La Marque des quatre/XII

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Traduction par la Ctesse F.-M.-G. d'Oilliamson.
Libraire Hachette (p. 191-244).

xii

L’étrange histoire de Jonathan Small.

Il était vraiment d’un caractère patient, l’agent que j’avais laissé dans le fiacre, car ce ne fut qu’au bout d’un temps considérable que je le rejoignis. Lorsque je lui appris que la cassette était vide, sa figure s’allongea sensiblement.

« Voici notre prime dans l’eau, dit-il tristement. Adieu l’argent, adieu toute récompense, tandis que si nous avions rapporté le trésor, Sam Browns et moi nous aurions reçu chacun une jolie pièce d’or.

— Mais Mr Thaddeus Sholto est riche, dis-je, et il voudra certainement vous récompenser quand même. »

L’inspecteur secoua la tête d’un air découragé.

« Mauvaise affaire, dit-il, et Mr Athelney Jones sera de cet avis. »

Il ne se trompait pas, car le détective eut l’air fort déconfit lorsqu’en arrivant à Baker Street je lui présentai le coffret vide. Holmes et lui venaient seulement d’arriver avec leur prisonnier ; ils avaient, en effet, changé leur programme, et avaient commencé par aller faire leur rapport à un poste de police. Mon compagnon était étendu dans son fauteuil avec l’expression distraite qui lui était habituelle, tandis que Small se tenait assis en face de lui l’air abattu et sa jambe de bois croisée sur l’autre. Cependant, lorsque je montrai que la cassette ne contenait plus rien, il se renversa sur sa chaise, en éclatant de rire.

« Ceci est encore un coup de votre façon, Small, dit Athelney Jones, d’un ton fort mécontent.

— Oui, certainement, s’écria-t-il d’un air de triomphe. J’ai envoyé le trésor là où vous ne pourrez jamais aller le repêcher. Il était à moi d’abord, et, du moment où il m’échappait, je tenais avant tout à ce que personne autre ne pût en profiter. Il n’y a pas un être au monde, vous m’entendez bien, qui ait le droit d’y prétendre avec moi, si ce n’est trois malheureux qui comptent encore parmi les déportés aux îles Andaman. Et comme je sais qu’ils ne pourront pas plus en jouir que moi, c’est aussi bien en leur nom qu’au mien propre que j’ai agi, car nous sommes liés par la marque des quatre, et je suis sûr qu’ils auraient fait ce que j’ai fait, c’est-à-dire qu’ils auraient jeté le trésor dans la Tamise plutôt que de le voir s’en aller aux parents et aux amis de ce Sholto ou de Morstan. Ce n’est pas pour enrichir ces gens-là que nous avons fait l’affaire Achmet. Vous trouverez donc le trésor là où vous trouverez la clef du coffre et le cadavre du petit Touga. Quand j’ai vu que votre chaloupe allait nous atteindre, j’ai tenu à tout mettre en lieu sûr. Ah ! vous avez fait là une excursion qui ne vous rapportera pas grand’chose !

— Vous cherchez à nous tromper, Small, dit Athelney Jones, d’un ton sec ; si vous aviez vraiment voulu jeter le trésor dans la Tamise, il vous aurait été bien plus facile d’y jeter la cassette tout entière, contenant et contenu.

— Plus facile pour moi, c’est vrai, mais aussi plus facile pour vous, répondit-il avec un clignement d’œil malicieux. L’homme qui a été assez malin pour me dépister serait bien assez habile pour retirer un coffret en fer du fond de la rivière. Mais maintenant que les bijoux sont éparpillés sur un parcours d’une dizaine de kilomètres, c’est une autre affaire. Et pourtant cela m’a serré le cœur ; je suis devenu à moitié fou de rage, voyez-vous, quand vous vous êtes mis à nous donner la chasse. Enfin, ce n’est plus le moment de se lamenter. J’ai eu quelques hauts dans ma vie, j’ai eu surtout bien des bas, mais cela m’a appris au moins à ne jamais pleurer sur ce qui était irrémédiable.

— Tout cela est très grave, Small, reprit le détective. Si vous aviez aidé la justice au lieu de lui jouer un tour pareil, vous auriez eu quelques droits à l’indulgence du tribunal.

— La justice ? grogna l’ex-forçat, vous parlez de justice ? Est-ce qu’elle n’est pas tout entière de mon côté la justice ? Alors vous trouveriez juste que je renonce à ce que j’ai péniblement gagné en faveur de gens qui n’ont jamais rien fait ? Voulez-vous savoir quels sont mes droits ? Écoutez : vingt longues années passées dans ces marais fiévreux, vingt longues années d’un travail incessant au milieu des miasmes délétères des mangliers, la nuit enfermé dans d’ignobles baraques, pêle-mêle, avec les forçats, dévoré par les moustiques, torturé par les fièvres, maltraité par tous ces maudits surveillants noirs, trop heureux de pouvoir se revenger sur un blanc…. Voilà comment j’ai gagné le trésor d’Agra, et vous venez ensuite me parler de justice, parce que je n’ai pu supporter la pensée de voir d’autres jouir de ce qui m’avait coûté si cher ! Non, non, voyez-vous, j’aimerais mieux être pendu vingt fois, ou recevoir dans la peau un des dards de Touga, que de traîner toute mon existence dans une cellule de galérien pendant qu’un autre vivrait dans un palais tranquille et heureux, grâce à l’argent qui devrait m’appartenir. »

Small avait rejeté son masque d’impassibilité, les mots s’échappaient tumultueusement de ses lèvres, ses yeux lançaient des éclairs, et il faisait cliqueter ses menottes en se tordant convulsivement les mains. En voyant sa fureur et sa rage, je compris la terreur éprouvée par le major Sholto en apprenant que le forçat dépouillé par lui s’était lancé à sa poursuite.

« Vous oubliez que nous ignorons toute cette histoire, dit Holmes tranquillement. Vous ne nous l’avez pas racontée et il nous est impossible de savoir jusqu’à quel point la justice a pu, dans le principe, se trouver de votre côté.

— Eh bien, monsieur, je conviens que vous m’avez toujours parlé très poliment, quoique je voie bien que c’est à vous que je suis redevable de cette jolie paire de bracelets. Mais je ne vous en veux pas. Vous avez joué franc jeu, la chance vous a favorisé, voilà tout. Aussi, puisque vous désirez connaître mon histoire, je suis prêt à tout vous raconter et chacune de mes paroles sera l’expression de la vérité la plus pure. Je le jure par le Dieu tout-puissant. Soyez seulement assez bon pour mettre le verre près de moi, de façon que je puisse me rafraîchir, si je me sens le gosier trop sec. – Là, merci.

« Je suis né dans le comté de Worcester près de Pershore. Je vous garantis que vous trouveriez encore maintenant une quantité de Small dans ces parages-là, si vous vouliez vous en donner la peine. J’ai eu souvent envie d’aller y faire un petit tour, mais, à vrai dire, je n’ai jamais fait grand honneur à ma famille et je ne sais pas trop la réception qui m’y attendrait. Tous ces gens-là étaient de petits fermiers, tranquilles, assidus aux offices, connus et estimés dans leur pays, tandis que moi j’ai toujours été assez mauvais sujet. Enfin, vers l’âge de dix-huit ans, je cessai de les ennuyer : car, m’étant embarqué dans une mauvaise affaire à propos d’une fille, je ne pus m’en tirer qu’en acceptant le « Schelling de la Reine[1] », et en me faisant incorporer au 3e grenadiers qui partait pour les Indes. Je n’étais cependant pas destiné à faire longtemps le métier de soldat. Je commençais à être à peu près décrassé et à savoir manier mon fusil, lorsque j’eus un jour la fâcheuse idée d’aller me baigner dans le Gange. Par bonheur, j’avais avec moi un sergent de ma compagnie, John Holders, un des meilleurs nageurs de toute l’armée. Tandis que j’étais au milieu du fleuve, un crocodile me happa la jambe droite et me la coupa, juste au-dessus du genou, aussi proprement qu’un chirurgien aurait pu le faire. L’émotion, jointe à la perte de mon sang, me fit perdre connaissance et j’allais me noyer, quand Holders m’empoigna et m’amena jusque sur le rivage. À la suite de cet accident, je restai cinq mois à l’hôpital et lorsqu’enfin je pus me traîner dehors avec cette béquille rivée à ma cuisse, je me trouvai rayé des contrôles de l’armée comme invalide et impropre à tout service actif.

« Mon sort, vous le voyez, était plutôt cruel, à vingt ans infirme et incapable de rien faire, Malgré tout, mon malheur se trouva devenir pour moi une bonne fortune. Un planteur d’indigo, nommé Abel White, avait besoin d’un contre-maître pour surveiller ses coolies et les faire travailler. Or, c’était un ami de mon colonel, et celui-ci s’était fort intéressé à moi depuis mon accident. Enfin, pour tout résumer en quelques mots, le colonel me recommanda chaudement à Mr White. Comme j’avais surtout à parcourir la plantation à cheval pour m’assurer du travail fait et prendre en note les paresseux, ma jambe n’était pas un obstacle, car il me restait assez de pince pour me tenir bien en selle. Mes appointements étaient considérables, mon logement confortable, et j’envisageais gaiement la perspective de passer le reste de ma vie dans une plantation d’indigo. Mon maître était un homme fort aimable et il lui arrivait souvent de venir dans ma petite cabane fumer une pipe avec moi ; dans ces pays-là, voyez-vous, les gens de race blanche se sentent au cœur l’un pour l’autre des tendresses qui leur seraient inconnues dans leur patrie.

« Mais quand j’ai eu de la veine, elle n’a jamais duré longtemps. Un beau jour, sans aucun présage précurseur, la grande révolte éclata. La veille, les Indes paraissaient aussi calmes et aussi tranquilles que les comtés de Surrey ou de Kent. Le lendemain, deux cent mille démons noirs étaient déchaînés et le pays présentait vraiment l’image de l’enfer. Mais, messieurs, vous connaissez, sans doute, tout cela aussi bien et même bien mieux que moi ; car la lecture n’est pas mon fort. Je ne sais donc que ce que j’ai vu de mes propres yeux. Notre plantation était à un endroit appelé Muttra, près de la frontière nord-ouest. Chaque nuit, le ciel était éclairé par des lueurs sinistres. C’était quelque habitation de colon qui brûlait, et chaque jour nous voyions passer de petites troupes d’Européens traînant à leur suite leurs femmes et leurs enfants et se dirigeant vers Agra, où se trouvait la garnison la plus rapprochée. Mr Abel White était un homme fort entêté. Il s’était mis dans la cervelle que la révolte avait été très exagérée et qu’elle se calmerait aussi rapidement qu’elle avait surgi. Aussi, tandis que le pays autour de lui était tout entier en feu, il restait tranquillement sous sa véranda à boire des grogs au whiskey et à fumer de longues pipes. Vous pensez bien que je ne l’abandonnai pas, pas plus du reste que ne le fit Dawson, le teneur de livres de la plantation, dont la femme tenait le ménage du maître. Mais, un beau jour, la tourmente s’abattit sur nous.

« Ce matin-là, je m’étais rendu à une plantation éloignée et dans la soirée je rentrais lentement à la maison, lorsque j’aperçus tout à coup ce qui me sembla être un paquet de vêtements tout au fond d’un profond ravin. En m’en approchant, un frisson d’horreur me glaça jusqu’aux os ; c’était la femme de Dawson, toute tailladée à coups de sabre et déjà à moitié dévorée par les chacals et par les chiens indigènes. Un peu plus loin, sur la route même, le cadavre de Dawson gisait la face contre terre ; il tenait encore à la main un revolver déchargé, et près de lui étaient étendus les corps de quatre cipayes qu’il avait tués avant de succomber lui-même. Je restais là, me demandant quel parti prendre, quand je vis une fumée épaisse s’échapper de l’habitation de Mr Abel White, tandis que des colonnes de flammes s’élançaient dans les airs. Il était donc trop tard pour aller au secours de mon maître et je n’aurais pu que risquer ma propre vie, sans la moindre utilité, en m’avançant davantage. De loin, je pouvais apercevoir des centaines de démons noirs, portant encore la veste rouge, qui entouraient la maison incendiée en dansant et en hurlant. Quelques-uns d’entre eux m’ayant signalé, une ou deux balles sifflèrent à mes oreilles. Alors je me jetai dans les prairies et galopai une partie de la nuit jusqu’à ce que je me trouvasse sain et sauf dans les murs d’Agra.

« Cependant, même dans cette ville, la sécurité était loin d’être absolue. Tout le pays était soulevé ; on se serait cru au milieu d’un essaim d’abeilles. Lorsque les Anglais parvenaient à se grouper, ils restaient bien maîtres du terrain aussi loin que leurs fusils pouvaient porter ; mais voilà tout, et, partout ailleurs, la fuite était leur seule ressource. C’était la lutte de millions de forcenés contre quelques centaines d’hommes, et, détail bien cruel, ces ennemis que nous combattions n’étaient autres que nos propres troupes, nos troupes d’élite, infanterie, cavalerie, artillerie, instruites et entraînées par nous avec tant de soin, qui maintenant se rassemblaient dans leurs camps au son de nos propres sonneries et tournaient contre nous les armes que nous leur avions données.

« Dans Agra se trouvait réuni le 3e fusiliers du Bengale, quelques Sikhs, deux pelotons de cavalerie et une batterie d’artillerie. On avait créé en outre un corps de volontaires, composé d’employés et de marchands et je demandai à en faire partie, malgré ma jambe de bois. Dans les premiers jours de juillet, nous marchâmes à la rencontre des rebelles et nous les battîmes à Shahgunge, mais le manque de munitions nous força à rétrograder et à rentrer dans la ville.

« Cependant nous recevions de tous côtés les nouvelles les plus alarmantes ; cela n’avait rien d’étonnant, car, si vous consultez la carte, vous verrez que nous nous trouvions au centre du pays soulevé, n’ayant pour nous appuyer que Luchnow, à plus de trois cents kilomètres à l’est de Cawnpore, presque aussi éloignée dans la direction du sud. Dans toute cette région on n’entendait plus parler que de crimes et d’atrocités sans nom.

« Agra est une ville considérable remplie de fanatiques et de mécréants de toute espèce. Aussi notre poignée d’hommes se sentait perdue dans le labyrinthe de ses petites rues étroites et tortueuses, et notre chef prit le parti de s’établir de l’autre côté de la rivière, dans l’ancienne citadelle. Je ne sais, messieurs, si vous avez entendu parler de ce fort si curieux. C’est une des choses les plus extraordinaires que j’aie rencontrées et cependant Dieu sait si j’ai vu de drôles de pays.

« En premier lieu, ses dimensions sont énormes, et je suis sûr que son enceinte contient un nombre respectable d’hectares. Tout un quartier est moderne : c’est là qu’on cantonna la garnison en même temps que les femmes, les enfants, les magasins, etc., et encore tout cela n’en occupa-t-il qu’une faible partie. Cependant ce quartier moderne est bien moins considérable encore que le vieux quartier qui est, du reste, complètement abandonné et où les scorpions et les mille-pattes règnent en maîtres. Celui-ci se compose uniquement de cours spacieuses, reliées par des passages tortueux, ou séparées les unes des autres par un dédale de longs corridors. Rien de plus facile que de s’y perdre. Aussi ne s’y aventurait-on que rarement, si ce n’est quelque patrouille munie de torches.

« La rivière baigne le mur d’enceinte de la citadelle et la protège en avant ; mais, sur les deux autres faces et sur les derrières, de nombreuses portes s’ouvrent sur la campagne ; il fallait nécessairement les garder aussi bien dans le vieux quartier que dans celui qui était occupé par nos troupes. Comme nous manquions de monde et que nous avions à peine assez d’hommes pour garnir les saillants et pour servir les pièces, il nous était impossible de mettre à chacune des ouvertures une garde suffisante. On organisa alors un poste central au milieu de l’enceinte et on ne mit à chaque porte qu’un blanc avec deux ou trois indigènes sous ses ordres. Je fus désigné ainsi pour être de garde pendant quelques heures chaque nuit à une poterne isolée qui donnait sur la face sud-ouest, et on mit sous mes ordres deux soldats sikhs ; j’avais la consigne de tirer un coup de feu à la moindre alerte, de façon que le poste central pût m’envoyer immédiatement du secours. Mais comme ce poste se trouvait à plus de deux cents mètres de moi, et que j’en étais séparé par tout un labyrinthe de passages et de corridors, il me semblait impossible qu’aucun secours pût arriver à temps en cas d’une attaque imprévue.

« Quoi qu’il en fût, j’étais assez fier du commandement qui m’avait été confié malgré mon inexpérience et ma jambe en moins. Deux nuits de suite, je montai la garde avec mes indigènes. C’étaient de grands et solides gaillards à l’aspect farouche, nommés, l’un Mahomet Singh et l’autre Abdullah Khan, tous les deux vieux soldats et s’étant battus autrefois contre nous à Chibiau-Wallah. Quoiqu’ils sussent assez bien l’anglais, je ne parvenais pas à en tirer grand’chose. Ils préféraient rester assis côte à côte et bavarder toute la nuit dans leur étrange langage. Quant à moi, je me tenais en dehors de la porte, contemplant les sinuosités de la large rivière, ou les lumières vacillantes de la grande ville qui s’étendait à mes pieds. Le roulement des tambours, le bruit des tam-tams, les cris et les hurlements des rebelles, ivres d’opium et d’alcool, ne nous permettaient pas d’oublier un instant les dangereux voisins dont le fleuve seul nous séparait. Toutes les deux heures, l’officier de service faisait sa ronde et s’assurait que tout était en ordre.

« La troisième nuit, le ciel était obscur et le temps mauvais ; il tombait une petite pluie fine et pénétrante, et les heures de garde s’écoulaient bien lentement. Plusieurs fois, j’essayai d’entamer la conversation avec mes Sikhs, mais tous mes efforts échouèrent devant leur mutisme. À deux heures du matin, la ronde passa et vint rompre un moment la monotonie de cette nuit. Voyant qu’il était impossible de causer avec mes compagnons, je tirai ma pipe et je déposai mon mousquet pour faire flamber une allumette. Au même instant, les deux Sikhs se jetèrent sur moi. L’un d’eux saisit mon fusil et appuya le bout du canon sur mon front, tandis que l’autre, me mettant un poignard sous la gorge, jura à voix basse qu’il l’enfoncerait jusqu’à la garde si j’essayais de faire un mouvement.

« Ma première idée fut que ces hommes étaient d’accord avec les rebelles et qu’une attaque se préparait ; or, si les cipayes parvenaient à s’emparer de notre poste, la place ne pouvait plus résister et les femmes et les enfants subiraient le même sort qu’à Cawnpore. Peut-être, messieurs, allez-vous croire que je cherche à me faire valoir, mais je vous donne ma parole qu’à cette pensée, et malgré la pointe du poignard qui m’entrait dans la gorge, j’ouvris la bouche pour pousser un cri, dût-il être mon dernier, afin de donner l’alarme au poste central. L’homme qui me tenait sembla lire en moi, car à ce moment il murmura à mon oreille : « Pas un mot ! la citadelle n’a rien à craindre. Les rebelles, que Dieu confonde, n’ont pas passé la rivière. » Je sentis qu’il disait vrai et en même temps je lisais dans ses yeux sombres qu’au premier son proféré par moi j’étais un homme mort. Aussi je me décidai à garder le silence et à voir ce qu’on attendait de moi.

« Écoutez-moi, bien, Sahib », dit le plus grand et le plus sauvage des deux, celui qu’on appelait Abdullah Khan : « Il faut à cette heure ou vous mettre avec nous, ou que nous nous assurions de votre silence pour toujours. L’affaire est trop sérieuse pour nous permettre d’hésiter. Vous allez jurer sur la croix des chrétiens de vous livrer corps et âme à nous, ou bien cette nuit votre cadavre sera jeté dans le fossé et nous irons rejoindre nos frères dans l’armée des rebelles. Choisissez : la mort ou la vie, il n’y a pas de milieu ; tout ce que nous pouvons faire, c’est de vous accorder trois minutes pour vous décider ; l’heure s’avance et il faut que tout soit fini avant que la ronde repasse.

« — Me décider à quoi ? demandai-je. Vous ne m’avez même pas dit ce que vous vouliez de moi. Mais si vous conspirez contre la sécurité du fort, jamais je ne me mettrai avec vous, je vous le jure ! Enfoncez donc votre poignard et que tout soit fini.

« — La sécurité du fort n’a rien à voir en cette affaire, répondit-il. Nous voulons seulement vous faire gagner ce que vos compatriotes sont venus chercher dans ce pays-ci : la richesse. Si vous consentez à marcher ce soir avec nous, nous allons vous jurer sur ce poignard nu, et par le triple serment auquel jamais Sikh n’a failli, que nous vous donnerons loyalement votre part, c’est-à-dire un quart du trésor. Nous ne pouvons faire mieux.

« — Mais de quel trésor ? demandai-je. J’ai aussi envie que vous de devenir riche, seulement dites-moi comment il faut s’y prendre.

« — Vous allez alors, reprit-il, jurer sur le corps de votre père, sur l’honneur de votre mère, sur la croix de votre religion, de ne pas faire un geste, de ne pas dire un mot, soit aujourd’hui, soit plus tard, qui puisse se tourner contre nous.

« — Je le jure, répondis-je, sous la réserve que la citadelle ne doit courir aucun danger de ce fait.

« — Alors mon camarade et moi nous jurons à notre tour que vous recevrez un quart du trésor qui sera, partagé également entre nous quatre.

« — Mais nous ne sommes que trois ? dis-je.

« — Non, il y a aussi Dost Akbar qui doit avoir sa part. Mais j’ai le temps de vous raconter toute l’histoire en les attendant. Garde la porte, Mahomet Singh, et préviens-nous lorsque tu les verras s’avancer. Voici ce qui en est, Sahib, et si je vous révèle tout cela, c’est que, sachant combien vous autres blancs êtes fidèles à vos serments, je sais aussi que nous pouvons maintenant compter sur vous. Si vous aviez été un de ces Hindous menteurs, vous auriez eu beau jurer par tous les faux dieux qui remplissent leurs temples, votre sang aurait déjà rougi mon poignard, et votre cadavre serait étendu maintenant dans la boue du fossé. Mais le Sikh sait apprécier l’Anglais comme l’Anglais sait apprécier le Sikh. Ouvrez donc vos oreilles et écoutez ce que j’ai à vous dire.

« Dans les provinces du Nord, il existe un rajah qui, bien que son territoire soit restreint, est possesseur d’immenses richesses. Son père lui en a légué quelques-unes, mais il en a amassé encore bien plus lui-même, car il est d’un naturel vil et intéressé et aime mieux entasser son or en cachette plutôt que de le dépenser. Lorsque la révolte éclata, il chercha à ménager le lion aussi bien que le tigre, à vivre en bons termes avec les cipayes, en même temps qu’avec les Anglais. Bientôt cependant, il crut que l’heure des blancs avait sonné ; car de toutes parts il n’entendait parler que de massacres et de défaites subies par eux. Cependant, en homme prudent, il s’arrangea pour que, quelle que fût l’issue de la lutte, il pût toujours conserver au moins la moitié de son trésor. Il garda avec lui tout son or et tout son argent, le cachant dans les souterrains de son palais, tandis qu’il enferma dans une cassette de fer les pierres les plus précieuses et les perles les plus rares, puis il remit ce dépôt à un serviteur de confiance déguisé en marchand avec la mission de gagner la citadelle d’Agra, et de l’y mettre en sûreté jusqu’à ce que le pays fût rentré dans le calme. De cette manière, si les rebelles viennent à triompher, il conservera son or et son argent, tandis que, si c’est la Compagnie, les bijoux lui resteront. Ayant ainsi fait deux parts de sa fortune, le misérable a embrassé le parti des cipayes qui paraissait l’emporter dans les parages où il se trouvait. Or, faites-y bien attention, Sahib, une pareille conduite ne légitime-t-elle pas nos actes, quand nous voulons faire passer le trésor de ce traître entre les mains de ceux qui sont restés fidèles ? Le prétendu marchand voyage sous le nom d’Achmet ; il est en ce moment dans la ville d’Agra et cherche à pénétrer dans la citadelle. Mon frère de lait, Dost Akbar, qui connaît son secret, voyage avec lui et lui a promis de le faire entrer cette nuit par une poterne latérale qui n’est autre que celle-ci. Quand le serviteur du rajah arrivera, il nous trouvera là, Mahomet Sing et moi, pour lui souhaiter la bienvenue. L’endroit est solitaire, personne ne saura qu’il est venu. Le marchand Achmet aura disparu de ce monde, voilà tout, et nous, nous aurons chacun notre part de l’immense trésor du rajah. Qu’en dites-vous, Sahib ? »

« Il est bien évident que dans le comté de Worcester la vie d’un homme passe pour être sacrée et compte pour quelque chose ; mais quand on voit tout à feu et à sang autour de soi, et que la mort vous guette à chaque tournant, on envisage les choses bien différemment. Je me souciais donc de la vie du marchand Achmet comme d’un fétu de paille, tandis que les révélations ayant trait au trésor m’impressionnèrent au dernier point. Je me mis à penser à tout ce que je pourrais faire, une fois de retour au pays, et à l’ébahissement des miens lorsqu’ils verraient l’ancien vaurien revenu les poches cousues d’or…. Aussi ma résolution fut-elle prise en un instant. Cependant Abdullah Khan, croyant que j’hésitais encore, insista de nouveau :

« Pensez donc, Sahib, que, si cet homme tombe entre les mains du commandant, il sera pendu ou fusillé, et tous les bijoux seront confisqués par le gouvernement, sans que personne en bénéficie. Puisque c’est entre nos mains qu’il peut tomber, pourquoi ne pas peser sur les événements pour qu’ils tournent à notre profit ? Les bijoux se trouveront aussi bien entre nos mains que dans les coffres de la Compagnie. Il y en aura assez pour nous rendre tous riches et puissants et personne ne saura rien de l’affaire, puisque, ici, nous n’avons plus aucune relation avec le monde extérieur ; vous le voyez, Sahib, tout nous favorise. Dites-moi donc si vous êtes avec nous, ou si nous devons vous traiter en ennemi.

« — Je suis avec vous corps et âme, répondis-je.

« — Voilà qui va bien », fit-il en me rendant mon mousquet. « Vous voyez que nous avons confiance en vous et que nous croyons à vos serments comme vous pouvez croire aux nôtres. Nous n’avons plus alors qu’à attendre patiemment mon frère de lait et le marchand.

« — Votre frère de lait connaît-il vos intentions ? demandai-je.

« — C’est lui qui a tout imaginé, tout combiné. Allons maintenant à la poterne et moutons la garde avec Mahomet Singh. »

« La pluie tombait toujours sans discontinuer, car nous nous trouvions au commencement de la saison humide. De gros nuages, épais et sombres, obscurcissaient le ciel, et il était difficile d’y voir plus loin qu’à quelques pas. Un fossé profond s’étendait devant la porte, mais à certains endroits il était presque à sec et on pouvait le traverser facilement. J’éprouvai une sensation étrange en me trouvant là entre ces deux Indiens sauvages en train de guetter le malheureux qui accourait de lui-même au-devant de la mort.

« Tout à coup, je distinguai la lueur d’une lanterne sourde de l’autre côté de la douve. Puis cette lumière disparut derrière la levée pour apparaître de nouveau, s’avançant dans notre direction.

« — Les voici ! m’écriai-je.

« — Vous allez lui crier « Qui Vive ? » comme c’est l’habitude, Sahib, murmura Abdullah. Il faut qu’il ne puisse avoir aucune méfiance. Donnez-nous l’ordre de le mener à l’intérieur des remparts et nous lui ferons son affaire, pendant que vous resterez ici à surveiller les alentours. Tenez votre lanterne prête, afin que nous puissions nous assurer que c’est bien notre homme. »

« La lueur tremblotante continuait à s’avancer malgré quelque temps d’arrêt, jusqu’à ce qu’il me fût possible de distinguer deux silhouettes qui se détachaient en noir de l’autre côté du fossé. Je les laissai dégringoler la rampe opposée, patauger dans la boue du fond et remonter à moitié l’autre pente avant de les interpeller.

« — Qui vive ? dis-je à mi-voix.

« — Amis ! nous fut-il répondu.

« Je démasquai ma lanterne et la dirigeai sur eux. En tête, marchait un énorme Sikh dont la barbe noire descendait jusqu’à la ceinture. Je n’avais jamais vu, si ce n’est dans les foires, un pareil géant. Le second était un petit homme, très gros, tout rond, coiffé d’un large turban jaune et portant un paquet enveloppé dans un châle. Il semblait en proie à la frayeur la plus intense, car ses mains tremblaient, comme agitées par une fièvre violente, et il faisait aller de droite et de gauche sa tête, au milieu de laquelle on voyait étinceler deux petits yeux brillants et vifs, tout comme une souris qui s’avance hors de son trou. Je frissonnai d’abord à l’idée du meurtre qui allait se commettre, mais je pensai au trésor et mon cœur redevint dur comme un roc. En apercevant un blanc devant lui, il poussa une exclamation de joie et courut vers moi.

« Protégez-moi, Sahib, dit-il haletant ; protégez l’infortuné marchand Achmet. J’ai traversé le pays de Rajpootana pour venir me réfugier dans la citadelle d’Agra. J’ai été volé, battu, maltraité, parce que je suis un ami fidèle de la Compagnie. Béni soit le jour où je me vois de nouveau en sûreté, moi et le peu que je possède.

« — Qu’avez-vous donc dans ce paquet ? demandai-je.

« — Un coffret en fer, répondit-il, qui renferme deux ou trois petits souvenirs de famille sans aucune valeur pour d’autres, mais auxquels je tiens. Cependant, ne me prenez pas pour un mendiant, je saurai reconnaître votre protection, jeune Sahib, et celle de votre chef, si je puis trouver ici l’abri que j’implore.

« Je ne me sentais pas le courage de soutenir plus longtemps cette conversation. Plus je regardais cette grosse figure effarée, plus je trouvais cruel de tuer ce malheureux de sang-froid. Il fallait pourtant en finir.

« Menez-le au poste principal », dis-je.

« Les deux Sikhs le mirent entre eux deux, tandis que le géant marchait derrière et ils pénétrèrent ainsi dans l’ombre formée par la voûte. Vous le voyez, la mort l’environnait déjà de toutes parts.

« Je restai en dehors avec ma lanterne, écoutant la cadence de leurs pas à mesure qu’ils s’éloignaient le long des couloirs déserts. Tout d’un coup, le silence se fit ; puis aussitôt j’entendis un murmure de voix, le bruit d’une lutte, le son de coups portés ; enfin, ce qui me fit frissonner, une course précipitée, une respiration haletante et, en levant ma lanterne, je vis le gros homme courant comme le vent, la figure traversée par une balafre sanglante, tandis que l’énorme Sikh à la longue barbe noire bondissait comme un tigre sur ses talons un poignard et la main.

« De ma vie je n’ai vu un homme courir aussi vite que ce petit marchand. Il gagnait visiblement sur le Sikh et il était clair que s’il pouvait franchir le rempart, il serait sauvé. Je sentais déjà la compassion me gagner, quand soudain la pensée du trésor vint me rendre de nouveau toute mon insensibilité. Au moment où il arrivait à ma hauteur, je lui jetai mon fusil entre les jambes et il roula deux fois sur lui-même comme un lapin qu’on boule. Avant qu’il eût pu se relever, le Sikh était sur lui et lui enfonçait par deux fois son couteau dans le flanc. L’homme ne poussa pas un cri, ne fit plus un mouvement, mais resta là à la place même où il était tombé. Je crois encore que la chute seule avait dû suffire à le tuer. Vous voyez, messieurs, que je tiens ma parole. Je vous raconte toute l’affaire telle qu’elle s’est passée, que les faits soient en ma faveur ou non. »

Jonathan Small s’interrompit alors un instant, et de ses mains chargées de menottes prit le verre où Holmes lui avait préparé un mélange de whiskey et d’eau. Cet homme produisait sur moi, je l’avoue, une horreur profonde, non seulement à cause de ce crime dans lequel il avait volontairement trempé, mais surtout à cause de la manière délibérée et de l’indifférence avec laquelle il nous le racontait. Quelque dût être le châtiment qui l’attendait, il m’était impossible d’éprouver pour lui la moindre compassion. Sherlock Holmes et Jones restaient immobiles, vivement intéressés par l’histoire qu’ils entendaient ; mais cependant l’expression d’un profond dégoût était également peinte sur leurs visages. Small dut s’en apercevoir, car en reprenant son récit il témoigna, aussi bien par le son de sa voix que dans sa façon de s’exprimer, une certaine hésitation.

« C’était assurément très mal, dit-il, mais je voudrais bien savoir combien de gens à ma place auraient hésité entre l’aubaine qui m’était offerte et la perspective d’avoir le cou coupé. De plus, du moment où il avait pénétré dans la citadelle, c’était ma vie ou la sienne qui était en jeu. Car, s’il s’était échappé, toute l’affaire se serait découverte ; j’aurais été traduit devant la cour martiale et évidemment fusillé ; on n’était, je vous le jure, guère disposé à l’indulgence à ce moment-là.

— Continuez votre récit, dit Holmes sèchement.

— Eh bien, tandis que Mahomet Singh montait la garde à la poterne, Dost Akbar et moi nous transportâmes le cadavre dans l’intérieur. Il pesait lourd, allez, malgré sa petite taille. Nous le déposâmes à un endroit que les Sikhs avaient déjà préparé. C’était à quelque distance, dans une grande cour déserte à laquelle aboutissait un long couloir tortueux. Tout alentour, les murs de briques tombaient en ruine et, au milieu, le sol s’était effondré de façon à former une tombe naturelle. Ce fut là que nous mîmes le corps du marchand Achmet et, après l’avoir recouvert avec les briques ramassées à côté, nous revînmes chercher le trésor.

« Il était resté là où Achmet l’avait laissé tomber aux premiers coups qu’on lui avait portés. C’était ce même coffre que vous voyez devant vous ouvert sur cette table. La clef était attachée à cette poignée ciselée, au moyen d’un cordon de soie. Nous l’ouvrîmes, et la lueur de la lanterne fit resplendir à nos yeux une collection de pierres précieuses pareilles à celles dont me faisaient rêver les contes de fées que je lisais dans mon enfance à Pershore. C’était un véritable éblouissement. Lorsque nous eûmes longuement savouré ce merveilleux spectacle, nous tirâmes toutes les pierres de la cassette et nous dressâmes une liste. Il y avait cent quarante-trois diamants de la plus belle eau, y compris une pierre appelée, je crois, « le Grand Mogol » et qu’on dit être la seconde comme grosseur de toutes celles qui existent ; puis il y avait quatre-vingt-sept émeraudes superbes, cent soixante-dix rubis, dont quelques-uns, il est vrai, assez petits, quarante escarboucles, deux cent dix saphirs, soixante et une agates, beaucoup de béryls, d’onyx, d’œils-de-chat, de turquoises, et une foule d’autres pierres dont, à cette époque, j’ignorais encore le nom, bien que j’aie appris à les connaître depuis. De plus, nous comptâmes environ trois cents très belles perles, dont douze étaient enchâssées dans une couronne d’or, et à ce propos je dois dire que ce dernier bijou manquait quand j’ai repris, l’autre jour, la cassette.

« Après avoir compté nos trésors, nous les remîmes dans le coffre et nous retournâmes à la poterne les montrer à Mahomet Singh. Puis nous renouvelâmes solennellement le serment d’être toujours fidèles les uns aux autres et de ne jamais trahir notre secret. D’un commun accord, nous résolûmes de cacher nos richesses dans un lieu sûr jusqu’à ce que le pays eût retrouvé sa tranquillité et que nous pussions alors en effectuer le partage. Il nous fallait, en effet, patienter ; si on avait trouvé sur nous des pierres aussi précieuses, les soupçons se seraient éveillés, et, d’un autre côté, nous n’avions aucun endroit où les dissimuler. Nous portâmes donc le coffre dans la cour où nous avions enterré le cadavre et là, dans la partie du mur la mieux conservée, nous fîmes un trou et nous y déposâmes notre trésor. Nous notâmes soigneusement l’endroit, et le jour suivant je fis quatre plans, un pour chacun de nous et chacun signé « La marque des quatre », car nous avions juré que jamais aucun de nous n’agirait autrement que pour l’association tout entière, de façon que les droits de tous fussent toujours sauvegardés. Et ce serment, je puis l’affirmer, la main sur mon cœur, je n’y ai jamais failli.

« Il est, je pense, inutile, messieurs, de vous raconter ce qu’est devenue la révolte des Indes. Lorsque Wilson se fut emparé de Delhi et que sir Colin eut débloqué Lucknow, la résistance devint impossible. Des renforts arrivèrent en masse et Nana-Sahib se vit obligé de passer la frontière. Une colonne volante sous les ordres du colonel Greathed poussa jusqu’à Agra et en chassa les Pandies. La paix semblait être revenue et nous autres, les quatre associés, nous commencions à espérer que le temps était enfin arrivé où nous pourrions effectuer le partage de nos richesses et tirer chacun de notre côté, quand soudain nous vîmes tous nos rêves s’effondrer brusquement. Nous fûmes, en effet, arrêtés sous l’inculpation d’avoir assassiné Achmet.

« Voici ce qui était arrivé. Lorsque le rajah confia son trésor à Achmet, il pensait bien pouvoir compter sur lui. Mais les Orientaux sont si méfiants qu’il trouva néanmoins plus sûr de donner à un autre serviteur de confiance la mission de surveiller le premier, avec la consigne de suivre Achmet comme son ombre sans jamais le perdre de vue. Le soir du meurtre, cet homme, voyant le faux marchand entrer par la poterne, crut qu’il avait trouvé un refuge dans la citadelle. Le lendemain il réussit à y pénétrer lui-même, mais une fois là il ne put découvrir aucune trace d’Achmet. Cela lui parut si étrange qu’il en parla à un sergent des gardes, lequel fit son rapport au commandant. On procéda immédiatement à une enquête qui amena la découverte du cadavre. C’est ainsi qu’au moment où nous nous croyions au bout de nos tribulations, nous fûmes arrêtés tous les quatre et passâmes en justice sous l’inculpation d’assassinat, l’un parce qu’il accompagnait la victime cette nuit-là, et les trois autres parce qu’ils étaient de garde à la porte. Durant tout le procès il ne fut pas question des bijoux ; car entre temps le rajah avait été destitué et exilé, et personne n’avait intérêt à les retrouver. Cependant on fit toutes les preuves du crime et notre culpabilité fut clairement démontrée. Les trois Sikhs furent condamnés aux travaux forcés à perpétuité, tandis que j’étais moi-même condamné à mort ; mais ma peine fut commuée et j’eus à subir le même châtiment que mes complices.

« Notre situation était vraiment étrange. Nous étions forcés de traîner le boulet sans grande chance de nous évader jamais, alors que chacun de nous était maître d’un secret qui nous aurait permis de vivre dans un palais le jour où nous aurions pu en profiter. C’était vraiment un supplice infernal que de supporter tous les mauvais traitements du dernier surveillant venu, de n’avoir que du riz à manger et de l’eau à boire, tandis que ces immenses richesses étaient là à nous attendre dans le trou où nous les avions enfouies. J’aurais pu en devenir fou, mais je suis doué d’une force de volonté rare ; aussi je tins bon, me contentant d’attendre mon heure.

« Je crus enfin la voir venir. D’Agra on m’avait expédié à Madras, et de là à l’île de Blair dans l’archipel Andaman. Les forçats européens sont rares dans cette colonie, aussi j’y acquis bientôt une situation privilégiée. On m’accorda une case à Hope Town, petite ville située sur le versant du mont Harriet, et je pus jouir d’une certaine indépendance. C’est un endroit triste et fiévreux ; toute la région qui entoure les défrichements que nous avons créés est infestée de cannibales et ceux-ci ne cherchaient que l’occasion de nous envoyer dans la peau un dard empoisonné. Toute la journée nous étions occupés à bêcher, à creuser, faire des plantations, etc., mais le soir nous étions libres de notre temps. J’appris alors à préparer les médicaments pour le docteur et j’acquis ainsi quelques bribes de connaissances médicales. Mais je n’avais toujours qu’une idée fixe, celle de m’évader : seulement je me trouvais à plusieurs centaines de milles de la côte la plus rapprochée, dans une région où le vent ne souffle presque jamais, et n’était-ce pas là une difficulté insurmontable ?

« Le docteur, Mr Somerton, était un jeune homme gai, bon vivant et très amateur de sport ; aussi les autres jeunes officiers se réunissaient-ils volontiers le soir chez lui, pour jouer aux cartes. La salle où je préparais mes drogues était située à côté du salon sur lequel s’ouvrait même une petite fenêtre. Bien souvent, lorsque je me sentais trop enclin à la mélancolie, j’éteignais ma lampe et je restais là à écouter leur conversation et à m’intéresser à la partie. Je suis assez joueur moi-même et je trouvais presque aussi amusant de voir jouer les autres que de tenir les cartes pour mon propre compte. Il y avait là le major Sholto, le capitaine Morstan et le lieutenant Bromley-Brovon, tous les trois officiers dans les corps indigènes, puis le docteur lui-même, et enfin deux ou trois agents du service pénitentiaire, vieux malins qui jouaient un jeu très serré sans s’aventurer jamais. Ils formaient ainsi une petite coterie très fermée.

« Mais bientôt je fis une remarque curieuse : les militaires perdaient toujours tandis que les civils ne faisaient que gagner. Je ne veux pas toutefois en conclure que ces derniers corrigeaient le hasard, toujours est-il que cela se passait ainsi. Les gens du service pénitentiaire n’avaient guère fait autre chose que jouer aux cartes depuis leur arrivée dans l’archipel Andaman. Ils connaissaient à fond leur jeu réciproque, toutes les malices qu’ils employaient, et mettaient à profit cette expérience, tandis que les autres jouaient simplement pour passer le temps et jetaient leurs cartes comme elles venaient. Chaque nuit, les militaires s’appauvrissaient davantage et, plus ils perdaient, plus ils voulaient jouer. Le major Sholto était le plus gros perdant. Au début, il réglait toujours ses différences en or ou en billets de banque, mais bientôt il en fut réduit à faire des billets et cela pour de grosses sommes. Quelquefois il se rattrapait un peu, juste de quoi reprendre courage, puis la chance tournait de nouveau et il s’enferrait de plus en plus. On le voyait toute la journée errer avec une mine sombre et sinistre, puis bientôt il se mit à boire plus que de raison.

« Une nuit sa perte fut plus forte encore que de coutume. J’étais assis dans ma cabane quand le capitaine Morstan et lui vinrent à passer, se dirigeant à tâtons vers leurs logements. Ils étaient très liés tous les deux et ne se quittaient jamais. Le major maudissait sa malchance.

« — C’est fini, Morstan, disait-il à ce moment-là. Je vais être obligé de quitter l’armée. Je suis un homme fichu.

« — Allons donc, mon vieux », dit l’autre en lui frappant sur l’épaule. « J’ai traversé, moi aussi, bien des mauvaises passes… Et pourtant… »

« C’est tout ce que je pus entendre, mais cela suffit pour me faire réfléchir. Deux ou trois jours plus tard, je rencontrai le major Sholto flânant sur la plage, et je profitai de l’occasion pour l’aborder.

« — Major, lui dis-je, je voudrais bien vous demander un conseil.

« — Eh bien, Small, qu’y a-t-il donc ? » répondit-il en retirant son cigare de sa bouche.

« — Voilà, monsieur, repris-je. Je sais où est caché un trésor qui vaut une douzaine de millions, et comme je ne peux en profiter moi-même, que faut-il faire ? J’ai pensé que le mieux serait peut-être de confier mon secret aux autorités, une pareille action pourrait me valoir la remise de ma peine.

« — Une douzaine de millions, Small ! » balbutia-t-il, hors de lui et me fixant de toutes ses forces pour voir si je parlais sérieusement.

« — Certainement, monsieur, au bas mot ; ce trésor se compose uniquement de pierres précieuses et de perles. Il n’y a qu’à se baisser pour le prendre. Et le plus curieux de l’affaire c’est que son véritable possesseur a été mis hors la loi et ne peut donc rien en réclamer, de sorte qu’il appartiendra au premier qui mettra la main dessus.

« — Au gouvernement alors, grommela-t-il, au gouvernement, Small. » Mais il prononça ces mots d’une façon si étrange que dans mon for intérieur je sentais que je le tenais.

« — Vous êtes donc d’avis, monsieur, que je devrais m’adresser au gouverneur général ? » dis-je d’un air calme.

« — Voyons, voyons, il ne faut jamais prendre un parti trop vite, ou sans cela on se ménage des regrets pour l’avenir. Racontez-moi ce qui en est, Small, et dites-moi bien tout. »

« Je lui fis mon récit tout en y apportant quelques légères modifications, afin qu’il ne pût deviner l’endroit de la cachette. Lorsque j’eus terminé, il resta muet et plongé dans ses réflexions, mais, à la crispation de ses lèvres, je pouvais voir qu’il se livrait en lui un violent combat intérieur.

« Tout cela est très grave, Small », dit-il, enfin. « Il ne faut en souffler mot à personne et je reviendrai bientôt en causer avec vous »

« Deux jours après, au beau milieu de la nuit, je le vis arriver, une lanterne à la main, et accompagné de son ami, le capitaine Morstan.

« Je voudrais, dit-il, que le capitaine Morstan pût entendre votre histoire de votre propre bouche, Small. »

« Je ne fis que répéter ce que j’avais dit déjà.

« C’est bien l’accent de la vérité, n’est-il pas vrai, Morstan, et ne croyez-vous pas maintenant que nous pouvons nous embarquer dans cette affaire ? »

« Le capitaine fit un signe d’assentiment.

« Écoutez bien, Small, reprit le major. Nous avons beaucoup causé, mon vieil ami que voici et moi, de ce que vous m’aviez révélé et nous avons fini par conclure qu’en somme votre secret ne concerne vraiment en rien le gouvernement, mais que c’est là une affaire purement personnelle qui ne regarde que vous. Vous avez donc le droit d’en tirer le parti qui vous semblera le plus profitable. Maintenant voici la question qui se pose. Combien demandez-vous de votre secret ? Nous aurions assez envie de prendre la chose en mains, ou tout au moins de l’examiner à fond, si nous arrivons à nous entendre sur les conditions. »

« Il essayait de s’exprimer d’une façon calme et indifférente, mais je pouvais lire dans ses yeux l’excitation et l’avidité qui les faisaient briller.

« Pour cela, messieurs », répondis-je en essayant aussi de parler avec sang-froid tout en ressentant une fièvre égale à la sienne, « quand on se trouve dans la situation où je suis, il n’y a pas deux façons de comprendre un marché pareil. Vous allez nous aider à nous évader, moi et mes trois compagnons. Nous vous prendrons alors dans notre association et nous vous donnerons un cinquième à partager entre vous.

« — Hum ! dit-il, un cinquième, ce n’est guère tentant.

« — Cela ferait plus de douze cent mille francs pour chacun de vous, dis-je.

« — Mais comment pouvons-nous favoriser votre évasion ? Vous savez bien que vous nous demandez là une chose impossible.

« — En aucune façon, répondis-je. J’y ai mûrement réfléchi et j’ai prévu tous les détails. Le seul obstacle qui nous arrête est l’impossibilité où nous sommes de nous procurer un bateau capable d’accomplir une longue traversée et de réunir des vivres en quantité suffisante. Or, à Calcutta ou à Madras, il serait facile de trouver un petit yacht comme celui qu’il nous faudrait. Amenez-nous-en un ; nous monterons à bord pendant la nuit, et si vous nous débarquez sur un point quelconque de la côte indienne, vous aurez accompli tout ce que nous vous demandons.

« — Si encore vous étiez seul, dit-il.

« — Tous les quatre ou personne, répondis-je ; nous l’avons juré, nous ne devons jamais agir que pour l’association entière.

« — Vous voyez, Morstan, dit le major, Small est un homme de parole. Il ne lâche pas ses amis. Je crois que nous pouvons avoir toute confiance en lui.

« — C’est une vilaine affaire, répondit l’autre, et cependant, comme vous le dites, cet argent nous sauverait.

« — Eh bien, Small, dit Sholto, nous allons donc essayer de vous faire sortir d’ici. Mais il faut auparavant que nous nous assurions de la vérité de votre récit. Dites-moi où la cassette est cachée, je demanderai une permission et je profiterai du bateau qui fait le service tous les mois pour aller aux Indes et faire mon enquête.

« — N’allons pas si vite », dis-je, devenant d’autant plus calme que l’autre s’emballait davantage. « Il faut que j’aie le consentement de mes trois camarades. Je vous ai déjà dit que nous ne marchions jamais les uns sans les autres.

« — Quelle bêtise ! s’écria-t-il ; puisque nous sommes d’accord, pourquoi nous inquiéter de ces trois vilains noirs ?

« — Qu’ils soient noirs ou qu’ils soient bleus », dis-je, « ils sont mes associés et nous ne nous séparerons pas. »

« Une seconde entrevue eut lieu à laquelle assistèrent Mahomet Singh, Abdullah Khan et Dost Akbar. Après une longue conférence, nous convînmes de l’arrangement suivant : Nous nous engagions à donner à chacun des deux officiers un plan de la citadelle d’Agra avec toutes les indications nécessaires pour retrouver l’endroit où était caché le trésor. Le major Sholto devait aller aux Indes pour s’assurer de notre véracité. Lorsqu’il aurait trouvé la cassette, il la laisserait là, fréterait un petit yacht bien approvisionné qu’il enverrait mouiller dans les eaux de l’île Rutland et sur lequel nous nous évaderions, puis reviendrait prendre son service. Le capitaine Morstan demanderait alors à son tour une permission et viendrait nous rejoindre à Agra, où s’effectuerait le partage du trésor, la part du major devant être remise au capitaine. Nous jurâmes de la façon la plus solennelle de respecter toutes ces conventions et nous trouvâmes pour cela des formules de serment telles que jamais on n’a pu en inventer d’aussi terribles, que jamais lèvres humaines n’ont pu en proférer de semblables. Je passai toute la nuit à travailler, mais, le matin venu, les deux plans étaient tracés portant tous les deux « la marque des quatre », c’est-à-dire nos quatre signatures, la mienne, celles d’Abdullah, d’Akbar et de Mahomet.

« Ma longue histoire, messieurs, doit commencer à vous paraître fastidieuse, et mon ami M. Jones est sans doute pressé de me sentir en sûreté derrière d’épais verrous. Je vais donc abréger le plus possible. Ce misérable Sholto partit bien pour les Indes, mais il ne revint pas. Peu de temps après, le Capitaine Morstan nous montra son nom qui figurait sur la liste des passagers d’un paquebot. Un de ses oncles était mort lui laissant une jolie fortune, et il avait quitté le service. Malgré cela, il fut assez canaille pour nous voler tous les cinq de la plus odieuse façon. Morstan se rendit à Agra, dès qu’il le put. Mais, comme nous nous y attendions, il n’y trouva plus le trésor. Le misérable avait tout volé, sans remplir une seule des conditions auxquelles il s’était engagé, lorsque nous lui avions livré notre secret. À partir de ce jour, je ne vécus plus que pour la vengeance. J’y pensais le jour, j’en rêvais la nuit. Cela devint pour moi une obsession irrésistible. La loi, le bagne, rien ne pouvait m’arrêter. M’évader, découvrir Sholto et l’étrangler de mes propres mains, telle était mon unique préoccupation. Les richesses mêmes du trésor d’Agra n’occupaient dans mon esprit qu’une place secondaire auprès du châtiment que je réservais au major.

« Toutes les fois que, dans ma vie, j’ai voulu fermement une chose, je l’ai exécutée. Mais cette fois, bien des longues années se traînèrent lentement avant que mon heure arrivât. Je vous ai dit que j’avais recueilli quelques notions de médecine. Un jour, tandis que le Dr Somerton était alité en proie à une fièvre violente, une escouade de forçats rencontra dans les bois un jeune Andaman. Il était presque mourant et s’était réfugié dans un endroit solitaire pour y rendre le dernier soupir. J’entrepris de le guérir, quoiqu’il eût autant de malice qu’une petite vipère, et au bout de deux mois j’eus la satisfaction de le voir de nouveau sur pied et parfaitement remis. Il se prit d’une espèce de passion pour moi et, refusant de retourner dans sa forêt, il était toujours fourré dans ma cabane. J’appris ainsi quelques mots de sa langue et cela augmenta encore son affection pour moi.

« Touga – c’était son nom – était très bon marin et possédait un grand et confortable canot. Lorsque je compris combien il m’était dévoué et qu’il serait prêt à tout pour me servir, je pensai qu’avec son aide une évasion devenait possible. Je lui en parlai et il fut convenu qu’une nuit il amènerait son bateau à un vieil embarcadère abandonné où l’on ne plaçait jamais de sentinelles et où il me serait facile de monter à bord. Je lui recommandai de se munir d’un grand nombre de gourdes pleines d’eau et d’une provision d’ignames, de noix de coco et de patates.

« Ce petit Touga était d’une fidélité à toute épreuve ; impossible de rencontrer un ami plus sûr. Aussi, à l’heure dite, son bateau m’attendait à l’embarcadère. Mais, par malheur, un gardien rôdait par là, c’était un misérable Pathan qui n’avait jamais laissé échapper l’occasion de m’injurier ou de me brutaliser. J’avais toujours juré de me venger de lui, et voilà que le destin semblait le placer sur ma route pour que je pusse payer la dette de rancune que j’avais contractée envers lui, avant de quitter l’île. Il se tenait sur la rive, la carabine sur l’épaule et me tournant le dos. Je cherchai une pierre pour lui en écraser la tête, mais je n’en vis point auprès de moi. Alors il me vint une idée bizarre : n’avais-je pas une arme toute trouvée dans ma jambe de bois ? Je m’assis donc, protégé par l’obscurité, et enlevai ma béquille. Puis en trois bonds je fus sur lui. Il épaula bien sa carabine, mais au même moment il tombait le crâne fracassé. J’avais frappé si fort que vous pouvez encore voir la marque du coup sur le bois. Nous tombâmes tous les deux, car je ne pouvais me tenir en équilibre sur une seule jambe, mais lorsque je me relevai, je vis qu’il ne remuait plus. Je courus au bateau et une heure plus tard nous étions en pleine mer.

« Touga avait emportée avec lui tout ce qu’il possédait, ses armes, ses dieux, etc. Il avait entre autres choses une longue lance en bambou et une natte faite avec des filaments de noix de coco. Avec ces deux objets j’organisai un mât et une voile. Pendant dix jours nous fûmes ballottés au gré des vents, comptant sur le hasard pour nous sauver, quand le onzième nous fûmes recueillis par un navire qui transportait de Singapour à Jeddah tout un convoi de pèlerins malais. C’était une réunion bien étrange, mais Touga et moi nous nous arrangeâmes pour vivre en bonne intelligence avec eux. Ils avaient d’ailleurs une excellente qualité, ils nous laissaient parfaitement tranquilles et ne nous adressaient aucune question.

« Si je vous racontais par le menu toutes les aventures que nous avons eu à traverser, mon petit camarade et moi, je crois que vous m’en voudriez fort, car le soleil levant nous retrouverait encore ici. Qu’il vous suffise de savoir que nous errâmes longtemps à travers le monde, sans jamais parvenir à atteindre Londres. Cependant je ne perdais pas un seul instant mon objectif de vue. Chaque nuit, Sholto m’apparaissait et bien des fois je l’ai tué ainsi en songe. À la fin cependant, il y a trois ou quatre ans environ, nous abordâmes en Angleterre. Je découvris assez facilement la retraite de Sholto et je cherchai à savoir s’il avait fait argent du trésor, ou s’il l’avait conservé tel quel. Je me liai avec quelqu’un qui pouvait m’être utile. Je ne nomme personne, ne voulant pas mettre un autre dans l’embarras à cause de moi. Et j’acquis bien vite la certitude que les bijoux étaient toujours entre ses mains. J’essayai alors d’arriver jusqu’à lui de bien des manières différentes, mais il était trop méfiant et il se faisait toujours garder par deux lutteurs de profession, sans compter ses fils et son Khitmutgar.

« Un jour cependant, on m’avertit qu’il était sur le point de mourir. Je courus aussitôt vers sa demeure et m’introduisis dans le jardin, me sentant devenir à moitié fou à la pensée qu’il allait peut-être m’échapper ainsi ; je mis ma tête à la fenêtre et je l’aperçus étendu sur son lit avec ses deux fils à ses côtés. J’allais me précipiter dans la chambre, prêt à lutter contre ces trois hommes, lorsque je vis tout à coup sa figure se contracter et je compris qu’il était mort. Cette même nuit, je pénétrai dans son appartement et je bouleversai tous ses papiers, espérant y découvrir quelque indication au sujet de l’endroit où il avait caché nos bijoux. Je ne trouvai rien, absolument rien, et je m’enfuis au paroxysme de la rage et de la fureur. Avant de partir, il me vint à l’idée que si jamais je retrouvais mes trois amis Sikhs, ils seraient heureux de savoir que j’avais laissé derrière moi un symbole de notre haine, j’inscrivis donc la marque des quatre telle qu’elle avait été apposée sur le plan, sur un bout de papier que j’épinglai sur la poitrine du cadavre. Non, certainement, on ne pouvait le mettre en terre sans que les malheureux qu’il avait volés et trahis ne vinssent porter ainsi témoignage contre lui !

« À ce moment-là, je gagnais ma vie en exhibant Touga dans les foires et autres endroits de ce genre, comme étant un nègre cannibale. Il mangeait de la viande crue et dansait la danse guerrière devant le public, de sorte qu’à la fin de chaque journée nous avions toujours assez de gros sous pour en remplir un chapeau. Je n’avais cependant pas cessé de me tenir au courant de ce qui se passait la Pondichery Lodge, mais pendant quelques années je n’appris rien de nouveau, si ce n’est que les recherches pour découvrir le trésor continuaient toujours. L’événement attendu depuis si longtemps se produisit enfin. Le trésor était retrouvé et il était déposé tout en haut de la maison dans le laboratoire de chimie de M. Bartholomé Sholto. J’allai immédiatement passer l’examen des lieux, mais je vis qu’avec ma jambe de bois il me serait impossible de grimper jusque-là. On m’informa cependant qu’une trappe s’ouvrait sur le toit et on m’indiqua l’heure à laquelle M. Sholto descendait dîner. J’imaginai donc un plan qui me parut assez facile à exécuter avec l’aide de Touga. J’emmenai mon sauvage, après avoir enroulé une longue corde autour de ses reins. Il était leste comme un chat et il arriva bien vite jusqu’au toit ; mais, pour son propre malheur, Bartholomé Sholto se trouvait encore dans la chambre. Touga crut faire un coup de maître en le tuant, et lorsque je me hissai jusque-là au moyen de la corde, je le trouvai enchanté de son exploit et parcourant les pièces fier comme un paon. Aussi tomba-t-il de son haut lorsque je me jetai sur lui pour le corriger à coups de corde, en le traitant de petit démon assoiffé de sang. Je saisis la cassette et la fis descendre par le câble ; puis je pris à mon tour le même chemin après avoir laissé la marque des quatre sur la table ; je tenais à bien montrer que les bijoux avaient enfin fait retour à leurs légitimes propriétaires. Touga retira alors la corde, ferma la fenêtre, et ressortit par où il était entré.

« Je crois que maintenant je n’ai plus grand’chose à vous dire. J’avais entendu un matelot raconter que la chaloupe de Smith, l’Aurora, était une excellente marcheuse et je pensai qu’elle pourrait nous servir pour nous sauver. Je m’entendis donc avec le vieux Smith et je lui promis une grosse somme d’argent payable lorsque nous serions arrivés sains et saufs à bord du navire sur lequel j’avais retenu notre passage. Il devait se douter qu’il y avait quelque chose de louche dans notre affaire, mais je ne lui avais rien confié de nos secrets. Tout ceci, messieurs, est l’exacte vérité et, si je vous fais ce récit, ce n’est pas pour vous amuser, car vous m’avez joué un trop vilain tour, mais parce que je pense que c’est là ma meilleure défense, tout révéler sans rien omettre, prouver combien le major Sholto a agi lâchement envers moi, et montrer enfin que je suis complètement innocent de la mort de son fils.

— Votre histoire est très intéressante, dit Sherlock Holmes. On ne pourrait inventer un meilleur cadre pour une affaire aussi palpitante. La dernière partie de votre récit ne m’a rien appris, si ce n’est que vous avez apporté vous-même la corde avec vous, ce que j’ignorais. À propos, j’espérais que Touga avait perdu tous ses dards et cependant il a encore pu nous en lancer un, sur le bateau.

— Il les avait tous perdus, monsieur, c’est vrai, sauf celui qui était dans sa sarbacane.

— Ah oui, c’est juste, dit Holmes, je n’y avais pas pensé.

— Y a-t-il encore quelque autre point sur lequel vous désirez être édifié ? demanda le forçat d’un air aimable.

— Merci, je ne vois plus rien, répondit mon compagnon.

— Eh bien, Holmes, dit Athelney Jones, vous êtes un homme aux volontés duquel il faut se prêter et nous rendons tous justice à vos talents, mais le devoir est le devoir et je me suis déjà avancé beaucoup en faisant ce que votre ami et vous m’avez demandé, Je me sentirai plus tranquille lorsque notre beau raconteur d’histoires sera soigneusement enfermé à triple tour. Le fiacre est toujours à la porte et deux agents nous attendent en bas. Je vous remercie bien, messieurs, de votre concours ; vous aurez naturellement, à comparaître comme témoins. En attendant, je vous souhaite le bonsoir.

— Bonsoir donc, messieurs, dit Jonathan Small à son tour.

— Passez le premier, Small, fit prudemment Jones au moment de sortir. Je ne tiens pas à faire connaissance avec votre jambe de bois, comme l’individu que vous avez si bien arrangé aux îles Andaman. »

Après être resté quelque temps à fumer en silence : « Eh bien, dis-je, tout à coup, voici le quatrième acte de notre drame terminé. Seulement je crains que ce ne soit la dernière affaire où il me soit permis d’étudier vos procédés. Miss Morstan m’a fait l’honneur de m’accorder sa main. »

Holmes fit entendre un grognement lugubre.

« C’était ce que je craignais, dit-il, je ne puis vraiment pas vous adresser de compliments. »

Ces paroles me froissèrent vivement.

« Avez-vous quelque raison pour désapprouver mon choix ? demandai-je.

— Pas la moindre. Je crois, au contraire, que c’est une des plus charmantes jeunes filles que j’aie jamais rencontrées et elle pourrait se rendre excessivement utile dans un travail comme celui auquel nous venons de nous livrer. C’est tout à fait là sa voie. Voyez comme elle a soigneusement conservé ce plan d’Agra, trouvé parmi les papiers de son père. Mais l’amour n’est qu’un sentiment et tout ce qui est sentiment se trouve en opposition directe avec la froide raison, la seule chose à mon avis qu’on doive considérer en ce monde. Pour mon compte, je ne me marierai jamais, à moins que je ne perde tout à fait la tête.

— J’espère, dis-je en riant, que la mienne saura résister à cette épreuve. Mais vous avez l’air bien fatigué.

— Oui, c’est la réaction qui se produit. Pendant une semaine au moins, je vais me sentir mou comme une chique.

— C’est étrange, dis-je, comme ce que j’appellerais chez un autre de la paresse peut chez vous alterner avec des accès d’activité et de vigueur incroyables.

— Oui, répondit-il, il y a en moi l’étoffe d’un parfait fainéant, en même temps que celle d’un gaillard très énergique. Je pense souvent à ces vers de Gœthe :

     Schade dass die Natur nur einen
     Menschen aus dir schuf,
     Denn zum würdigen Mann war
     Und zum Schelmen der Stoff[2].

« Mais, à propos de cette affaire de Norwood, vous voyez qu’ils avaient bien, comme je le pensais un complice dans la maison ; c’est évidemment Lal Rad, le maître d’hôtel. Jones a donc actuellement la gloire indiscutable d’avoir pris au moins un poisson dans le grand coup de filet qu’il avait donné.

— Cette gloire me semble mince, remarquai-je. C’est vous qui avez tout fait dans cette affaire. Si, pour mon compte, j’y gagne une femme, si Jones en retire de l’honneur, que vous restera-t-il donc à vous, je vous prie ?

— À moi, dit Sherlock Holmes, il me restera toujours ce flacon de cocaïne. »

Et il étendit sa longue main fine et blanche vers la bouteille.


FIN


  1. La prime d’engagement.
  2. Il est dommage que la nature n’ait créé en toi qu’un seul homme, car il y avait l’étoffe d’un honnête homme et d’un scélérat. »