La Mer (Michelet)/Livre II/XII

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Michel Lévy Frères (p. 235-246).


XII

la baleine

« Le pêcheur, attardé dans les nuits de la mer du Nord, voit une île, un écueil, comme un dos de montagne, qui plane, énorme, sur les flots. Il y enfonce l’ancre… L’île fuit et l’emporte. Léviathan fut cet écueil. » (Milton.)

Erreur trop naturelle, Dumont Durville y fut trompé. Il voyait au loin des brisants, un remous tout autour. En avançant, des taches blanches semblaient désigner un rocher. Autour de ce banc l’hirondelle et l’oiseau des tempêtes, le pétrel, se jouaient, s’ébattaient, tournoyaient. Le rocher surnageait, vénérable d’antiquité, tout gris de coronules, de coquilles et de madrépores. Mais la masse se meut. Deux énormes jets d’eau, qui partent de son front, révèlent la baleine éveillée.

L’habitant d’une autre planète qui descendrait sur la nôtre en ballon, et, d’une grande hauteur observerait la surface du globe, voulant savoir s’il est peuplé, dirait : « Les seuls êtres qu’il m’est donné de découvrir ici sont d’assez belle taille, de cent à deux cents pieds de long ; leurs bras n’ont que vingt-quatre pieds, mais leur superbe queue, de trente, bat royalement la mer, la maîtrise, les fait avancer avec une rapidité, une aisance majestueuse, auxquelles on reconnaît très bien les souverains de la planète. »

Et il ajouterait : « Il est fâcheux que la partie solide de ce globe soit déserte, ou n’ait que des animalcules trop petits pour qu’on les distingue. La mer seule est habitée, et d’une race bonne et douce. La famille y est en honneur, la mère allaite avec tendresse, et quoique ses bras soient bien courts, elle trouve moyen, dans la tempête, de serrer contre elle-même et de protéger son petit. »



Ils vont ensemble volontiers. On les voyait jadis naviguer deux à deux, parfois en grandes familles de dix ou douze, dans les mers solitaires. Rien n’était magnifique comme ces grandes flottes, parfois illuminées de leur phosphorescence, lançant des colonnes d’eau de trente à quarante pieds qui, dans les mers polaires, montaient fumantes. Ils approchaient paisibles, curieux, regardant le vaisseau comme un frère d’espèce nouvelle ; ils y prenaient plaisir, faisaient fête au nouveau venu. Dans leurs jeux ils se mettaient droits et retombaient de leur hauteur, à grand fracas, faisant un gouffre bouillonnant. Leur familiarité allait jusqu’à toucher le navire, les canots. Confiance imprudente, trompée si cruellement ! En moins d’un siècle, la grande espèce de la baleine a presque disparu.

Leurs mœurs, leur organisation, sont celles de nos herbivores. Comme les ruminants, ils ont une succession d’estomacs où s’élabore la nourriture ; les dents leur sont peu nécessaires, ils n’en ont pas. Ils paissent aisément les vivantes prairies de la mer ; j’entends les fucus gigantesques, doux et gélatineux ; j’entends des couches d’infusoires, des bancs d’atomes imperceptibles. Pour de tels aliments, la chasse n’est pas nécessaire. N’ayant nulle occasion de guerre, ils ont été dispensés de se faire les affreuses mâchoires et les scies, ces instruments de mort et de supplice, que le requin et tant de bêtes faibles ont acquis à force de meurtres. Ils ne poursuivent point. (Boitard.) C’est l’aliment plutôt qui va à eux, apporté par le flot. Innocents et paisibles, ils engouffrent un monde à peine organisé qui meurt avant d’avoir vécu, passe endormi à ce creuset de l’universel changement.

Nul rapport entre cette douce race de mammifères qui ont, comme nous, le sang rouge et le lait, et les monstres de l’âge précédent, horribles avortons de la fange primitive. Les baleines, bien plus récentes, trouvèrent une eau purifiée, la mer libre et le globe en paix.

Il avait rêvé son vieux rêve discordant des lézards-poissons, des dragons volants, le règne effrayant du reptile ; il sortait du brouillard sinistre pour entrer dans l’aimable aurore des conceptions harmoniques. Nos carnivores n’avaient pas pris naissance. Il y eut un petit moment (quelque cent mille années peut-être) de grande douceur et d’innocence, où sur terre parurent les êtres excellents (sarigues, etc.), qui aiment tant leur famille, la portent sur eux et en eux, la font, s’il le faut, rentrer dans leur sein. Sur l’eau parurent les bons géants.

Le lait de la mer, son huile, surabondaient ; sa chaude graisse, animalisée, fermentait dans une puissance inouïe, voulait vivre. Elle gonfla, s’organisa en ces colosses, enfants gâtés de la nature, qu’elle doua de forces incomparables et de ce qui vaut plus, du plus beau sang rouge ardent. Il parut pour la première fois.

Ceci est la vraie fleur du monde. Toute la création à sang pâle, égoïste, languissante, végétante relativement, a l’air de n’avoir pas de cœur, si on la compare à la vie généreuse qui bouillonne dans cette pourpre, y roule la colère ou l’amour. La force du monde supérieur, son charme, sa beauté, c’est le sang. Par lui commence une jeunesse toute nouvelle dans la nature, par lui une flamme de désir, l’amour, et l’amour de famille, de race, qui, étendu par l’homme, donnera le couronnement divin de la vie, la Pitié.

Mais, avec ce don magnifique, augmente infiniment la sensibilité nerveuse. On est plus vulnérable, bien plus capable de jouir, de souffrir. La baleine n’ayant guère le sens du chasseur, l’odorat, ni l’ouïe très développée, tout en elle profite au toucher. La graisse, qui la défend du froid ne la garde nullement d’aucun choc. Sa peau, finement organisée, de six tissus distincts, frémit et vibre à tout. Les papilles tendres qu’on y trouve sont des instruments de tact délicat. Tout cela animé, vivifié d’un riche flot de sang rouge, qui, même en tenant compte de la taille différente, surpasse infiniment en abondance celui des mammifères terrestres. La baleine blessée en inonde la mer en un moment, la rougit à grande distance. Le sang que nous avons par gouttes lui fut prodigué par torrents.

La femelle porte neuf mois. Son agréable lait, un peu sucré, a la tiède douceur du lait de femme. Mais, comme elle doit toujours fendre la vague, des mamelles en avant, placées sur la poitrine, exposeraient l’enfant à tous les chocs ; elles ont fui un peu plus bas, dans un lieu plus paisible, au ventre d’où il est sorti. Le petit s’y abrite, profite du flot déjà brisé.

La forme de vaisseau, inhérente à une telle vie, resserre la mère à la ceinture et ne lui permet pas d’avoir la riche ceinture de la femme, ce miracle adorable d’une vie posée, assise et harmonique, où tout se fond dans la tendresse. Celle-ci, la grande femme de mer, quelque tendre qu’elle soit, est forcée de faire tout dépendre de son combat contre les flots. Du reste, l’organisme est le même sous cet étrange masque ; même forme, même sensibilité. Poisson dessus, femme dessous.

Elle est infiniment timide. Un oiseau parfois lui fait peur et la fait plonger si brusquement, qu’elle se blesse au fond.

L’amour, chez eux, soumis à des conditions difficiles veut un lieu de profonde paix. Ainsi que le noble éléphant, qui craint les yeux profanes, la baleine n’aime qu’au désert. Le rendez-vous est vers les pôles, aux anses solitaires du Groënland, aux brouillards de Behring, sans doute aussi dans la mer tiède qu’on a trouvée près du pôle même. La retrouvera-t-on ? On n’y va qu’à travers les défilés horribles que la glace ouvre, ferme et change à chaque hiver, comme pour empêcher le retour. Pour eux, on croit qu’ils passent sous les glaces, d’une mer à l’autre, par la voie ténébreuse. Voyage téméraire. Forcés de venir respirer de quart d’heure en quart d’heure, quoiqu’ils aient des réserves d’air qui peuvent leur suffire un peu plus, ils s’exposent beaucoup sous cette énorme croûte percée à peine de quelques soupiraux. S’ils ne les trouvent à temps, elle est si dure et si épaisse, que nulle force, nul coup de tête la briserait. Là on peut se noyer aussi bien que Léandre dans l’Hellespont. Ne sachant cette histoire, ils s’engagent hardiment et passent.

La solitude est grande. C’est un théâtre étrange de mort et de silence pour cette fête de l’ardente vie. Un ours blanc, un phoque, un renard bleu peut-être, témoins respectueux, prudents, observent à distance. Les lustres et girandoles, les miroirs fantastiques, ne manquent pas. Cristaux bleuâtres, pics, aigrettes de glace éblouissante, neiges vierges, ce sont les témoins qui siègent tout autour et regardent.

Ce qui rend cet hymen touchant et grave, c’est qu’il y faut l’expresse volonté. Ils n’ont pas l’arme tyrannique du requin, ces attaches qui maîtrisent le plus faible. Au contraire, leurs fourreaux glissants les séparent, les éloignent. Ils se fuient malgré eux, échappent, par ce désespérant obstacle. Dans un si grand accord, on dirait un combat. Des baleiniers prétendent avoir eu ce spectacle unique. Les amants, d’un brûlant transport, par instant, dressés et debout, comme les deux tours de Notre-Dame, gémissant de leurs bras trop courts, entreprenaient de s’embrasser. Ils retombaient d’un poids immense… L’ours et l’homme fuyaient épouvantés de leurs soupirs.



La solution est inconnue. Celles qu’on a données semblent absurdes. Ce qui est sûr, c’est qu’en toute chose, pour l’amour, pour l’allaitement, pour la défense même, l’infortunée baleine subit la double servitude et de sa pesanteur et de la difficulté de respirer. Elle ne respire que hors de l’eau, et si elle y reste elle étouffe. Donc elle est animal terrestre, appartient à la terre ? Point du tout. Si, par accident, elle échoue à la côte, la pesanteur énorme de ses chairs, de sa graisse, l’accable ; ses organes s’affaissent. Elle est également étouffée.

Dans le seul élément respirable pour elle, l’asphyxie lui vient aussi bien que dans cette eau non respirable où elle vit.

Tranchons le mot. De la création grandiose du mammifère géant n’est sorti qu’un être impossible, premier jet poétique de la force créatrice, qui d’abord visa au sublime, puis revint par degrés au possible, au durable. L’admirable animal avait tout, taille et force, sang chaud, doux lait, bonté. Il ne lui manquait rien que le moyen de vivre. Il avait été fait sans égard aux proportions générales de ce globe, sans égard à la loi impérieuse de la pesanteur. Il eut beau par-dessous se faire des os énormes. Ses côtes gigantesques ne sont pas assez résistantes pour tenir sa poitrine suffisamment libre et ouverte. Dès qu’il échappe à l’eau son ennemie, il trouve la terre son ennemie, et son pesant poumon l’écrase.

Ses évents magnifiques, la superbe colonne d’eau qu’il lance à trente pieds, ce sont les signes, les témoins d’une organisation enfantine et barbare encore. En la lançant au ciel par ce puissant effort, le souffleur essoufflé (c’est le vrai nom du genre), semble dire : « Ô nature ! pourquoi m’avoir fait serf ? »



Sa vie fut un problème, et il ne semblait pas que l’ébauche splendide, mais manquée, pût durer. L’amour furtif, si difficile, l’allaitement au roulis des tempêtes entre l’asphyxie et le naufrage, les deux grands actes de la vie presque impossibles, se faisant par effort et par volonté héroïques ! — Quelles conditions d’existence !

La mère n’a jamais qu’un petit, et c’est beaucoup. Elle et lui sont tiraillés par trois choses : le travail de la nage, l’allaitement et la fatale nécessité de remonter ! L’éducation, c’est un combat. Battu, roulé de l’Océan, l’enfant prend le lait comme au vol, quand la mère peut se coucher de côté. Elle est, dans ce devoir, admirable d’élan. Elle sait qu’en son petit effort pour têter, il lâcherait prise. Dans cet acte où la femme est passive, laisse faire l’enfant, la baleine est active. Profitant du moment, par un puissant piston elle lui lance un tonneau de lait.

Le mâle la quitte peu. Leur embarras est grand, quand le pêcheur féroce les attaque dans leur enfant. On harponne le petit pour les faire suivre, et en effet ils font d’incroyables efforts pour le sauver, pour l’entraîner ; ils remontent, s’exposent aux coups pour le ramener à la surface et le faire respirer. Mort, ils le défendent encore. Pouvant plonger et échapper, ils restent sur les eaux en plein péril pour suivre le petit corps flottant.



Les naufrages sont communs chez eux, pour deux raisons. Ils ne peuvent, comme les poissons, rester dans les tempêtes aux couches inférieures et paisibles. Puis, ils ne veulent pas se quitter ; les forts suivent le destin du faible. Ils se noient en famille.

En décembre 1723, à l’embouchure de l’Elbe, huit femelles échouèrent, et près de leurs cadavres on trouva leurs huit mâles. En mars 1784, en Bretagne, à Audierne, même scène. D’abord des poissons, des marsouins, vinrent à la côte effarés. Puis on entendit des mugissements étranges, épouvantables. C’était une grande famille de baleines que poussait la tempête, qui luttaient, gémissaient, ne voulaient point mourir. Ici encore les mâles périssaient avec les femelles. Nombreuses, enceintes, et sans défense contre l’impitoyable flot, elles furent (elles et eux) lancées à terre assommées par le coup.

Deux accouchèrent sur le rivage, avec des cris perçants, comme auraient fait des femmes, et aussi de navrantes lamentations de désespoir, comme si elles pleuraient leurs enfants.