La Mer (Michelet)/Livre II/II

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Michel Lévy Frères (p. 111-124).


II

la mer de lait

L’eau de mer, même la plus pure, prise au large, loin de tout mélange, est légèrement blanchâtre et un peu visqueuse. Retenue entre les doigts, elle file et passe lentement. Les analyses chimiques n’expliquent pas ce caractère. Il y a là une substance organique qu’elles n’atteignent qu’en la détruisant, lui ôtant ce qu’elle a de spécial, et la ramenant violemment aux éléments généraux.

Les plantes, les animaux marins, sont vêtus de cette substance, dont la mucosité, consolidée autour d’eux, a un effet de gélatine, parfois fixe et parfois tremblante. Ils apparaissent à travers comme sous un habit diaphane. Et rien ne contribue davantage aux illusions fantastiques que nous donne le monde des mers. Les reflets en sont singuliers, souvent bizarrement irisés, sur les écailles des poissons, par exemple, sur les mollusques, qui semblent en tirer tout le luxe de leurs coquilles nacrées.

C’est ce qui saisit le plus l’enfant qui voit pour la première fois un poisson. J’étais bien petit quand cela m’arriva, mais je m’en rappelle parfaitement la vive impression. Cet être brillant, glissant, dans ses écailles d’argent, me jeta dans un étonnement, un ravissement qu’on ne peut dire. J’essayai de le saisir, mais je le trouvai aussi difficile à prendre que l’eau qui fuyait dans mes petits doigts. Il me parut identique à l’élément où il nageait. J’eus l’idée confuse qu’il n’était rien autre chose que l’eau, l’eau animale, organisée.

Longtemps après, devenu homme, je ne fus guère moins frappé en voyant sur une plage je ne sais quel rayonné. À travers son corps transparent, je distinguais les cailloux, le sable. Incolore comme du verre, légèrement consistant, tremblant dès qu’on le remuait, il m’apparut comme aux anciens et comme à Réaumur encore, qui appelait simplement ces êtres une eau gélatinisée.

Combien plus a-t-on cette impression quand on trouve en leur formation première les rubans d’un blanc jaunâtre où la mer fait l’ébauche molle de ses solides fucus, les laminaires, qui, brunissant, arriveront à la solidité des peaux et des cuirs. Mais, tout jeunes, à l’état visqueux, dans leur élasticité, ils ont comme la consistance d’un flot solidifié, d’autant plus fort qu’il est plus mou.

Ce que nous savons aujourd’hui de la génération et de l’organisation compliquée des êtres inférieurs, végétaux ou animaux, nous interdit l’explication des anciens et de Réaumur. Mais tout cela n’empêche pas de revenir à la question que posa le premier Bory de Saint-Vincent : « Qu’est-ce que le mucus de la mer ? la viscosité que présente l’eau en général ? N’est-ce pas l’élément universel de la vie ? »



Préoccupé de ces pensées, j’allai voir un chimiste illustre, esprit positif et solide, novateur prudent autant que hardi, et, sans préface, je lui posai ex abrupto ma question : « Monsieur, qu’est-ce, à votre avis, que cet élément visqueux, blanchâtre, qu’offre l’eau de mer ?

— Rien autre chose que la vie. »

Puis, revenant sur ce mot trop simple et trop absolu, il ajouta : « Je veux dire une matière à demi organisée et déjà tout organisable. Elle n’est en certaines eaux qu’une densité d’infusoires, en d’autres ce qui va l’être, ce qui peut le devenir. — Du reste, cette étude est à faire ; elle n’a pas été encore commencée sérieusement. » (17 mai 1860.)

En le quittant, j’allai tout droit chez un grand physiologiste dont l’opinion n’a pas moins d’autorité sur mon esprit. Je lui pose la même question. Sa réponse fut très longue, très belle. En voici le sens : « On ne sait pas plus la constitution de l’eau qu’on ne sait celle du sang. Ce qu’on entrevoit le mieux pour le mucus de l’eau de mer, c’est qu’il est tout à la fois une fin et un commencement. Résulte-t-il des résidus innombrables de la mort qui les cèderait à la vie ? Oui, sans doute, c’est une loi ; mais, en fait, dans ce monde marin, d’absorption rapide, la plupart des êtres sont absorbés vivants ; ne traînent pas à l’état de mort comme il en advient sur la terre, où les destructions sont plus lentes. La mer est l’élément très pur ; la guerre et la mort y pourvoient et n’y laissent rien de rebutant.

« Mais la vie, sans arriver à sa dissolution suprême, mue sans cesse, exsude de soi tout ce qui est de trop pour elle. Chez nous autres, animaux terrestres, l’épiderme perd incessamment. Ces mues qu’on peut appeler la mort quotidienne et partielle, remplissent le monde des mers d’une richesse gélatineuse dont la vie naissante profite à l’instant. Elle trouve en suspension la surabondance huileuse de cette exsudation commune, les parcelles animées encore, les liquides encore vivants, qui n’ont pas le temps de mourir. Tout cela ne retombe pas à l’état inorganique, mais entre rapidement dans les organismes nouveaux. C’est, de toutes les hypothèses, la plus vraisemblable ; en sortir, c’est se jeter dans d’extrêmes difficultés. »



Ces idées des hommes les plus avancés et les plus sérieux d’aujourd’hui ne sont point inconciliables avec celles que professait, il y a près de trente ans, Geoffroy Saint-Hilaire sur le mucus général où il semble que la nature puise toute vie. « C’est, dit-il, la substance animalisable, le premier degré des corps organiques. Point d’êtres, animaux, végétaux, qui n’en absorbent et n’en produisent au premier temps de la vie, et quelques faibles qu’ils soient. Son abondance augmente plutôt en raison de leur débilité. »

Ce dernier mot ouvre une vue profonde sur la vie de la mer. Ses enfants pour la plupart semblent des fœtus à l’état gélatineux qui absorbent et qui produisent la matière muqueuse, en comblent les eaux, leur donnent la féconde douceur d’une matrice infinie où sans cesse de nouveaux enfants viennent nager comme en un lait tiède.



Assistons à l’œuvre divine. Prenons une goutte dans la mer. Nous y verrons recommencer la primitive création. Dieu n’opère pas de telle façon aujourd’hui, et d’autre demain. Ma goutte d’eau, je n’en fais pas doute, va dans ses transformations me raconter l’univers. Attendons et observons.

Qui peut prévoir, deviner l’histoire de cette goutte d’eau ? — Plante-animal, animal-plante, qui le premier doit en sortir ?

Cette goutte, sera-ce l’infusoire, la monade primitive qui, s’agitant et vibrant, se fait bientôt vibrion ? qui, montant de rang en rang, polype, corail ou perle, arrivera peut-être en dix mille ans à la dignité d’insecte ?

Cette goutte, ce qui va en venir, sera-ce le fil végétal, le léger duvet soyeux qu’on ne prendrait pas pour un être, et qui déjà n’est pas moins que le cheveu premier-né d’une jeune déesse, cheveu sensible, amoureux, dit si bien : cheveu de Vénus ?

Ceci n’est point de la fable, c’est de l’histoire naturelle. Ce cheveu de deux natures (végétale et animale) où s’épaissit la goutte d’eau, c’est bien l’aîné de la vie.



Regardez au fond d’une source, vous ne voyez rien d’abord ; puis, vous distinguez des gouttes un peu troubles. Avec une bonne lunette, ce trouble est un petit nuage, gélatineux, ou floconneux. Au microscope, ce flocon devient multiple, comme un groupe de filaments, de petits cheveux. On croit qu’ils sont mille fois plus fins que le plus fin cheveu de femme. Voilà la première et timide tentative de la vie qui voudrait s’organiser. Ces conferves, comme on les appelle, se trouvent universellement dans l’eau douce, et dans l’eau salée quand elle est tranquille. Elles commencent la double série des plantes originaires de mer et de celles qui sont devenues terrestres quand la mer a émergé. Hors de l’eau monte la famille des innombrables champignons, dans l’eau celles des conferves, algues et autres plantes analogues.

C’est l’élément primitif, indispensable de la vie, et on le trouve déjà où elle semble impossible. Dans les sombres eaux martiales chargées et surchargées de fer, dans des eaux thermales très chaudes, vous trouvez ce léger mucus et ces petites créatures qui ont l’air d’en être des gouttes à peine fixées, mais qui oscillent et se meuvent. Peu importe comme on les classe, que Candolle les honore du nom d’animaux, que Dujardin les repousse au dernier rang des végétaux. Ils ne demandent qu’à vivre, à commencer par leur modeste existence la longue série des êtres qui ne deviennent possibles que par eux. Ces petits, vivants ou morts, les nourrissent d’eux-mêmes et leur administrent d’en bas la gélatine de vie qu’ils puisent incessamment dans l’eau maternelle.



C’est sans aucune vraisemblance qu’on montre comme spécimen de la création première des fossiles ou des empreintes d’animaux, de végétaux compliqués : des animaux (les trilobites) qui ont déjà des sens supérieurs, des yeux, par exemple ; des végétaux gigantesques de puissante organisation. Il est infiniment probable que des êtres bien plus simples précédèrent, préparèrent ceux-là, mais leur molle consistance n’a pas laissé trace. Comment ces faibles auraient-ils pu ne pas disparaître, lorsque les plus dures coquilles sont percées, dissoutes ? On a vu dans la mer du Sud des poissons à dents acérées brouter le corail, comme un mouton broute l’herbe. Les molles ébauches de la vie, les gélatines animées, mais à peine encore solides, ont fondu des millions de fois avant que la nature pût faire son robuste trilobite, son indestructible fougère.

Restituons à ces petits (conferves, algues microscopiques, êtres flottants entre deux règnes, atomes indécis encore qui convolent par moments du végétal à l’animal, de l’animal au végétal), restituons-leur le droit d’aînesse, qui, selon toute apparence, doit leur revenir.

Sur eux et à leurs dépens, commence à s’élever l’immense, la merveilleuse flore marine.

À ce point où elle commence, je ne puis m’empêcher de dire ma tendre sympathie pour elle.

Pour trois raisons, je la bénis.

Petites ou grandes, ces plantes ont trois caractères aimables :

Leur innocence d’abord. Pas une ne donne la mort. Il n’y a nul poison végétal dans la mer. Tout, dans les plantes marines, est santé et salubrité, bénédiction de la vie.

Ces innocentes ne demandent qu’à nourrir l’animalité. Plusieurs (comme les laminaires) ont un sucre doux. Plusieurs ont une amertume salutaire (comme la belle céramie pourpre et violette, qu’on appelle mousse de Corse). Toutes concentrent un mucilage nourrissant, spécialement plusieurs fucus, la céramie des salanganes dont on mange les nids à la Chine, le capillaire, ce sauveur des poitrines fatiguées. Pour tous les cas où l’on ordonne l’iode aujourd’hui, jadis l’Angleterre faisait des confitures de varech.

Le troisième caractère qui frappe dans cette végétation, c’est qu’elle est la plus amoureuse. On est tenté de le croire quand on voit ses étranges métamorphoses d’hymen. L’amour est l’effort de la vie pour être au delà de son être et pouvoir plus que sa puissance. On le voit par les lucioles et autres petits animaux qui s’exaltent jusqu’à la flamme, mais on ne le voit pas moins dans les plantes par les conjuguées, les algues, qui, au moment sacré, sortent de leur vie végétale, en usurpant une plus haute et s’efforcent d’être animaux.



Où commencèrent ces merveilles ? Où se firent les premières ébauches de l’animalité ? Quel dut être le théâtre primitif de l’organisation ?

Jadis on en disputait fort. Aujourd’hui il y a sur ces choses un certain accord dans l’Europe savante. Je puis prendre la réponse dans nombre de livres acceptés, autorisés, mais j’aime mieux l’emprunter à un Mémoire récemment couronné par l’Académie des sciences et couvert par conséquent de sa haute autorité.

On trouve des êtres vivants dans les eaux chaudes de quatre-vingts à quatre-vingt-dix degrés. C’est quand le globe refroidi descendit à cette température que la vie devint possible. L’eau alors avait absorbé en partie l’élément de mort, le gaz acide carbonique. On put respirer.

Les mers furent d’abord semblables à ces parties de l’océan Pacifique qui n’ont que peu de profondeur et sont semées de petits îlots bas. Ces îlots sont d’anciens volcans, des cratères éteints. Les voyageurs ne les connaissent que par le sommet qu’ils montrent et que les travaux des polypes exhaussent. Mais le fond, entre ces volcans, est probablement non moins volcanique, et dut être, pour les essais de la création primitive, un réceptacle de vie.

La tradition populaire a fait longtemps des volcans les gardiens des trésors souterrains qui, par moments, laissent échapper l’or caché dans les profondeurs. Fausse poésie qui a du vrai. Les régions volcaniques ont en elles le trésor du globe, de puissantes vertus de fécondité. Elles douèrent la terre stérile. De la poussière de leurs laves, de leurs cendres toujours tièdes, la vie dut s’épanouir.

On sait la richesse des flancs du Vésuve, des vals de l’Etna dans les longues racines qu’il pousse à la mer. On sait le paradis que forme sous l’Himalaya le beau cirque volcanique de la vallée de Cachemire. Cela se répète à chaque pas pour les îles de la mer du Sud.

Dans les circonstances les moins favorables, le voisinage des volcans et les courants chauds qui les accompagnent continuent la vie animale aux lieux les plus désolés. Sous l’horreur du pôle antarctique, non loin du volcan Érèbe, James Ross a trouvé des coraux vivants à mille brasses sous la mer glacée.



Aux premiers âges du monde, les innombrables volcans avaient une action sous-marine bien plus puissante qu’aujourd’hui. Leurs fissures, leurs vallées intermédiaires permirent au mucus marin de s’accumuler par places, de s’électriser des courants. Là sans doute prit la gélatine, elle se fixa, s’affermit, se travailla et fermenta de toute sa jeune puissance.

Le levain en fut l’attrait de la substance pour elle-même. Des éléments créateurs, nativement dissous dans la mer, se firent des combinaisons, j’allais dire des mariages. Des vies élémentaires parurent, d’abord pour fondre et mourir. D’autres, enrichis de leurs débris, durèrent, êtres préparatoires, lents et patients créateurs qui, dès lors, commencèrent sous l’eau le travail éternel de fabrication et le continuent sous nos yeux.

La mer, qui les nourrissait tous, distribuait à chacun ce qui lui allait davantage. Chacun la décomposant à sa manière, à son profit, les uns (polypes, madrépores, coquilles) absorbèrent du calcaire, d’autres (comme les tuniciers du Tripoli, les prêles rugueuses, etc.) concentrèrent de la silice. Leurs débris, leurs constructions, vêtirent la sombre nudité des roches vierges, filles du feu, qui les avait arrachées du noyau planétaire, les lançait brûlantes et stériles.

Quartz, basaltes et porphyres, cailloux demi-vitrifiés, tout cela reçut de nos petits créateurs une enveloppe moins inhumaine, des éléments doux et féconds qu’ils tiraient du lait maternel (j’appelle ainsi le mucus de la mer), qu’ils élaboraient, déposaient, dont ils firent la terre habitable. Dans ces milieux plus favorables put s’accomplir l’amélioration, l’ascension des espèces primitives.

Ces travaux durent se faire d’abord entre les îles volcaniques, au fond de leurs archipels, dans ces méandres sinueux, ces paisibles labyrinthes où la vague ne pénètre que discrètement, tièdes berceaux pour les premiers-nés.

Mais la fleur épanouie fleurit en toute plénitude dans les enfoncements profonds, par exemple des golfes indiens. La mer fut là un grand artiste. Elle donna à la terre les formes adorées, bénies, où se plaît à créer l’amour. De ses caresses assidues, arrondissant le rivage, elle lui donna les contours maternels, et j’allais dire la tendresse visible du sein de la femme, ce que l’enfant trouve si doux, abri, tiédeur et repos.