La Matière pondérable et sa structure intime

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La Matière pondérable et sa structure intime
Revue des Deux Mondes5e période, tome 19 (p. 389-408).
LA MATIÈRE PONDÉRABLE
ET SA
STRUCTURE INTIME

Si tout ce qui affecte nos sens est de la matière, deux sortes de matière forment l’Univers : l’éther et la matière proprement dite, la première insaisissable, impondérable, qui remplit toute l’étendue et, par conséquent, est énorme dans sa masse ; la seconde, saisissable, pondérable, mais qui ne remplit dans l’immensité qu’un espace très restreint, bien qu’elle forme l’universalité des mondes.

C’est de la matière pondérable et saisissable, de sa structure intime, telle qu’on la conçoit au début du XXe siècle, que nous nous occuperons dans cette étude,


I

Quand il s’agit de science pure, c’est uniquement chez les Grecs que l’on doit s’attendre à trouver des idées générales et bien fondées, car, des peuples qui les avaient précédés en civilisation, ils n’avaient recueilli qu’un ensemble de faits et de connaissances purement pratiques. Certes, il n’est pas douteux qu’on fait la science avec des faits comme une maison avec des pierres ; mais « une accumulation de faits n’est pas plus une science qu’un tas de pierres n’est une maison. » C’est dire que, sans la collaboration du génie hellène, les recettes d’arithmétique des marchands phéniciens et les procédés géométriques des Egyptiens, arpenteurs et tailleurs de pierres, n’auraient pas plus constitué la science des mathématiques que les observations des Chaldéens l’astronomie. Comme le fait remarquer Taine, tout ce qui est technique, routine, observations sans portée, n’avait que peu d’intérêt pour les Grecs. Leur génie était curieux, spéculatif ; il voulait savoir le pourquoi, la raison des choses ; il cherchait la preuve abstraite ; il suivait la délicate filière des idées qui conduisent d’un théorème à un autre : c’est la vérité pure qui l’intéressait, et, ce qui le prouve, c’est qu’en géométrie, par exemple, les recherches des géomètres grecs sur les propriétés des sections du cône n’ont trouvé d’emploi que dix-sept siècles plus tard, lorsque Kepler chercha les lois qui régissent le mouvement des planètes. Non seulement on doit aux Grecs la fondation des mathématiques et de l’astronomie, mais, en physique, ils ont établi les bases de l’acoustique, de l’optique, de la mécanique, de la théorie des gaz et des vapeurs. Dans les sciences naturelles, leur génie a laissé aussi une large trace, même en physiologie, car Galien savait distinguer les nerfs sensitifs des nerfs moteurs. Quant à la méthode dont ils se sont inspirés, c’est, au fond, celle qui nous sert encore de guide, car elle est fondée sur V hypothèse et sur ce principe, trop souvent oublié, qu’il n’est pas un phénomène naturel qui n’ait ses lois et ne puisse, dès lors, être étudié avec fruit. Si, en effet, tout ce qui se passe était dû au hasard ou, ce qui revient au même, aux volontés de quelque divinité capricieuse, ne serait-ce pas folie que de vouloir pénétrer par l’étude les secrets de la Nature ? Rien d’étonnant, par suite, que ce soit l’énorme dépôt d’idées philosophiques que nous a laissé la Grèce antique, « ce miracle de l’histoire, » qui nous fournisse encore nos hypothèses les plus fécondes.

De nos jours, où l’expérimentation est la base de toute recherche scientifique, on a reproché aux philosophes grecs, et souvent en termes assez durs, de ne pas y avoir eu suffisamment recours. Remarquons d’abord que c’est en s’appuyant sur l’observation et l’expérience qu’ils ont établi les fondemens des branches de la physique citées plus haut. Et puis, était-il si indispensable, à leur époque, sous le beau ciel de l’Ionie et de l’Attique, de s’enfermer dans des laboratoires de recherches ? Une multitude de phénomènes ne tombaient-ils pas à chaque instant sous leurs sens ? Il est vrai qu’ils ont, parfois, voulu violenter la nature en méconnaissant la réalité des choses. Mais, dit Lange, on doit plutôt leur en être reconnaissant, car, bien souvent, ce refus de l’esprit de se laisser enchaîner par les faits positivement connus est un ferment puissant qui pousse la science toujours plus haut. D’ailleurs, que l’on étudie attentivement les progrès de la science grecque et on s’apercevra bientôt qu’elle n’a pas eu le temps de mûrir, mais que cependant cette maturité s’accentuait peu à peu. Assez rares, en somme, étaient les philosophes de l’ancienne Grèce qui, n’acceptant comme donnée scientifique que ce qui pouvait rentrer dans l’ordre immuable des choses tel qu’ils le concevaient a priori, s’écriaient comme Parménide : « Vous voyez tourner le monde, n’en croyez rien ; je suis sûr, par des raisons logiques, qu’il ne tourne pas. »

En ce qui a trait à la structure intime de la matière pondérable, c’est à Leucippe d’abord, à Démocrite ensuite, que l’on doit l’hypothèse dite atomique. Pour eux, tous les corps sont des agrégats de particules pesantes, impénétrables, tellement petites que nos sens sont impuissans à les saisir, formées d’une même substance, — ce qui implique l’hypothèse d’une matière fondamentale unique, — insécables, — ce qui est le sens littéral du mot atome., — séparées, enfin, les unes des autres par des intervalles, très petits aussi, vides de toute matière pondérable. Repoussant comme imaginaire ou inutile toute intervention d’une divinité quelconque, Leucippe et Démocrite expliquent par la seule action des forces physiques tous les phénomènes de l’Univers, sans exception, idée reproduite depuis par toutes les écoles matérialistes. Pour ces deux philosophes, les atomes sont en nombre infini ; infinie aussi est leur diversité, quant à la forme et au poids. Toujours en mouvement, lancés dans l’espace dans toutes les directions, les atomes se heurtent les uns les autres, et de leurs chocs répétés naissent des tourbillons qui sont le commencement de la formation du monde. Mais le monde n’est pas éternel : il est appelé à périr un jour par suite de la désagrégation des parties constituantes, les atomes, seuls, étant éternels et immuables, incréés et impérissables, — ce qui implique l’hypothèse de la conservation de la matière, un des principes fondamentaux de la physique au XIXe siècle.

Avec Epicure et son disciple Lucrèce, l’hypothèse atomique se modifie dans le sens des idées admises depuis Lavoisier. Ils admettent la diversité des atomes, non seulement au point de vue de la forme et du poids, — car ils peuvent être ronds, carrés, anguleux, crochus, — mais aussi au point de vue de leur nature ; seulement, le nombre de leurs espèces n’est pas illimité. Parmi les corps, les uns résultent de combinaisons, les autres sont des élémens indivisibles et immuables : c’est la division des corps en corps simples et corps composés, et l’impossibilité de la transmutation d’un corps simple en un autre constitué par des atomes différens.

L’effondrement de la civilisation grecque, le triomphe de l’idée chrétienne devaient fatalement entraîner l’abandon de l’hypothèse atomique, hypothèse combattue, d’ailleurs, avec acharnement par tous les philosophes idéalistes. Mais, au XVIIe et au XVIIIe siècle, la renaissance des sciences entraîne un retour aux opinions matérialistes : Gassendi, Hobbes, Locke, Boyle, Diderot, etc., la reprennent, la développent, et Newton, quoique idéaliste en religion, lui apporte le secours de son imposante autorité. Une révolution scientifique, profonde et durable, se préparait, qui devait assurer son triomphe.


II

Vous voyez cette chandelle allumée, disaient, en substance, les matérialistes du XVIIIe siècle. Vos yeux, vos sens, tout vous montre qu’elle se consume, que la matière dont elle est formée disparaît et s’anéantit. N’en croyez rien : nous sommes sûrs, pour des raisons logiques, que cette matière ne se perd pas, car rien ne se perd, rien ne se crée ! — C’était, il semble, nier l’évidence. Mais lorsque Lavoisier eut démontré, par l’emploi de la balance, que la combustion ne paraît entraîner aucune perte de matière, puisqu’on retrouve dans le poids des produits de la combustion le poids du combustible, il fallut bien admettre, au moins sur ce point, l’exactitude des conjectures de Leucippe et de Démocrite. Il en fut de même en ce qui a trait aux atomes. Si, en effet, la matière des corps simples est formée de petites particules absolument insécables, possédant un poids invariable pour chaque espèce de corps simple, et si la combinaison entre divers corps simples résulte, non pas de la pénétration de leur substance, mais de la juxtaposition de leurs atomes, il tombe sous le sens que les rapports pondéraux suivant lesquels deux corps simples se combinent pour former un même composé, doivent être absolument fixes, ce raisonnement s’appliquant évidemment aux corps composés eux-mêmes. Or, c’est ce que Proust, à la suite d’une innombrable série d’expériences, parvint à démontrer et à faire accepter par tous les chimistes du commencement du XIXe siècle. On peut même, en s’appuyant sur la loi ainsi trouvée par Proust, prévoir, ce qui est encore en conformité avec la notion d’atome, que, lorsqu’un corps, simple ou composé, forme avec un autre, simple ou composé, plusieurs combinaisons, le poids de l’un d’eux étant considéré comme constant, les poids de l’autre doivent varier entre eux proportionnellement aux nombres naturels 1, 2, 3, 4, 5, 6... L’expérience confirme cette prévision et, de là, une nouvelle loi, énoncée et démontrée par Dalton, loi qui a donné à cet esprit éminent l’idée d’établir les bases de la chimie sur l’hypothèse de Démocrite.

Ce progrès devait en amener un autre : Dans la première moitié du XVIIIe siècle, D. Bernouilli, pour expliquer les propriétés spéciales des gaz et, en particulier, leur égale compressibilité, démontrée par les expériences de Mariotte et de Boyle, avait émis l’hypothèse, connue sous le nom de constitution cinétique des gaz, que les particules qui forment ces corps sont animées de mouvemens rectilignes, très rapides, dirigés dans tous les sens, et dont la vitesse varie avec la nature du gaz. En s’entrechoquant et en rebondissant les unes contre les autres, ces particules tendent à s’épandre indéfiniment, leurs chocs réitérés et simultanés contre un obstacle produisant ce qu’on appelle la pression du gaz, pression qui est continue à cause de leur grand nombre. Quelques années après les découvertes de Proust et de Dalton, un physicien italien, Avogadro, eut l’idée de compléter l’hypothèse de Bernouilli en proposant : d’abord, de considérer ces particules, qu’on appelle aujourd’hui molécules, comme ne pouvant être divisées par les forces physiques, les forces chimiques, seules, étant capables de les dissocier ; ensuite, d’admettre que leur nombre est le même pour des volumes égaux de gaz ou de vapeurs, simples ou composées, ces volumes étant mesurés à la même pression et à la même température.

L’hypothèse ainsi complétée, non seulement il devient aisé d’expliquer pourquoi tous les gaz, d’après une loi découverte par Gay-Lussac, possèdent la même dilatabilité pour la même élévation de température, mais, de plus, il est à prévoir que leurs combinaisons doivent, conformément à la loi de Dalton énoncée plus haut, s’opérer comme il suit : 1, 2, 3,... molécules d’un gaz avec 1, 2, 3, 4,... molécules d’un autre, ou, comme le veut l’hypothèse d’Avogadro, — qui revient à admettre que les nombres de molécules contenues dans deux volumes de gaz sont proportionnels à ces volumes, — 1, 2, 3,... volumes d’un gaz avec 1, 2, 3, 4,... volumes d’un autre. Or, cette prévision logique fut vérifiée par Gay-Lussac et Humboldt, et il importe de remarquer que cette loi volumétrique des combinaisons découlant naturellement, grâce à l’hypothèse d’Avogadro, de la loi de Dalton, cette dernière et la loi plus importante encore de Proust se trouvent admirablement confirmées.

Mais ce qu’il est le plus essentiel, ici, de mettre en lumière, c’est l’introduction dans la science de cette nouvelle hypothèse, dite hypothèse moléculaire, qui se greffe sur l’hypothèse atomique, la complète, la fortifie, en même temps qu’à l’ancienne notion d’atome elle ajoute celle, plus récente, de molécule.

Tous les corps sont, en effet, considérés aujourd’hui comme des agrégats de molécules, c’est-à-dire de particules excessivement petites, physiquement insécables, séparées les unes des autres par des intervalles excessivement petits, vides de toute matière pondérable. Différentes si le corps est hétérogène, elles sont identiques entre elles s’il est homogène, c’est-à-dire s’il constitue une espèce chimique définie. Quant aux molécules elles-mêmes, on doit se les représenter comme des agrégats d’atomes, c’est-à-dire de particules excessivement petites, insécables et que l’affinité maintient réunies, ces atomes étant identiques ou non entre eux, suivant que la molécule appartient à un corps simple ou à un corps composé. Des intervalles excessivement petits aussi, vides de toute matière pondérable, — que l’éther seul pénètre, comme il pénètre les intervalles moléculaires, — séparent les uns des autres les atomes d’une même molécule.

Non seulement l’hypothèse d’Avogadro a l’avantage, en reliant entre elles les lois, physiques et chimiques, auxquelles obéissent les gaz, de nous faire pénétrer plus avant dans la connaissance de la structure intime de la matière pondérable, mais elle permet encore de fixer les poids des molécules et des atomes, les poids relatifs seulement, car, en ce qui concerne les valeurs absolues de ces masses infimes, la science ne peut fournir actuellement que des données assez incertaines. Par cela même, en effet, que l’on admet que des volumes égaux de gaz ou de vapeurs contiennent le même nombre de molécules, il est clair que les poids de deux molécules appartenant à des gaz différens sont proportionnels aux densités de ces gaz. Or, la mesure de la densité d’un gaz est une opération courante en physique. Par suite, rien de plus facile que de rapporter les poids moléculaires des corps à un poids moléculaire quelconque, celui de l’hydrogène, par exemple.

Pour les poids atomiques, le calcul en est tout aussi aisé. La constitution des molécules, en effet, est parfaitement connue, puisqu’une molécule n’est, en somme, qu’une image réduite du corps qu’elle forme, et que la constitution de ce corps est donnée par l’analyse chimique. Cherchons, alors, dans toutes les molécules qui contiennent un même corps simple, le plus petit poids de ce corps qui y entre : nous obtiendrons ainsi, évidemment, le poids de l’atome de ce corps rapporté à celui de la molécule d’hydrogène. Tout d’abord, en appliquant cette méthode à l’hydrogène lui-même, on trouve que, parmi le nombre immense de molécules différentes qui contiennent ce corps simple, il n’en existe aucune qui en contienne un poids inférieur à la moitié du poids de la molécule d’hydrogène elle-même. Donc, le poids de l’atome d’hydrogène est égal à la moitié de celui de la molécule de ce corps, et on comprend qu’afin d’éviter l’emploi de nombres fractionnaires, on ait pris pour unité le poids de l’atome d’hydrogène, ce qui force à donner à sa molécule un poids égal à 2. Appliquons maintenant cette méthode de raisonnement à l’oxygène, par exemple, et nous trouverons 16 pour son poids atomique, 32 pour son poids moléculaire. De la même façon, on a pu fixer les poids moléculaires et atomiques de la plupart des principaux corps simples.

Remarquons immédiatement que le poids des molécules d’hydrogène et d’oxygène est le double de leur poids atomique, ce qui prouve que chacune de ces molécules est formée de la juxtaposition de deux atomes. Ainsi se trouve démontré ce fait, annoncé plus haut, que la molécule d’un corps simple peut être formée de plusieurs atomes. D’ailleurs, presque toutes les molécules des corps simples sont, comme les molécules d’hydrogène et d’oxygène, biatomiques, c’est-à-dire formées de deux atomes. Comme le montre l’expérience, l’action dissolvante des hautes températures est à peu près seule capable de provoquer la séparation directe des atomes de même espèce ainsi juxtaposés. Fait de la plus haute importance, puisqu’il fournit une sorte de preuve, presque matérielle, de l’existence de la molécule, telle que l’a conçue Avogadro.

Reste à exposer, avant d’aller plus loin, ce que l’on sait des dimensions et des poids réels de ces particules, molécules ou atomes, que Démocrite regardait comme à tout jamais insaisissables et qu’Epicure proclamait plus petites que toute quantité donnée. Si la divinité nous a permis de sonder du regard les espaces immenses de cet univers dont on dit que « son centre est partout et sa périphérie nulle part, » il semble qu’en revanche elle se soit attachée, avec un soin jaloux, à nous dérober le monde, infini aussi, de l’infiniment petit. Nos télescopes nous permettent d’apercevoir des étoiles dont la lumière met 150 siècles à nous parvenir et qui, par suite, sont à une distance d’environ 1025 mètres, soit 100 milliards de milliards de mètres ; mais le minimum visible, c’est-à-dire la plus petite particule de matière qu’on puisse discerner à l’aide de nos plus puissans microscopes, ne descend pas au-dessous d’un vingtième de micron de diamètre, c’est-à-dire un vingt-millième de millimètre ou un vingt-millionième de mètre, soit 1/20 X 10 mètre.

Or, le calcul et l’expérience, appliqués à certains phénomènes tels que l’écoulement des gaz à travers un tube de très petit diamètre, la minceur des pellicules liquides qui forment les parois des bulles de savon, etc., permettent de se faire une idée du diamètre, très variable suivant leur espèce, des molécules. On a ainsi trouvé que la valeur moyenne de ce diamètre est un peu inférieure à 3/4 000 de micron, c’est-à-dire à 3/4 de milliardième de mètre, de sorte que quatre milliards de molécules placées bout à bout occuperaient, environ, une longueur de 3 mètres. Aussi faudrait-il, si l’on voulait pouvoir discerner les molécules et acquérir ainsi une preuve indiscutable de leur existence, disposer de moyens de pénétration visuelle d’une puissance au moins 60 fois plus grande que celle des meilleurs instrumens actuels.

Quant aux volumes des molécules, leur valeur moyenne est d’environ 1/3 X 1018 millimètre cube, soit un trois-millième de quatrillionième de millimètre cube, c’est-à-dire que 3 000 quatrillions de molécules entassées les unes contre les autres occuperaient un volume d’un millimètre cube à peu près, et que 200 000 de ces molécules, placées dans les mêmes conditions formeraient un cube d’un vingtième de micron de côté. Mais, en réalité, les molécules d’un corps ne se touchent pas et sont séparées par des intervalles relativement assez considérables. D’après Würtz, pour les gaz, la valeur moyenne de ces intervalles, à 0° et à la pression atmosphérique, est d’environ 9/100 de micron, c’est-à-dire 120 fois, à peu près, le diamètre des molécules. Quant au nombre de molécules contenues dans un centimètre cube de gaz, toujours à la pression et à la température que nous venons d’indiquer, on l’évalue à 21 X 1018, c’est-à-dire à 21 000 quatrillions (en comptant à la française), ce nombre, d’après l’hypothèse d’Avogadro, devant être le même pour tous les gaz. Comme, à l’état solide ou liquide, les intervalles moléculaires sont beaucoup plus petits qu’à l’état gazeux, 30 fois environ, le nombre de molécules contenues dans un centimètre cube serait certainement, pour un solide ou un liquide, plusieurs milliers de fois plus considérable que celui qui vient d’être donné.

On peut, d’ailleurs, se faire une idée plus saisissante des dimensions de ces infimes particules de matière en imaginant, comme le fait lord Kelvin, « une sphère d’eau ou de gaz, de la grosseur d’un ballon de barette (16 centimètres de diamètre), qui serait agrandie jusqu’à avoir la dimension de la Terre, chacune des molécules qui la constituent étant amplifiée dans la même proportion. La sphère ainsi amplifiée aurait une structure intermédiaire, très probablement, entre celle d’un amas de grains de plomb et celle d’un amas de ballons de barette. »

Inutile de se préoccuper des dimensions des atomes, qui sont, évidemment, du même ordre de grandeur que celles des molécules. Mais, en ce qui concerne les poids absolus de ces particules, poids qui, d’après ce que nous avons dit plus haut, sont tous des multiples du poids de l’atome d’hydrogène, il est intéressant d’en avoir une idée :

On admet généralement que le poids d’une molécule d’hydrogène est de 1/144 X 1018 milligramme, c’est-à-dire qu’il faut 144 quatrillions de ces molécules et, par suite, 288 quatrillions d’atomes d’hydrogène pour faire un milligramme de ce gaz. Si l’on réfléchit que nos microbalances les plus sensibles estiment à peine le dix-millième de milligramme, soit 1/107 gramme, on voit qu’il s’écoulera probablement un assez long temps avant qu’on puisse arriver à peser une molécule ou un atome.


III

Les premiers travaux de Lavoisier datent de 1774 ; l’hypothèse d’Avogadro, de 1811. Désormais, la tâche de la science, pendant le reste du XIXe siècle, sera de pénétrer l’organisme de la molécule, de se faire une idée aussi exacte que possible de sa forme, et d’établir les conditions nécessaires pour maintenir l’équilibre entre les différentes parties qui la constituent.

Tout d’abord, l’examen attentif des réactions les plus simples montre que les molécules des corps composés, — et il en est de même pour certains corps simples, — ne sont pas formées d’atomes juxtaposés au hasard, mais d’agrégats distincts, constitués par un ou plusieurs atomes. Faisons réagir, par exemple, un métal tel que le potassium, sur l’eau. L’expérience montre que la molécule d’eau est, dans ces conditions, scindée en deux parties qui diffèrent de constitution : l’une, formée d’un atome d’hydrogène, qui fournira l’hydrogène, premier produit de cette réaction ; l’autre, formée d’un atome d’oxygène et d’un atome d’hydrogène, qui s’unit à un atome de potassium pour donner une molécule de potasse caustique, second produit de la réaction. Donc, dans toute molécule d’eau existe un groupe particulier, appelé oxhydryle par les chimistes, qui est constitué par un atome d’oxygène et un atome d’hydrogène, et ce groupe se retrouve dans la molécule de potasse caustique : celle-ci ne diffère, en effet, de la molécule d’eau que par la substitution d’un atome de potassium à cet atome d’hydrogène qui, dans l’eau, est en dehors du groupe oxhydryle.

Inutile d’insister davantage. On conçoit, désormais, qu’une molécule n’est pas plus constituée par un amas inorganisé d’atomes qu’un régiment par une cohue d’hommes : la molécule est, en général, formée de groupes et même de sous-groupes d’atomes, groupes et sous-groupes que l’on appelle radicaux, absolument comme un régiment est formé de bataillons, réunions eux-mêmes d’un certain nombre de compagnies constituées, à leur tour, par un certain nombre d’escouades. Dans certains cas, très rares d’ailleurs, ces groupes peuvent varier de nature, pour une même molécule, suivant les conditions dans lesquelles elle se trouve, ce qui ne laisse pas d’embarrasser le chimiste, comme on le verra plus loin. En tout cas, ces phénomènes de tautomérie, comme on les appelle, entraînent fatalement l’esprit à admettre, pour la molécule, une sorte de vie, d’instinct si l’on veut, d’un ordre sans doute très inférieur. Après tout, pourquoi pas ? Les physiciens admettent bien, aujourd’hui, le principe de moindre action, c’est-à-dire qu’une molécule matérielle, assujettie à se mouvoir sur une surface, prend d’elle-même, pour se rendre d’un point à un autre, le chemin le plus court, comme un être animé et libre !

On l’a dit depuis longtemps : toute molécule est un véritable organisme, et les groupes d’atomes qui la composent, — groupes qui, comme on vient de le voir à propos de l’eau et de la potasse caustique, peuvent n’être formés que d’un seul et unique atome — , jouent, ainsi que l’ont prouvé les travaux des Dumas, des Ghérardt, des Laurent, etc., le rôle de véritables organes. De même que la denture d’un animal nous révèle s’il est Carnivore ou frugivore, de même la présence, dans une molécule, de certains groupes ou sous-groupes d’atomes, nous permet de prévoir ses réactions : tel groupe caractérise un alcool, tel autre un phénol, un acide, etc., et lorsqu’une molécule contient, à la fois, tel et tel de ces groupemens fonctionnels, on peut prévoir qu’elle sera, à la fois, alcool et phénol, alcool et acide, etc.

Examinons maintenant comment on a pu arriver à se rendre compte des conditions qui assurent la stabilité de cet édifice que l’on appelle une molécule et, par suite, lui permettent d’exister à l’état libre. On constate, en chimie, que des atomes de nature différente se combinent, les uns avec 1, les autres avec 2, ou 3 ou 4, etc., atomes d’hydrogène. Considérons la faculté de se combiner avec un atome d’hydrogène comme une valeur de combinaison et appelons valence d’un atome sa capacité de combinaison rapportée à l’hydrogène : on arrive alors à classer les atomes en atomes monovalens, bivalens, trivalens, etc. Examinons alors attentivement la nature des atomes juxtaposés dans une molécule : nous constaterons que, dans toute molécule, quelle qu’elle soit, les valences des atomes sont toujours satisfaites, car, identiques ou non, ils sont toujours reliés invariablement par l’échange réciproque des valences qui leur correspondent. Ainsi, dans la molécule d’hydrogène, formée de deux atomes monovalens, l’équilibre est assuré par l’échange réciproque, entre ces deux atomes, de leur valence unique ; dans la molécule de méthane (protocarbure d’hydrogène), il en est de même, l’atome de carbone tétravalent échangeant ses quatre valences avec les quatre atomes d’hydrogène de la molécule ; de même, encore, dans la molécule de potasse caustique, où l’atome d’oxygène, bivalent, échange ses deux valences, d’un côté avec un atome d’hydrogène, de l’autre avec un atome de potassium monovalent.

D’autre part, tout groupe dans lequel les atomes ne sont pas, pour ainsi dire, rivés les uns aux autres par un échange convenable de valences, constitue un édifice instable, incapable d’exister à l’état de liberté, c’est-à-dire à l’état de molécule. C’est le cas de l’oxhydryle, dans lequel l’atome d’oxygène n’a qu’une seule valence satisfaite, puisque ce groupe ne comprend, uni à l’atome d’oxygène bivalent, qu’un seul atome d’hydrogène monovalent ; c’est aussi le cas d’un atome isolé, l’atome d’hydrogène, par exemple, qui, à lui seul, est incapable de constituer une molécule, puisque son unique valence ne peut être satisfaite. Aussi peut-on affirmer que les atomes, en raison même de leur valence, ne peuvent pas exister à l’état de liberté.

N’exagérons pas, cependant, la portée de cette assertion. D’abord, quelques gaz, comme l’argon, ont, à la température ordinaire, une molécule monoatomique, c’est-à-dire formée d’un seul et unique atome dont la valence n’est évidemment pas satisfaite. De plus, ainsi que nous l’avons déjà dit, aux hautes températures, les molécules polyatomiques, qu’elles appartiennent à un corps simple ou à un corps composé, tendent à se dissocier, d’où résulte encore l’existence, à l’état libre, de molécules monoatomiques, c’est-à-dire d’atomes. Enfin, dans les solutions étendues d’un sel, d’un acide ou d’une base, des atomes et des groupes d’atomes à valence non satisfaite nagent, au sein du liquide dissolvant, dans un état de liberté relative, puisque la plupart des molécules du corps dissous sont séparées chacune en deux ions qui portent des charges égales et relativement énormes d’électricité, positive pour l’un, négative pour l’autre.

C’est à Kékulé et à Couper qu’on doit cette notion si importante de la valence et, en même temps, l’idée ingénieuse et féconde de représenter les échanges de valence par des traits qui relient les symboles, connus de tous, que les chimistes emploient pour figurer les atomes, chaque trait correspondant à l’échange d’une valence. Remarquons que ces symboles hérissés de traits. que l’on aperçoit en ouvrant n’importe quel traité de chimie, rappellent singulièrement les atomes crochus d’Epicure.

Si la valence était toujours la même pour la même espèce d’atome, on pourrait, à l’avance, établir toutes les combinaisons d’atomes capables de constituer des molécules. Malheureusement, il n’en est rien : la valence d’un atome est sujette à varier ; seulement, en général, elle ne change pas de parité, en ce sens qu’un atome trivalent ne peut que devenir mono ou pentavalent, tandis qu’un atome bivalent ne peut que devenir tétra ou hexavalent. Toutefois, si les considérations sur la valence n’ont qu’une valeur relative, elles n’en ont pas moins rendu et n’en rendent pas moins encore les plus grands services, car c’est à la notion de la valence en général, et de la tétravalence du carbone en particulier, que la chimie organique doit les immenses progrès qu’elle a accomplis depuis un demi-siècle.

Ces considérations, en effet, ont donné aux chimistes la possibilité d’établir d’une façon rationnelle, en s’aidant, d’ailleurs, de la notation de Kékulé, les formules de constitution des corps, formules qui, en mettant en évidence les groupemens fonctionnels de leurs molécules, permettent de prévoir leurs réactions, et, par suite, de créer, pour ainsi dire à volonté, une multitude de corps que l’on ne rencontre pas dans la nature. Ces mêmes formules fournissent, de plus, dans un grand nombre de cas, l’explication de phénomènes qui échappaient autrefois à toute interprétation, à savoir les phénomènes d’isomérie.

On s’était contenté, pendant longtemps, de supposer que la dissemblance entre deux corps dont la molécule renferme les mêmes atomes et en même nombre était due à l’arrangement différent des atomes dans l’espace, sans pouvoir rien préciser à cet égard. Grâce aux formules dites de constitution, on est parvenu à déterminer les rapports de position des différens groupes ou sous-groupes d’atomes que contient la molécule. On a constaté ainsi qu’il y a différentes sortes d’isomérie : dans certains cas, deux corps ne diffèrent que par la position relative de leurs groupemens fonctionnels, et alors il y a analogie dans les propriétés chimiques ; dans d’autres, ils diffèrent par la nature même de ces groupemens, ce qui entraîne de profondes différences dans ces mêmes propriétés. On a même pu fixer exactement, à l’avance, le nombre d’isomères, chimiquement analogues, que peut posséder un corps, mieux encore, réussir à les obtenir, ce qui, comme le fait remarquer Béhal, a été pour la théorie atomique, en général, et la théorie de la valence, en particulier, une pierre de touche sérieuse. Mais, aussi, il est arrivé un jour que le nombre d’isomères connus a dépassé le nombre d’isomères calculés, en ce sens qu’à ces derniers s’en ajoutaient d’autre, chimiquement analogues, mais qui en différaient par leurs propriétés optiques, c’est-à-dire par leur action sur la lumière polarisée.

Que conclure de ce dernier fait ? Évidemment : que les formules de constitution jusqu’alors employées, et qui étaient développées dans un plan, ne donnaient pas une idée suffisamment exacte de la molécule, et qu’en dehors des isomères qui dépendent seulement de la façon dont sont reliés ses groupes et ses sous-groupes d’atomes, il en existe d’autres qui dépendent essentiellement de sa forme, ce qui n’a rien qui puisse étonner ceux qui savent que l’action d’un corps sur la lumière polarisée est intimement liée à la forme de sa molécule. C’est ainsi que, dans ces dernières années, Van’t Hoff et Lebel ont été amenés à aborder avec succès le difficile et intéressant problème de la position absolue des atomes dans l’espace, au moins pour les corps de la chimie organique, et ont été conduits de la sorte à l’emploi de formules développées dans l’espace. La résolution de ce problème suppose que les atomes d’une molécule sont toujours, dans l’espace, les uns par rapport aux autres, dans des positions rigoureusement fixes, — ce qui, dans quelques cas exceptionnels, peut ne pas être vrai, comme nous l’avons vu plus haut à propos de la tautomérie. — Mais enfin, cela admis, Van’t Hoff et Lebel, par des considérations purement chimiques, fondées sur l’isomérie, ont démontré presque mathématiquement que la forme d’une molécule comme celle du méthane, c’est-à-dire la forme de l’édifice créé autour d’un seul atome de carbone, ne peut être qu’un tétraèdre régulier dont l’atome de carbone occupe le centre et les quatre atomes d’hydrogène les sommets, les formes moléculaires les plus compliquées pouvant, en général, se ramener à des assemblages de tétraèdres.

Or, pour le méthane et ses dérivés, on arrive encore, par des considérations purement optiques, à cette structure tétraédrique de la molécule et, avec les nouvelles formules de constitution, on peut reconnaître, à première vue, si un corps possède ou non le pouvoir rotatoire, tandis qu’autrefois l’expérience seule pouvait nous renseigner à cet égard. De plus, toujours à l’aide de ces nouvelles formules, il est possible, actuellement, de calculer à l’avance le nombre exact des isomères d’un corps, qu’ils soient chimiques ou optiques, et, en même temps, d’établir leurs formules, ce qui était impossible quand on ne répartissait les atomes que dans un seul plan. On commence donc à entrevoir la mystérieuse architecture du monde des atomes et peut-être, un jour, sera-t-elle connue dans tous. ses détails.


IV

Les découvertes extraordinaires qui ont si dignement clôturé le XIXe siècle en nous faisant entrevoir, à côté du monde que nous connaissons ou que nous croyons connaître, des terres nouvelles sur lesquelles, comme Fa dit Friedel, nous faisons, un peu au hasard, les premiers pas, ont permis à la science d’aborder un nouveau problème, tout aussi ardu, tout aussi intéressant que les précédens, celui de la constitution de l’atome.

L’atome dont nous parlons ici, c’est l’atome tel que le concevait Dalton, qui, avec les chimistes de son époque, croyait avoir touché le roc dans l’antique question de la divisibilité de la matière. Malgré la grande autorité du chimiste anglais, on ne fut pas longtemps sans reconnaître que l’insécabilité absolue des particules, auxquelles il avait attribué les propriétés des atomes de Démocrite et d’Epicure, soulevait de sérieuses objections. Des discussions interminables s’élevèrent, nombre d’hypothèses furent imaginées pour y mettre fin : rappelons, en passant, l’atome-tourbillon de lord Kelvin. Actuellement, toutes ces hypothèses, toutes ces discussions n’ont plus de raison d’être. On sait que l’atome de Dalton est, comme on le soupçonnait, un microcosme ; on sait qu’il est divisible ; on l’a divisé. Aussi le mot atome, appliqué aux plus petites particules capables d’entrer dans les combinaisons chimiques telles que nous les connaissons, paraît-il maintenant une expression malheureuse et surannée, qu’il faudra abandonner et remplacer par une autre, granule, particule, peu importe.

Les lecteurs de la Revue ont déjà une idée des voies et moyens à l’aide desquels la science est arrivée à ce résultat que laissaient prévoir, d’ailleurs, les belles études de spectroscopie de Lockyer et autres savans éminens. Mais la question est assez intéressante pour-que nous jugions utile d’y revenir.

On sait que, dans une solution étendue d’un sel, d’un acide ou d’une base, le courant électrique qui la traverse est créé par les mouvemens que prennent, sous l’influence des électrodes, les ions séparés par l’action dissociatrice du liquide. Il doit en être de même, évidemment, lorsqu’un gaz, que sa molécule soit monoatomique ou polyatomique, est ionisé, c’est-à-dire rendu conducteur de l’électricité d’une façon quelconque, par l’action des rayons Rœntgen, par exemple : or, il est impossible d’expliquer ce changement dans les propriétés des gaz, en général, des gaz monoatomiques, en particulier, sans admettre qu’une partie des atomes contenus dans les molécules gazeuses sont alors divisés en fragmens qui, comme les ions, portent les uns des charges positives, les autres des charges négatives, se meuvent dans des directions opposées et sont épars au milieu des atomes non altérés. On dira que l’existence des ions, dans les liquides électrolysés, étant une hypothèse — très vraisemblable, assurément, mais enfin une hypothèse — rien ne prouve que les choses se passent ainsi dans les gaz ionisés. Eh bien ! il est possible de montrer, dans l’air ionisé, la présence de fragmens d’atomes.

Il est relativement difficile, en effet, de produire un brouillard dans l’air, même très humide, lorsque cet air n’est formé seulement que d’un mélange d’air et de vapeur d’eau ; mais la présence de particules de poussières très fines suffit pour provoquer le phénomène, la vapeur se condensant sur ces particules, dont chacune constitue un noyau absolument nécessaire à la formation de chaque goutte d’eau. Or, les particules électrisées qui s’échappent d’une pointe provoquent, elles aussi, quelle que soit l’origine de la décharge électrique, la formation d’un brouillard, et la seule explication possible est que chacune de ces particules, jouant le rôle de noyau, attire et condense les molécules de vapeur voisines, comme un bâton de résine électrisé attire les corps légers environnans. Mais l’air ionisé possède la même propriété, car on voit, dans l’air amené à cet état, le brouillard se former comme si des noyaux électrisés étaient présens. L’existence, dans cet air, de fragmens d’atomes est donc indubitable.

Quel est le poids, — la masse, si l’on préfère, — de ces sous-atomes ? On arrive à la solution de ce problème à l’aide des rayons cathodiques. Chacun de ces rayons est assimilable, on le sait, à une véritable pluie de projectiles matériels, électrisés négativement, que la cathode de l’ampoule de verre à l’intérieur de laquelle on les produit chasse en ligne droite, et chacun de ces projectiles ou corpuscules a, nécessairement, une charge électrique, un poids et un volume, que l’on a pu mesurer ou évaluer. La charge est relativement considérable : c’est celle d’un ion-hydrogène, c’est-à-dire d’un atome d’hydrogène. Le poids qui porte cette charge est, pour ainsi dire, infiniment petit : c’est, d’après Lodge, le millième, environ, du poids, déjà si infinie, de l’atome hydrogène. Quant au volume qui correspond à ce poids, Lodge s’exprime ainsi : « Imaginons qu’un corpuscule ait la grandeur d’un point d’imprimerie : celle d’un atome sera représentée par un édifice d’environ 53 mètres de long, 27 mètres de large et 13 mètres de haut ; de plus, comme, dans un atome d’hydrogène, il y a environ 1 000 corpuscules, imaginons ces 1 000 points jetés dans cet édifice et nous aurons une idée de la relation du corpuscule avec l’atome. »

D’un autre côté, tous les corpuscules cathodiques, quelle que soit la nature de l’atome dont on les détache, sont identiques entre eux. Si, en effet, on éclaire avec de la lumière ultra-violette la surface de métaux tels que le fer, le zinc, l’aluminium, etc., on constate que tous ces métaux émettent de véritables rayons cathodiques qui ne diffèrent des rayons cathodiques ordinaires que par une vitesse moindre. Or, cette nouvelle sorte de rayons cathodiques provoque, dans l’air humide, la formation d’un brouillard. Donc les sous-atomes électrisés négativement qui flottent dans les gaz, dans l’air ionisé, sont, certainement, des corpuscules cathodiques, et, par suite, leur poids est à peu près le millième de celui de l’atome d’hydrogène.

Quant aux sous-atomes électrisés positivement, dont on a pu, aussi, mettre hors de doute l’existence, leur poids est sensiblement égal à celui de l’atome à peine diminué par le départ du corpuscule, tandis que leur charge, conformément à un principe connu d’électricité, est égale, en valeur absolue, à celle d’un corpuscule. En somme, l’atome est divisible, et, pour expliquer sa constitution, J.-J. Thomson et J. Perrin, s’appuyant sur la grande autorité de Cauchy, ont proposé, parmi les hypothèses possibles, la suivante, que nos lecteurs connaissent déjà, au moins en partie : Tout atome peut être regardé comme constitué, d’un côté, par une ou plusieurs masses chargées d’électricité positive, sortes de soleils positifs dont la charge serait très supérieure à celle d’un corpuscule, et, d’un autre côté, par une multitude de corpuscules, sorte de petites planètes négatives, l’ensemble de ces masses, soleils positifs et planètes négatives, gravitant sous l’action des forces électriques et la charge négative totale équivalent exactement à la charge positive totale, l’atome étant ainsi électriquement neutre. Les planètes négatives qui appartiennent à deux atomes différens sont identiques. S’il arrivait que les soleils positifs fussent, aussi, identiques entre eux, la totalité de l’Univers matériel serait formée par le groupement de deux espèces, seulement, d’élémens primordiaux...

Si une force électrique ou chimique suffisante agit sur un atome, elle pourra détacher une des petites planètes, un corpuscule (formation de rayons cathodiques). Mais il sera deux fois plus difficile d’arracher un deuxième corpuscule, en raison de l’excès de la charge positive totale, non altérée, sur la charge négative restante. Il sera trois fois plus difficile d’arracher un troisième corpuscule, et, lorsque nos moyens d’action seront épuisés, nous n’aurons encore presque rien arraché de l’atome, dont l’insécabilité apparente se trouve ainsi expliquée. L’atome apparaît ainsi comme un tout gigantesque, dont la mécanique intérieure aurait pour base les lois fondamentales des actions électriques. J. Perrin, allant encore plus loin, a essayé de calculer la durée, presque infiniment petite, de la révolution d’un corpuscule autour de son soleil positif.

Les rayons cathodiques détachés de l’aluminium par la lumière ultra-violette ayant une vitesse d’environ 1 000 kilomètres par seconde, admettons, dit-il, que les corpuscules qui forment ces rayons possédaient cette vitesse dans les atomes d’où la lumière les a détachés, et cherchons le temps que devait mettre l’un d’eux pour décrire, avec cette vitesse, la circonférence de l’atome d’aluminium, circonférence que l’on peut évaluer à 1/103 micron, c’est-à-dire à un millième de micron ou un millionième de millimètre, environ. Nous trouverons que la durée de cette révolution, l’année de cette planète, si l’on veut, est d’environ 1/1015 secondes, soit un quatrillionième de seconde.

Si l’atome est très lourd, c’est-à-dire probablement très grand, les corpuscules les plus éloignés du centre seront mal retenus dans leur orbite par l’attraction électrique du reste de l’atome, la moindre cause les en détachera, et la formation de rayons cathodiques, la dislocation complète même de l’atome pourra en résulter. C’est le cas de l’uranium, du thorium, du radium, etc., dont les poids atomiques sont considérables, et l’hypothèse de J. Perrin explique parfaitement, en gros, la radio-activité de ces corps. Quant à la radio-activité considérée comme une propriété générale de la matière, elle n’infirme pas cette hypothèse : la vitesse vertigineuse des corpuscules de l’aluminium, dont l’atome est très léger et, par suite, probablement très petit, doit entraîner facilement la dislocation, au moins partielle, du microcosme.

On peut, enfin, concevoir que, pour les masses qui forment l’atome, il y ait plusieurs configurations stables possibles, plusieurs régimes permanens de gravitation possibles. À ces différens régimes correspondraient les différens types chimiques possibles pour un même atome, ce qui permettrait de s’expliquer les variations de valences de certains corps tels que l’azote qui, ordinairement trivalent, peut devenir pentavalent et même bivalent.

Résumons-nous : 1° La constitution de la matière pondérable est granuleuse ; ce qui fait que cette matière est essentiellement discontinue et hétérogène ; 2° tout corps est une agglutination de molécules, formées elles-mêmes d’atomes (ou de granules) agglutinés, et tout atome est une agglutination de sous-atomes, c’est-à-dire de masses infimes fortement électrisées, les unes positivement, les autres négativement ; 3° des mouvemens rapides, une énergie intense animent toutes ces particules qui s’élancent, vibrent et tourbillonnent dans l’éther.


Maintenant, ces hypothèses représentent-elles bien l’absolue réalité ? En d’autres termes, doit-on envisager tout ce qui précède comme une description exacte de la constitution intime de la matière pondérable et, par suite, d’une partie de l’Univers, ou comme une image plus ou moins grossière de ce qui est ?

La réponse est difficile, car si, aujourd’hui que l’expérimentation, comme nous l’avons déjà dit, est la base de nos conceptions scientifiques, les théories précédentes reposent, conformément à cette règle, sur un nombre immense d’expériences, il s’agit de savoir ce que valent ces expériences et, par conséquent, les lois qui en découlent. Il y a longtemps qu’on l’a fait remarquer : si l’on n’admettait, comme lois physiques, que des lois absolument démontrées, il n’en subsisterait guère : aujourd’hui, en effet, les lois fondamentales de la chimie sont de plus en plus discutées. ne sont plus regardées comme intangibles ; et le principe de la conservation de la matière lui-même est fortement ébranlé. Une certaine réserve est devenue la règle : on ne regarde plus comme un axiome l’uniformité de durée du jour sidéral, et Voltaire s’étonnerait de voir les mathématiciens eux-mêmes ne plus être absolument sûrs que la somme des trois angles d’un triangle est égale à deux angles droits. Faut-il, pour cela, s’abandonner à un scepticisme stérile et décevant ? Non certes ! Le physicien Rücker, rajeunissant une célèbre allégorie de Platon, disait récemment à ce sujet : « Un homme regardant dans une chambre obscure et décrivant ce qu’il croit y voir, peut voir juste quant au contour général des objets qu’il discerne et se tromper à l’égard de leur nature et de leurs formes précises. Dans sa description, réalité et illusion peuvent se mêler et il peut être difficile de dire où finit l’une et où commence l’autre ; mais ces illusions elles-mêmes ne seront pas inutiles si elles sont fondées sur un fragment de vérité qui empêchera l’explorateur de marcher dans une glace ou de trébucher dans les meubles. » C’est le cas de l’hypothèse atomique ou, plutôt, de l’hypothèse granulaire : elle unifie tant de faits, elle simplifie tellement ce qui est compliqué ; elle a rendu et elle rend encore, comme nous venons de l’établir, de si grands services, — qu’il s’agisse de la compréhension des phénomènes chimiques ou de ceux qui nous ont occupés dans la dernière partie de cette étude, — que l’on est en droit de soutenir que la structure essentielle de cette théorie est vraie, et que molécules, atomes, corpuscules doivent être considérés comme de véritables réalités physiques, sur la nature intime desquelles il vaut mieux, d’ailleurs, renoncer à se prononcer trop catégoriquement. Que si, plus tard, une hypothèse rivale vient à se produire et se montre plus rapprochée de la vérité, plus féconde, il sera toujours temps de l’adopter, en se rappelant cette maxime, profondément et éternellement vraie, que « c’est parce qu’elle n’est sûre de rien que la Science avance. »


P. BANET-RIVET