La Mer (Michelet)/Livre II/VII

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Michel Lévy Frères (p. 175-183).


VII

le piqueur de pierres

Lorsque l’excellent docteur Livingston pénétra chez les pauvres peuplades de l’Afrique qui ont peine à se défendre des marchands d’esclaves et des lions, les femmes, le voyant armé de tous les arts protecteurs de l’Europe et l’invoquant avec raison comme une providence amie, lui disaient ce mot touchant : « Donne-nous le sommeil ! »

C’est le mot que tous les êtres vivants, chacun dans sa langue, adressent à la Nature. Tous désirent et rêvent la sécurité. On n’en peut douter quand on voit les efforts ingénieux qu’ils font pour se la donner. Ces efforts ont créé des arts. L’homme n’en invente pas un, sans trouver que les animaux l’avaient inventé avant lui, inspiré de cet instinct si fixe et si fort du salut.

Ils souffrent, ils craignent, ils veulent vivre. Il faut se garder de croire que les êtres peu avancés, embryonnaires, soient peu sensibles. Le contraire est certain. En tout embryon, ce qui est ébauché d’abord, c’est le système nerveux, c’est-à-dire la capacité de sentir et de souffrir. La douleur est l’aiguillon par lequel la prévoyance est peu à peu stimulée, et l’être pressé, forcé de s’ingénier. Le plaisir y sert aussi, et vous le voyez déjà dans ceux qu’on croirait les plus froids. On a justement noté chez le limaçon le bonheur qu’il a, après des recherches pénibles d’amour, de rencontrer l’objet aimé. Tous deux, d’une grâce émue, ondulant de leurs cous de cygne, s’adressent de vives caresses. Qui dit cela ? le sévère, le très exact Blainville. (Moll., p. 181.)

Mais, hélas ! combien la douleur est largement prodiguée ! Qui n’a vu avec tristesse les lents et pénibles efforts du mollusque sans coquille, qui traîne sur le ventre ? Choquante mais trop fidèle image du fœtus qu’un hasard cruel aurait arraché de la mère, jeté sur le sol sans défense et nu. La triste bête épaissit sa peau autant qu’elle peut, adoucit les aspérités et rend sa route glissante. N’importe. Elle doit subir un à un tous les obstacles, les chocs, les pointes de caillou. Elle est endurcie, résignée, je le veux bien. Et pourtant, à tel contact, elle se tord, elle se contracte, donne les signes d’une très vive sensibilité.



Avec tout cela, elle aime, la grande Âme d’harmonie, qui est l’unité du monde. Elle aime, et par l’alternative de plaisir et de douleur elle cultive tous les êtres et les oblige à monter.

Mais, pour monter, pour passer à un degré supérieur, il faut qu’ils aient épuisé tout ce que l’inférieur contient d’épreuves plus ou moins pénibles, de stimulants d’invention et d’art instinctif. Il faut même qu’ils aient exagéré leur genre, en aient rencontré l’excès, qui, par contraste, fait sentir le besoin d’un genre opposé. Le progrès se fait ainsi par une sorte d’oscillation entre les qualités contraires qui tour à tour se dégagent et s’incarnent dans la vie.

Traduisons ces choses divines en langage humain, familier, peu digne de leur grandeur, mais qui les fera comprendre :

La Nature, s’étant plu longtemps à faire et défaire la méduse, à varier à l’infini ce thème gracieux de liberté naissante, un matin se frappa le front, se dit : « J’ai fait un coup de tête. Cela est charmant. Mais j’ai oublié d’assurer la vie de la pauvre créature. Elle ne pourra subsister que par l’infini du nombre, l’excès de sa fécondité. Il me faut maintenant un être plus prudent et mieux gardé. Qu’il soit craintif, s’il le faut. Mais surtout, je le veux, qu’il vive ! »



Ces craintifs, dès qu’ils apparurent, se jetèrent dans la prudence jusqu’aux limites dernières. Ils fuirent le jour, s’enfermèrent. Pour se sauver des contacts durs, secs, tranchants, de la pierre, ils employèrent le moyen universel, celui de la mue. De leur mue gélatineuse, ils secrétèrent une enveloppe, un tube qui va s’allongeant autant que leur chemin s’allonge. Misérable expédient qui tient ces mineurs (les tarets) hors de la lumière et hors de l’air libre, qui leur cause une dépense énorme de substance. Chaque pas leur coûte infiniment, les frais d’une maison complète. Un être qui se ruine ainsi pour vivre ne peut que végéter pauvre, incapable de progrès.

La ressource n’est guère meilleure, de s’ensevelir par moment, de se cacher dans le sable à la mer basse, en remontant quand le flux revient. C’est le manège que vous voyez chez les solens. Vie variable, incertaine, fugitive deux fois par jour, et de constante inquiétude.

Chez des êtres bien inférieurs, une chose obscure encore, qui devait changer le monde à la longue, avait commencé à poindre. Les simples étoiles de mer, dans leurs cinq rayons, avaient un certain soutien, quelque chose comme une charpente de pièces articulées, au dehors quelques épines, des suçoirs qui s’avancent, reculent à volonté. Un animal fort modeste, mais timide et sérieux, semble avoir fait son profit de cette ébauche grossière. Il dit, je pense, à la Nature :

« Je suis né sans ambition. Je ne demande pas les dons brillants de messieurs les mollusques. Je ne ferai nacre ni perle. Je ne veux pas de couleur brillante, un luxe qui me désignerait. Je désire encore bien moins la grâce de vos étourdies les méduses, le charme ondoyant de leurs cheveux enflammés qui attirent, les font attaquer et leur servent à faire naufrage. Ô mère ! je ne veux qu’une chose, être… être un, et sans appendices extérieurs et compromettants, — être ramassé, fort en moi, arrondi, car c’est la forme qui donnera le moins de prise, — l’être enfin centralisé.

« J’ai bien peu l’instinct des voyages. De la mer haute à la mer basse, rouler quelquefois, c’est assez. Collé strictement sur mon roc, je résoudrai là le problème que votre futur favori, l’homme, doit chercher en vain, le problème de la sûreté : exclure strictement l’ennemi, tout en admettant l’ami, surtout l’eau, l’air et la lumière. Il m’en coûtera, je le sais, du travail, un constant effort. Couvert d’épines mobiles, je me ferai éviter. Hérissé, seul comme un ours, on m’appellera l’oursin. »

Combien ce sage animal est supérieur aux polypes, engagés dans leur propre pierre qu’ils font de pure sécrétion, sans travail réel, mais qui aussi ne leur donne nulle sûreté ! Combien il paraît supérieur à ses supérieurs eux-mêmes, je veux dire à tant de mollusques qui ont des sens plus variés, mais n’ont pas la fixe unité de son ébauche vertébrale, ni son persévérant travail, ni les ingénieux outils que ce travail a suscités !

La merveille, c’est qu’il est à la fois lui, cette pauvre boule roulante, qu’on croit une châtaigne épineuse ; il est un et il est multiple ; — il est fixe et il est mobile, fait de deux mille quatre cents pièces qui se démontent à volonté.

Voyons comment il se créa.

C’était dans une anse étroite de la mer de Bretagne. Il n’avait pas là un doux lit de polypes mous et d’algues comme les oursins de la mer des Indes, qui sont dispensés d’industrie. Il était devant le péril, la difficulté, comme l’Ulysse de l’Odyssée, qui, jeté, ramené par le flot, essaye de s’amarrer au roc avec ses ongles ensanglantés. Chaque flux et chaque reflux, c’était pour le petit Ulysse une grande tempête. Mais sa grande volonté, son puissant désir, lui fit si bien baiser la roche, que ce baiser constant créa une ventouse qui fit le vide et l’unit à la roche même.

Ce n’est pas tout : de ses épines qui grattaient, voulaient saisir, une se subdivisa, et devint une triple pince, véritable ancre de salut, qui seconderait la ventouse si celle-ci s’appliquait mal à une surface peu polie.

Quand il eut pincé, aspiré puissamment sa roche, se sentit assis, il comprit de plus en plus qu’il avait tout à gagner si, de convexe qu’il était, il pouvait la faire concave, y creuser à sa mesure un petit trou, se faire un nid. Car on n’est pas toujours jeune. On n’a pas les mêmes forces. Quelle douceur ne serait-ce si, un jour, l’oursin émérite pouvait relâcher quelque chose de l’effort de cet ancrage qui continue jour et nuit ?

Donc il creusa. C’est sa vie. Fait de pièces détachées, il agit par cinq épines qui, toujours poussant d’ensemble, se soudèrent et lui firent un pic admirable pour percer.

Ce pic de cinq dents du plus bel émail est porté par une charpente délicate, quoique très solide, formée de quarante pièces. Elles glissent dans une sorte de gaîne, sortent, rentrent, ont un jeu parfait. Par cette élasticité, elles évitent les chocs violents. Bien plus, elles se réparent s’il survient des accidents.

C’est rarement dans la pierre, qu’il méprise, c’est dans le roc, le granit, qu’il sculpte, ce héros du travail. Plus ce roc est dur, résistant, mieux il s’y sent affermi. Que lui importe d’ailleurs ? Le temps ne fait rien à l’affaire, et tous les siècles sont à lui. Qu’il meure demain, ayant usé sa vie et son instrument, un autre vient s’établir là, continue à la même place. Ils communiquent peu dans leur vie, ces solitaires ; mais la fraternité existe pour eux par la mort, et le jeune survenant qui trouve besogne demi-faite, en jouit, bénit la mémoire du bon travailleur qui la prépara.

Ne croyez pas qu’il s’agisse de frapper, et frapper toujours. Il a son art. Une fois qu’il a bien attaqué le ciment qui unit la roche, et bien déchaussé celle-ci, il mord les aspérités comme avec de petites tenailles, déracine le silex. Œuvre de grande patience, qui implique d’assez longs chômages pour que l’eau agisse ainsi sur les places dénudées. On peut alors, de la première couche, aller à la seconde, et, par ces procédés lents et sûrs, en venir à bout.

Dans cette vie uniforme, il y a des crises pourtant comme dans celle de l’ouvrier. La mer fuit de certains rivages. L’été, telle roche devient d’une insupportable chaleur. Il faut avoir deux maisons, une d’été, une d’hiver.

Grand événement qu’un déménagement pareil pour un être sans pieds, qui, de tous côtés, a des pointes. M. Caillaud l’a observé, admiré dans ces moments. Les baguettes faibles et mobiles, qui jouent, avancent et reculent, ne sont nullement insensibles, quoiqu’il les garantisse un peu en sécrétant tout autour un peu de molle gélatine qui sans doute fait matelas. Enfin, il le faut, il se lance, il s’affermit sur ses pointes, comme sur autant de béquilles, roule son tonneau de Diogène, et, comme il peut, atteint le port.

Là, renfermé de nouveau et dans sa coque hérissée, et dans le petit nid qu’il trouve presque toujours commencé, il se renfonce en lui-même, en sa jouissance solitaire de sécurité bienheureuse. Que mille ennemis rôdent au dehors, que la vague tonne et mugisse ; tout cela, c’est pour son plaisir. Que le roc tremble aux coups de mer : il sait bien qu’il n’a rien à craindre, que c’est sa bonne nourrice qui fait ce bruit. Il est bercé, il sommeille et lui dit : « Bonsoir. »