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La Mission Marchand (Fachoda)/04

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La Mission Marchand (I. Congo - Nil ; II. Fachoda)
Fayard Frères (p. 49-64).

IV

L’ASSAUT DES DERVICHES.


Du 24 juillet au 24 août 1898, la mission Congo-Nil s’était solidement établie à Fachoda.

De plus, les hommes, dirigés par l’état-major, avaient utilisé leurs loisirs en créant des jardins.

Abondamment arrosées, ces cultures potagères étaient déjà en plein rapport et permettaient de faire entrer force légumes frais dans l’alimentation de la garnison.

D’autre part, Marchand, toujours actif, avait organisé régulièrement ses communications avec Meschra-el-Reck et sa ligne de postes du Soueh et du M’Bomou.

De plus, il signait de nombreux traités de protectorat avec les chefs dès diverses tribus chilloukes, groupant tant sur le Bahr-el-Ghazal que sur les rives mêmes du Nil, une population de plus de douze millions d’habitants sous le pavillon de France.

Le 24 août au soir, le commandant était d’excellente humeur.

La domination française était assise de telle sorte, qu’il pensait que rien désormais ne pourrait donner matière à contestation.

Ce soir-là, il avait parlé plus que de coutume et s’était couché assez tard.

Tout dormait dans Fachoda, quand, vers deux heures du matin, un tirailleur se précipita en coup de vent chez l’officier, arriva jusqu’auprès de sa couchette et le secoua frénétiquement.

Réveillé en sursaut, Marchand étendit la main vers son revolver placé à sa portée.

Mais le Sénégalais l’arrêta.

— Toi pas tirer, commandant, toi pas tirer sur Ridsou, fils d’Atanga, le soldat à toi.

Ces paroles rendirent tout son calme au commandant.

Il se dressa sur son séant et, d’un ton sévère :

— Que viens-tu faire ici ? Pourquoi n’es-tu pas auprès de tes camarades ?

Le soldat secoua la tête :

— Toi pas savoir, capitaine Baratier permettre Ridsou, aller promener loin, pour voir pays. Moi suivre la rivière, à trente, cinquante kilomètres. Partout bien reçu. Français bons, Français, content recevoir.

Cela était vrai. Les relations entre les indigènes et la mission étaient telles que les tirailleurs pouvaient s’en aller, isolés, à soixante kilomètres de Fachoda, sans courir le moindre danger.

Les Anglais, au contraire, furent contraints de marcher par troupes, car tout traînard disparaissait infailliblement.

— Bien, reprit Marchand, tu avais un congé, soit. Ce n’est pas une raison pour me réveiller. Retourne à ton escouade et fais que j’oublie ton nom.

Cette admonestation paternelle lui paraissait devoir mettre fin à l’entretien.

Il n’en fut rien.

Le tirailleur tourna énergiquement sa tête noire, en déclarant avec force :

— Moi pas partir, Sans moi dire avec toi ce que j’ai vu sur la rivière.

Du coup, l’officier devint attentif.

L’insistance du Soudanais indiquait une découverte grave.

— Parle.

— Eh bien. Vu bateaux de fer avec canons, et puis des chalands tout pleins de soldats.

— Des canonnières, des chalands… c’étaient des Anglais.

— Non, pas Anglais.

— Quoi donc alors ?

— Ne sais pas ; des noirs pas Sénégalais, pas du Soudan non plus. Un Chillouk crie moi : Ça, soldats du Khalife, eux vouloir chasser toi de Fachoda.

— Du Khalife ? D’un bond, Marchand s’était levé. Il s’habillait tout en continuant à interroger Ridsou.

— Combien de canonnières ?

— Deux, commandant.

— Et de chalands ?

— Huit.

— Grands ?

— Oui, grands plus beaucoup que ceux à nous. Bateaux contenir cent cinquante, deux cents soldats. Alors, moi couri vite, pour arriver avant eux. Mais eux pas loin. Et si ennemis, comme a dit Chillouk, réveiller tout le monde ; donner cartouches tout plein beaucoup. Juste le temps. Bateaux pas se fatiguer comme jambes, mais avancer tout de même.

Le commandant était prêt.

Il courut chez Baratier, envoya Ridsou prévenir les autres officiers qu’il les attendrait au logis du capitaine.

Un quart d’heure plus tard, l’état-major était réuni.

Mis au courant, tous attendirent les ordres du chef.

Ceux-ci furent brefs.

Les clairons allaient sonner le réveil.

Les tirailleurs occuperaient les retranchements et les tranchées, heureusement achevés avant l’approche de l’ennemi.

Quelques éclaireurs descendraient le cours du fleuve à la rencontre des derviches.

Le commandant lui-même, avec une section, occuperait un poste fortifié en avant des tranchées.

Tout étant ainsi réglé, on attendit.

La matinée se passa sans que l’ennemi parût.

Vers midi seulement, des fumées montèrent au loin sur le fleuve.

Elles se rapprochaient rapidement.

Bientôt on distingua deux canonnières à vapeur, Le Sofia et Le Tefhrich, remorquant plusieurs chalands.

Cette flottille stoppa à deux kilomètres de Fachoda. Un canot s’en sépara aussitôt et, à force de rames, se dirigea vers la ville.

À l’avant de l’embarcation un homme se tenait debout, brandissant au-dessus de sa tête une lance, au bout de laquelle flottait un lambeau d’étoffe blanche.

C’était un parlementaire.

Mangin fut chargé de le recevoir.

Il se porta donc à environ deux cents mètres en avant des retranchements et, quand la chaloupe fut à sa hauteur, il lui fit signe d’aborder en ce point.

L’embarcation obéit et le parlementaire, un bey de l’armée du Khalife, sauta sur la rive.

Docilement il se laissa bander les yeux.

Mangin lui prit le bras et le conduisit ainsi, en dehors du retranchement, sous un bouquet de palmiers où le commandant Marchand attendait l’envoyé.

Parvenu en ce point, le mahdiste fut débarrassé du mouchoir assujetti sur ses yeux.

C’était un grand gaillard aux traits accentués. Sa peau très foncée, l’éclat de son regard audacieux frappaient tout d’abord.

On devinait en cet homme une âme courageuse et violente.

Il salua Marchand par ces paroles :

— À toi, chef des blancs, salut.

Le commandant répondit :

— À toi, visiteur de ma ville, salut.

Les yeux du parlementaire lancèrent un jet de flamme, à l’audition de ces mots : ma ville sur lesquels l’officier français avait appuyé à dessein.

Mais ce fut d’un ton calme qu’il reprit :

— L’erreur obscurcit ton esprit, la ville de Fachoda est au Khalife.

Un sourire passa sur les lèvres du commandant.

— L’ayant conquise, je suis certain qu’elle est à moi.

— Conquérir ne suffit pas, gronda le bey, il faut pouvoir conserver.

— Je ferai de mon mieux.

L’envoyé parut alors comprendre qu’il devait s’expliquer davantage.

— Je suis venu-au nom du Khalife, reprit-il. Il ne désire pas ta mort. Mais en occupant Fachoda, tu le coupes de Gaba-Schambé où sont rassemblés ses approvisionnements.

— Je le regrette. Cependant j’ai hissé sur cette ville le pavillon de mon pays, et je ne saurais l’abattre sans l’ordre de mon gouvernement.

— Tu veux donc la guerre ?

Marchand parut réfléchir, puis d’une voix calme :

— Es-tu chargé de me l’annoncer ?

Le bey fut surpris par la riposte.

— Tu ne songes pas, dit-il, que la lutte est inégale.

— Pardon, j’y ai pensé.

— Tu as sous tes ordres à peine deux cents hommes.

— C’est vrai.

— Deux mille guerriers sont en face de toi.

— Deux mille, répéta le commandant. Je te remercie de m’apprendre ce chiffre.

Et comme le parlementaire, quelque peu interloqué, gardait le silence.

— Est-ce tout ce que tu désirais me dire ?

— C’est tout.

— Alors retourne vers celui qui t’envoie et rapporte-lui ma réponse. Fachoda est maintenant à la France, et les soldats que contient la ville ne la rendront à personne.

Le messager s’inclina.

Puis étendant la main en signe de menace.

— Que le sang qui va couler retombe sur ta tête et marque les tiens au front jusqu’à la quatrième génération.

Sur un signe du commandant, Mangin replaça le mouchoir sur les yeux du mahdiste et, le reprenant par le bras, le ramena à l’endroit où stationnait le canot qui l’avait apporté.

Là, le madhiste bondit dans la barque et, comme elle s’éloignait du rivage.

— Adieu, dit-il, toi qui vas mourir.

Le capitaine haussa les épaules et rejoignit Marchand.

La bataille était imminente.

Chacun le sentait. De leurs postes de combat, officiers et tirailleurs suivaient du regard le léger canot qui se rapprochait rapidement de la flottille madhiste.

Il l’atteignit enfin et disparut derrière la coque de l’un des vapeurs.

Un quart d’heure s’écoula.

Puis, soudain, une volute de fumée blanche se développa à l’avant du Sofia ; une détonation retentit et, quelques secondes plus tard, un obus éclatait à gauche du retranchement, sans atteindre personne.

La canonnade continua, tandis que plusieurs chalands ralliaient la rive et y débarquaient les soldats enfermés dans leurs flancs.

À peine ces troupes se mirent-elles en mouvement que le commandant fit ouvrir le feu.

Sous la pluie de balles, les assaillants hésitèrent.

Ils se tapirent dans des champs de maïs qui, nous l’avons dit, forment la principale culture de la région.

Cette fusillade nourrie troublait les projets des mahdistes.

À bord du Sofia, le chef de l’expédition, le marabout Alder, appela aussitôt le bey qu’il avait dépêché le matin vers les Français.

— Tu as vu leurs retranchements ; demanda-t-il.

— Oui. Tout en transmettant tes ordres à ces blancs, j’ai examiné de mon mieux.

— Eh bien ?

— Il m’a semblé qu’ils avaient surtout fortifié leur position au Nord.

— Au Nord, dis-tu.

— Oui, ils supposent ainsi barrer la route du fleuve.

— Barrer, les fous, ils n’ont pas d’artillerie.

— Je n’ai rien aperçu de semblable.

Le marabout leva la main.

— Cela, j’en suis certain, mes espions m’ont renseigné à cet égard.

Puis après un instant de réflexion :

— Nous allons remonter le Nil.

— Bien.

Au passage, nous foudroierons la ville avec nos canons, nous la couvrirons d’obus.

— Cela détournera l’attention des blancs et permettra à nos troupes de débarquement de se porter en avant.

— Je l’espère. Les quatre chalands qui restent nous suivront. Les guerriers qu’ils transportent seront mis à terre au sud de la cité.

— Et, pris entre deux feux, nos ennemis seront écrasés. Je leur ai promis la mort en ton nom.

Déjà le marabout allait donner ses ordres.

Le bey l’arrêta.

— Nous allons passer bien près des retranchements des Français !

— Aurais-tu peur ? ricana Alder.

— Peur, je ne connais pas cette chose. Je voulais seulement te dire, noble représentant du Khalife, que les fusils de ces gens portent loin. Vois à quelle distance leurs projectiles atteignent nos guerriers.

— Quelle est ta pensée ?

— Leurs balles ne traverseront-elles pas la coque de nos chalands.

Le marabout éclata de rire.

— Nos chalands sont en fer, les balles rebondiront inoffensives sur cet obstacle.

Élevant ses nains au-dessus de sa tête en forme de coupe, le bey s’inclina profondément, puis il murmura :

— Agissons donc ainsi qu’Allah te l’inspire.

Des signaux furent aussitôt échangés.

Les Quatre chalands, encore garnis de soldats, pris à la remorque par le Sofia et le Tefhrich, s’ébranlèrent lourdement.

Toute la flottille s’avança vers Fachoda.

Les pièces des deux canonnières faisaient rage.

Des obus ronflaient dans l’air, s’abattaient sur les maisons, sur les murailles.

Des éclatements vibraient.

Une averse de fonte couvrait Fachoda.

Mais les derviches avaient en face d’eux le commandant Marchand et deux cents tirailleurs armés d’excellents fusils.

De suite, le chef de la mission avait compris la nouvelle tactique des ennemis.

Ils avaient bien raisonné.

Attendant des adversaires venant du Nord, le commandant avait accumulé de ce côté les moyens de défense.

Comme le temps et les travailleurs lui avaient manqué, tout naturellement la partie sud de la ville s’était trouvée négligée.

Dans cette direction, une troupe assaillante ne rencontrerait pas d’obstacles sérieux.

Si les mahdistes parvenaient à débarquer en amont de Fachoda, la colonne de Marchand serait fatalement vaincue par un ennemi si supérieur en nombre.

Mais, à ses qualités de courage et de volonté, l’officier joint un rare sang-froid.

Il n’hésite pas.

C’est sur le Nil qu’est le véritable danger.

C’est à la flottille qu’il s’agit de faire face avec toutes ses forces disponibles.

Il appelle un sergent qui est à dix pas de lui.

— Sergent !

Le gradé s’approche vivement :

— Mon commandant !

— Prenez huit hommes, jetez-vous dans les maïs… et un feu d’enfer. Il faut faire croire aux troupes débarquées qu’elles se heurtent à une force considérable.

— Bien, commandant.

— Et tenez bon jusqu’à ce que nous en ayons terminé avec les embarcations.

— Compris, commandant. Si l’on ne tient-pas c’est qu’on sera mort.

C’est Bernard qui prononce si simplement ce mot héroïque.

Il court au retranchement.

Il va lever une escouade.

Et, entraînant ses huit hommes dans ses traces, il disparaît avec eux dans les hautes tiges feuillues des maïs, que leurs longs épis font pencher vers le sol.

Cependant Marchand a transmis ses ordres aux chefs des divers détachements.

Les fusils cessent de prendre pour objectif la colonne de débarquement.

Ils se dirigent vers la flottille.

Mais les Sénégalais ne tirent point.

On leur a dit d’attendre le coup de sifflet du commandant.

Et ils attendent impassibles, tandis que les vapeurs mahdistes approchent, continuant une canonnade endiablée.

Deux hommes tombent, grièvement blessés.

Un autre s’abat à son tour sur le sol.

On attend toujours.

Les bateaux ne sont plus qu’à quatre cents mètres. Ils vont arriver en face des tranchées.

Des chalands part une fusillade nourrie.

Deux Soudanais encore sont atteints.

Les hommes sentent la colère les envahir.

Soudain un coup de sifflet strident déchire l’air. C’est le signal. Enfin !

Les deux cents fusils s’abaissent d’un même mouvement.

Deux cents détonations se confondent en une seule, formant un coup de tonnerre.

Et comme une volée d’oiseaux meurtriers, les balles s’envolent en sifflant.

Ah ! c’est un joli remue-ménage à bord des vapeurs et des chalands.

Ces derniers résonnent comme dès chaudrons sous le choc des balles qui, contrairement aux prévisions du marabout Alder, les traversent aisément.

Atteints derrière ce rempart de tôle, qu’ils jugeaient invulnérable, les mahdistes s’affolent.

Leur feu devient irrégulier, de plus en plus mal dirigé.

Ils ne font plus aucun mal à leurs adversaires.

Et la nappe de balles arrive toujours, trouant les coques, les cheminées, hachant les bancs, les agrès.

Alder ordonne de forcer de vapeur.

Les cheminées des canonnières vomissent des torrents de fumée noire.

La marche de la flottille s’accélère. Elle passe devant Fachoda ; elle est passée.

Est-ce que, malgré tout, le plan du chef derviche va s’exécuter jusqu’au bout.

Non. Le commandant veille.

D’un regard, il s’assure que les huit hommes, conduits par le sergent Bernard, tiennent toujours en échec la colonne que l’ennemi a jetée à terre en aval.

Sa physionomie s’éclaire.

Cette poignée de soldats fait son devoir avec une ardeur, une intelligence digne de tous les éloges.

Embusqués dans un champ de maïs qui dissimule leur petit nombre, ils font un feu d’enfer, se déplaçant sans cesse, donnant à l’adversaire l’impression d’une troupe dix fois plus nombreuse.

Les mahdistes n’ont pas avancé d’un pas.

Alors le commandant élève la voix :

— Cinquante hommes avec moi.

En un instant il les a autour de lui.

— Pas gymnastique, ordonne-t-il encore.

Les Soudanais jettent l’arme sur l’épaule et, le chef de la mission à leur tête, ils traversent Fachoda au pas de course.

Les voici de l’autre côté de la ville.

La flottille madhiste arrive. Elle prend ses dispositions pour débarquer.

Mais le détachement amené par Marchand ouvre le feu.

De nouveau les balles sifflent, s’abattent, ricochent au milieu des soldats du Khalife.

Les mouvements des canonnières deviennent indécis.

D’abord elles veulent remonter le courant, avec une allure plus accélérée.

Les balles françaises accompagnent le mouvement.

Stupéfait, déconcerté par cette résistance à laquelle il ne s’attendait pas, le marabout Aider commande de revenir en arrière.

Les vapeurs, les chalands virent sous la fusillade.

Le virage est terminé. Un cri de joie monte vers le ciel, les madhistes se croient sauvés.

Erreur.

La grêle de balles les poursuit.

Marchant en tirailleurs le long du rivage, les Soudanais s’arrêtent de loin en loin, visent avec attention, lâchent leur coup de fusil et repartent en courant.

Devant la ville, le feu redouble.

Mangin a posté tous les soldats disponibles dans les maisons qui bornent le fleuve.

Et pour comble de malheur, un projectile détraque la machine du Sofia.

La canonnière reste en panne.

Le Tefhricht vient à toute vitesse à son secours.

Mais alors les chalands demeurent immobiles.

C’est la plus merveilleuse cible que des tireurs puissent rêver.

Et les Sénégalais s’en donnent, à cœur joie.

La mort fauche infatigablement dans les rangs derviches.

Les soldats du Mahdi, démoralisés, terrifiés, s’affolent.

Chacun veut se coucher au fond des embarcations, où, semble-t-il, on est moins exposé.

Malheureusement il n’y a pas de place pour tout le monde.

Les Derviches se battent entre eux.

Ils tirent leurs couteaux pour conquérir les places convoitées.

Et ils amoncellent des morts, sur les morts que font sans trêve les balles françaises.

Enfin le Sofia peut se remettre en marche.

La flottille repart.

Là-bas, les guerriers amenés à terre au début de l’action, rallient les vapeurs avec leurs chalands.

Pas si vite cependant qu’ils ne soient salués par quelques feux de salve qui leur abattent beaucoup de monde.

Et l’expédition mahdiste fuit.

Les bateaux décroissent, décroissent ; ils se perdent à l’horizon.

Le marabout est désespéré. Il a été vaincu, ses navires sont avariés et il laisse sur le champ de bataille sept cents de ses soldats.

Il est cinq heures du soir.

Les Fachodanais qui, durant le combat, sont restés prudemment chez eux, sortent alors.

Ils accourent auprès des « lions français ».

Ils les félicitent, les embrassent.

Les femmes veulent transporter les blessés.


le détachement amené par marchand ouvre le feu…

C’est un enthousiasme général.

C’est à qui apportera des pâtisseries du pays, des rafraîchissements aux vainqueurs.

Et en même temps, tous marquent une sorte d’ahurissement.

Comment deux cents hommes ont-ils pu mettre en fuite deux mille mahdistes ?

Rien n’est donc impossible aux Français.

Le fourbe Ra-Moeh lui-même vient leur apporter ses compliments.

Avec ses serviteurs, chargés de victuailles, il se présente devant le commandant, lui débite un interminable discours oh il le compare au Lion, au Soleil, au Dattier.

Toute l’éloquence orientale y passe.

Du reste, le succès de cette journée devait avoir un résultat meilleur encore que ne le supposait le chef de la mission lui-même.

L’exagération chillouk faisait maintenant des Français des êtres invaincus et invincibles, on allait en avoir la preuve.

Le soir même de la victoire, tandis que les Sénégalais et les auxiliaires Yaconcas, au visage tatoué, donnaient la sépulture aux morts, un cavalier arriva au galop dans la ville.

C’était un nomade, enveloppé d’un long burnous flottant.

Il se fit indiquer la demeure du commandant.

Renseigné, il s’y rendit, descendît de cheval à la porte, jeta la bride aux mains d’un gamin qui regardait et pénétra dans la maison.

Marchand était à table.

L’indigène le salua d’une de ces révérences de grand style dont les Arabes ont le secret.

— Tu es le commandant français ? dit-il ensuite.

— Oui. Et toi, qui es-tu ?

— Je suis Akbar, secrétaire du sultan chilliouk Fadel.

— Tu m’apportes un message.

— Oui.

— Donne.

Le courrier tendit à l’officier un pli, portant le sceau du sultan chef-général de toutes les tribus chilloukes, et suzerain de Ra-Moeh, cheik du district de Fachoda.

La missive, traduite aussitôt par Landeroin, disait en substance que Fadel avait pensé longtemps qu’Allah était avec le Mahdi.

Mais, en présence du succès remporté le jour même par les Français, il avait compris son erreur.

L’œil d’Allah s’était détourné du Khalife, pour se poser avec douceur sur les Européens venus du Sud.

Cela, afin d’indiquer aux Croyants quelle était la volonté de Celui qui est le plus Grand.

Lui, Fadel ne résisterait pas à l’appel divin.

Dès le lendemain, il se présenterait à Fachoda et il signerait avec le chef blanc un traité d’amitié et d’alliance.

Il le reconnaîtrait comme son suzerain.

Dire la joie du commandant est impossible.

La décision du sultan Fadel était la consécration définitive, officielle, indiscutable de tous les traités conclus déjà avec les cheiks des divers districts du pays chillouk.

Sans tarder il répondit à Fadel, l’assurant de son affection et du plaisir qu’il aurait à le voir le lendemain.

Le courrier, sans vouloir se rafraîchir, ni se reposer, repartit aussitôt.

Le lendemain, au milieu du jour, une cavalcade imposante arriva à Fachoda.

Deux cents guerriers, armés de lances, faisaient caracoler leurs chevaux.

En tête du cortège chevauchait fièrement le sultan Fadel, au-dessus de la tête duquel quatre cavaliers soutenaient un dais d’étoffe verte.

Marchand reçut le dignitaire avec courtoisie.

Mangin, Baratier, le lieutenant Fouque entouraient le commandant.

Après échange des longues politesses africaines, le traité, préparé par les soins du chef de la mission Congo-Nil, fut lu solennellement par Landeroin, puis par un secrétaire ou Kogé du sultan.

Après quoi, les signatures furent apposées.

Ce fut une joie générale.

La France semblait établie à jamais sur les rives du Nil.

Tout, tout ce qui avait été demandé au commandant, ce qui avait été indiqué comme but à cet énergique officier, était réalisé.

Avec des moyens insuffisants, il avait fait ce que nul avant lui n’avait pu même esquisser.

Dans son esprit, il ratait bien un point noir :

L’armée anglaise, concentrée autour de Khartoum.

Mais avec sa bonne foi de soldat, il pensait que l’Angleterre ne pourrait que s’incliner devant le fait accompli.

Pauvre grande âme d’officier, il n’était point en état de comprendre les louches compromissions de la diplomatie !

En attendant, l’enthousiasme de tout le monde allait crissant.

Et pour mettre le comble à la satisfaction générale, le 29 août, à trois heures du soir, on signalait au loin le Faidherbe et les chalands.

Guidés par Germain, les bateaux lourds avaient pu, à leur tour, sortir des marais du Bahr-el-Ghazal et atteindre le Nil.

C’était le dernier bonheur de ceux qui, depuis trois ans, avaient lutté incessamment pour la fortune, pour l’honneur de la Patrie française.

En tout cas, la présence de la flottille consolidait la situation.

Elle apportait des munitions en abondance, ce qui, chacun s’en rendra compte, est la denrée de première nécessité pour une troupe isolée qui n’a à espérer aucun secours, aucun renfort, et ne doit compter que sur ses propres ressources.

La réception fut des plus chaleureuses.

Officiers, soldats s’embrassaient, se complimentaient.

Et il y avait bien de quoi.

Un instant, Marchand avait craint que les embarcations, laissées en arrière avec Germain, ne réussissent pas à sortir des barrages herbeux du Bahr-el-Ghazal.

Ces lignes, empruntées à une correspondance de Germain, prouvent que ces appréhensions n’étaient pas dénuées de fondement.

Elles démontrent aussi le merveilleux entrain qui animait tout le monde.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

« Je t’informe donc que, le 29 août, je suis arrivé à Fachoda, après une traversée de quarante-deux jours depuis Fort-Desaix.

« Nous avons mis 22 jours pour traverser 30 kilomètres de marais — un océan d’herbes et de boue ; 22 jours, pendant lesquels il est tombé 19 tornades, 22 jours que moi et mes tirailleurs nous avons passés dans la vase jusqu’aux épaules, piqués par les fourmis rouges, mordus au sang par les sangsues, enlevant à pleins bras la vase putride et les herbes accumulées dans le chenal. Un travail de Romains ! La nuit, couchant empilés dans les pirogues, littéralement dévorés par des moustiques géants et transis de froid sous les violentes tornades.

« C’est miracle que le Faidherbe soit sorti de là. L’émotion causée par notre arrivée est indescriptible. Ce n’est pas de la joie, c’est du délire, c’est de la folie !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Délire ! folie !

Riez, espérez, braves gens.

La désillusion cruelle vous attend.

Vous avez tout vaincu : les hommes, les forêts, la fièvre, les marécages.

La fourberie diplomatique aura raison de vous, pauvres héros !

Elle vous guette, prête à étouffer dans votre gorge le chant de victoire que vous entonnez, ignorants, vous qui êtes braves et loyaux, du danger terrible, souterrain, qui grossit dans la nuit, qui va faire que le sol s’entr’ouvrira sous vos pas.

Pauvres héros ! chantez victoire !