre, abattue et découragée, la route de Corinthe. Ce n’est pas une feinte cette fois, c’est une fuite. Si les vingt vaisseaux qui s’attardaient en Crète étaient arrivés ce jour-là dans le golfe, on n’eût pas de longtemps entendu parler des marines alliées. Par malheur, ces vaisseaux ne rallièrent l’escadre victorieuse que le lendemain du combat de Naupacte.

Ruyter, Suffren, Nelson ont-ils jamais mieux manœuvré que Phormion ? Vingt vaisseaux tenant tête à quarante-sept vaisseaux d’abord, à soixante-sept ensuite ! Tels sont les effets de la tactique, de la supériorité des manœuvres, quand la tactique et les manœuvres sont soutenues par un courage égal à celui de l’ennemi, quand surtout on les trouve jointes à ces deux qualités maîtresses que Nelson et Phormion semblent s’être entendus pour préconiser à vingt-deux siècles d’intervalle : le bon ordre et la discipline. Dix hoplites et quatre archers par trière suffisent aux Athéniens pour se mettre en garde contre un abordage éventuel, et encore bien souvent ces dix hoplites mettront-ils la main à la rame. La plus grande préoccupation des navarques d’Athènes est de choisir le terrain du combat, d’éviter les bassins trop étroits où ils ne pourraient reculer à propos en voguant en arrière, prendre de loin leur élan, exécuter surtout leur mouvement favori, ces passes successives qui feront jusqu’à nouvel ordre le fond de la tactique moderne. Pourvu que le champ de bataille soit à leur convenance, les Athéniens ne comptent pas leurs ennemis. La confiance est une force. Où finit-elle et où commence la présomption ? Le succès seul en restera-t-il juge ? Autant vaudrait dire que la guerre n’est qu’un jeu de hasard, quand l’histoire nous la montre, au contraire, soumise presque toujours à des lois invariables, dominée par des conséquences logiques dont l’inflexibilité nous donnerait, si nous n’y prenions garde, l’illusion d’un arrêt du destin. Il faut être confiant, lorsqu’on a, comme Nelson, toute raison de compter sur la supériorité d’organisation des vaisseaux qu’on commande ; il ne faut pas l’être trop longtemps si l’adversaire appartient à une race tenace. Les revers qui ne découragent pas aguerrissent, et l’ennemi qu’on n’a pu ni anéantir ni abattre finit par reparaître sur le champ de bataille avec les armes, avec la tactique même qui l’ont souvent vaincu. La victoire ne va pas tarder à devenir plus laborieuse pour les Athéniens. Les Péloponésiens leur préparent déjà une surprise pleine d’audace. Athènes victorieuse, Athènes endormie, comme le Rhin du poète, au sein de ses roseaux, se trouva, le lendemain des triomphes de Patras et de Naupacte, à deux doigts de sa perte.

La flotte du Péloponèse s’était retirée à Corinthe ; la troisième campagne de la guerre semblait terminée, quand les Mégariens suggérèrent à Cnémos et à Brasidas le projet d’enlever le Pirée par un coup de main. Ce port, le Palladium d’Athènes, était, on s’en souvient, resté ouvert du côté de la mer ; on n’en fermait même pas l’entrée par une chaîne. Tous les vaisseaux armés étaient en campagne, les autres reposaient sur la plage, tirés à sec. La moindre flotte apparaissant dans les eaux de l’Attique y eût jeté l’effroi, mais d’où fût venue cette flotte ? Phormion vainqueur, Phormion renforcé par les vingt vaisseaux venus de la Crète, gardait trop bien, surveillait de trop près les vaisseaux refoulés à Corinthe. Ne pouvait-on donc pas traîner ces vaisseaux à travers l’isthme et les faire déboucher à l’improviste du golfe de Crissa dans le golfe d’Égine ? Les trières ne franchissaient pas de semblables distances sans les plus grands efforts. Si elles l’eussent tenté, Athènes, n’en doutons pas, en eût été sur-le-champ avertie ; ses vaisseaux de réserve se seraient trouvés prêts à faire un rude accueil à l’escadre du Péloponèse. Le projet des Mégariens était beaucoup plus ingénieux. La flotte, ils la possédaient, bien qu’ils l’eussent laissé dépérir et qu’ils n’eussent pas le moyen de l’armer. Ils la mettaient à la disposition des généraux de Sparte. Que ces généraux envoyassent à Nisée, le port de Mégare, les équipages que Phormion bloquait à Corinthe et toute une escadre, une escadre bien inattendue cette fois, allait descendre, au nombre de quarante trières, des chantiers où la jalousie d’Athènes croyait l’avoir condamnée à pourrir. Le plan des Mégariens sourit aux généraux de Sparte ; quarante équipages s’apprêtèrent à se rendre par terre à Mégare. Chaque matelot prit sa rame, son estrope et jusqu’au coussin de basane dont les rameurs avaient coutume de garnir leur banc. On arriva ainsi de nuit à Nisée. Les quarante vaisseaux furent sur-le-champ mis à flot. La sécheresse avait ouvert leurs coutures, et ils faisaient eau de toutes parts. Cet état de délabrement paraît avoir beaucoup refroidi l’ardeur des Péloponésiens. C’est toujours par quelque infime détail que les grandes entreprises échouent. Le vent, dit-on, était contraire. Toujours est-il qu’au lieu de faire route sur le Pirée, on se dirigea sur Salamine. Des feux allumés au sommet de l’île apprirent aux Athéniens l’étrange et terrifiante nouvelle du débarquement de l’ennemi. La consternation dans Athènes fut telle que les préparatifs de défense en furent un instant paralysés. Peu à peu cependant on se rassura ; la population en masse se porta au Pirée. Dès le point du jour les vaisseaux de réserve, lancés à la mer, trouvaient des équipages dans ces citoyens qui maniaient tous avec la même aisance la lance et l’aviron. On laissa quelques troupes d’infanterie pour garder le port et on courut à toutes rames vers Salamine. Les Péloponésiens n’y étaient déjà plus. Après avoir pillé l’île et s’être emparés de trois vaisseaux de garde qui surveillaient habituellement le port de Nisée, ils s’étaient empressés d’opérer leur retraite. Arrivés à Mégare, ils reprirent à pied le chemin de Corinthe. Le butin était maigre, et cette entreprise, qui éveilla un instant de si hautes espérances, n’avait procuré en somme aux alliés que l’occasion d’un nouvel échec. La leçon cependant ne fut pas perdue pour les Athéniens. A dater de ce jour, ils fermèrent plus soigneusement leur port et ne le laissèrent jamais sans une escadre de garde. — Il n’était donc pas si superflu qu’on l’a bien voulu dire de fortifier Portsmouth. Les Anglais sont des maîtres en marine ; ce sont aussi des maîtres en fait de prévoyance.

Avec la tentative faite sur le Pirée, expédition de flibustiers maladroits ! commence la seconde période de la guerre du Péloponèse. Les Lacédémoniens ont une marine ; ils viennent de montrer qu’ils songent sérieusement à en faire usage. Rien n’est encore compromis cependant. Athènes a été élevée par Périclès à un tel degré de puissance que tous les efforts de ses ennemis viendront se briser contre sa fortune. Les épreuves mêmes que le sort lui réserve, défections d’alliés, échecs partiels, dissensions intérieures, tout cela ne servira qu’à mieux faire ressortir encore la justesse avec laquelle le grand citoyen avait su apprécier les forces de la république.


JURIEN DE LA GRAVIÈRE.

  1. Voyez, dans la Revue du 1er août 1878, la Bataille de Salamine.
  2. En 1342, le prix de construction d’une galère catalane fut réglé au taux de 1,666 livres barcelonaises ? en 1599, ce prix s’était élevé à 15,000 livres. Deux siècles et demi avaient suffi pour faire varier la proportion de 1 à 9.
  3. Chacun de ces navires portait une trentaine de chevaux.