La Mer élégante/Une baigneuse flamande

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La Mer éléganteAlphonse Lemerre, éditeur (p. 82-86).
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Une Baigneuse flamande

I


Tous les jeunes faquins, les jeunes élégants,
Qui, changeant chaque jour de costume et de gants,
Viennent aux bains de mer pour suivre des lorettes,
Eux dont l’amour s’allume avec leurs cigarettes
Et comme elles s’éteint, sitôt le moindre vent,
Tous connaissent de vue et vont lorgner souvent
Une jeune baigneuse, une forte flamande
Qui fait prime à la plage et que chacun demande.


Elle est tout à l’ouvrage et ne voit même pas
Ces viveurs qu’elle attire embarrasser ses pas ;
Elle travaille et court sans souci, sans idées,
Nettoyer promptement les cabines vidées
Où de nouveaux baigneurs, montés d’un air joyeux,
Lui donnent leur ticket en faisant de doux yeux ;
Elle conduit au bain quand monte la marée
Bien des petits enfants craintifs à leur entrée
Mais qui rassurés vite entre ses bras de fer
Sautent sous la caresse humide de la mer !
On dirait qu’un pouvoir magique règne en elle,
Car n’ayant qu’un grossier costume de flanelle,
Étant sale et vulgaire, ayant bras et pieds nus,
Elle donne pourtant des frissons inconnus
À tous ceux qui la voient s’agiter sur la plage !…
C’est qu’elle a la beauté de la forme et de l’âge,
C’est que vibre, à travers son jupon enroulé,
Le poème charmant de son corps ciselé
Que tous, comme saisis de fièvre et de délire,
Voudraient dans le détail épeler et relire !…

Ô Rubens, c’est ta femme !… et le vieux sang flamand
Comme une liqueur pourpre y coulé abondamment ;


Ses cheveux roux, tordus comme de lourds feuillages,
Frissonnent ; ses pieds nus avec les coquillages
De leurs ongles nacrés dont la surface luit,
Sont bruns comme le sable et lisses comme lui !…

Le vent et le soleil de l’été qui dardaille
Ont bronzé lentement ce profil de médaille
Et chauffé cette chair comme un fruit savoureux
Pour la robuste soif d’un robuste amoureux.

Aussi quand tous ces fats aux ardeurs de phtisique
Viennent lui seriner comme un air de musique
Le même compliment mignard ou libertin
Sur l’ampleur de sa gorge ou l’éclat de son teint,
Quand des vieux, savourant la douceur d’être dupe,
La tirent dans un coin par les plis de sa jupe
Offrant pour un baiser de somptueux cadeaux,
Elle leur rit au nez ou leur tourne le dos,
Si bien qu’en la voyant gagner sa maisonnette
Tous disent, maugréant : « C’est une fille honnête !… »


II


Mais quand le soir tombait, quand les proches blancheurs
Des voiles indiquaient le retour des pêcheurs,
Ils auraient pu la voir s’en aller vers la dune
Et, sous les doux regards indulgents de la lune,
Ils l’auraient vue au bras d’un vigoureux marin.
Tous deux se profilaient comme un couple d’airain
Sur l’horizon de mer où fuyaient des mouettes
Et l’ombre agrandissait leurs vagues silhouettes.

C’était l’heure où l’on aime : où les vents apaisés
Semblent tout alourdis d’aveux et de baisers,
Où les mêmes élans de voluptés farouches
Font dans l’ombre s’unir les ailes et les bouches,
L’heure où la mer frémit, comme un amant charnel,
Quand la lune paraît au balcon noir du ciel !…


Alors ils restaient là, s’asseyant côte à côte
Sur la dune, des soirs entiers, dans l’herbe haute
Dont l’odeur capiteuse et les parfums puissants
Leur enflammaient la tête et leur grisaient les sens.
Brusquement, comme en proie à des accès de fièvres,
Ils auraient bien voulu dans l’ombre unir leurs lèvres,
Mais l’idylle était pure, et ce n’est qu’en partant
Qu’elle acceptait enfin de son beau prétendant
— En rougissant beaucoup de joie, un peu de honte —
Le long baiser d’amour qui lui servait d’à-compte !…

Car ils vont s’épouser ! sitôt après les bans,
Elle mettra bien vite un bonnet à rubans
Avec un châle long sur sa robe de laine,
Et pour la voir ainsi l’église sera pleine.
Puis lorsqu’après la messe, après s’être embrassé,
On aura jusqu’au soir mangé, bu, ri, dansé,
Avec tous les joyeux pêcheurs du voisinage,
Elle s’installera dans son petit ménage ;
Lui s’en retournera sur mer, le matelot;
Et tous deux s’aimeront, satisfaits de leur lot,
Et fiers de voir grandir dans leur foyer prospère
Des enfants beaux comme elle et forts comme le père !