La Marquise de Sade/07

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Ed. Monnier (p. 223-).
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VII


Le savant docteur Célestin Barbe dut, bien malgré lui, recueillir sa nièce après les désastres de la guerre de 1870. Il lui fallut, sans témoigner son irritation, bouleverser un peu sa demeure pour y introduire cette petite inconnue et, par-dessus le marché, Tulotte, une sœur qu’il ne supportait pas. D’ailleurs, il était déjà si accablé, si désorienté, qu’il ne prenait plus la peine de compter ses ennuis. Il avait soutenu le siège, mangé du pain détestable, entendu les fusillades des insurgés, il avait surtout vu détruire des monuments, de chers monuments qu’il aimait, et l’adoption forcée de l’orpheline mettait le comble aux catastrophes, il ne pouvait plus que se résigner !…

Cependant trois longues années ne lui suffirent pas à s’habituer à son nouveau genre d’existence. Il avait beau interdire sa porte, les reléguer dans les appartements d’en haut, il lui tombait toujours une femme du ciel quand il traversait son corridor.

Le frère de Daniel Barbe habitait, depuis qu’il avait fait fortune, une tranquille maison de la rue Notre-Dame-des-Champs, entre cour et jardin. Parisien pur sang, il était resté au centre des luttes scientifiques au lieu de se retirer en province comme le lui conseillait souvent le pauvre colonel défunt.

Antoine-Célestin Barbe, homme d’action, d’une rare intelligence, se sentait lié par ses plus secrètes fibres au monde savant. Là, on l’avait suivi dans ses théories, on avait applaudi ses audaces, couronné ses découvertes. Professeur à l’École de médecine, grand amateur de sciences naturelles, botaniste enragé, diplômé de tous les congrès, ayant publié un traité d’anatomie fort en honneur, il possédait des amis et des élèves respectueux ; puisque tout n’avait pas sombré dans les derniers désastres, il espérait bien voir luire encore de beaux jours pour les débats de ces questions ardues qu’on ne peut résoudre qu’après de longues années. Or, voici que des femmes… Célestin Barbe, le grave professeur de soixante ans, n’aimait guère les femmes. Aux époques passionnées de sa vie, il avait su borner ses aventures galantes à de simples relations hygiéniques. De tempérament calme, il ne comprenait que pour les autres la nécessité du mariage, prétendait même qu’il vaut mieux subir l’amputation d’une jambe que de se faire une maîtresse et répondait en ricanant, quand on lui indiquait une jolie femme sur un trottoir : « Croyez-vous qu’elle ait eu quelque maladie honteuse ? Vous ne le croyez pas ? Eh bien ! ou elle en a une ou elle en aura deux ! Cela est à peu près certain. »

Le docteur Barbe plaisantait parce qu’il ne craignait pas le nuage de sang qui, montant aux yeux, les trouble et transforme un laideron en beauté idéale. Il ignorait donc, sachant tout ce qu’on peut savoir des choses sérieuses, la douceur des parties fines, et il avait, durant sa carrière d’accoucheur célèbre, tant palpé, tant retourné, tant respiré de belles créatures répugnantes, qu’il haussait les épaules dès qu’on vantait devant lui ce fameux sexe faible.

Ainsi son frère avait eu grand tort de se marier. Maintenant qu’il reposait sur un lointain champ de bataille, pourquoi sa fille, pourquoi ce morceau de sa personne, errait-il autour de son cabinet ? Ce morceau vivant, ni bon à disséquer, ni propre à se conserver en un bocal d’alcool ! La reproduction, dont il parlait publiquement trois fois par semaine, était une merveille très attachante en ses développements, mais pas quand elle vous jetait en travers de votre existence et de votre corridor une jeune fille nattant ses cheveux ou mangeant des cerises ! Il avait divisé la maison de la rue Notre-Dame-des-Champs en deux camps : Mary aux mansardes avec son institutrice, et lui au premier avec sa vieille cuisinière et son valet de chambre, un ancien garçon d’amphithéâtre que Célestin regardait comme une perle, parce qu’il ne disait jamais un mot de trop.

Tulotte, sortie de ses affolements prussiens, avait recommencé à boire pour se consoler, sans y parvenir. La cuisinière, qui ne ressemblait pas du tout à Estelle, de légère mémoire, tournait le dos à la plus gracieuse de ses invitations bachiques. Tulotte vieillissait de dix ans tous les mois. Mary, dépaysée, bien qu’elle fût habituée aux changements de garnison, devinait qu’on était dans un autre monde qu’on ne connaîtrait jamais. Elle avait l’envie ridicule d’appuyer son oreille contre les murailles pour savoir si quelqu’un ou quelque chose viendrait.

Comme les voitures faisaient une peur atroce à sa tante, elle sortait le moins possible, et quand le besoin de courir la prenait, elle descendait au jardin de l’hôtel, un jardin immense, étant donné les ressources de Paris, mais qu’elle trouvait beaucoup plus étroit que ceux des villes de province. Alors, en descendant, elle croisait parfois son oncle, elle s’arrêtait, tremblante, devant celui que la tradition de la famille lui avait toujours représenté sous un aspect de grand personnage, directeur de la vie des femmes et des enfants. Elle se collait derrière un battant de porte, s’enveloppait d’un rideau, le cœur oppressé.

— Te voilà, petite ! disait-il pour ne pas l’effrayer davantage. Ne fais pas de bruit ! Sois sage, étudie tes leçons !…

La phrase, depuis trois ans, ne variait guère et il s’éloignait suivant une pensée compliquée au sujet de son livre : Les Diatomées, ou se demandant quelle nouvelle théorie il aurait à propos des abcès sous-périostiques aigus. Célestin Barbe n’était pas méchant, il aurait volontiers ajouté une réflexion à son éternelle phrase, seulement cela lui prenait du temps ; les réflexions et le temps, pour parodier le mot des Anglais, c’est la science. Mary continuait sa descente, marchant sur ses pointes, retenant son souffle, ahurie encore par les malheurs de la famille que venait de lui remémorer Tulotte, elle errait dans les allées avec la mine d’un chien perdu en quête d’un maître.

Le jardin, lui aussi, l’impressionnait singulièrement.

À part un bosquet de petits arbres à l’écorce noirâtre, aux feuillages maigres, le reste des plates-bandes était encombré de plantes fort bizarres, d’odeurs suspectes, toutes les herbes médicinales que le savant cultivait lui-même avec un soin jaloux.

Il y en avait dans des pots, sous des châssis, en pépinière, en fossé, toutes ornées d’étiquettes latines qui troublaient l’imagination de Mary. Du banc de pierre adossé au bosquet, elle contemplait la série de cartes blanches, les seules fleurs épanouies de ce jardin de sorcier.

Elle n’avait aucun animal autour d’elle, les chats étaient sévèrement interdits, car ils auraient cassé des ustensiles dans le cabinet, il ne fallait même pas penser aux chevaux, l’unique traîneur du coupé de M. Célestin était un demi-sang brun, maussade, qu’on n’avait jamais apprivoisé et qui ruait quand la jeune fille entrait dans l’écurie. Le valet de chambre, cocher à ses heures, n’aimait pas ses visites, il le laissait bien voir en ôtant la clef.

Mary, lorsqu’elle avait longuement joui de la perspective de toutes ces étiquettes rangées sur quatre lignes, remontait chez elle, puis se plongeait dans la lecture. Ceci était une compensation, elle n’avait plus besoin de se raconter des histoires, on lui permettait d’ouvrir la bibliothèque des voyageurs illustres, et pourvu qu’elle ne détériorât point les volumes, elle avait le droit de dévorer les récits extraordinaires de ceux qui reviennent du pôle Nord en rapportant la boussole ou le compas rouillé du voyageur précédent.

À ce régime, Mary prit des maladies de langueur, elle passa par toutes les fièvres de croissance, et, un matin, elle se réveilla nubile, ayant quinze ans révolus, bonne à marier, revêtue de la pourpre mystérieuse de la femme. Son oncle, instruit de cet événement, songea tout de suite à l’excellente occasion qu’il pourrait avoir de s’en débarrasser. Jacquiat, le fiancé du 8e hussards, était bravement mort, comme son colonel, l’idylle commencée n’avait pas eu de suite ; il fallait chercher un prétendu sans pantalons rouges. Un savant ? Ils étaient tous assez âgés, aimant leur tranquillité. Parmi ses élèves ? Ils étaient trop jeunes, avec des situations mal assises. Quel tracas nouveau cette enfant allait lui donner ! Il exprima ses opinions à Tulotte ; celle-ci pleura tellement sur les deuils passés qu’il finit par l’envoyer au diable. On ne pêcherait pas cependant un mari sur les dalles de leur cour, et les gens qu’ils recevaient n’avaient pas la prétention de s’enamourer d’une fillette de quinze ans, même avec sa jolie dot.

La conduire dans le monde ? Tulotte ne voudrait pas se charger d’une pareille corvée, et leur monde, très restreint, se composait de gens à l’image du docteur, ennemis de la femme, désintéressés au point de vue de l’argent.

Célestin Barbe eut à ce sujet une telle tension de nerfs qu’il oublia de soigner son jardin botanique et qu’il rudoya terriblement Charles, son valet dévoué. Enfin un soir il trouva une idée au milieu d’une dissection intéressante, il lâcha le scalpel tout d’un coup.

— Parbleu ! se dit-il, elle est catholique, pourquoi n’aurait-elle pas eu déjà l’envie de se faire religieuse ? Si je l’interrogeais une bonne fois ? Je tourne comme un imbécile autour de la difficulté. Tranchons ça, mon ami, avec plus de franchise. Il se peut qu’elle fasse ma volonté sans une observation. Elle me semble bien élevée. Quand elle mange à ma table elle se tient droite et elle répond « merci ». Je la trouve moins ennuyeuse que Tulotte, et n’étaient ses jupes, ses cheveux, elle ne manquerait pas d’une certaine allure ascétique. Excellente idée ! Parbleu ! je ne veux pas la violenter… non !… non !… je lui donnerai jusqu’à ses seize ans !… Mais… il faut que je liquide cette situation. Je me sens responsable de ma nièce et je ne peux pas tout planter là pour m’occuper d’une gamine… Eh ! après tout ! est-ce ma faute si Daniel s’est marié ?…

En se résumant de la sorte, le docteur tira le cordon de la sonnette ; Charles apparut.

— Allez chercher ma nièce ! ordonna-t-il d’un ton bref. Charles, pétrifié, n’en croyait plus ses oreilles. Aller chercher mademoiselle ! Mademoiselle qui depuis trois ans vivait dans les appartements du haut sans se douter que le cabinet de monsieur était juste en dessous de sa chambre ! Quelle perturbation ! Il aurait offert un flacon d’anisette à Tulotte que le silencieux valet n’eût pas été plus déconcerté. Il partit, le pas traînant, pour que son maître, s’il revenait de sa distraction, comprit bien l’offense qu’il lui faisait et se faisait à lui-même. Introduire cette petite dans le cabinet de travail ! Un jour, la cuisinière avait reçu un charbon allumé sur la cornée lucide (Charles se servait des expressions choisies) et le docteur, pour lui retirer ce charbon, l’avait fait asseoir au salon, ne voulant pas qu’une créature encombrante pénétrât dans le cabinet de travail !…

Les femmes, ça ne respecte rien ! Et la fille de l’officier verrait le sanctuaire, elle ? Un malheur qui se préparait, bien sûr !

Mary fut abasourdie par l’invitation, mais elle descendit très vite, se doutant qu’une crise, n’importe laquelle, serait plus agréable que leur perpétuel mutisme. Elle avait, de son côté, des choses à confier à son oncle. Tulotte la combla de recommandations du haut de la rampe.

— Souviens-toi de lui demander du bordeaux pour tous nos repas, je t’en prie, criait-elle ; moi, je me délabre l’estomac à boire de l’ordinaire…

Mary ne répondait pas, elle courait à la lutte avec une sorte de courage sauvage.

Quand elle se présenta sur le seuil du cabinet, elle demeura tout interdite à cause des choses nouvelles qu’elle aperçut. Ce cabinet, tendu de drap vert myrte, aux rideaux et aux portières en verdures flamandes, exhalait on ne savait quel relent fade, une odeur très désagréable. Le fond de la pièce était occupé par une grande bibliothèque à colonnes torses. Les livres s’entassaient dans un désordre pittoresque, les uns ouverts, les autres posés de champ, majestueux, reliés d’or et de cuir fin. Une petite forge, installée à côté de la bibliothèque, montrait son ouverture comme un trou dont on ne doit pas voir l’issue. Puis, deux fourneaux, d’aspect compliqué, des tas de fioles aux goulots tordus, des instruments de chirurgie, des écrins en velours contenant les plus artistiques bijoux d’acier, luisants et mystérieux. Trois ou quatre consoles de marbre noir portaient encore des objets étranges : un squelette criblé de numéros comme d’une vermine, de longues peaux d’animaux avec leurs nerfs détaillés, des bocaux remplis de bêtes innommables, et, dominant ce chaos, une Vénus anatomique s’étendait endormie dans l’angle d’un mur, au-dessus de la bibliothèque, reléguée là comme une poupée devenue inutile.

Antoine-Célestin, penché sur sa table de travail, examinait à la loupe un morceau d’étoffe rougeâtre, il avait recouvert d’une toile quelque chose devant lui d’un geste furtif. Il se redressa lorsque la jeune fille eut murmuré, moins brave qu’elle voulait le paraître :

— Me voici, mon oncle, que désirez-vous ?

Une habitude médicale lui fit lever un peu l’abat-jour de la lampe, il regarda sa nièce d’un regard clair et perçant.

— Ne t’effraye pas, ma chère enfant, dit-il avec un sourire bienveillant. On ne peut guère causer en présence de ma sœur, elle est devenue sensible et elle me fait perdre mon temps en récriminations absurdes. Voyons ! allons droit à la question qui nous intéresse tous les deux. Assieds-toi !

Il lui désignait un escabeau près de sa table, mais elle resta debout, les mains appuyées au dossier sculpté, la tête inclinée sur l’épaule, anxieuse.

— Tu t’ennuies peut-être chez moi, mon enfant, reprit-il, la maison n’est pas gaie, il ne passe personne dans notre rue et nous sommes loin des centres bruyants. Ton éducation est terminée, je crois, tu sais lire, écrire, compter, coudre et puis, que diable ! tu es une demoiselle, aujourd’hui, une demoiselle à marier. Je pense plus que je n’en ai l’air à ton avenir. Mon pauvre frère t’a léguée à moi…

Il s’arrêta court, saisit sa loupe et la braqua de nouveau sur son lambeau rougeâtre. Il comprenait maintenant que l’histoire du couvent allait être dure à faire avaler. Aussi, il avait mal débuté en lui rappelant ses deuils nombreux et la tristesse de la vie qu’elle menait chez lui. Comment se tirer de là ? Il lui demandait si elle s’ennuyait dans une rue où il ne passait personne ; la perspective d’un couvent était bien pire.

— Mary, continua-t-il après un silence de plusieurs minutes, je ne suis pas un croquemitaine comme ton papa, seulement j’ai besoin de calme, besoin de solitude. Mes travaux exigent une indépendance absolue d’idées… Si je ne me suis pas donné les soucis d’un ménage, c’est que je me dévoue à la cause de tous… Mes livres et mes actes le prouvent. On me consulte, on me croit nécessaire, je ne dois pas enrayer la marche de certains projets pour m’occuper d’un intérieur de femme… Tu m’écoutes, mon enfant ?

Elle l’écoutait, le dévisageant de ses yeux fixes qui avaient des scintillements d’astres bleus. Mary, dans une vision douloureuse, le revoyait au chevet de sa mère et cet homme lui disait : Elle est morte ! Le docteur, assez maigre, se tenait roide, boutonnant hermétiquement son habit, sa physionomie sévère reflétait une glaciale indifférence. Mais sa bouche, encore fraîche sous sa barbe châtain, prenait des expressions douces quand il voulait. Presque chauve, il avait la coquetterie de cette barbe ondulée qu’il caressait, en montant en chaire, d’une main blanche, une main merveilleuse d’accoucheur habile… Non, il n’avait pas la mine d’un croquemitaine ; pourtant, elle lui avouerait crûment la vérité.

— Mon oncle, je vous écoute !… répondit-elle fronçant les sourcils, et je vous comprends : je vous gêne parce que je ne suis pas un garçon.

Stupéfait, M. Barbe lâcha sa loupe. En effet, c’était cela, lui-même ne le pouvait mieux définir. Un garçon, il en aurait fait un médecin ou un botaniste, tandis que le sexe de Mary empêchait ce rêve. La petite avait du sens commun.

— Oui ! je ne te cache pas que je t’aimerais mieux un homme ! fit-il de mauvaise humeur.

Toujours l’éternelle passion de la famille pour les mâles ! Mary se révolta.

— Eh bien ! puisque je suis une femme, chassez-moi donc de chez vous, mon oncle, car c’est un crime que je ne veux plus m’entendre reprocher. Je serai libre de courir et de chanter, au moins. J’ai quinze ans, je ne vous ai pas fait de peine, je m’applique à vous obéir en tout et vous me traitez comme une prisonnière qui serait coupable. Je n’ai ni le droit de causer ni le droit de cueillir un brin d’herbe. Votre maison est une belle maison, c’est vrai, mais il faut que je marche sur la pointe des pieds, il faut que je prenne des précautions pour les meubles, pour les livres. Quand je veux sortir, Tulotte me dit que vous le défendez ; quand je demande à rencontrer des figures humaines qui ne soient pas la vôtre ou la sienne, vous prétendez que je deviens une demoiselle et que les demoiselles ne reçoivent pas de visites. Vous ne vous demandez pas, vous, si j’ai fini de lire les voyages des explorateurs célèbres ? C’est la dixième fois que je les recommence ! Vous ne pensez pas que j’aimerais à apprendre autre chose que la botanique de Van Tieghem, Tulotte n’a pas le courage de me l’expliquer. Je vous suis étrangère et le peu de bruit que font mes bottines dans le corridor vous impatiente. Voyez-vous, mon oncle, je vais vous le déclarer franchement : je ne vous aime pas. Vous ne m’aimez pas, donc chassez-moi, je me moque de tout, désormais. Ici, je ne trouve pas le soleil, j’irai le chercher ailleurs.

M. Barbe était ahuri ; elle lui débitait ces phrases les dents serrées et l’œil grand ouvert, très hautaine, surtout très belle dans sa modeste robe noire, diadémée de ses cheveux opulents avec une frange droite, coupant son front, elle avait une bizarre tournure de fille décidée qui devine le néant des protestations.

— Mon Dieu, ma chère Mary, comme tu es exagérée ! murmura le savant ; et selon la coutume, s’imaginant qu’il avait affaire à quelque hystérique, il s’approcha d’elle, lui prit le poignet.

— Tu n’as pas la fièvre, hein ?

Elle n’avait aucune fièvre, sa main allongée, aux doigts souples, se crispa dans la main de Célestin.

— Ne t’emballe pas, petite !… je n’ai pas envie de te chasser… tu es ma nièce.

Soudain il s’interrompit pour examiner le pouce de la jeune fille.

— Tiens ! tiens ! ajouta-t-il, voilà une curiosité, ce pouce !… Proportion gardée, il est aussi long que l’autre.

Oubliant tout à fait son idée à propos du couvent, il l’amena contre la table ; d’un mouvement rapide, il ôta la toile qui cachait un membre humain. C’était un bras d’homme ; les nerfs mis à nus saillaient sur son épiderme exsangue, les doigts, rigides, se tendaient comme dans une récente angoisse.

— C’est drôle ! dit-il, prodigieusement intéressé, et il accoupla le pouce vivant au pouce mort. Celui de Mary était presque de la même longueur quoique beaucoup plus mince, et celui de l’homme se faisait déjà remarquer par une dimension anormale. Le savant se caressait la barbe.

— Curieux ! mais pas flatteur ! Hum !… marmottait-il. Mary n’avait pas eu un frisson. Elle contemplait le bras, dédaigneuse, peut-être supposant qu’il était en faux.

— Qu’est-ce que vous voulez dire ? interrogea-t-elle.

— Ah ! tu n’as pas eu peur… bien… je te félicite. Ce bras est celui d’un assassin qu’on a décapité hier.

La jeune fille se pencha.

— Pauvre homme ! dit-elle, la voix un peu altérée… et ce fut toute son émotion.

— Mon oncle, reprit Mary sans détourner les yeux de la chair morte, que me reprochez-vous ? Rien ? Pour ma récompense donnez-moi ma liberté. Tulotte et moi nous pourrons vivre avec la pension de papa. Elle boira ce qu’elle voudra, moi je sortirai quand il me plaira… Nous séchons de chagrin ici, je ne tiens pas à vous gêner davantage. Vous serez délivré. Tulotte dit que je dois hériter de vous… Faites, à partir de ce soir, votre testament pour qui vous aimez, si vous aimez quelqu’un.

Le docteur l’écoutait, hochant le front.

— Alors, tu ne le plais pas chez moi ?… Voudrais-tu te marier ?

Elle eut un rire moqueur.

— Pas avec vous, toujours ! riposta-t-elle en retirant sa main.

Il réfléchissait, la scrutant de son regard clair.

Elle lui semblait une autre créature depuis la découverte de son pouce, il lui venait le désir de l’étudier de plus près.

— Si on s’occupait de te meubler la cervelle pour que tu ne lises pas les mêmes histoires dix fois de suite, hein ? demanda-t-il d’un ton conciliant.

— Mon oncle, vous n’avez jamais le temps, et je suis une femme !

— Mary, je réponds de toi, comprends-tu, j’ai la frayeur de l’avenir. Tulotte est une créature tellement extraordinaire… Ah ! je te marierai de bonne heure, va, le plus tôt possible. En attendant, ne te monte pas l’imagination, je te prêterai de nouveaux livres.

Mary hésitait.

— Aurai-je la permission de parler haut ?

— Oui !… tu causeras avec moi, tu me conteras tes peines, si tu y tiens !

— Irai-je me promener en voiture, le dimanche ?

— Soit, je te promènerai !

— J’ai encore une chose à vous demander… et elle s’arrêta, rougissant de honte… pour Tulotte, ajouta-t-elle.

— Demande.

— Je désirerais lui acheter de mon argent du vin de Bordeaux, car…

— Car, fit-il en dissimulant une expression railleuse, elle t’a chargée d’insister là-dessus… Allons, nous sommes une demoiselle très digne tout en n’aimant pas nos parents ; ton caractère me plaît. Je t’avais mal jugée ! viens m’embrasser.

Elle s’approcha de bonne grâce, et mettant ses bras fluets au cou de son oncle qui dut s’incliner, elle l’embrassa.

— La paix est signée ! déclara-t-il gaiement, nous laisserons Tulotte boire ce qu’elle voudra, pourvu qu’elle ne se grise pas devant mes domestiques.

Tout en la soulevant du sol jusqu’à ses lèvres, il s’aperçut qu’elle sentait le réséda d’une manière fugace et délicieuse, comme certaines brunes lorsqu’elles se portent bien.

À partir de ce soir-là, l’existence de Mary changea peu à peu ; elle eut régulièrement sa place au dîner de son oncle, dans la grande salle à manger meublée des antiquités qu’il avait achetées à Dôle. Elle descendit de sa mansarde à la fameuse chambre dont le lit s’ornait de la devise : Aimer, c’est souffrir ! Elle secoua les vieux brocarts, épousseta les bahuts et mit des plantes vertes sur les tables massives. Puis, Tulotte eut son bordeaux favori. Le dimanche, la jeune fille s’habillait avec soin ; elle faisait elle-même appeler le valet Charles pour lui dire d’atteler le coupé, le docteur endossait sa redingote neuve, et ils partaient tous les deux soit pour Meudon, soit pour Vincennes. La promenade, d’abord silencieuse, s’égayait dès qu’on se trouvait en plein bois, et quand on rencontrait des couples d’amoureux, le docteur pinçait les lèvres en l’entendant faire des réflexions naïves.

Cependant son pouce lui trottait par la tête. Comment diable avait-elle le pouce aussi long que celui d’un assassin ? Ensuite il se prenait à méditer sur la lâcheté de ses concessions. C’était cette petite qui avait dicté des lois. Au lieu de lui tracer une ligne de conduite aboutissant au couvent, il s’était laissé brusquement mener hors de sa propre voie. Et cela s’était fait sans qu’il pût s’en plaindre ; elle avait l’air si tranquille ! D’ailleurs il travaillait tout autant à côté d’elle. Un remords lui venait même de l’avoir négligée comme une pauvre mendiante. N’avait-elle point vécu, trois hivers rigoureux, dans les combles, se chauffant au méchant poêle de la cuisinière ? Maintenant, elle rangeait discrètement son cabinet, lui copiait ses notes d’une écriture fort nette, et classait les pages de l’herbier avec une méthode étonnante. Par exemple, chaque fois qu’il arrivait un ami ou un élève, il la priait de se retirer.

C’était bien assez d’avoir à traverser Paris en voiture sans qu’elle eût à entendre les échos de la ville perverse. Il voulait conserver la plus grande pureté dans leurs mœurs pour la marier à la première occasion, selon ses principes. Une fois seulement il survint un nuage. Mary, libre de soigner les plantes de son jardin, s’appropria une très belle sensitive, l’installa chez elle, dans une jardinière de Sèvres et, là, s’amusa à l’épuiser sous ses coups d’ongle. Elle éprouvait un indicible plaisir en voyant le grêle feuillage en forme de mignon trèfle, se refermer dès qu’on l’effleurait, et elle finit par tuer la plante. Son oncle se fâcha, toujours froidement, mais il demeura songeur durant une semaine, ne voulant plus lui adresser la parole.

— Tu ne ferais pas de mal aux animaux ? Pourquoi tourmentais-tu cette sensitive ? demanda-t-il.

— Cela m’amusait de lui voir des tressauts parce qu’elle ressemblait aux ramifications des cerveaux humains qui sont coloriés sur vos gravures anatomiques, mon oncle ! J’avais l’idée de torturer une tête en fleur, mais je ne recommencerai plus !

Antoine-Célestin Barbe ne trouva rien à lui répondre… Mary, douée d’une bonne mémoire, s’instruisait pour se distraire, ne se doutant pas le moins du monde qu’elle était à Paris, au sein de toutes les distractions possibles ; elle se croyait fort heureuse quand elle avait saisi le mystère de l’insensibilité des centres nerveux, alors que la peau est sensible à l’attouchement d’une pointe d’aiguille, se piquant en conscience sous la direction de son oncle ; ou surveillé de patientes expériences ayant pour but la cristallisation de l’acide carbonique, une marotte de chimiste. Ils causaient comme deux hommes du même âge en choisissant des sujets à faire dresser les cheveux d’une demoiselle à marier : les terrains dévoniens, par exemple et l’idée qu’ils étaient composés de la roche qu’on appelle la vache noire (Grauwak) la remplissait d’une respectueuse admiration. Elle savait le difficile avant d’avoir appris le facile et il résultait, de cette instruction développée en serre chaude, les incidents les plus drôles. Célestin était obligé de s’interrompre pour s’écrier :

— Ah ! j’oublie que tu ne sais ni la chimie, ni la géologie, ni l’anatomie, mais ce serait si long à t’expliquer ces choses que, d’ailleurs, tu n’as pas besoin de savoir ! Je perds mon temps.

Cependant il se surprenait à les lui expliquer, cherchant les termes les plus doux, les images les plus gracieuses. Comme l’adolescente, avide de chimères pour sa pensée, l’écoutait, bouche béante, il était intérieurement flatté. Le sourire étonné de Mary trouvait peu à peu le chemin de son cœur mort et l’électrisait. Elle puisait dans la nouvelle instruction un mépris des hommes, ces grains de poussière, et aussi des arguments pour sortir au soleil quand elle avait mis le savant de bonne humeur.

Tulotte bénissait ce regain d’étude ; la vieille fille passait quelques moments heureux dans des dîners plus fins, arrosés des vins qu’elle préférait, entre la nièce et l’oncle désormais réconciliés, point gourmands, lui abandonnant les meilleurs plats.

Une maladie de Mary vint augmenter l’intérêt de M. Barbe pour la jeune fille. Un été, elle eut la petite vérole. Laissant subitement ses cours et ses études, il demeura près de la patiente comme une mère. Peut-être bien ne fût-il pas tendre, il s’offrit même certaines expériences in animâ vili qu’il n’aurait pas osé risquer sur le corps de ses clientes de jadis, mais enfin il la sauva, et quand il fallut préserver le charmant épiderme d’une grossière flétrissure, il accomplit des miracles à l’aide d’un masque de caoutchouc rose point désagréable à voir dont il avait fait un chef-d’œuvre. Durant la convalescence, il la promena dans le jardin où il planta des rosiers en fleurs, parce qu’elle répétait toujours qu’elle préférait les roses à la plus belle herbe médicinale. Ils s’asseyaient tous les deux sur le banc de pierre, s’entourant de livres, avec Tulotte, au coin du paysage, tricotant une couverture de coton extrêmement compliquée. On échangeait des propos du genre de ceux-ci :

— Pensez-vous, mon cher oncle, que lors des époques tertiaires les arbres eussent la forme du palmier ou celle du chou ?

— Quand on songe, Mary, que le Plésiosaurus avait la queue du lézard, de ce joli lézard qui court là, sur le mur !

Et Tulotte, l’œil abruti par ses nombreuses libations de la veille, se grattait la nuque du bout de son aiguille à tricoter.

Pourtant, l’âge des amours était proche, le médecin ne devait pas se faire illusion. Mary, plus développée et plus belle après sa convalescence, gardait au fond des yeux une mélancolie mystérieuse ; elle s’ennuyait de nouveau, comme elle s’était toujours ennuyée chez ses parents. Elle avait des insomnies terribles et quand elle respirait les roses plantées pour elle, on la surprenait en de vagues rougeurs, les lèvres tremblantes. Célestin s’amusait à cette délicate transformation d’une nature bien pure et bien conditionnée ; il notait la marche des aspirations ardentes comme un avare compte son or. Hier elle riait sans savoir pourquoi, aujourd’hui elle pleurait, demain elle casserait une potiche d’un mouvement brusque. À part son pouce et une tache noire au cerveau (qu’il ne devinerait jamais car elle datait de trop longtemps), il la trouvait d’une superbe structure. Sa taille avait une moyenne finesse, sans le secours du corset qu’il lui interdisait absolument ; ses épaules tombaient gracieuses sur des bras nerveux d’un dessin mièvre mais solide ; ses pieds étaient étroits, à souhait cambrés ; ses hanches s’arrondissaient élégantes et félines. Son visage doré s’illuminait du reflet suave de ses yeux.

M. Barbe s’inquiétait de l’avenir, seulement il n’avait plus le chagrin d’être un étranger pour ce morceau de son frère, il l’apprivoisait ainsi qu’on apprivoise les oiseaux rares en mettant une glace devant eux ; il lui disait qu’elle était une belle femme, prête à la maternité, prête au bonheur, et sans lui parler de l’homme futur, il s’attardait, un peu déridé, à lui détailler médicalement les joies d’une nourrice allaitant un bébé. Mary écoutait, le sourcil froncé, car elle détestait les enfants d’instinct et n’osait pas témoigner sa répulsion. Une fois elle lui demanda d’un ton très calme :

― Mon oncle, puisque vous m’apprenez tant de choses, qu’est-ce que l’Amour physique, le grand livre que je ne peux pas lire, celui qui m’expliquerait, selon vos propres aveux, tout ce que je ne saisis pas dans la science ?

Le médecin resta un instant étourdi. Diable !… Il aurait mieux aimé qu’elle le suppliât de la mener au théâtre. Il se moucha, caressa sa barbe, puis, ne trouvant rien, il leva la séance sous le plus petit prétexte.

L’oncle Célestin n’était pas un homme à faux préjugés, le lendemain il risqua une épreuve décisive ; il résolut d’aller chercher l’ennemi au lieu de l’attendre, et, posant le majestueux bouquin sur les genoux de sa nièce, il lui ordonna de lui faire tout haut la lecture de ses secrets.

Mary lut de sa voix brève et claire des pages assez brutales, mais valant mieux, de l’avis du docteur, que les romans dédiés aux demoiselles dans les journaux de modes. Lorsque Mary ne saisissait pas, il lui expliquait, choisissant les termes techniques de préférence aux mots voluptueux, et bientôt cette vierge eut l’expérience d’une matrone. Ils discutèrent de ces choses des semaines entières, d’abord tranquillement, puis le docteur finit par s’animer : il s’emporta contre les jeunes hommes qui font de l’amour, physique ou platonique, le but de leur vie. Lui, il n’avait jamais ressenti ces ardeurs-là. À la vérité, il existait bien une seconde de plaisir, mais pour cette seconde que de malheurs et de sottises ensuite ! Du côté des femmes, toutes mentaient effrontément la plupart du temps. Les vertueuses concevaient des êtres sans le savoir ; les libertines erraient de passions en passions, dévorées de désirs, souvent d’ulcères épouvantables. Ah ! l’amour, une fière attrape, sacrebleu !

— Alors ! pourquoi dois-je me marier ? demanda Mary, dissimulant un sourire railleur au coin de sa lèvre dédaigneuse.

— Parce que c’est mon devoir de chercher ton bonheur où les autres croient le trouver. On n’a rien inventé de mieux pour le bonheur de l’homme.

— Et celui de la femme ? Je vois, mon oncle, que vous parlez toujours de l’homme ! ajouta Mary un peu boudeuse.

Cette fois-là, soit que l’atmosphère — on était au mois d’août — fût saturée d’électricité, soit que Mary répandît autour d’elle une véritable odeur de réséda, l’oncle Barbe devint nerveux. Il se fâcha en songeant qu’elle pouvait épouser un sauteur. Il avait déjà jeté son dévolu sur un certain baron de Caumont, qui lui avait été présenté par un ami sincère. Un monsieur de quarante ans, ne paraissant pas son âge, du reste bien en point, assez expérimenté, presque fat, ce que ne détestent pas les jeunes filles. Il avait quelque fortune, il aimait les sciences, suivait ses théories, et lui recommandait le fils de son garde-chasse, un mauvais drôle dont il voulait faire un médecin, par charité.

— C’est un baron authentique, murmura Célestin en caressant sa barbe, qu’en dirais-tu ? Hein ! je te voudrais un petit tortil, moi, pour poivrer la situation, car cela te donnerait l’entrée des salons en vogue. Ce monsieur est bien élevé, il cause de tout ce que j’ignore : le monde, la mode… mais… mais… Tiens, si tu me croyais, tu ne te marierais pas !… Nous resterions chez nous : Tulotte finirait sa couverture de coton ; tu classerais mes herbes, tu deviendrais une savante. Il y a eu des savantes très belles qui choisissaient le célibat et restaient auprès de vieux froids comme ton oncle.

Pris d’une irrésistible tentation, il la souleva de terre pour l’embrasser ; elle renversa sa tête avec une gaieté d’écolière. Ah ! elle était loin, l’époque maussade durant laquelle son oncle, l’égoïste, la reléguait sous les toits de sa maison !

Tulotte, attendrie, les examinait se disant qu’on aurait peut-être une liqueur d’extra au dessert du soir.

— Vous avez l’air de deux amoureux, cria-t-elle en pouffant. C’est ça, ne vous gênez pas… voulez-vous que je sorte ?

Les lèvres de Célestin rencontrèrent, par un singulier hasard, les lèvres de Mary, comme dans un rêve mal défini. Une tiédeur inexplicable envahit tous les membres du froid vieillard. Il lui sembla que son cœur, écrasé depuis un siècle sous un glaçon, éclatait hors de sa poitrine et qu’une pluie d’un sang nouveau le rajeunissait, une pluie aux intimes parfums de réséda.