La Marine marchande russe/02

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La marine marchande russe
J. Charles-Roux

Revue des Deux Mondes tome 23, 1904


LA
MARINE MARCHENDE RUSSE

II[1]
LES BASSINS ET LES PORTS RÉFORMES — REFORMES ET LOIS NOUVELLES

Les différentes mers qui baignent la Russie sont loin d’avoir, dans son mouvement maritime, une d’égale importance. Il en est que la nature prédestine, pour ainsi dire, à un rôle prépondérant, d’autres au contraire qu’elle condamne à un rôle secondaire.

Loin du passage des grandes routes maritimes, bloquée par les glaces pendant sept mois de l’année, inhospitalière même pendant les mois d’été, donnant accès à un pays pauvre, la Mer-Blanche, par exemple, se trouve dans de trop mauvaises conditions pour favoriser, autrement que dans une faible mesure, le mouvement économique de l’Empire russe. De fait, la proportion des marchandises entrées ou sorties par cette frontière maritime est insignifiante, par rapport au total des importations et exportations effectuées par mer, en Russie. La navigation, dans la Mer-Blanche, est peu active ; le tonnage moyen des navires peu élevé. Malgré l’amélioration de son port et l’achèvement du réseau ferré qui le relie, par Perm, à la Sibérie, Arkhangelsk ne se place, par ses entrées et sorties, qu’au quatorzième rang parmi les ports russes. Si le nombre des navires battant pavillon russe et attachés aux ports de la Mer-Blanche est relativement considérable (462), la proportion des vapeurs (43) est très inférieure à celle des voiliers.

Cette flotte, d’une importance économique si minime, se signale, il est vrai, par une particularité intéressante. Elle compte deux navires armés, commandés et montés par des moines.

Parmi les couvens les plus renommés de l’empire des tsars, il en est un qui s’élève dans une île, au milieu de la Mer-Blanche ; c’est le couvent de Solovietsk. L’archevêque Athanase, qui fut l’initiateur de Pierre le Grand aux choses de la mer, a fait école. Pour assurer le service entre la côte et leur île, et transporter dans leur monastère les pèlerins qui s’y rendent, à certaines époques, au nombre de 3 000 par jour, les moines de Solovietsk possèdent deux bateaux à vapeur, fort bien aménagés. Les capitaines de ces steamers, les mécaniciens et les chauffeurs, les timoniers et les matelots, tous, à bord, sont des moines. Et il ne faut pas croire que la traversée entre Arkhangelsk et Solovietsk soit toujours à l’abri des coups de vent et des coups de mer. Pierre le Grand y subit une tempête à laquelle se rattache une des nombreuses légendes qui se sont formées autour de lui[2]. Dans leur île, sur laquelle l’archimandrite exerce, en fait, une souveraineté absolue, les bons moines ont un dock, un atelier de réparation et même un chantier de construction outillé pour construire des bateaux à vapeur, moins les machines. Ils ont soutenu un siège, en 1854, contre l’escadre alliée, et essuyé, sans se rendre, le feu des navires anglais ; aussi, depuis ce jour, leur a-t-on donné de l’artillerie, et ces singuliers moines, que l’on a vus sur la passerelle, dans les machines et dans les cordages, se livrent aussi à l’exercice du canon.

C’est, croyons-nous, le seul exemple d’une flottille possédée par des moines. S’il était un endroit où ce fait pût encore se présenter, c’était bien dans ces parages, les premiers où ait flotté le pavillon moscovite. La Mer-Blanche est en effet la plus ancienne des mers ayant appartenu aux Russes, la seule à laquelle la Russie ait eu accès jusqu’à l’avènement de Pierre le Grand. Aussi n’est-il pas étonnant que le commerce lui-même ait conservé, dans ces parages, certains vestiges du temps lointain où les Russes s’y sont installés. Les riverains de la Mer-Blanche jouissent d’un véritable privilège douanier, à l’égard de leurs voisins de Norvège. Une flottille de bateaux, appartenant aux paysans qui peuplent les villages de la côte, et qu’on appelle les « Pomors, » fait voile chaque année pour les petits ports du nord de la Norvège, emportant, comme chargement, de la farine et d’autres produits qui sont admis en franchise. Ils reçoivent en échange du poisson qu’ils débarquent, dans les mêmes conditions, en automne, à Arkhangelsk. Cet exemple de libre-échange, dans un pays où ce régime est peu en faveur, nous a paru digne d’être noté, bien que la flottille en question ne présente que peu d’importance, sous le rapport du tonnage.

La Mer Caspienne tient, dans la vie économique de la Russie, une place beaucoup plus importante que la Mer-Blanche. Elle possède une flotte de 800 navires, d’un tonnage total d’environ 230 000 tonnes, dont 263 vapeurs, jaugeant ensemble 120 312 tonnes. Quelques-unes des Compagnies de navigation qui y font flotter leur pavillon comptent parmi les plus considérables de Russie. Astrakhan se place, par son tonnage, à la tête de tous les ports russes, dépassant Odessa de près de 3 millions de tonnes, et c’est même un fait caractéristique que le port le plus important de Russie soit situé sur une mer fermée, à l’embouchure d’un grand fleuve, auquel il est en majeure partie redevable de son fort tonnage. Cela prouve quel rôle capital joue la navigation fluviale dans ce pays, traversé par d’aussi immenses artères que le Volga, le Dniepr, ou le Don.

Encore n’est-ce pas la seule ni même la principale cause du développement pris par la navigation dans la Caspienne. La cause essentielle est ici l’industrie du naphte, qui a fait de si rapides progrès dans la région du Caucase. En 1878, la maison Nobel construisit le premier bateau-citerne à vapeur, qui fit réaliser une économie de neuf dixièmes dans le prix de transport du pétrole de Bakou à Astrakhan. Depuis lors, la surface de la Caspienne est constamment sillonnée de navires à voiles et à vapeur, dont les flancs sont remplis d’un chargement liquide libre. Le Volga se couvrit à son tour d’une flotte de bateaux en bois et en fer, pour le transport du naphte d’Astrakhan aux embarcadères de Tsaritsine et de Nijni-Novgorod. Il y eut sur ce fleuve jusqu’à 1676 navires destinés à ce service. On peut juger par-là de l’élan que l’industrie du naphte et l’invention des bateaux-citernes ont donné à la navigation sur la Caspienne et sur le Volga. Mais c’est là une navigation qui intéresse surtout le commerce intérieur de la Russie et qui, malgré son importance, reste sans conséquence, au point de vue international.

Le rôle du Pacifique, dans le mouvement maritime de l’Empire russe, était encore des plus modestes, au moment où la guerre éclata. Bien que la Russie fût installée sur les bords de cet océan depuis plus d’un demi-siècle, il y a relativement peu de temps qu’elle s’était mise à y faire acte de puissance maritime et commerçante. Les voyages réguliers des navires de la Flotte volontaire, la récente organisation du Service maritime de l’Est-Chinois, l’aménagement du port de Vladivostok, la création, de celui de Dalny, n’avaient pas encore donné à la navigation sous pavillon russe une grande activité, dans les parages du Pacifique. La statistique publiée par la Direction générale de la marine marchande n’indique, comme étant attachés aux ports de cette mer, au 1er janvier 1902, que 27 navires de nationalité russe, dont 20 vapeurs, ne jaugeant même pas 12 000 tonnes.

Les marines marchandes étrangères et les Compagnies russes de la Mer-Noire apportaient, il est vrai, quelque activité dans les ports russes du Pacifique ; mais cette activité était encore peu considérable. Le mouvement général de ces ports n’a atteint, en 1900, entrées et sorties comprises, que 1 802 navires, moins que la Mer-Blanche, et 2 363 813 tonnes. Sur ce nombre, Vladivostok absorbait 1169 476 tonnes, chiffre qui le place au treizième rang des ports russes, juste avant Arkhangelsk. Encore la construction du Transsibérien et du Transmandchourien provoquait-elle une augmentation sensible du trafic. Enfin, obéissant au besoin qui leur fait une loi de descendre toujours, du Nord au Sud, d’Okhotsk à Nicolaievsk, puis à Vladivostok, puis à Dalny, les Russes se disposaient à transporter dans ce dernier port le siège de leur puissance maritime dans le Pacifique.

Les deux bassins les plus importans à tous égards, les deux seuls qui soient le centre d’un trafic véritablement actif et réellement international, sont ceux de la Baltique et de la Mer-Noire. A eux deux, ils absorbent 96 pour 100 du mouvement commercial de tous les ports russes.

Au début du XIXe siècle, la Baltique accaparait à elle seule la presque-totalité des exportations et des importations maritimes de la Russie : 85 pour 100 des sorties et 90 pour 100 des entrées de marchandises s’effectuaient par ses frontières, tandis qu’un peu plus de 5 pour 100 seulement revenaient à la Mer-Noire. Cette proportion est loin de s’être maintenue de nos jours. Si la Baltique continue à l’emporter sur la Mer-Noire, bien que de beaucoup moins qu’autrefois, au point de vue des importations, elle cède le pas à celle-ci, en ce qui concerne les exportations[3]. Aussi la Mer-Noire a-t-elle vu s’accroître, dans des proportions beaucoup plus rapides que la Baltique, le nombre et le tonnage des navires fréquentant ses ports : le chiffre qui représente ce tonnage a augmenté, dans le courant du dernier siècle, de soixante-six fois sa valeur, tandis qu’il n’est devenu, dans la Baltique, que huit fois et demie plus grand. Grâce à la prédominance des exportations dans le commerce extérieur de la Russie, c’est à la Mer-Noire qu’appartient aujourd’hui le rôle le plus important et le plus actif dans le mouvement maritime de cet État.

Tout autour de ce bassin et de son annexe, la mer d’Azof, s’est créée une série de ports, dont quelques-uns sont parvenus en très peu de temps à un développement vraiment remarquable. Odessa est devenu le premier port maritime de la Russie, avec un tonnage total de 5 570 536 tonnes, dépassé seulement par celui d’Astrakhan, qui ne peut être considéré comme port extérieur. A côté de cette grande métropole commerciale, fréquentée par tous les pavillons, port d’attache des principales Compagnies de navigation russes, grenier de l’Europe et premier marché du monde pour les céréales, ont surgi nombre d’autres ports de moindre importance : Nicolaïew, Eupatoria, Théodosie, Kertch, Taganrog, Berdiansk, Marioupol, Rostoff, Temriouk, Novorossisk, Poti, Batoum, etc. Le nombre des navires, qui ont visité les ports de la Mer-Noire et de la mer d’Azof, s’est élevé, en 1900, à 78 962 et leur tonnage à 46 059 720 tonnes.

Comment tant de ports sont-ils nés et ont-ils vécu sur les rivages méridionaux de la Russie ? C’est ce qu’expliquent les immenses progrès accomplis dans ce pays par la production des céréales, depuis l’émancipation des serfs. De 1860 à 1869, il avait été exporté annuellement, en moyenne, 1 4400 000 quintaux métriques des quatre principales céréales : blé, seigle, orge et avoine. De 1889 à 1899, cette exportation a atteint, par an, 63 600 000 quintaux métriques, c’est-à-dire que la Russie a plus que quadruplé sa production en l’espace de trente ans. Elle produit actuellement plus de la moitié des avoines et des seigles du monde entier et, malgré l’importance des exportations des États-Unis et de la République Argentine, elle occupe le premier rang parmi les pays exportateurs de céréales.

Ajoutez à cela que les charbonnages du Donetz et les gisemens de pétrole du Caucase sont entrés en exploitation et ont commencé à donner d’importans rendemens. Berdiansk, Marioupol, Taganrog, Rostoff cherchent à tirer parti, grâce aux voies ferrées qui les relient au Donetz, du développement hâtif que l’industrie métallurgique et minière a pris dans le bassin de ce fleuve. Depuis qu’il est en communication, par un embranchement, avec Vladikavkas et Pétrovsk, sur la Caspienne, Novorossisk, est devenu un port d’exportation du pétrole. Le principal entrepôt de ce produit est cependant resté à Batoum, où une conduite, appelée « pipe-line, » amène directement l’huile minérale de Mikhailovo, sur le chemin de fer de Bakou. On s’explique ainsi, qu’en bordure de cette région à la fois agricole et industrielle, se soit formée comme une ceinture de ports.

Peut-être bien ces ports sont-ils un peu trop nombreux, par rapport au trafic qu’ils se partagent. La Russie n’a pas toujours su éviter l’écueil dans lequel sont tombés tant d’autres gouvernemens, notamment le nôtre, et qui consiste à disséminer les efforts et les crédits sur un grand nombre de ports, au lieu de les concentrer sur un seul. Les statistiques officielles n’enregistrent pas moins de 86 ports de commerce. Il est vrai que cette pléthore s’explique historiquement par la manière dont la Russie est entrée en possession de son littoral. Tant sur la Baltique que sur la Mer-Noire et sur le Pacifique, elle a conquis sa frontière maritime, morceau par morceau, s’empressant de créer un port sur la fraction qu’elle venait de s’annexer, ne voulant pas ensuite le laisser péricliter, lorsqu’elle en avait ouvert un nouveau, un peu plus loin. C’est pour cette raison qu’elle possède trois ou quatre ports sur des côtes oïl un seul suffirait parfaitement aux besoins du commerce.

Mais cet inconvénient est moins sensible dans la Mer-Noire qu’il ne le serait ailleurs. Dans cette mer, comme dans la mer d’Azof, chaque port est l’exutoire d’une région agricole et dépend, pour son degré de prospérité, de la récolte en céréales dans la zone qu’il dessert. Si la récolte est abondante, son activité augmente ; si la récolte est faible, son activité diminue. Il en résulte que les différens ports se font bien concurrence, mais qu’ils se suppléent aussi l’un l’autre. Si la récolte est mauvaise dans les territoires qui alimentent, par exemple, Odessa, les armateurs russes et étrangers dirigent leurs navires sur Taganrog, Rostoff ou Novorossisk, où les stocks ont chance d’être plus abondans. Le mouvement commercial d’Odessa diminue alors, mais c’est au bénéfice de celui de Taganrog, de Rostoff et de Novorossisk, et les pertes éprouvées d’un côté sont compensées par les profits réalisés d’un autre. Les fluctuations subies par les moyennes particulières d’un de ces ports restent ainsi sans influence sur le mouvement général de l’ensemble.

La flotte de commerce de la Mer-Noire constitue l’élément essentiel de la marine marchande russe. Si l’on envisage la répartition des navires russes par mers, on s’aperçoit que le bassin de la Mer-Noire et de la mer d’Azof l’emporte sur tous les autres par le nombre et le tonnage des unités. Voiliers et vapeurs réunis, la Mer-Noire et la mer d’Azof comptent déjà plus de navires et d’un plus fort tonnage que toute autre mer. Si l’on s’en tient aux vapeurs, on constate qu’aux ports de ces deux mers reviennent 49,5 p. 100 du tonnage total de la flotte à vapeur, 333 unités sur 810 ; c’est là aussi que les vapeurs atteignent la jauge moyenne la plus élevée, 582 tonnes par navire. Jusqu’à 1899, il n’existait de navires de 2 000 tonnes et au-dessus, que dans les mers Noire et d’Azof ; quant à la Baltique, ce n’est que de 1899 à 1901 que 7 navires de cette dimension ont été attachés à ses ports.

Bien que dépossédée par la Mer-Noire du rang qu’elle occupait autrefois, la Baltique n’en continue pas moins à tenir une très grande place dans la navigation extérieure de la Russie. D’après les statistiques officielles, ses ports ont été visités, en 1900, par 31 855 navires, d’une jauge nette de 10 099 666 tonnes. Encore ces chiffres ne tiennent-ils pas compte des ports de Finlande, dont les statistiques russes ne font jamais mention, et, si l’on veut évaluer l’ensemble de la navigation sur les côtes russes de la Baltique, aux chiffres qui précèdent il faut ajouter 27 909 navires et 6 541 684 tonnes, qui représentent le mouvement de la navigation dans les ports finlandais.

La flotte de commerce russe ne prend, au mouvement maritime de la Baltique, qu’une part insignifiante. Elle ne comptait encore, dans cette mer, au 1er janvier 1902, que 938 unités, dont 151 vapeurs seulement. Ainsi que nous l’avons fait observer, le gouvernement russe n’y subventionne aucune Compagnie, et il y a relativement peu de temps que quelques Sociétés se sont fondées, en vue d’y exploiter des lignes libres. Dans ces dernières années, cependant, une légère progression s’est fait sentir dans la participation du pavillon russe au commerce de la Baltique. La proportion des navires russes commence à devenir plus forte, dans le mouvement des ports. Diverses Sociétés[4] ont entrepris de relier les ports russes de la Baltique à ceux du Pacifique.

Malgré ces timides initiatives, le commerce et la navigation de la Baltique restent aux mains de Compagnies étrangères, qui les accaparent presque entièrement. Et pourtant, une marine marchande indigène trouverait là de quoi gagner amplement sa vie. Les ports russes de la Baltique ne se signalent pas seulement par leur nombre ; ils ont, sur les autres ports de l’empire, l’avantage d’être situés à une distance relativement faible de l’Europe occidentale, et d’être, en même temps, en contact immédiat avec les provinces les plus riches, les plus peuplées, les plus commerçantes de Russie. Par eux, on parvient rapidement au cœur même de l’empire. Ils sont en effet particulièrement bien partagés sous le rapport des voies ferrées ; car ils sont pourvus de lignes qui desservent une région de 15 à 1 800 verstes, tandis que les ports de la Mer-Noire ne peuvent, faute de communications suffisantes, desservir qu’une région de 7 à 800 verstes.

Ils reçoivent ainsi, non seulement les blés du centre de la Russie, mais la houille et le naphte des provinces méridionales, et même le beurre de Sibérie. Grâce à la jonction du réseau ferré de la Baltique avec le Transsibérien, cet article est devenu un des principaux du commerce d’exportation de Reval et de Riga. Pendant les mois de juillet et d’août, qui sont ceux où l’exportation du beurre est le plus active, il arrive à Riga, venant de Sibérie, cinq convois par semaine, composés chacun de 25 wagons de 450 pouds. Des services de navigation se sont organisés pour prendre ce produit, au sortir des wagons réfrigérans, et l’expédier, sur des vaisseaux aménagés à cet effet, en Angleterre, en Allemagne et en Danemark. La construction du chemin de fer de la Baltique et l’extension progressive de ce réseau ont été la cause d’un accroissement considérable de prospérité pour tous les ports de ce littoral. Leur importance maritime et commerciale est bien loin d’être négligeable. Saint-Pétersbourg, où le mouvement maritime de Cronstadt s’est transféré, depuis l’approfondissement du chenal et la construction du port de commerce, détient toujours le second rang, dans la classification des ports russes ; Riga occupe le huitième ; Libau, le neuvième. Le mouvement des marchandises, dans chacun de ces ports, s’est traduit respectivement, en 1897, par 225, 158 et 60 millions de pouds.

Le grand inconvénient des ports de la Baltique provient des glaces qui les encombrent et les bloquent, pendant cinq mois de l’année. Fermés à la navigation, vers la fin de novembre ou le commencement de décembre, ils ne se rouvrent guère en effet qu’au début du mois de mai. Tel est le cas de Riga, de Saint-Pétersbourg, d’Helsingfors et d’Abo. On s’efforce de remédier à cet inconvénient en tirant parti, pendant cette période, de ports situés dans une position qui les met à l’abri de la gelée. Telle est la raison d’être et l’utilité de ports comme Libau, Windau, Reval et Hangoe. Ils ont sur leurs voisins l’avantage de ne pas être situés dans un golfe ou sur un estuaire, mais bien sur le littoral même de la mer, ou même sur un promontoire, comme Hangoe. Les glaces peuvent donc en encombrer plus ou moins les abords, mais ne les bloquent jamais complètement et, à l’aide de bateaux brise-glaces, leur entrée peut être maintenue libre pendant tout l’hiver. Il se crée ainsi de véritables ports d’hiver, où se centralise, pendant la mauvaise saison, tout le commerce des ports voisins, et dont l’activité dépend, en majeure partie, du temps pendant lequel ces derniers sont restés fermés. Ainsi en est-il de ceux que nous avons cités plus haut. Le type le plus parfait du genre est Hangoe, grâce auquel la Finlande conserve, en toute saison, un accès à la mer libre. Situé à l’extrémité du cap le plus méridional du Grand-Duché, il reçoit de 700 à 800 navires, jaugeant ensemble 250 à 300 000 tonnes.

Il existe un élément qu’il faut se garder de négliger, lorsqu’on parle de la navigation dans la Baltique : ce sont les Compagnies de navigation finlandaises. Les statistiques russes n’en tiennent pas compte, bien que ces compagnies battent pavillon russe. Les plus importantes sont au nombre de trois et participent dans une large mesure au commerce de la Baltique. La Finska angfortygs Aktiebolaget entretient des services réguliers d’Helsingfors et Hangoe à Hull par Copenhague, à Lübeck par Stettin, à Stockholm par Saint-Pétersbourg ; ses navires visitent nos ports de l’Atlantique, Dunkerque, Le Havre, La Pallice et Bordeaux et poussent jusqu’à Marseille et jusqu’aux ports italiens. Les steamers des lignes de Hull, Lübeck et Stockholm, de construction anglaise, filent de 12 à 15 nœuds et sont fort bien aménagés. Une autre compagnie finlandaise, le Nord, subventionnée par le gouvernement finlandais, a un service régulier, ouvert toute l’année, de Hangoe à Stockholm et Newcastle, pour le transport du beurre et des émigrans, et un service permanent, hiver comme été, d’Abo à Stockholm. Enfin la Finska Lloyd, qui possède 7 ou 8 navires, dont 3 tout neufs de 2 500 tonnes, les envoie dans l’Océan et dans la Méditerranée. Cette Société vient d’obtenir du gouvernement canadien une subvention pour une ligne régulière du Canada au golfe de Finlande, par La Pallice et La Rochelle. Les Compagnies finlandaises portent donc le pavillon russe des côtes de Finlande sur celles de Suède, d’Allemagne, d’Angleterre, de France, d’Italie et jusqu’au Canada. Leur activité fait honneur à l’esprit d’initiative du petit peuple qui les soutient et les dirige, et l’on a le droit d’être surpris que notre pavillon ne participe pas dans la plus légère mesure au commerce qui se fait entre les côtes de France et celles de Finlande, alors que le pavillon russo-finlandais y prend une part en somme très honorable.

On ne connaît pas, à l’étranger, la marine marchande finlandaise, parce qu’elle n’arbore pas un pavillon particulier et navigue sous les couleurs russes. Elle mérite cependant qu’on en tienne compte. Elle se composait, en 1901, de 2 291 voiliers, jaugeant 290 700 tonnes, et de 298 vapeurs, d’une jauge nette de 45 948 tonnes. La proportion des vapeurs est donc très inférieure à celle des voiliers ; le tonnage moyen de la flotte finlandaise est faible : mais cela n’empêche pas ses navires d’entreprendre les voyages d’Angleterre, de France, d’Espagne, de la Méditerranée, du Brésil et d’Amérique du Nord. D’autre part, leur nombre s’est accru, de 1879 à 1901, dans la proportion de 72 pour 100, et il a encore augmenté, en 1901, de 109 voiliers et de 11 vapeurs.

La Finlande a d’excellens marins. Elle ne compte pas moins de 7 écoles[5] de navigation, d’où sort un personnel remarquable de capitaines et de pilotes. Elle possède, en outre, 5 établissemens professionnels pour l’enseignement de la construction des navires et des machines. Ses côtes sont éclairées et balisées avec un soin admirable, par un système des plus complets de phares et de feux flottans. Son principal port, Helsingfors, ne le cède à aucun port russe, sous le rapport de l’outillage. Il se compose de 4 bassins pour la marine marchande, sans compter celui de Sveaborg, affecté aux vaisseaux de guerre ; les paquebots et cargos-du plus fort tonnage peuvent y jeter l’ancre en toute sécurité. Le développement des quais est considérable. Une ligne ferrée à double voie relie les 4 bassins au réseau des chemins de fer finlandais. De nombreux docks, magasins, hangars et caves, très bien aménagés, se trouvent dans le voisinage des quais, et le régime des magasinages et entrepôts est très heureusement compris.

En résumé, si l’on tient compte de l’énorme disproportion qui existe entre elles, la Finlande est, au point de vue maritime, comme sous bien d’autres rapports, relativement plus avancée que la Russie.


Dans son ensemble, la flotte marchande de la Russie, abstraction faite de la flotte finlandaise, se composait, au 1er janvier 1902, de 810 navires à vapeur, jaugeant ensemble 391 697 tonnes, et de 2 378 navires à voiles, jaugeant ensemble 272 510 tonnes. Le chiffre total de la marine marchande russe était donc de 3 188 navires et 664 208 tonnes[6]. Malgré la supériorité du nombre, les voiliers ne représentent que 41 pour 100 du tonnage total, tandis que les vapeurs en représentent 58,9 pour 100. Les divers recensemens de la flotte de commerce russe accusent tous une augmentation du nombre et du tonnage des navires. Le premier recensement opéré, en 1895, par les soins du ministère des Finances enregistrait 522 vapeurs et 2 135 voiliers, d’un tonnage total de 528 988 tonnes. En 1898, les vapeurs s’élevaient au nombre de 657 et les voiliers de 2 143 ; leur tonnage total atteignait 554 141 tonnes. En 1899 enfin, on comptait 709 vapeurs et 2 242 voiliers, jaugeant ensemble 601 294 tonnes. Ces chiffres attestent une progression, sinon très rapide, au moins constante.

Le tonnage moyen des navires de la flotte de commerce russe est relativement peu élevé. Les vapeurs d’une jauge inférieure à 700 tonnes sont les plus nombreux dans toutes les mers ; 79 pour 100 des vapeurs de la Mer-Blanche, 70 pour 100 de ceux de la Baltique et 60 pour 100 de ceux de la Mer-Noire, ne dépassent pas 400 tonnes. Les vapeurs de 1 000 à 2 000 tonnes ne sont qu’au nombre de 63, dont 31 dans la Mer-Noire et la mer d’Azof, 16 dans la Caspienne, 14 dans la Baltique et dans le Pacifique ; ceux de plus de 2 000 tonnes, au nombre de 37 seulement, dont 28 dans la Mer-Noire et la mer d’Azof, 7 dans la Baltique et 2 dans le Pacifique. Quant aux voiliers, 65 pour 100 d’entre eux ne dépassent pas 100 tonnes ; 39 voiliers seulement, la plupart de la Baltique, jaugent plus de 500 tonnes. Il importe donc de ne pas se laisser éblouir par le nombre de navires que mentionnent les statistiques russes, et de ne pas oublier que ces statistiques tiennent compte des vapeurs et des voiliers du plus faible tonnage, de remorqueurs et de barques. Les frais de première acquisition des 3 188 navires qui composaient la flotte russe de commerce au 1er janvier 1902 se sont élevés à 127 637 634 roubles, dont 111 557 617 roubles pour les vapeurs et 16 080 015 pour les voiliers. La plus grande partie de ce capital a été engagée dans les entreprises maritimes, depuis moins de dix ans, car 331 vapeurs, soit 40,9 pour 100 de la flotte à vapeur russe, ont été lancés dans les dix dernières années, et 178, soit 53, 8 pour 100, dans les cinq dernières.

La plupart des voiliers battant pavillon russe ont été construits en Russie. Mais la part qui revient à l’industrie russe dans la construction de sa flotte à vapeur, est presque insignifiante. Plus de 75 pour 100 du nombre des vapeurs et 84 pour 100 de leur tonnage, ont été construits dans les chantiers étrangers. Dans la Caspienne, la proportion des steamers construits en Russie est plus forte que dans les autres mers, par suite de sa situation de mer fermée et des droits spéciaux qui protègent contre la concurrence étrangère les navires qui lui sont destinés. Mais, dans les mers ouvertes, la part des chantiers de construction russes ne dépasse pas 17 pour 100, quant au nombre des navires, et 2 pour 100 quant à leur tonnage. Ce dernier chiffre indique que les navires construits en Russie sont d’un tonnage très faible, la plupart du temps de simples remorqueurs. Il en est des machines exactement comme des coques : sauf dans la Caspienne, où les machines de construction russe sont en plus forte proportion qu’ailleurs, la part de l’industrie locale n’est que de 22,5 pour 100 dans la construction des machines motrices des navires.

La grande majorité des vapeurs russes est donc de provenance étrangère. Les pays qui les ont fournis sont l’Angleterre, la Suède, l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie. Les quinze bateaux actuellement en service de la Flotte volontaire sont tous de construction anglaise. On se souvient que les trois premiers avaient été acquis en Allemagne ; dans la suite, la commande d’un navire avait été donnée aux Forges et Chantiers de la Méditerranée. C’est également en Angleterre qu’ont été construits les trois plus beaux paquebots de la Compagnie russe de navigation et de commerce, le Tchikatcheff, l’Empereur-Nicolas II, et la Reine-Olga. C’est de constructeurs ou d’armateurs anglais, allemands et autrichiens que la Compagnie de l’Est-Chinois a acquis les navires nécessaires à l’organisation de son service maritime. « Les industriels allemands, écrit M. Charlat dans son rapport sur le commerce de la Russie en 1901, travaillent avec persévérance et méthode à devenir les fournisseurs de la marine marchande russe. En deux ans, la maison de constructions navales Klawitter et Cie de Dantzig est parvenue à recevoir pour 2 500 000 francs environ de commandes, tant en steamers de grand tonnage qu’en remorqueurs, ainsi qu’en dragues. » De même que les coques, les machines proviennent aussi d’Angleterre et d’Allemagne. Quant à la France, sa part est nulle : à l’exception du paquebot livré par les Forges et Chantiers à la Flotte volontaire, nous n’avons pas connaissance d’un seul navire fourni par un chantier français à la marine de commerce russe. Pourquoi cet ostracisme ? Est-ce parce que nos chantiers ont la réputation de construire plus chèrement et plus lentement que leurs concurrens étrangers, ou parce que nous ne possédons pas, comme en Angleterre, un marché de navires ? Quoi qu’il en soit, le développement que le gouvernement russe semble disposé à donner à la marine marchande ne devrait pas laisser nos constructeurs indifférens et devrait les déterminer à faire ce qui dépend d’eux pour changer les habitudes des armateurs russes.

Reste à expliquer pourquoi ceux-ci ne s’adressent pas tout bonnement à l’industrie de leur pays. Car il y a des chantiers russes : les principaux sont l’Usine franco-russe, la Société Newsky, toutes deux à Saint-Pétersbourg ; l’usine Baltique, située dans la même ville et appartenant à l’État ; les chantiers de Sébastopol, fondés par la Compagnie russe de Navigation et de commerce et cédés par elle à l’État ; l’usine Krighton, à Abo ; les chantiers de Wiborg et d’Helsingfors, en Finlande ; ceux de Nicolaief, sur la Mer-Noire. Quelques établissemens de second ordre sont échelonnés le long du Volga et construisent des bateaux d’un faible tirant d’eau. Mais, jusqu’à présent, les chantiers russes n’ont guère construit de navires que pour la marine de guerre. La Compagnie russe, qui a construit elle-même quatorze de ses navires sur ses chantiers de Sébastopol, doit être considérée comme une exception : encore a-t-elle fini par vendre ses chantiers au gouvernement.

Les deux principales raisons, pour lesquelles les constructions navales se sont si peu développées en Russie, sont le prix élevé des métaux et le défaut de spécialistes en la matière. Chaque fois qu’une Compagnie de navigation russe s’est montrée disposée à donner la commande d’un navire à un chantier national, elle a dû y renoncer, en raison de l’élévation du prix de revient. Lorsque la Flotte volontaire décida la construction de l’Ariel, elle s’adressa à l’usine Baltique et au chantier de la Compagnie russe. Le premier de ces établissemens refusa de se rendre à son appel ; le second accepta la commande de la coque, sans la machine, pour 2 700 000 francs, et pourvu qu’on lui accordât deux ans. Mis au courant de ces conditions, Alexandre III voulut bien reconnaître que, malgré tout le désir de donner la commande à l’industrie locale, il n’était pas possible d’en passer par ces conditions, et l’Ariel fut adjugé à un chantier anglais. Les chantiers russes sont donc en nombre insuffisant pour pourvoir aux besoins de la marine de guerre et de la marine de commerce, et, en outre, ils construisent à des conditions trop défavorables pour pouvoir lutter contre l’industrie étrangère.

Après nous être occupés des navires et des chantiers d’où ils sortent, il nous faut dire quelques mots de la législation qui les régit, des marins qui les montent et des ouvriers qui les chargent et les déchargent.

Le droit d’arborer le pavillon russe appartient aux sujets russes, aux Sociétés par actions de constitution russe, à des maisons de commerce, dont un des principaux administrateurs, ayant la signature sociale est sujet russe, ou aux Sociétés dont l’associé-gérant a la nationalité russe. Chaque navire doit avoir une patente de pavillon délivrée par une des douanes de port et être inscrit sur des registres spéciaux. Le navire, d’après le droit russe, est un meuble. Toutefois, la vente de ce meuble est assujettie à quelques règles spéciales. Elle s’opère par la transmission à l’acheteur de l’acte de propriété, avec inscription signée par le vendeur et légalisée par un notaire, ou, si la vente a lieu à l’étranger, par un consul russe. Tous les autres documens appartenant au navire, comme le rôle d’équipage, la patente de pavillon, etc., doivent être remis à l’acheteur. Le droit de propriété d’un navire ne peut être prouvé qu’en produisant ces documens, au complet et en règle. La saisie et la vente forcée se font d’après les règles générales adoptées pour la vente des biens meubles ordinaires. Les hypothèques, dans le sens du droit français, ne sont pas prévues pour les navires. Il n’y a pas de prescription spéciale en matière maritime. Faute d’indications particulières à ce sujet, il faut admettre aussi que les lois concernant le prêt sur gage sont applicables aux navires. La législation russe, enfin, connaît l’emprunt à la grosse aventure.

Il n’existe en Russie rien d’analogue à notre « inscription maritime. » Marine de guerre et marine de commerce, recrutent pareillement leurs équipages comme elles veulent, ou plutôt comme elles peuvent, parmi les paysans de l’intérieur, aussi bien que parmi les habitans des côtes. Mais la loi impose aux armateurs la lourde obligation de composer de sujets russes les états-majors et les équipages de leurs navires. La question de la composition des équipages est particulièrement difficile à résoudre en Russie, vu l’inexpérience des habitans, le défaut d’apprentissage et de traditions, l’insuffisance des écoles formant des matelots, des mécaniciens, des capitaines pour la marine de commerce. Le Slave des basses classes n’a pas la vocation maritime : il est paysan, ouvrier agricole, à la rigueur ouvrier d’industrie ; les marins de profession sont très rares dans le peuple slave. Faute de marins de cette espèce, la flotte de guerre est obligée de recruter ses équipages parmi des paysans n’ayant aucune aptitude, ni aucun goût pour le métier de la mer. Soldats parfaits, parce que la docilité est dans leur nature, les Russes sont des marins médiocres, parce que leur intelligence, plutôt lente, leur manque d’initiative, leur défaut complet d’instruction professionnelle et même générale, les rendent inaptes à manier les appareils compliqués des vaisseaux modernes. Il est vrai que sept années passées dans la marine de guerre pourraient avoir raison de cette inaptitude, et faire d’eux de bonnes recrues pour la marine de commerce ; mais, à l’expiration de leur temps, la plupart s’empressent de retourner dans leurs villages. La marine de commerce ne profite donc pas des marins formés sur les navires de guerre. C’est plutôt l’inverse qui se produit, et la marine de l’Etat, comprenant l’avantage qu’elle pourrait tirer, en cas de guerre, du personnel occupé sur les bateaux marchands, exempte ce personnel de tout ou partie du service actif, et l’astreint seulement, dans tous les cas, à un service plus prolongé dans la réserve. C’est tout à l’honneur de l’État d’avoir compris les services que le personnel des navires de commerce pouvait être appelé à lui rendre, et de renoncer à le leur enlever pour un long laps de temps, sans grand profit pour lui-même.

A l’époque où se sont fondées les Compagnies de navigation, actuellement existantes, un personnel maritime n’avait pas encore eu le temps de se former en Russie ; c’est à peine s’il commence à l’être maintenant. Aussi la plupart d’entre elles ont-elles eu beaucoup de peine à composer leurs équipages et leurs états-majors. L’État leur est le plus souvent venu en aide, soit en suspendant, à leur profit, la loi qui leur interdit de constituer leurs cadres avec des étrangers, comme il le fit pour l’Est-Chinois, soit en mettant à leur disposition des marins de la flotte de guerre. C’est ce qui eut lieu pour la Flotte volontaire. Jusqu’en 1881, les navires de cette Compagnie n’ont été montés que par des marins de l’État ; ce n’est qu’à partir de cette date qu’on commença à les remplacer par des matelots embauchés, et cette substitution demanda deux ans pour s’opérer ; en 1883 seulement fut constitué un personnel normal, et encore avec des matelots pour la plupart recrutés à l’étranger. Le développement pris par la marine marchande dans ces dernières années a quelque peu amélioré les conditions de recrutement des marins de commerce. Les Compagnies de navigation ont fait quelquefois des efforts louables pour faciliter l’apprentissage maritime aux jeunes gens désireux de se vouer à la carrière de marin. Par exemple, la Flotte volontaire a admis sur ses navires des élèves, auxquels elle a fait faire le temps de navigation qu’exigeait l’État pour l’admission de ces jeunes gens dans ses écoles. Elle obtint même du ministère des Finances une subvention pour l’entretien des élèves accueillis sur ses navires.

De son côté, le gouvernement a fondé des écoles destinées à former des marins et des officiers pour la marine de commerce. Il existait ainsi, en 1900, 35 de ces écoles, dites « classes de navigation, » et divisées en trois catégories ou « degrés : » celles du premier degré formant des capitaines au long cours ; celles du second degré, des capitaines au cabotage, ou des pilotes au long cours ; celles du troisième degré, des pilotes au cabotage. Il a été fondé, en outre, à l’Ecole de commerce d’Odessa et à l’École de navigation marchande d’Arkhangelsk, des cours destinés à former des capitaines marchands, et dont la durée est de trois années. A Arkhangelsk même et à Kemur, fonctionnent encore deux autres classes, dont les cours ont lieu pendant les mois d’hiver et durent deux années.

Les résultats et l’organisation même de cet enseignement technique sont vivement critiqués par les Russes. D’après une revue qui puise ses inspirations à bonne source[7], la division de l’enseignement en trois degrés serait « absurde, » parce qu’elle entraîne l’interruption des études, en forçant les élèves à naviguer dans l’intervalle. La génération sortie de ces écoles serait dépourvue de valeur et de capacité véritables, au point de vue professionnel. Sans vocation pour le métier de marin, les élèves y sont admis pourvu qu’ils sachent lire, écrire et faire les quatre premières opérations d’arithmétique. On est obligé de les en laisser sortir, sans qu’ils emportent de connaissances réelles, parce qu’il est impossible de les retenir plus longtemps, et que leur refuser le diplôme équivaudrait, d’autre part, à fermer les écoles. Ce n’est donc pas de l’enseignement technique, tel qu’il est actuellement organisé, qu’il faut attendre une éducation professionnelle sérieuse et la création d’un personnel maritime à la hauteur de sa tâche.

Quant aux ouvriers des ports, il y aurait peu de chose à dire d’eux, s’ils n’avaient une organisation particulière aux corps de métiers russes. Comme la plupart des ouvriers de Russie, ils sont organisés en « artels, » associations de travailleurs, égaux en droits, solidairement responsables, dont chacun apporte, comme unique part sociale, son travail. Les bénéfices sont partagés entre les membres de l’artel ; un capital social est formé par des versemens et des réserves et sert à l’acquisition des instrumens de travail ; la direction est remise à des « anciens, » nommés à l’élection. Ainsi sont organisés les ouvriers qui s’occupent du chargement et du déchargement des navires, de la manipulation des marchandises et même des opérations de douane. Cette organisation donne aux ouvriers une grande cohésion, une force véritable, et il n’est pas téméraire d’attribuer à cette cause l’exceptionnelle gravité des grèves qui ont éclaté l’année dernière dans les ports de la Mer-Noire. Les grèves, en effet, ont cessé d’être le privilège des pays d’Occident ; elles se sont étendues à la Russie, où elles prennent un caractère révolutionnaire plus marqué que partout ailleurs. Odessa a été, l’été dernier, le théâtre d’une terrible grève générale, à laquelle ont pris part ce qu’on appellerait chez nous les inscrits maritimes et les dockers. Ce fut, en plus violent, l’exacte répétition des événemens qui se sont produits à deux ou trois reprises à Marseille, le Havre, Dunkerque et Bordeaux.

Le signal fut donné par les portefaix, débardeurs et autres ouvriers du port, qui réclamaient l’augmentation des salaires et la diminution des heures de travail. Ils furent suivis par les marins et chauffeurs. La Compagnie russe dut interrompre ses services jusqu’à l’arrivée de 500 marins de l’État, envoyés de Sébastopol. Grâce à ce secours, elle put rétablir, après deux jours d’interruption, ses services les plus urgens sur la Crimée et les ports russes de la Mer-Noire. Pendant quelques jours, on craignit pour la sécurité des établissemens, usines, magasins, entrepôts d’Odessa, appartenant, pour la plupart, à des étrangers. Enfin l’ordre put être rétabli et le travail repris. Nous ignorons la mesure exacte dans laquelle les armateurs ont dû céder aux ouvriers ; mais il est hors de doute qu’ils ont donné satisfaction à ceux-ci sur un grand nombre de points. Simultanément, et avec autant de gravité, les grèves éclatèrent à Nicolaïef, à Batoum et à Bakou ; Novorossisk en avait été gratifié en décembre 1902. Cette unanimité des ouvriers à faire grève, cette ténacité et cette violence dans leurs revendications, cette simultanéité dans leurs actes prouvent une organisation générale dont il n’est pas téméraire, encore une fois, de voir la base dans les « artels. »


Telle qu’elle apparaît, par les chiffres et les renseignemens qui précèdent, la marine marchande russe est encore très insuffisante, par rapport aux capacités de production et de consommation du pays. Le mouvement commercial entre la Russie et l’Europe occidentale est considérable, et se produit principalement par mer. En 1900, l’importation des marchandises par les ports russes s’est élevée à 246 millions de pouds, et l’exportation à 696. Les marchandises, qui sont entrées par mer en Russie, représentent 50 pour 100 de l’importation totale de cet État, et celles qui en sont sorties par la même voie, 73 pour 100 de l’exportation totale. L’importance de ce mouvement commercial, l’écrasante supériorité des transports par mer sur les transports par terre, l’énorme écart de 450 millions de pouds entre l’importation et l’exportation, sont autant de circonstances extrêmement favorables au développement d’une marine marchande nationale.

Or, ces circonstances ont, jusqu’à présent, surtout profité aux marines marchandes étrangères. Sur les 246 millions de pouds de marchandises qui sont entrés, en 1900, dans les ports russes, les navires étrangers ont importé 221 millions de pouds, et les navires russes 25 millions seulement. Sur les 696 millions de pouds de marchandises qui sont sortis, la même année, des mêmes ports, les navires étrangers ont exporté 658 millions, et les navires russes 38 seulement. La proportion des navires russes de long cours, dans le mouvement général des ports russes, est également très inférieure à celle des navires étrangers[8]. La part prise par la marine marchande russe au mouvement maritime de son pays est donc insignifiante et démesurément inférieure à celle qu’y prennent les diverses marines marchandes étrangères. Il y a disproportion entre les facultés de transport de la flotte commerciale russe, et les facultés de production et de consommation de la Russie. Ce pays est encore, pour ses communications maritimes avec les autres puissances, sous la dépendance des étrangers : des Norvégiens et des Anglais pour le commerce de la Mer-Blanche ; des Anglais, des Allemands, des Danois et des Suédois, pour celui de la Baltique ; des Anglais, des Italiens, des Autrichiens et des Grecs pour celui de la Mer-Noire ; enfin des Anglais et des Japonais pour celui du Pacifique. Il est pénible de constater que nulle part le pavillon français ne prend de part, nous ne dirons pas prépondérante, mais seulement importante au mouvement maritime des ports russes.

L’insuffisance de leur marine marchande n’échappe pas aux Russes. En appréciant une loi destinée à la développer, l’officieux Journal de Saint-Pétersbourg portait sur elle le jugement suivant : « Il y a des années que l’on parle du besoin urgent de créer une marine marchande nationale, car celle que nous avons, — sauf, bien entendu, les paquebots des Sociétés subventionnée par l’Etat, — n’aurait de rigueur pas droit à ce titre. Le peu de navires appartenant à des armateurs privés que nous possédons sont construits à l’étranger et, le plus souvent, commandés par des ressortissans étrangers. » Que la marine marchande russe soit en retard sur celles de presque tous les États d’Europe, il n’y a pas là de quoi surprendre un observateur tant soit peu sagace. Pour apprécier sainement ses progrès, il faut en effet tenir compte des conditions tout à fait spéciales qui résultent, pour elle, de la nature et de l’histoire. En jetant un regard sur la carte, on constate bien que, sur les 69 248 kilomètres qui constituent les frontières de la Russie, 49 370 sont formés par le littoral de la mer. Mais une notable portion de ces côtes est baignée par l’océan Glacial, figé dans les glaces éternelles, et la partie qui forme le bassin de la Mer-Blanche n’est ouverte à la navigation que pendant les mois d’été. Les golfes de Riga, de Finlande et de Bothnie gèlent en hiver et, dans son ensemble, la frontière maritime de la Baltique mesurant 7650 kilomètres, est d’un accès impossible ou difficile pendant une moitié de l’année. La Mer Noire elle-même n’est pas à l’abri des glaces, qui encombrent en hiver la mer d’Azof et jusqu’aux abords d’Odessa. En Extrême-Orient, sur une étendue de 9 000 kilomètres environ, les mers d’Okhotsk et de Behring présentent les caractères des mers polaires. La mer du Japon, elle-même, est presque sans cesse enveloppée d’épais brouillards, et n’offre, sur le littoral russe, aucun port entièrement libre de glaces.

Le climat a donc mis un obstacle très sérieux au développement de la marine marchande russe. Les étrangers n’envoient leurs navires sur les côtes de Russie qu’en été, et les emploient, le reste du temps, à d’autres navigations. Mais que peuvent faire de leurs navires les armateurs russes, pendant les longs mois où les glaces bloquent leurs côtes ? Ils les gardent inactifs, et par conséquent improductifs, prisonniers dans leurs ports, jusqu’au moment où la débâcle vient les délivrer. Cette condition résultant du climat en entraîne une autre également défavorable : c’est la nécessité d’engins spéciaux, très puissans et très coûteux, qu’on nomme brise-glaces. Les bateaux brise-glaces, qui jouent un rôle capital dans la navigation maritime russe, servent à conserver, le plus longtemps possible, la libre entrée des ports exposés aux glaces, et quelquefois à la maintenir d’une façon presque permanente, comme à Windau. Pourvus d’un éperon et d’une hélice d’avant, ils montent sur la glace, qu’ils font céder sous leur poids, et tracent ainsi un chenal qu’ils élargissent ensuite. L’un de ces engins, le Sampo, qui peut briser, disloquer et traverser des banquises de 25 à 30 pieds d’épaisseur, a coûté 1 350 000 francs. La dépense annuelle de ce vapeur, dont la campagne dure de 4 à 5 mois, est de 110 000 francs, dont 40 000 pour le charbon.

On comprend que les Russes, pour se soustraire à des conditions aussi défavorables, aient cherché des débouchés, des sorties, des ports en eaux libres. D’un ou plusieurs ports en mer libre dépend pour eux, en effet, la possibilité d’entretenir des relations ininterrompues avec l’étranger, avec les différentes parties de leur Empire, en un mot de posséder et de faire vivre une marine marchande nationale. En poursuivant la recherche d’un port de cette nature, à l’Ouest et au Sud d’abord, à l’Est ensuite, les Russes ont poursuivi, en somme, la solution du problème de leur marine marchande. À cette recherche perpétuelle de ports en mer libre, ils ont gagné une frontière maritime extrêmement étendue, et dont les différentes parties sont très éloignées l’une de l’autre. La tâche la plus urgente et généralement la plus vite accomplie consiste, pour un pays maritime, à relier entre eux les différens points de son littoral. Il se trouve que cette tâche est, pour la Russie, la plus difficile et que, par une anomalie singulière, le terme « cabotage » doit s’entendre, en ce cas, d’une navigation de plusieurs milliers de milles et de plusieurs mois. Les Russes usent d’un spirituel euphémisme pour désigner la navigation d’une mer à l’autre de leur Empire : ils l’appellent « le cabotage lointain. » Ainsi la traversée de Saint-Pétersbourg à Odessa, ou bien celle de Riga à Vladivostok, qui constituent des parcours considérables, sont assimilées à ce que nous appelons chez nous le « cabotage » et, comme telles, exclusivement réservées au pavillon russe. Un tel champ d’action suffirait à absorber l’activité d’une marine autrement puissante que la flotte de commerce russe ; il est trop vaste pour une marine qui n’en est encore qu’à ses débuts.

Il ne faut pas oublier non plus que la date à laquelle le gouvernement russe a pu porter son attention sur le commerce, l’industrie et leur principal instrument, la marine marchande, est très récente. La « Moscovie » du premier Romanoff n’avait même pas de mer à elle, sauf la Mer-Blanche. La Baltique appartenait aux Suédois, aux Polonais, aux Allemands ; la Mer-Noire aux Tartares et aux Turcs, la Caspienne aux Persans. Du XIIe au XVIIe siècle, il n’est pas question de marine en Russie. Quand, en 1687, Pierre le Grand, à peine âgé de quinze ans, s’initiait à l’art de construire Les navires à Ismaïlovo, sur l’étang de la Prociana et sur le lac de Pereiaslaw, avec le Hollandais Carsten Brandt et le charpentier Kort, puis, à Arkhangelsk, avec l’archevêque Athanase, — un vieux loup de mer qui « causait plus souvent avec son élève de navigation que de théologie, » — Pierre le Grand n’avait en vue, pour son pays, que la création d’une flotte de guerre. Le commerce était alors à l’état embryonnaire, et on ne peut pas appeler bateaux de commerce les grossiers chalands et les radeaux de bois qui circulaient sur la Dwina ou sur « la mère Volga. » Il y a deux cents ans, c’était le néant à la place où s’élève aujourd’hui Saint-Pétersbourg. Il y a un peu plus de cent ans, on ne voyait, à l’endroit où s’étend Odessa, qu’un petit village de pêcheurs turcs, nommé Hadji-Bey. Ce n’est qu’en 1793, que cette partie du littoral de la Mer-Noire a été annexée à la Russie, et que l’Espagnol Ribas put soumettre à l’impératrice Catherine II le projet d’un port à créer dans cette rade ; et c’est seulement au début du XIXe siècle que les émigrés français Voland, Langeron et Richelieu, jetèrent les fondemens du premier port de commerce de la Russie. Encore Saint-Pétersbourg et Odessa sont-ils, après Arkhangelsk, les doyens des ports russes ; les autres sont tous de fondation plus récente, quelques-uns tout à fait contemporaine. En résumé, si l’existence politique de la Russie moderne date de deux cents ans à peine, son développement commercial, industriel et maritime s’est opéré de nos jours, et presque sous nos yeux.

Les Russes ont toujours fait appel, dans le cours de leur histoire, au concours des étrangers. Aussi bien aux temps de Pierre le Grand et de Catherine II que de nos jours, ce sont des étrangers qui leur ont enseigné les méthodes, les procédés, les arts de l’Occident, qui leur ont appris à tirer parti de leurs richesses minérales ou agricoles, fourni les capitaux nécessaires, pourvu à leurs besoins. Les vestiges de cet état de choses se retrouvent dans la situation du commerce en Russie. Le commerce extérieur est encore, en majeure partie, entre les mains d’intermédiaires étrangers. Ces intermédiaires allemands, anglais, suédois, grecs ou français, installés dans les principaux centres de Russie, ont naturellement recours, pour leurs expéditions et leurs commandes, aux Compagnies de navigation de leurs propres pays, qui ont des agences dans tous les ports qu’elles visitent, tandis que les rares Compagnies de navigation russes n’ont pas d’agences dans les ports d’Europe, où leur pavillon ne se montre d’ailleurs que de loin en loin.

L’exemple le plus frappant de cet état de choses est fourni par la place de Saint-Pétersbourg. Tandis que cette ville compte à peine 1 800 Français, les Allemands y sont au nombre de 1 5000, sans compter 200 000 sujets russes d’origine allemande, qui sont, pour leurs congénères étrangers, les plus utiles auxiliaires. A Saint-Pétersbourg, l’instruction et l’éducation de la classe marchande sont peu avancées. Peu versé dans le calcul du change, dans les questions de prêt, d’assurance, d’escompte, le marchand russe n’aime pas à traiter les affaires par correspondance. Il préfère traiter avec un commerçant qui lui livrera la marchandise rendue à domicile, à un prix exprimé en roubles. Les Allemands n’ont pas tardé à tirer parti de ces observations. Mettant à profit l’affinité de race et de langage qui existe entre eux et les indigènes des provinces baltiques, ils ont entrepris de conquérir, à l’aide d’intermédiaires locaux, ainsi que de commis voyageurs qu’ils répandent chaque année sur toute la surface de l’Empire, le marché de Saint-Pétersbourg. Leurs importations dépassent celles de tous les autres pays. Aussi, la part prise par le pavillon allemand au mouvement du port de Saint-Pétersbourg est-elle en hausse constante depuis trois ans, tandis que la navigation sous pavillon anglais, tout en restant la première, tend à diminuer, au profit de sa rivale. Tant que la Russie n’aura pas, sur les principaux marchés d’Europe, une organisation analogue à celle que les étrangers possèdent chez elle, ses Compagnies de navigation seront, par rapport aux Compagnies étrangères, dans un état d’infériorité marquée.

Nous avons signalé, au cours de cette étude, l’inaptitude des Russes aux métiers de la mer et l’absence, parmi eux, de marins de profession. Cette circonstance est au nombre des plus graves, parmi les causes qui ont retardé le développement de la marine marchande russe. Elle n’a pas échappé aux hommes qui se sont préoccupés de perfectionner cette industrie. « Quant à la marine marchande nationale, » disait le Journal de Saint-Pétersbourg, « il faut, pour qu’elle se développe, créer une population de marins, ou, pour mieux dire, il faut que cette population se forme d’elle-même. C’est là une question de temps. » Enfin, à notre avis, le régime douanier appliqué en Russie constitue, lui aussi, un obstacle à l’essor de la marine marchande. Non seulement ce tarif est conçu dans l’esprit le plus protectionniste et, quelquefois même, le plus prohibitif ; mais l’administration on aggrave encore la rigueur, en l’appliquant avec un formalisme vraiment abusif. Nulle part, les formalités douanières n’atteignent ce degré de complication et de difficulté ; nulle part, leur inexécution n’entraîne des conséquences aussi rigoureuses ; nulle part, le fisc ne se montre aussi tracassier, aussi formaliste ni aussi exigeant. Il n’existe en Russie rien d’analogue à nos « entrepôts réels, » à nos « entrepôts fictifs, » à notre « admission temporaire ; » le régime douanier russe ne connaît aucun de ces tempéramens, admis cependant par les gouvernemens les plus protectionnistes. En revanche, il dispose, contre l’importateur qui a manqué à l’une des prescriptions légales, de tout un arsenal de peines et d’amendes, dont le montant dépasse souvent les bénéfices réalisés sur les transactions. Ni la bonne foi de l’intéressé, ni son ignorance des règlemens douaniers, ni l’erreur de plume d’un de ses employés ne sont, aux yeux de l’administration russe, des motifs suffisans pour remettre ou diminuer l’amende.

Il est vrai, qu’en dépit de ce régime étroitement protectionniste, le commerce extérieur de la Russie se traduit par un total d’importations et d’exportations très supérieur à ce que peuvent transporter les Compagnies de navigation russes. Celles-ci ne semblent donc pas, à première vue, pouvoir en souffrir. Mais il ne faut pas oublier que ce commerce est presque entièrement entre les mains de Compagnies étrangères, auxquelles il serait téméraire de vouloir l’enlever. Ce n’est pas tout de construire ou d’acheter de nouveaux navires et d’arborer le pavillon russe à leur mât ; il faut encore se préoccuper de leur utilisation. Or, comme le commerce extérieur est, aux trois quarts, entre les mains d’armateurs et d’intermédiaires étrangers, ces navires risquent fort de rester inutilisés, à moins que le mouvement commercial n’augmente. Le premier soin des Russes, s’ils veulent développer leur marine marchande, doit être de lui fournir les moyens de vivre, en déterminant une augmentation des importations, aussi bien que des exportations. Il leur suffit pour cela d’adoucir la rigueur de leurs règlemens douaniers, d’entr’ouvrir plus largement leur porte, et de renoncer à cet esprit de lucre et d’inquisition qui caractérise leur administration. Leur flotte de commerce trouvera alors, sur les marchés étrangers, le fret de retour qui lui fait défaut à l’heure actuelle. En Finlande, où il existe, sous le nom d’ « entrepôt de transit, » quelque chose d’analogue à notre entrepôt réel, et, sous le nom d’ « entrepôt de consignation, » une institution qui rappelle notre « entrepôt fictif, » la marine marchande est, proportionnellement, beaucoup plus développée et beaucoup plus prospère qu’en Russie. Il n’y a pas de raison pour qu’il n’en soit pas de même dans ce dernier pays.

Le gouvernement russe n’attacha longtemps qu’une importance secondaire à la marine marchande. Jusqu’à une date toute récente, son initiative ne s’était guère manifestée que par la création des lignes de navigation les plus urgentes et l’exécution des travaux réclamés par les ports. Dans l’ordre législatif, rien ou presque rien n’avait été fait, en vue d’améliorer les conditions de la navigation sous pavillon russe et de soustraire le commerce extérieur de la Russie à la tutelle des marines étrangères.

Cette indifférence prit fin vers 1896. A partir de ce moment commence à se manifester un esprit tout différent, une ferme résolution de développer et de perfectionner la marine de commerce, un sage esprit de réformes. Ceux qui avaient conçu ce dessein comprirent qu’ils devaient, avant tout, créer un organe central, capable d’entreprendre et de mener à bien l’exécution méthodique de leur programme. La marine marchande dépendait alors du ministère des Finances, que dirigeait, à cette époque, le tout puissant M. Witte. Loin de nous la pensée de déprécier l’œuvre de l’homme qu’on a appelé si souvent le « Colbert de la Russie, » et qui, à certains égards, mérite ce titre. Tandis qu’on nous montrait le personnage qui a donné à l’industrie de son pays cette extension un peu hâtive, mais, somme toute, remarquable, doté la Russie d’Europe et d’Asie de son réseau ferré actuel, et prêté à la politique d’expansion asiatique le concours que l’on sait, un mot des Goncourt nous revenait à la mémoire : « Il y a de gros et lourds hommes d’Etat, des gens à souliers carrés, à manières rustaudes, grosse race qu’on pourrait appeler : les percherons de la politique. » Celui qu’on a sacrifié, il y a tantôt un an, a fait parcourir un rude chemin à la charrette, à laquelle il est resté attelé pendant quinze ans. Mais, probablement à cause du nombre et du poids des affaires dont il avait assumé la charge, M. Witte n’a pas toujours donné à la marine marchande toute l’attention qu’elle méritait.

En 1898, fut cependant créée, au ministère des Finances, une Section spécialement affectée à la marine marchande. C’était un premier pas vers la constitution d’un rouage administratif distinct, et propre à cette grande industrie. Deux ans plus tard, en 1900, fut institué, auprès du même ministère, un Conseil chargé d’élaborer une loi sur la marine marchande et les ports de commerce. Aux travaux de ce Conseil furent appelés à collaborer des fonctionnaires, délégués par les ministères des Finances, des Voies de communication, de l’Intérieur, de la Marine, de la Guerre, de la Justice et du Contrôle de l’Empire. La présidence en fut confiée à S. A. I. le grand-duc Alexandre Mikhailovitch. Nous avons réservé pour ce moment l’exposé du rôle considérable que ce prince a joué dans le mouvement de rénovation de la marine marchande russe. Fils du grand-duc Michel Nicolaievitch, qui est le grand-oncle de l’Empereur et le dernier survivant des frères d’Alexandre II, le grand-duc Alexandre Mikhai-lovitch a épousé la grande-duchesse Xénia, sœur de Nicolas II. Il est donc à la fois l’oncle à la mode de Bretagne et le beau-frère de l’Empereur actuel. Entré dans la marine de guerre, dont il gravit successivement tous les grades jusqu’à celui de contre-amiral, il eut sans doute, pendant ses croisières dans l’Atlantique et la Mer-Noire, l’occasion de constater combien le pavillon russe y était faiblement représenté. Il eut le grand et réel mérite de comprendre l’importance de la marine marchande, et le louable désir de doter la Russie d’une flotte de commerce digne d’elle. Il s’y consacra tout entier. En faisant servir à cette œuvre l’influence qu’il tient de sa double parenté avec l’Empereur, il a, sans contestation possible, bien mérité de son pays.

Un an à peine (juin 1901) après avoir commencé ses travaux, le Conseil présidé par le grand-duc Alexandre présenta à l’approbation impériale une loi que nous analyserons dans un instant. Cette loi institua, pour les ports de commerce, dont elle remania de fond en comble l’organisation administrative, un rouage spécial, dénommé Comité des affaires des ports. Cela porta à trois le nombre des rouages créés en vue de la marine marchande : d’abord la Section spéciale, organisée au ministère des Finances ; ensuite le Conseil présidé par le grand-duc Alexandre ; enfin le Comité institué par la dernière loi. Ajoutons que les ports n’en continuèrent pas moins à dépendre, pour tout ce qui concerne leur construction et leur entretien, d’une section technique existant au Ministère des Voies de communication. Ce fut, de la part du grand-duc Alexandre, un nouveau et indiscutable mérite, d’avoir compris et fait comprendre à l’Empereur qu’une forme aussi importante de l’activité nationale ne pouvait, sans de graves inconvéniens, continuer à dépendre de rouages aussi multiples et aussi divers.

L’année suivante, son influence croissante obtint de Nicolas II une mesure qui mit fin à cette multiplicité d’organes, et paracheva, en même temps, la constitution d’une administration propre à la marine marchande. Un ukase impérial du 7/20 novembre 1902 fondit en un seul les trois organes dont nous venons de parler, et en forma une entité administrative unique et indépendante, sous le nom de Direction générale de la marine marchande et des ports de commerce. Le même ukase transféra au directeur général, placé à la tête de la nouvelle institution, toutes les attributions qui incombaient précédemment aux ministres des Finances et des Voies de communication. Par un rescrit en date du même jour, l’Empereur confia les fonctions de Directeur général de la marine marchande, avec les pouvoirs et les droits d’un ministre, à celui qui avait inspiré cette mesure et qui avait été l’âme du mouvement de réforme poursuivi depuis 1897, au grand-duc Alexandre Mikhailovitch, Certains passages de ce rescrit sont à retenir, pour éclairer la pensée qui l’a dicté. Après avoir exprimé l’espoir que l’autorité dont il allait être investi donnât au grand-duc Alexandre l’indépendance nécessaire à l’accomplissement de sa tâche, l’Empereur définissait ainsi le but désigné aux efforts de son beau-frère : « libérer progressivement la Russie de la dépendance des entreprises et marines étrangères. » Puis il lui traçait à grands traits le programme qu’il aurait à remplir. « Pour atteindre le but qui vous est indiqué, il y aura lieu, lui disait-il, de créer, au moyen de ressources fiscales ou privées, de nouvelles entreprises de navigation, des chantiers de constructions navales, des ateliers de réparation ; de perfectionner l’outillage des ports et d’en construire de nouveaux ; de venir en aide aux constructeurs et aux armateurs, et de chercher, d’une manière générale, à améliorer les conditions de la marine marchande et la situation des marins. En outre, la surveillance des entreprises maritimes privées devra être entièrement centralisée à la Direction générale, qui se trouve placée sous vos ordres. »

Telle est la vaste sphère dans laquelle fut appelée à s’exercer l’activité du grand-duc Alexandre. Il rêvait encore de l’élargir. Dans son esprit, la « Direction générale de la marine marchande et des ports de commerce » n’était que l’embryon et le noyau d’un ministère du Commerce, qui n’existe pas encore en Russie. Ce nouveau département comprendrait dans ses attributions tout ce qui concerne le Commerce intérieur et extérieur, la marine marchande, la navigation fluviale, l’industrie. Enlevées aux ministères des Finances, de l’Agriculture et des Domaines, des Voies de communication, de l’Intérieur, entre lesquels elles sont encore divisées à l’heure actuelle, ces matières seraient réunies et centralisées en une seule main : audacieuse, mais intéressante conception, dont la réalisation paraissait prochaine il y a un an, et qui se trouve, aujourd’hui, ajournée à des temps meilleurs.

C’est à l’époque où le grand-duc Alexandre concevait d’aussi vastes projets, qu’il nous a été donné d’approcher un court instant Son Altesse Impériale. Actif, entreprenant, laborieux, d’esprit prompt et ouvert, très au courant des travaux et de la situation des autres nations, en matière maritime et commerciale, le grand-duc traite les questions économiques avec une réelle compétence, en homme qui en a fait l’objet d’études spéciales et approfondies. Pour réussir dans l’œuvre à laquelle il s’est courageusement adonné, il ne lui manque ni l’énergie, ni les moyens, ni la foi. Il a su s’entourer de collaborateurs distingués, dont le plus éminent, celui dont il a fait son bras droit, est le contre-amiral Abaza, familier avec notre langue, notre marine et nos chantiers. Très moderne et, si j’ose m’exprimer ainsi, bien de son temps, le grand-duc a compris combien il importe, pour arriver à ses fins, d’intéresser à son œuvre l’opinion publique. Il a fondé une revue, La mer et la vie maritime, rédigée sous son inspiration, et dans laquelle, à côté de nouvelles, d’articles littéraires consacrés à des sujets maritimes, on trouve les études les plus graves et les mieux documentées sur les ports de Novorossisk et de Revel, les besoins des ports de la Mer-Noire, le mouvement de Batoum, les écoles de navigation, le développement des constructions navales, la flotte de commerce russe, etc.


Divers actes législatifs, dont quelques-uns ont une véritable portée, sont sortis des différentes administrations auxquelles incomba successivement le soin de diriger la marine marchande.

La série s’ouvre par une loi de 1897, qui est encore due, par conséquent, à l’initiative du ministère des Finances. L’ « avis du Conseil de l’Empire, » approuvé par l’Empereur, le 29 juin 1897, dispose : « Les droits à la navigation au cabotage (transport des marchandises et des voyageurs) dans tous les ports russes, sont exclusivement réservés aux sujets russes, ainsi qu’aux bâtimens naviguant sous pavillon russe. » Exception est faite seulement pour le sel, qui peut être transporté sous pavillon étranger, des ports de la mer d’Azof et de la Mer-Noire, à ceux de la mer Baltique. Avant cette mesure, le petit cabotage, c’est-à-dire la navigation de port russe d’une mer à port russe de la même mer, était seul réservé au pavillon national. En vertu de la loi de 1897, le privilège est étendu au grand cabotage ou cabotage lointain, c’est-à-dire aux transports effectués de port russe d’une mer à port russe d’une autre mer. Cette loi devait entrer en vigueur le 1er janvier 1900. Mais, par ukase du 8 octobre 1899, les navires étrangers furent autorisés, à titre exceptionnel et temporaire, à transporter, jusqu’au 1er janvier 1901, les marchandises des ports de la Russie d’Europe à ceux de la Russie d’Asie. Cette dérogation partielle fut motivée par les événemens d’Extrême-Orient et l’accumulation des bouches dans le territoire de l’Amour. La loi sur le cabotage lointain est un des actes essentiels de la législation maritime russe. Elle contribua beaucoup à l’accroissement qui se fit sentir dans le nombre et le tonnage des navires composant la flotte de commerce de la Russie. A la suite de son entrée en vigueur, on vit se fonder des sociétés nouvelles, telles que l’Asie orientale, et d’anciennes Compagnies inaugurer de nouveaux services, en vue de relier entre eux les ports russes de la Baltique, de la Mer-Noire et du Pacifique[9]. La guerre est malheureusement venue enrayer ce mouvement, avant qu’il eût pu prendre encore des proportions bien sérieuses.

Un an ne se passe pas, sans que nous ayons à enregistrer un nouvel acte de l’initiative impériale. Une loi, qui porte la date du 27 mai 1898, autorise, pour dix ans à partir du 1er juillet de la même année, l’importation en franchise des embarcations de mer en fer, importées toutes montées de l’étranger et destinées à la navigation sur les mers extérieures. La même franchise est étendue aux dragues à chapelets et aux dragues automatiques à vapeur, aux bateaux brise-glaces, aux docks flottans, ainsi qu’aux bâtimens achetés pour la navigation sous pavillon russe sur le Danube. Sont enfin dégrevés de tout droit d’entrée, pour la même période, les ancres, chaînes et écoutes en fils métalliques, importées en vue de l’armement et du gréement des navires à voiles. Cette loi, bien que rien ne l’indique dans sa rédaction, ne s’applique, paraît-il, qu’aux navires destinés au cabotage. Pour qu’elle devînt réellement efficace, il faudrait, comme le suggère la revue[10] du grand-duc Alexandre, qu’elle s’appliquât également aux navires de long cours.

Le 12 juin 1901, fut soumise à la sanction impériale la loi élaborée par le Conseil institué au ministère des Finances, sous la présidence du grand-duc Alexandre. Elle modifiait du tout au tout l’organisation centrale et locale des ports de commerce. Jusqu’alors, l’administration des ports était du ressort du ministère de l’Intérieur : la loi du 12 juin la transféra au ministère des Finances. Seuls, quelques ports se trouvaient d’ores et déjà, par mesure exceptionnelle, placés sous le régime d’une administration locale dépendant du ministère des Finances : Odessa, depuis 1888 ; Riga, depuis 1893 ; Nicolaïew, depuis 1894 ; Saint-Pétersbourg, depuis 1895 ; Batoum et Berdiansk, depuis 1896. En vertu de la nouvelle loi, des administrations semblables seraient instituées, au fur et à mesure, dans tous les ports de l’Empire et soumises à l’autorité du ministère des Finances. L’Intérieur ne garderait que la direction de la police dans les ports. Les administrations des ports de commerce seraient placées sous la direction d’un comité, composé de délégués des divers ministères intéressés et présidé par le grand-duc Alexandre. À ce comité ressortiraient les questions concernant les travaux à entreprendre dans les ports. Les avantages de cette disposition consisteraient à hâter les solutions, en supprimant les échanges de correspondances entre les administrations compétentes.

Quant à l’administration locale des ports, elle était autrefois confiée à des conseils présidés par les gouverneurs ou les préfets. Dans certains ports, et non des moindres, ces conseils se réunissaient rarement : celui du port d’Odessa ne se réunit que vingt-sept fois de 1888 à 1895. Il y avait bien un capitaine du port, mais ce fonctionnaire n’était guère qu’un agent exécutif du conseil local.

La loi de 1901 institue des commandans de ports, investis du pouvoir et du soin de veiller à la bonne administration du port, et de rechercher tous les moyens susceptibles d’en développer le trafic. A eux appartiendra désormais le soin d’élaborer les projets de règlemens sur le service intérieur, de diriger le service des pilotes, de proposer les expropriations nécessaires à l’agrandissement, etc. Les anciens conseils locaux n’en continuent pas moins d’exister : mais, présidés par les commandans des ports, ils comprendront, outre les chefs de services publics, des représentai des municipalités, du commerce et de l’industrie. Des conseils de ce genre fonctionneront d’abord dans les six ports déjà soumis à la juridiction du ministère des Finances ; cette réforme sera ensuite étendue à Libau, Kertch, Marioupol, Théodosie, Rostoff-sur-le-Don, Novorossisk et Poti.

A une organisation complexe, la loi du 12 juin 1901 a donc substitué, pour tous les ports de commerce, une organisation uniforme. Elle a simplifié, centralisé, uniformisé le régime des ports ; elle y a cependant introduit un élément nouveau : ce sont les représentans du commerce et de l’industrie dans les conseils locaux. On attachait, en Russie, d’autant plus d’importance à l’introduction de négocians dans ces conseils que, jusqu’à ce jour, les questions économiques avaient été extrêmement négligées par ceux à qui incombaient les affaires des ports. Par exemple, tel port se plaignait amèrement qu’on n’eût pas tenu compte de ses besoins, en construisant le réseau l’erré avoisinant : il en était ainsi de tous les ports de la Mer-Noire, qui se disaient insuffisamment desservis. Grâce à l’influence qu’ils allaient pouvoir exercer, les commerçans et les industriels espéraient désormais faire entendre leurs vœux, dans les questions qui touchent à l’outillage et à l’exploitation de leurs ports.

En même temps que cette loi, en fut promulguée une autre, qui porte la date du 14 juillet 1901, et règle les droits apercevoir sur les navires de commerce dans les ports russes. Ces droits sont au nombre de deux : d’abord, un droit de tonnage de 10 kopeks par tonne, pour les navires des pays ayant un traité de commerce avec la Russie, de 2 roubles pour les autres ; ensuite, un droit à percevoir, à raison de tant par tonne, sur les marchandises formant la cargaison du navire. Le taux de ce droit, perçu d’après les connaissemens, varie selon la valeur de la marchandise. Les navires se livrant au cabotage ou à un service régulier entre des ports russes et étrangers n’acquittent le droit de tonnage qu’une fois par période de navigation : tous autres navires l’acquittent chaque fois qu’ils entrent dans un port russe.

Continuant ses travaux, le Conseil de la marine marchande fit ensuite porter ses recherches sur les moyens de développer les constructions navales en Russie. Il songea d’abord à allouer des primes correspondant à la différence du prix de revient des navires en Russie et à l’étranger. Mais l’expérience faite de ce système, en France, n’a pas encouragé le gouvernement russe à l’adopter. Il a considéré comme plus efficace de consentir aux armateurs, dont les navires auraient été construits en Russie et avec des matériaux russes, des prêts jusqu’à concurrence de 50 pour 100 de la valeur de ces navires. L’amortissement de ces prêts, consentis pour vingt années, s’opérera graduellement, au moyen d’annuités fixes. Ils ne s’appliqueront qu’à des vapeurs construits d’après les règles établies par le Lloyds Register anglais, et classés dans la première catégorie. L’Etat assume en outre l’obligation de pourvoir à l’assurance de ces navires jusqu’à concurrence des deux tiers de leur valeur, contre paiement d’une prime d’assurance de 2 pour 100 seulement ; les armateurs sont libres de recourir à des Compagnies privées pour assurer le tiers restant.

Ainsi que l’ont fait remarquer les journaux russes en avril 1902, époque où cette promesse a été publiée, c’est là un privilège considérable que l’Etat accorde aux armateurs : le taux de la prime d’assurance à payer aux Compagnies privées, pour un navire de premier ordre, ne descend guère au-dessous de 6 pour 100. En outre, la plupart des Compagnies d’assurance exigent des armateurs dont les navires ne sont pas classés dans un registre faisant autorité, tel que le Lloyds Register ou le Veritas français, le paiement d’une surprime de 2 pour 100, parce qu’elles se défient de la qualité de la construction et de l’expérience du capitaine. Du jour où les constructions navales seront contrôlées en Russie par des fonctionnaires compétens et inspirant confiance, et qu’il sera ouvert un registre faisant autorité dans le monde, les navires russes auront chance de jouir de l’égalité de traitement avec ceux des autres nations.

Enfin, les armateurs russes vont être appelés à bénéficier d’un privilège dont ils ne jouissent en aucun autre pays : l’Etat leur remboursera la moitié de la valeur du combustible russe consommé par leurs navires, chaque fois que ces derniers auront pris dans un port russe, à destination de l’étranger, un chargement égal aux trois quarts de leur capacité, ou, à destination d’un autre port russe, un chargement égal à la moitié de leur capacité. Ces diverses mesures constituent un effort intéressant et ingénieux pour trouver, en dehors du système français des primes, de nouveaux moyens de venir en aide à la construction et à l’armement nationaux.

Dans le courant de la même année, le Conseil de la marine marchande élabore encore un « règlement concernant l’admission aux emplois de commandans des navires de commerce. » En vertu de ce règlement, qui reçut la sanction impériale le 6 mai 1902, les commandans des navires de commerce devront être sujets russes et pourvus de brevets spéciaux. Au point de vue du droit de commandement, ils sont répartis en deux catégories, capitaines et pilotes, qui sont elles-mêmes divisées en quatre classes. Les navires sont, à leur tour, répartis en deux groupes : navires au cours restreint, et navires au long cours. Selon leur grade et selon leur classe, les capitaines et pilotes sont aptes à exercer les fonctions de commandant ou de second sur les navires de l’un ou de l’autre groupe. Le règlement fixe les limites de la navigation au cours restreint, et détermine minutieusement les conditions auxquelles est subordonnée l’obtention des brevets de capitaine ou de pilote de 1re, 2e, 3e et 4e classes. Tel est, dans ses grandes lignes, ce document, qui est, croyons-nous, le dernier acte législatif émanant du Conseil de la marine marchande. À cette date se place en effet l’ukase qui créa la Direction générale de la marine marchande et des ports de commerce (novembre 1902). Aussitôt instituée, cette administration se mit à la besogne et entreprit activement l’exécution du programme qui lui avait été tracé.

A quelques mois de distance, on vit les principales Compagnies de navigation annoncer l’inauguration de nouveaux services. La Compagnie russe, sur les ports du golfe Persique ; l’Asie orientale, sur les ports du Pacifique ; la Flotte volontaire, sur New-York, par le Pirée, Naples et Gibraltar. On projetait d’organiser d’autres lignes, de Saint-Pétersbourg à Londres et à Liverpool. Ne se contentant pas d’inspirer les Compagnies privées, la Direction générale de la marine marchande fit elle-même, ainsi que nous l’avons signalé, l’acquisition de tout le matériel appartenant à la Société de la Mer-Noire et du Danube en vue d’exploiter directement les services de cette Compagnie. Afin de favoriser le développement des constructions navales, elle se proposait de construire, à Saint-Pétersbourg, des chantiers-modèles, dans lesquels les élèves de l’Institut polytechnique devaient être appelés à se familiariser avec l’art de construire les navires. Enfin, un crédit de 150 000 roubles avait été alloué par la même administration, pour l’acquisition d’un navire-école destiné à la navigation dans la Caspienne.

Les ports faisaient également l’objet d’études de la part de la Direction générale de la marine marchande ; celle-ci se proposait de doter Soukhoum et Temriouk de nouveaux ports[11]. Il était aussi question d’agrandir notablement le port de Revel.

Dans l’ordre législatif enfin, la Direction générale de la marine marchande entreprit de compléter l’œuvre des administrations qui l’avaient précédée. Une commission, instituée auprès d’elle, travaillait à un règlement concernant « le service de contrôle technique sur les navires de commerce. » Une autre préparait une révision des lois réglementant la propriété des navires et le droit de battre pavillon russe. Cette dernière termina ses travaux au mois de décembre 1903.

En vertu de la nouvelle législation, les bâtimens de commerce ne pourront battre pavillon russe qu’au seul cas où leurs propriétaires seront sujets russes. La même règle s’appliquera à tous les armateurs, tant isolés qu’associés. Quant aux entreprises maritimes du type « à responsabilité limitée, » leurs navires ne seront considérés comme nationaux que si les Compagnies ont été fondées conformément à la législation russe sur les sociétés. Leur siège social ainsi que leur direction devront être en Russie, et le Conseil d’administration devra compter une majorité de sujets russes. Les étrangers ne pourront devenir copropriétaires de bâtimens russes que par héritage, et seulement pour une période de trois années, à la suite desquelles ils devront les vendre à des sujets russes. La loi n’interdit pas aux capitalistes étrangers de s’intéresser dans les entreprises maritimes russes, pourvu que la direction de celles-ci reste confiée à des nationaux. Ces mesures n’auront pas d’effet rétroactif, de telle sorte que les Sociétés existantes resteront régies par l’ancienne loi.

En somme, c’est tout un code maritime que la Russie a vu s’élaborer en quelques années. Il peut bien encore y subsister certaines lacunes, mais elles seront comblées dans la suite. Le grand-duc Alexandre aura évidemment à cœur d’achever l’exécution du programme qu’il exposait autrefois dans sa revue, la Mer et la vie maritime. Il fera modifier la loi qui régit la responsabilité en cas d’accidens, et expose l’armateur au paiement d’indemnités exagérées ; il fera supprimer la disposition qui interdit à la Banque d’État de prêter sur les entreprises maritimes et met celles-ci dans l’impossibilité de trouver du crédit. Accompagnées de quelques mesures de fait, telles que la création d’agences maritimes à l’étranger, l’allocation de prêts aux armateurs pour l’achat ou la construction de nouveaux navires, ces réformes compléteront les encouragemens que la marine marchande russe peut attendre du gouvernement.

Résolument entreprise, l’œuvre de rénovation et de développement de la marine marchande russe était donc en bonne voie, quand la guerre actuelle a éclaté. Elle en a déjà subi et en subira encore le contre-coup : bien des décisions sont restées en suspens ; bien des résultats acquis ont été et seront encore, sur certains points, anéantis. Ce n’est peut-être pas un des moindres effets de cette crise, et c’en est, à coup sûr, un des moins connus, que d’avoir entravé et retardé la croissance de la marine marchande russe.


J. CHARLES-ROUX.


  1. Voyez la Revue du 15 septembre.
  2. Voyez dans la Revue du 1er août 1873, la Légende de Pierre le Grand dans les Chants populaires et les Contes de la Russie, par M. Alfred Rambaud.
  3. De 1890 à 1898, les exportations effectuées par la Baltique ont été représentées par 38,6 pour 100 ; celles de la Mer-Noire, par 37,3 ; les importations de la Baltique, par 68,7 ; celles de la Mer-Noire par 27,5.
  4. En particulier, la Compagnie de l’Asie Orientale et une société dont l’Empereur approuva les statuts en 1900 et qui prit le nom de l’Océan.
  5. Ces écoles sont situées à Abo, Helsingfors, Wasa, Uleaborg, Morichoum, Wiborg et Raumo.
  6. Dans ce nombre sont compris tous les navires à partir de 20 tonnes.
  7. La mer et la vie maritime, fondée et rédigée sous la haute direction de S. A. I. le grand-duc Alexandre Mikhailovitch.
  8. Sur 10 236 navires de long cours, entrés dans les ports de Russie en 1901, les pavillons étrangers sont représentés par 8 699, et le pavillon russe par 1 537 seulement. Sur 10 039 navires de long cours sortis, la même année, des mêmes ports, 8 630 battaient pavillon étranger et 1 409 seulement battaient pavillon russe. Quant au tonnage, les navires russes ne représentent que 8 à 10 pour 100 du tonnage des navires de long cours entrant dans les ports de Russie, tandis que les navires anglais représentent 33 pour 100 de ce tonnage, les allemands 11,8 pour 100, les danois 12 pour 100, les suédois et norvégiens 10 pour 100.
  9. L’Empereur a approuvé, par exemple, le 11 avril 1900, les statuts d’une Société au capital de 2 000 000 de roubles, appelée l’Océan, qui se proposait d’entretenir des communications entre les ports de la Russie d’Europe et ceux de la Russie d’Asie.
  10. La Mer et la vie maritime, n° 5, février 1902 : Considérations sur le développement des constructions navales pour la flotte de commerce en Russie.
  11. Sur ce point, il nous semble qu’elle eût été mieux inspirée en améliorant les ports existans, qu’en s’employant à en créer de nouveaux, surtout dans la Mer-Noire.