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La Mission Marchand (Congo-Nil)/01

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La Mission Marchand (I. Congo - Nil ; II. Fachoda)
Fayard Frères (p. 7-16).

CHAPITRE PREMIER

À LÉOPOLDVILLE


— Ainsi, Jane, vous êtes certaine que ces Français veulent atteindre le Nil.

— Oui, mon cher père, ils veulent ainsi.

— Vous tenez vos renseignements de source certaine ?

— Absolument certaine.

— Puis-je vous demander votre source ?

— Non, mon père ; il n’est pas convenable qu’une jeune personne confie certaines choses à ses parents. Tout ce qu’il est juste et décent de vous dire, c’est que vous pouvez tenir pour absolument véridiques mes affirmations.

Ces répliques s’échangeaient, le 8 novembre 1896, entre mister Bright, agent libre anglais et sa fille, miss Jane, gracieuse personne qui, lorsque la bizarrerie de son caractère le permettait, résidait auprès de ce personnage à Léopoldville, alias Stanleypool, capitale de l’immense territoire connu sous les noms de Congo belge ou d’État indépendant du Congo.

Un mot d’explication est ici nécessaire.

L’Angleterre, indépendamment de ses agents consulaires officiels, entretient à l’étranger des agents libres.

Ceux-ci, n’ayant aucune attache gouvernementale, peuvent être désavoués quand les circonstances l’exigent.

De là, pour eux, une liberté de mouvements absolue.

Ils peuvent tout dire, tout faire, tout oser, sans engager la responsabilité métropolitaine, et ils usent de cette faculté, avec un sans-gêne, avantageux pour Albion, mais extrêmement préjudiciable aux intérêts des nations amies, que leur mauvaise étoile place sur le chemin du peuple mercantile par excellence.

Mister Bright et la jolie Jane étaient debout sur le débarcadère en pilotis, établi sur la rive gauche du Congo.

En cet endroit le fleuve s’élargit en un lac circulaire.

Au loin, en face d’eux, ils apercevaient les quelques maisons et cabanes dont l’ensemble forme la station française de Brazzaville.

Les comptoirs de la maison Daumos, entourés de plantations de goyaviers, d’avocatiers ou arbres à beurre, dont les fruits violets contiennent une pulpe grasse assez semblable au beurre d’Isigny, s’alignaient avec leur wharf de bois, au bord même du fleuve.

Les Anglais braquaient leurs lorgnettes sur ce point, au voisinage duquel des noirs de la race Obamba, les plus beaux de formes et de visage de tout le Congo français, travaillaient à l’édification d’un vaste hangar.

— Voilà bien les trois vapeurs, grommelait Bright avec des grimaces mécontentes : le Faidherbe, le Duc-d’Uzès, la Ville-de-Bruges

— Et les trois chalands en aluminium, continua sa fille.

— Ainsi que les deux chalands en acier et la flottille de pirogues. Il n’y a pas à en douter. L’expédition qui a motivé de tels préparatifs doit être longue et lointaine.

— Le Nil, mon cher père, je vous l’ai affirmé.

— Je vous crois, Jane, je vous crois. Je sais par expérience combien votre tête est solide. Et ces gens doivent remonter le Congo, l’Oubanghi ?

— Oui.

— Et après ?

— J’ai cru comprendre qu’une fois arrivés à la limite des eaux navigables ils se dirigeraient vers le Nord jusqu’à Dem-Ziber, puis infléchiraient leur marche vers l’Est en contournant les marécages du Bahr-el-Ghazal par les provinces méridionales du Kordofau, en vue d’atteindre le Nil à hauteur de la bourgade de Fachoda.

Bright leva les bras au ciel.

— C’est une tentative insensée. Il y a quatre-vingt-dix-neuf chances sur cent pour échouer

— C’est aussi mon avis, dit tranquillement la blonde miss.

— Alors, il vous semble, comme à moi, que ces Français sont fous.

Jane secoua la tête :

— Permettez. Ici, mon avis diffère du vôtre.

— Quoi ! vraiment ?… avec quatre-vingt-dix-neuf chances d’insuccès…

— De votre aveu même, mon père, il en reste une de réussite. Ils la tentent, audacieux sans doute, mais non fous.

— Vous les défendez à présent ?

— Pas le moins du monde.

Et avec un sourire ironique :

— Je vous apporte les renseignements les plus précis ; je vous donne le moyen de contrarier tous leurs projets, et vous appelez cela les défendre… Vraiment, mon père, vous êtes plus royaliste que la reine et plus anglais qu’il ne convient… même à un agent libre de l’Angleterre.

Mister Bright ne répondit pas.

Tandis qu’il discutait, avec sa fille, plusieurs personnes étaient arrivées sur le quai.

Elles regardaient aussi.

C’étaient des colons, des soldats belges, en vestons et d’jaloué (longs jupons qui remplacent le pantalon) blancs, n’ayant d’attribut militaire que le solaco (casque de toile) orné d’un liseré noir, jaune et rouge, couleurs nationales belges.

Puis quelques Pahouins Sotos de la rive gauche, au torse nu, les hanches serrées par le caleçon large descendant à mi-cuisse.

Tous ces gens avaient des oreilles auxquelles il était inutile de confier ses sentiments secrets.

Aussi, M. Bright appliqua ses jumelles sur ses yeux et se remit à observer ce qui se passait de l’autre côté du fleuve.

Son attention d’ailleurs était justifiée.

Depuis la veille, la mission Marchand était concentrée à Brazzaville.

Ce n’avait pas été sans peine, et l’odyssée de la petite troupe avait été marqué par les pires tribulations.

Ayant quitté la France au mois de juin 1896, le commandant avait débarqué, le 23 juillet, à Loango.

Bientôt ses compagnons l’y avaient rejoint.

C’étaient les capitaines Baratier, Germain, Mangin ; les lieutenants Largeau et Gouly, le lieutenant de vaisseau Morin, l’enseigne Dyé, l’interprète Landeroin, le médecin de marine Emily et douze sous-officiers, parmi lesquels l’adjudant de Prat et le sergent Dal.

Une compagnie de tirailleurs sénégalais-soudanais, recrutée à Dakar, formait le gros de la mission.

À peine débarqué, le commandant se trouva aux prises avec de terribles difficultés.

Toute la région comprise entre Loango et Brazzaville (500 kilomètres) était en pleine insurrection.

Les tribus Boubous, Orougous, Inengas et Ivilis s’étaient soulevées, à la voix d’un chef, du nom de Mabiala Niganga.

Sans tarder cependant, on recruta des porteurs, le véhicule humain étant encore le seul moyen de transport dans cette région, dite civilisée, par comparaison avec les territoires que devaient traverser les explorateurs.

Mais les noirs infidèles abandonnèrent les cinq cents premières charges dans la forêt de Mayolabé.

Cette expérience démontrait l’impossibilité de gagner Brazzaville, point origine de la mission.

Marchand alors s’adressa au gouverneur, M. de Brazza Avant de s’engager dans les solitudes africaines, il fallait déblayer la route.

Le pionnier de la civilisation était contraint de commencer son voyage par une expédition militaire.

Il n’hésita pas.

M. de Brazza proclama l’état de siège, remit à l’officier le commandement des troupes du Congo, et la guerre commença contre les rebelles.

Guerre terrible dans la brousse, inconnue à quelques kilomètres de la route suivie par les caravanes.

Guerre où chaque touffe d’arbres, chaque ravin cachent une embûche.

Guerre où l’intelligence, avec une poignée d’hommes, doit avoir raison de tout un peuple auquel appartient l’avantage énorme de la connaissance du terrain.

Et comme si ces obstacles, capables de décourager les plus vaillants ne suffisaient pas, la terrible fièvre des bois, la fièvre hématurique bilieuse s’abat sur le chef aimé, en qui tous ont mis leur confiance.

Écrasé par la douleur, pâli, les yeux caves, trop faible pour marcher, le commandant conserve toute son énergie morale.

Dans un palanquin grossier, des noirs le portent ; et, dominant la maladie, il se montre partout, il prévoit tout, entraînant ses soldats, repoussant l’ennemi.

Mais ses forces s’épuisent.

Le 30 septembre, il arrive mourant à Loudima.

Est-ce que l’expédition, qui sera une gloire pour la France, va échouer ?

Est-ce qu’à Loudima, on dressera, sous les grands arbres, la petite croix de bois qui, dans les solitudes du Continent-noir, dit au passant :

— Salue, un Français est mort ici !

Non, l’ange du dévouement est à Loudima.

C’est une sœur de charité, une de ces humbles et courageuses femmes qui vont là-bas, insoucieuses du climat torride, des dangers sans nombre, pour combattre la mort, pour la vaincre souvent, et, si cela est impossible, pour dire au moribond la suprême parole d’espoir.

Elle s’installe au chevet du malade, exécutant les prescriptions du médecin comme un soldat exécute sa consigne.


Carte itinéraire de la Mission Marchand


Seulement elle prend son mot d’ordre au ciel, et quand le fiévreux a bu la potion calmante, elle prie.

Et l’officier sent ses forces renaître.

La fièvre s’enfuit.

En avant !

Que l’on ne perde pas une heure, pas une minute.

La France attend que ses fils marchent, qu’ils marchent sans trêve, pour aller là-bas, sur la rive du Nil où retentit naguère le tumulte des armées des Pharaons, planter un rectangle d’étoffe tricolore qui représente son honneur.

Les rebelles ont profité de l’inaction forcée des troupes françaises pour se reformer.

Dans les fourrés qui avoisinent les rivières Nigré et Zefou, où les caoutchoucs sauvages, les bananiers, les dikas, les manguiers entrelacent leurs branches, entre lesquelles serpentent la vigne sauvage, le raphia ou liane à vin, l’owalo, ronce produisant de l’huile, l’ézigo, le m’pano, plantes tinctoriales, et l’acoumé, lierre dont la sève desséchée est utilisée comme cire ; dans ces fourrés, les rebelles se sont fortifiés.

Retranchements inutiles !

Marchand les presse, les harcèle et finit par obliger leur chef, Mabiala Niganga, à se réfugier dans la caverne d’Oulouma avec quelques centaines de fidèles.

La position est formidable. L’entrée étroite du souterrain est obstruée par des quartiers de rocs.

Il y a sans doute d’autres ouvertures, puisque les assiégés réussissent à se ravitailler, mais elles sont inconnues des Européens.

Après la lutte en rase campagne, est-ce la guerre de siège qui va se dérouler ?

Ah ! que non pas. Le commandant a hâte d’atteindre Brazzaville, hâte de plonger dans l’inconnu au fond duquel se dessine, en lettres de feu, ce mot : Fachoda.

Coûte que coûte, il faut forcer l’entrée des cavernes.

Un sergent se dévoue. La nuit il se glisse près de l’orifice et place des boudins de dynamite dont il enflamme la fusée.

Par un hasard providentiel, ce brave échappe aux flèches, projectiles de l’ennemi.

Une explosion se produit, transformant le passage en cratère.

C’est une gerbe de flammes, une mitraille de roches pulvérisées.

Mais à peine la fumée bleuâtre de l’explosif s’est-elle dissipée que nos soldats, européens et noirs, bondissent en avant.

Ils s’engouffrent dans les cavernes comme un tourbillon.

Rien ne leur résiste.

L’ennemi, surpris par cette attaque soudaine, est décimé.

Des prisonniers nombreux restent entre les mains des vainqueurs, et parmi eux, le chef Mabiala Niganga est mortellement blessé.

Désormais la révolte est décapitée.

Des colonnes volantes sont lancées dans toutes les directions. Les villages se soumettent ou sont détruits.

Terrifiés, comprenant enfin que ni forêts, ni rivières, ni fièvres, ne peuvent arrêter les Français, les indigènes se soumettent.

Et, réaction comique, ces nègres qui, la veille, combattaient pour la liberté, sollicitent la domesticité. Ils demandent à être engagés comme porteurs.

C’est le salut.

Le premier acte du drame tire à sa fin[1].

Grâce à la bonne volonté des populations, toutes les charges sont amenées à Brazzaville, où, le 8 novembre, quatre mois après l’arrivée de Marchand à Loango, la mission se trouve enfin réunie.

L’énergie, déployée par le commandant Marchand dans cette passe difficile, était bien pour inquiéter les agents anglais qui, du quai de Léopoldville, observaient avec une rage continue.

— Que dois-je faire à votre avis, Jane, demanda enfin Mister Bright, qui sollicitait volontiers les conseils de sa capricieuse fille ?

— La question est mal posée, mon père.

— Vous trouvez ?

— Sans doute. Apprenez-moi tout d’abord vers quel but vous tendez ?

— Oh ! c’est clair. Des Français veulent arriver au Nil, cela est contraire aux intérêts britanniques…

— Donc un Anglais a le devoir…

— Naturellement.

Il y eut un silence ; les causeurs réfléchissaient.

Puis la charmante blonde se rapprocha de son interlocuteur :

— Il faut d’abord télégraphier à l’Amirauté.

— Bien, je ferai ainsi.

— Elle pourra ainsi agir de son côté.

— Votre remarque est droite.

— Pour nous, mon cher père…

— Pour nous, dites-vous ?

— Nous demanderons un fort crédit sur la Banque de Léopoldville, car, avec de l’argent, on fait tout ce que l’on veut.

Et tous deux, avec cette allure automatique, particulière à leur race, se rendirent au bureau du télégraphe.

Ils expédièrent une longue dépêche, incompréhensible pour les profanes, car les mots avaient une signification particulière, convenue à l’avance avec leurs correspondants.

Le soir même, un petit noir, télégraphiste de ce pays de bois d’ébène, (Uniforme : tout nu, avec une casquette blanche sans visière et à liseré bleu) leur apportait en réponse le télégramme que voici :

« Compris. Crédit illimité. Ordres nécessaires expédiés.
xxxSuivre, si possible opération. Envoyer nouvelles fréquentes. Gros intérêts en jeu. »
xxxLa signature était :
xxx« Clarence de Ladbroke — Grove — Road — London. »

Ces détails, rigoureusement authentiques[2] étaient indispensables pour montrer les dessous politico-diplomatiques, par suite desquels les obstacles se multiplièrent sur la route ; la mission, rendant son succès si improbable, qu’à la nouvelle de son arrivée à Fashoda, un homme d’État anglais s’écria :

— Ce Marchand est un Titan ; il escaladerait le ciel s’il lui en prenait fantaisie.

  1. La campagne avait duré trois mois. En marches et contremarches, les troupes avaient parcouru près de 1.500 kilomètres, et cela était un simple petit supplément à l’effrayant voyage qu’allait entreprendre la mission. Car l’itinéraire Congo-Nil, commençait seulement à Brazzaville. Quinze cents kilomètres par-dessus le marché, dans des forêts épaisses, des vallées fortifiées par un ennemi cent fois en nombre…, après cela, on pouvait tout espérer du chef et des soldats.
  2. De même que dans le cours de ce récit, le dialogue n’est pas strictement textuel, mais les idées exprimées et les faits sont d’une absolue exactitude.