La Mer élégante/Retour aux champs

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La Mer éléganteAlphonse Lemerre, éditeur (p. 76-80).

Retour aux Champs


En proie au rêve ardent qui partout m’accompagne
Je me lasse parfois de ce luxe mondain,
Je me lasse du monde élégant, et soudain
Je m’en vais lentement tout seul vers la campagne.

Après le monotone horizon de la mer
C’est une volupté de revoir la verdure,
Et dans la grande paix qu’exhale la Nature
De courir tout un soir en pleins champs, en plein air.


La grand’route s’en va vers le prochain village,
Claire sous le soleil comme un acier poli ;
Le vent semble apporter le murmure affaibli
D’un chariot lointain au pesant attelage.

Là-bas un vieux clocher avec son coq doré
Domine les maisons dans un fouillis de branches ;
On croirait, au milieu d’enfants en robes blanches,
Voir surgir un vieillard superbe et vénéré.

L’air est plein de tiédeur ; pas un arbre ne bouge ;
On fauche les blés mûrs dans les champs d’alentour,
Et sous la faux qui monte et descend tour à tour
Les coquelicots font des taches de sang rouge.

Au lieu du bruit plaintif des flots sur les brisants,
J’écoute les moineaux pépier dans les arbres,
Et les bœufs, bigarrés comme le sont des marbres,
Qui beuglent sous le fouet des petits paysans.

Tout m’étonne et me plait : le troupeau blanc qui broute,
Les saules s’étirant dans l’eau, la tête en bas,
Et la vieille à son seuil qui — tricotant des bas —
Me croit fou quand je passe en chantant sur la route !…


Ô mon pays de Flandre aux beaux soleils couchants,
Je l’aime avec l’amour qu’un fils porte à sa mère ;
Si le monde est mauvais, si la vie est amère,
Je trouve au moins l’oubli dans le calme des champs.

Je l’aime et quand je vois un ruban de fumée
Sur un toit que le lierre agile a festonné
J’ai le regret farouche et tardif d’être né
Dans un logis banal d’une ville enfumée.

Oh ! que n’ai-je vécu, libre et robuste enfant,
Dans une ferme, auprès des moutons et des vaches,
Avec des fruits volés me barbouillant de taches
Et grandissant heureux sans devenir savant.

Puis à vingt ans, pendant un soir de la kermesse,
J’aurais choisi ma femme à mon goût — sans souffrir,
Convaincu que le sol pourrait tous nous nourrir
Et que mon père aurait de quoi payer la messe.

Je n’aurais pas traîné sur les pavés impurs
Ma grande soif d’aimer et ma soif de connaître ;
Je n’aurais pas pleuré, souffert, douté peut-être…
J’aurais vécu tranquille entre mes quatre murs.


J’aurais été prier le dimanche à l’église
Avec ma jeune femme et mes jeunes enfants,
Et sur mon seuil, l’été, dans les soirs étouffants,
J’aurais béni le chaud soleil qui fertilise.

Comme un simple fermier au corps souple et nerveux
J’aurais fait chaque jour ma tâche coutumière,
Et, vieux, je serais mort calme dans ma chaumière
Ayant le cœur tout blanc ainsi que mes cheveux !

Mais tandis que je rêve et tandis que je pleure,
La nuit tombe, et je rentre à pas lents vers la mer,
En longeant les buissons qui semblent se pâmer
Aux caresses du vent fougueux qui les effleure.

Je regagne la digue et je m’en vais m’asseoir
Au milieu d’un charmant groupe de jeunes filles,
Car c’est un coin connu de tous, où les familles
Viennent pour écouter le concert chaque soir.

Faiblesse ! inconséquence ! et c’est ainsi sans cesse !
Je ne veux pas changer, je change tous les jours ;
Je me lasse du monde, et j’y reviens toujours
Car j’ai besoin de bruit pour tuer ma tristesse !…


C’est ainsi qu’un buveur s’amende et lutte en vain ;
Dans son cœur affaibli l’habitude est maîtresse,
C’est pour avoir l’oubli qu’il veut avoir l’ivresse :
Moi je retourne au monde et lui retourne au vin !