La Mission de M. Jonnart en Grèce/02

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La Mission de M. Jonnart en Grèce
Revue des Deux Mondes6e période, tome 43 (p. 400-420).
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LA MISSION
DE
M. JONNART EN GRÈCE

II. [1]
LE RETOUR DE M. VENIZELOS

Le roi Constantin a quitté la Grèce avec la reine Sophie et le Diadoque. Conformément au désir des Puissances protectrices, c’est son second fils, le prince Alexandre, qui l’a remplacé sur le trône. L’ordre n’a pas été un seul instant troublé. Pas une goutte de sang n’a été versée. Il s’agit maintenant d’assurer dans les conditions les plus rapides le retour au pouvoir de M. Venizelos. C’est la seconde partie de l’œuvre dont s’est chargé M. Jonnart.

Le Roi et la famille royale partis, il apparaît indispensable d’éloigner au plus tôt un certain nombre de personnages politiques et militaires qui ont ouvertement et en toute occasion manifesté leur hostilité irréductible a l’Entente. Le calme ne pourra pas être rétabli, des désordres sont toujours à craindre, tant que cette poignée de meneurs germanophiles restera dans la capitale.

M. Jonnart, fidèle à sa règle de conduite qui consiste à s’immiscer le moins possible dans les affaires intérieures du pays, fait procéder à cette épuration en collaboration avec M. Zaïmis et d’accord avec lui. Cet accord s’établit au cours d’un long entretien entre les deux hommes d’État à bord de la Justice, le 16 juin. Il est assez pénible pour le président du Conseil d’expulser certains de ses concitoyens ayant occupé des situations éminentes et qu’il a fréquentés presque quotidiennement. Cependant il n’hésite pas à prendre cette mesure dans l’intérêt supérieur du pays, et à donner ainsi au Haut-Commissaire le meilleur gage de sa bonne volonté.

Le 17 juin, celui-ci lui remet deux listes de personnages qui se sont particulièrement signalés par leurs menées germanophiles. Les premiers, au nombre d’une trentaine, devront se présenter au général Regnault, commandant les forces de débarquement, le 20 juin au plus tard. Ils seront embarqués sur le paquebot Basileus-Constantinos, qui quittera le jour même le Pirée pour Marseille. Le gouvernement français fixera l’endroit de leur déportation. C’est Ajaccio, en Corse, qui fut choisi.

Quinze d’entre eux, les plus notoires, sont exacts au rendez-vous. Ce sont : MM. Gounaris, ex-président du Conseil ; Pesmazoglou, député ; Mercouris Spiro, ex-maire d’Athènes, et Mercouris Georges, député, fils du précédent ; Général Dousmanis, ex-chef de l’état-major général ; Colonel Jean Metaxas, ex-sous-chef de l’état-major général ; Dragoumis Jean, publiciste ; Blum, professeur à l’Ecole allemande ; Hoesslin, chef de la propagande allemande, successeur de Schenk ; Douplias et Ramos, chefs de bandes ; Jean Saghias, président général de la ligue des réservistes ; Gaetlich, Koppler, Mme Bertha Woertz, sujets allemands.

Les quinze qui ne se présentent pas sont, pour la plupart, des gens de moindre importance n’habitant pas l’Attique et n’ayant pas pu rejoindre au délai fixé le port d’embarquement. Huit d’entre eux viennent, dès la semaine suivante, se remettre entre les mains des autorités françaises. Un agitateur des plus dangereux, le chef des épistrates, Livieratos, ancien procureur du Roi, réussit à s’enfuir et à gagner le Péloponèse. M. Jonnart le fait poursuivre ; il donne l’ordre que ses immeubles de Céphalonie soient occupés par les troupes françaises ou les réfugiés grecs.

La seconde liste comprend cent trente personnes qui doivent être mises en surveillance : deux anciens présidens du Conseil, MM. Spiridon Lambros, et Stéphane Skouloudis ; six anciens ministres, un général, un amiral, des colonels, commandans et officiers subalternes, des avocats, des publicistes, des sujets allemands, tous ennemis avérés de la France et dont l’action constitue pour nous un danger incontestable.

Lors des événemens des 1er et 2 décembre 1916, certains individus, appartenant à la lie de la population, pour la plupart des repris de justice, avaient participé au massacre de nos marins. Leur culpabilité avait été nettement reconnue par notre service de renseignemens. M. Jonnart les fait aussitôt rechercher : ils seront arrêtés et déférés aux tribunaux. M. Jean Dragoumis ayant, malgré l’appel au calme, fait paraître, le 18 juin, un article violent contre les Alliés, est inscrit sur la liste d’expulsion et embarqué pour Marseille.

Un certain Sakellariou s’avisa d’écrire, dans le journal le Péloponèse, un article injurieux pour la France. Son journal fut suspendu le jour même et il fut invité à se présenter au général Regnault.

Ces mesures énergiques produisent le plus salutaire effet.-M. Jonnart lève le blocus, fait des distributions de farine et de pain. Mais cette bonté n’est pas de la faiblesse : le Haut-Commissaire marque nettement par des actes qu’aucune excitation, aucune injure contre l’Entente ne sera plus désormais tolérée.

Si d’ailleurs il écarte ou frappe les agens de l’Allemagne, il est pareillement résolu à empêcher toutes représailles des Venizelistes contre leurs adversaires. Ici encore quelques décisions opportunes prouvent que sa résolution est fermement arrêtée et contribuent beaucoup à tranquilliser les esprits.

Dans les heures qui suivirent l’abdication de Constantin, le nouveau roi Alexandre avait adressé une proclamation à son peuple où se trouvaient ces mots : « Je marcherai sur les traces glorieuses de mon père. » Cette phrase malencontreuse produisit à Paris et à Londres, et aussi à Salonique chez les Venizelistes, un déplorable effet. On l’interpréta comme un défi du nouveau souverain à l’Entente, comme une affirmation du principe du droit divin dont s’était constamment réclamé Constantin. Or, l’intervention des Puissances s’était faite en Grèce pour rétablir le droit constitutionnel. À quoi bon changer le monarque, si les idées dont s’inspirait la monarchie devaient rester identiques ? Est-ce que l’Entente n’allait pas se laisser duper une fois de plus ? M. Zaïmis ne pratiquait-il pas une double politique et ne cherchait-il pas à reprendre par des voies détournées ce que la nécessité l’avait contraint de céder ?

Ces craintes, qui trouvèrent leur écho dans certains journaux français et anglais ainsi que dans la presse venizeliste, étaient dans leur ensemble très exagérées. En réalité, la proclamation avait été rédigée dans des heures de trouble et d’émoi, alors que la foule menaçante entourait le palais royal, s’opposait au départ de Constantin, maltraitait le métropolite venu pour faire prêter serment au nouveau roi. Le document avait été confectionné en toute hâte par M. Negris, ministre de l’Intérieur. Il s’agissait avant tout de mettre le peuple d’Athènes en présence du fait accompli, de lui montrer que le départ du Roi était irrévocable.

Toutefois, afin de calmer ces appréhensions, le Haut-Commissaire pria M. Zaïmis de faire signer au Roi la lettre suivante, affirmant son désir de respecter la Constitution et de collaborer avec l’Entente :


Athènes, 7/20 juin 1917.

« MONSIEUR LE PRESIDENT,

« Je suis avec un vif intérêt les efforts du gouvernement en vue de rétablir l’unité de la Grèce.

« En ce qui me concerne, demeurant le fidèle gardien de la Charte constitutionnelle et confiant dans les dispositions bienveillantes des Puissances garantes, je suis prêt à collaborer avec elles, pour l’apaisement des esprits et la réconciliation du pays.

« ALEXANDRE, ROI. »


Cet incident réglé, voici qu’il en surgit un autre. M. Zaïmis, dans un télégramme adressé aux représentans diplomatiques de la Grèce à l’étranger, pour leur notifier l’abdication du Roi, parle de « la douleur indescriptible du peuple hellénique. » Ce télégramme fait très mauvaise impression. M. Jonnart n’hésite pas à le dire à M. Zaïmis.

M. Zaïmis s’excuse en invoquant les sentimens de réelle affection qu’il a toujours éprouvés pour la famille royale. Il assure une fois de plus le Haut-Commissaire qu’il est prêt à collaborer avec lui de la façon la plus loyale, afin de resserrer l’amitié qui unit la Grèce aux Alliés : les services qu’il a pu rendre à cet égard durant ces journées si critiques garantissent la sincérité de ses intentions.

M. Jonnart en effet, — il est juste de le reconnaître, — n’a eu qu’à se louer de ses bons offices. Il a trouvé auprès de lui un concours très précieux. Si tout s’est passé sans incident, si nos troupes n’ont pas eu à intervenir, c’est en partie à son utile entremise qu’on le doit.

L’idée dominante dont s’inspire la politique de M. Jonnart est celle-ci : Constantin parti, il fallait tout d’abord assainir, nettoyer Athènes, débarrasser la capitale d’un certain nombre de personnes qui, sous l’influence allemande, avaient entraîné la couronne et le pays hors des voies de l’Entente. Cela est fait. Pour préparer le retour de M. Venizelos, il est indispensable de fixer les bases de la réconciliation nationale, les conditions dans lesquelles l’unité de la Grèce serait rétablie.

Le Haut-Commissaire entendait être un conseiller, un arbitre au besoin, mais il ne voulait pas improviser lui-même les solutions et se substituer ainsi aux chefs reconnus du peuple hellénique. C’était à eux à prendre les initiatives et les responsabilités. Il déclara donc à M. Zaïmis et à M. Venizelos : que les Puissances garantes voulaient une Grèce unie, mais libre et indépendante ; qu’elles respectaient trop la volonté nationale pour imposer et préciser elles-mêmes les principes directeurs qui devaient présider au rapprochement des deux pouvoirs, celui du gouvernement royal et celui du gouvernement provisoire, à la fusion des deux Grèces si malheureusement séparées. Les chefs des deux gouvernemens, MM. Zaïmis et Venizelos, devaient entrer en relations et, dans des conversations directes ou par des délégués les représentant, régler toutes les questions relatives à la réunion des deux gouvernemens, des deux administrations, des deux armées.

M. Venizelos et M. Zaïmis acceptent avec empressement les suggestions de M. Jonnart. Ils désignent chacun deux commissaires qui vont se mettre en rapport et entamer les négociations. M. Jonnart fait plus. Pour diriger ces négociations, le mieux serait que M. Venizelos vînt lui-même à Salamine, à bord d’un de nos cuirassés où il recevrait l’hospitalité du gouvernement français. Les pourparlers en seraient considérablement facilités. Il adresse à M. Venizelos une invitation à cet effet : celui-ci l’accepte, annonce son arrivée pour le 21 juin, au matin.

La première réunion des délégués a lieu le 22 à bord du Jurien de la Gravière : MM. Repoulis et Michalacopoulos pour M. Venizelos s’abouchent avec MM. Rhallys et Evghenidis pour M. Zaïmis. Les quatre hommes d’Etat se connaissent depuis longtemps : leur discussion est très cordiale, bien que, sur des points essentiels, il y ait entre eux de sérieuses divergences. De son côté, M. Venizelos avec un de ses commissaires déjeune chez M. Jonnart à bord de la Justice. Il est dans d’excellentes dispositions, la mine souriante, le visage rayonnant. Une polémique locale ayant éclaté entre un journaliste français et certains organes venizelistes, il promet de modérer l’ardeur de ses partisans. Un peu avant le déjeuner, une dame très élégante et fort agitée fait irruption a bord du cuirassé : c’est Mme Schliemann, dont le mari est le fils du fameux archéologue allemand. Quelques jours auparavant, au moment de rembarquement de la famille royale à Oropos, la ferveur bouillonnante de son loyalisme s’était donné libre cours. Apostrophant notre attaché naval : « Voilà, lui cria-t-elle, comment vous osez traiter notre Roi ! » Aujourd’hui, c’est le sort de son mari qui la préoccupe. Celui-ci, député de Larissa, a cru devoir se rendre au milieu de ses électeurs, lors de l’arrivée des troupes françaises. Sans doute, a-t-il pris une attitude répréhensible, car il a été arrêté et conduit à Salonique. Mme Schliemann redoute que les venizelistes, féroces et buveurs de sang, comme on sait, ne l’aient déjà fusillé. M. Robert David, qui la reçoit, la rassure. Il lui promet qu’on va télégraphier à ce sujet au général Sarrail.

Les Puissances protectrices sont intervenues en Grèce pour y rétablir la vérité constitutionnelle violée de la façon la plus flagrante par le roi Constantin. Celui-ci a tenté de substituer sa volonté propre à la volonté de la nation, telle qu’elle s’était exprimée au cours d’une élection récente. Il commet un véritable coup d’Etat, un attentat contre la Constitution lorsque, en septembre 1915, il écarte du pouvoir M. Venizelos et renvoie la Chambre élue trois mois auparavant, le 31 mai 1915.

Constantin prétend à cette occasion qu’il a le droit de dissoudre la Chambre autant de fois qu’il le veut. Cette prétention est la négation pure et simple du régime constitutionnel. Si le souverain peut dissoudre à sa guise et autant de fois qu’il lui plaît le Parlement, expression de la volonté du peuple, le régime parlementaire n’existe plus. Il est remplacé en fait parle régime du pouvoir absolu.

En Grèce, pays constitutionnel, l’exercice du droit de dissolution est soumis a des règles, à des traditions très précises. Le roi Othon avait été exilé parce qu’il avait cru pouvoir se servir de ce droit comme bon lui semblait, dans le dessein de régler la politique de l’État d’après sa propre volonté. Le roi Georges, son successeur, se trouva au début de son règne aux prises avec de très grosses difficultés. Pour en sortir, il essaya de dissoudre la Chambre, ce qui souleva l’opinion publique. M. Charilaos Tricoupis se fit l’interprète de ce mécontentement dans un article intitulé : « A qui la faute ? » Le Roi le fit poursuivre devant les tribunaux ; mais quelque temps après, c’est à lui qu’il confiait la mission de former le nouveau ministère. Le discours royal prononcé lors de l’ouverture du nouveau Parlement marquait très nettement la limite des prérogatives de la Couronne en ce qui concerne le droit de dissolution. Il est comme une charte entre la couronne et le peuple. Le Roi ne peut dissoudre la Chambre que lorsque celle-ci, de toute évidence, ne représente plus la volonté du pays, lorsque, élue longtemps auparavant et les circonstances ayant entièrement changé, elle se trouve en présence d’une situation toute nouvelle.

Depuis cette époque, durant son très long règne, le roi Georges ne recourut qu’une fois au droit de dissolution, au commencement de 1892. La Chambre avait été nommée il y avait deux ans. Une grave crise financière s’étant produite, l’opinion publique s’était prononcée avec beaucoup de force contre le cabinet Delyannis qui, quoiqu’il disposât de la majorité à la Chambre, ne représentait plus la majorité du pays. La preuve en fut d’ailleurs faite aux élections suivantes, où la plupart de ses partisans furent battus. La dissolution de la Chambre était donc conforme au désir de l’opinion publique.

La situation était bien différente, on peut même dire opposée, en 1915, au moment où Constantin accomplit son coup d’État. La Chambre renvoyée par lui, au mépris de tous les droits, de toutes les règles, n’avait que trois mois d’existence. M. Gounaris, alors président du Conseil, docile exécuteur des volontés royales, avait essayé par tous les moyens de peser sur les électeurs, pour les amènera voter contre M. Venizelos. Le Roi n’avait pas craint d’intervenir directement dans la campagne électorale. Ses agens avaient répété au peuple que voter pour Venizelos, c’était voter contre le Roi, c’était rendre inévitable la guerre et par conséquent la ruine de la Grèce, etc. En dépit de cette furieuse propagande, M. Venizelos avait obtenu la majorité. Trois mois plus tard, le Roi le chassait du pouvoir et renvoyait la Chambre parce que tel était son bon plaisir.

Une telle dissolution, arbitraire, anticonstitutionnelle, les Puissances protectrices avaient le droit et le devoir de la tenir pour inexistante, d’exiger en conséquence la convocation de cette Chambre de 1915, dissoute illégalement.

C’est cette demande que le Haut-Commissaire, d’accord avec M. Venizelos, allait présenter à M. Zaïmis. M. Venizelos demandait en outre la révision de la Constitution dans un sens plus démocratique, afin de rendre impossible le retour de pareils attentats ; la suspension de l’inamovibilité de la magistrature, pour être en mesure de punir tous les abus de pouvoir qui avaient été commis.

M. Zaïmis, — et M. Jonnart ne l’ignorait point, — n’était pas disposé à souscrire à toutes ces demandes. Il comptait offrir sa démission. Fallait-il l’accepter maintenant ou bien le prier de garder le pouvoir quelque temps encore ? Le moment était-il venu pour M. Venizelos de rentrer dans la capitale ? Telles étaient les questions qui exigeaient de M. Jonnart une décision immédiate.

Le calme et la tranquillité avaient été rétablis dans Athènes beaucoup plus vite qu’on n’aurait pu le supposer. Toutes les fois que le Haut-Commissaire se rend dans la capitale, il y reçoit l’accueil le plus respectueux et le plus sympathique. Des délégations de commerçans et d’étudians, des corporations ouvrières viennent l’acclamer au Pirée en criant : « Vive la France ! Vive la liberté ! » De tous les points de la Grèce lui parviennent des adresses qui témoignent des mêmes sentimens. Il reste un point noir : le Péloponèse, où s’est concentrée l’armée royaliste, où les partisans de M. Venizelos n’ont pas pu contrecarrer suffisamment la propagande constantinienne. Mais M. Venizelos, mieux renseigné que personne, est en mesure de tranquilliser M. Jonnart à ce sujet. Il l’assure qu’aucun désordre ne se produira dans la péninsule : l’événement devait lui donner pleinement raison.

Dans ces conditions, il apparaît à M. Jonnart qu’il n’y a que des avantages à brusquer le retour de M. Venizelos. Plus tôt un gouvernement régulier, définitif, sera installé en Grèce et mieux cela vaudra. C’est lui qui se chargera d’assurer l’ordre. Les troupes françaises débarquées au Pirée et à Corinthe pourront alors retourner sur le front de Macédoine.

Le dimanche 24 juin, M. Jonnart a deux entretiens d’une grande importance, l’un à dix heures et demie avec M. Zaïmis, l’autre à midi avec le roi Alexandre. La question du changement de ministère est discutée et réglée. Le Roi se déclare prêt à confier le pouvoir à M. Venizelos ; il demande qu’on lui soumette le plus tôt possible la liste des nouveaux ministres. M. Venizelos, informé aussitôt, répond qu’un délai de deux jours lui est nécessaire pour appeler auprès de lui ses collaborateurs restés à Salonique. Le ministère pourra être constitué le 25 juin au soir et prêter serment le 27.

Le Roi, au cours de cet entretien, témoigne au Haut-Commissaire des sentimens de confiance et de sympathie à la sincérité desquels il est impossible de se méprendre. Il sera heureux, lui dit-il, de solliciter ses conseils et de profiter de son expérience. Il fera de son mieux pour seconder le désir des Puissances protectrices en ce qui concerne l’œuvre de réconciliation nationale, le respect de la Constitution et de la souveraineté du peuple. Il espère que le retour de M. Venizelos ne provoquera aucun désordre dans la capitale, mais il a quelques appréhensions touchant le Péloponèse.

« Il ne tient qu’à Votre Majesté, lui répond M. Jonnart, de faire entendre un langage énergique aux fonctionnaires de cette province, de les prévenir que tout désordre entraînerait pour eux de graves conséquences. »

Entrevue des plus cordiales. Ce jeune souverain de vingt-quatre ans, placé d’une manière si rapide et si imprévue sur un trône auquel il n’était pas destiné, n’a pas eu l’occasion de faire l’apprentissage du métier. Les questions constitutionnelles, qu’il a beaucoup moins pratiquées que l’automobile et le tennis lui apparaissent singulièrement compliquées et ardues. Sentant le besoin d’un guide, il se tourne tout naturellement vers M. Jonnart dont il a, dès le début, vivement apprécié l’attitude toute de netteté et de franchise.

Au cours de l’après-midi, on règle tous les détails du changement de ministère. Une manifestation parcourt la rue du Stade, acclamant le Roi qui est au théâtre. Au Pirée, quelques manifestations venizelistes, mais sans que l’ordre soit troublé.

Cependant la nouvelle que M. Venizelos va reprendre le pouvoir se répand rapidement dans le public. Le départ de Constantin est beaucoup trop récent pour que l’atmosphère puisse être déjà complètement éclaircie. Il se trouve que le yacht Sphacterie, qui a conduit en Italie le monarque déchu, est justement revenu ce jour-là. Dans la soirée, des marins de l’équipage en armes, des étudians, des épistrates parcourent les rues, promenant un portrait de Constantin et menant grand tapage. Quelques cris de : « Vive Constantin ! » se font entendre, et aussi, assure-t-on, quelques cris de : « Vive l’Allemagne ! »

Bien que des incidens de cette sorte n’aient pas grande importance, mieux vaut toutefois en prévenir le retour. Le général Regnault, commandant nos forces de débarquement, prend immédiatement ses mesures en conséquence. Ces mesures avaient été soigneusement étudiées ; le général s’était préparé à toute éventualité : il n’a plus qu’à lancer les ordres d’exécution. En quelques heures, à l’aube du jour suivant, les troupes françaises, avec leur artillerie, occupent toutes les hauteurs environnant la capitale : l’Observatoire, le Pnyx, la colline du Stade, l’Acropole, le Lycabète. Voici nos « poilus » très heureux et très fiers de fouler cette terre illustre et toute chargée de légendes. Ils reçoivent partout le meilleur accueil ; ils fraternisent avec les populations. Ils resteront là jusqu’au moment où M. Venizelos, ayant repris le pouvoir, décidera lui-même que leur séjour n’est plus indispensable. Tout fait prévoir que ce sera très prochainement. M. Venizelos déjeune ce jour-là à bord de la Justice. Les dernières dispositions sont prises pour son entrée dans la capitale.

L’ex-Roi a demandé que la pension d’un demi-million de francs qui lui a été garantie par les Puissances lui soit payée par la Grèce. M. Venizelos préfère, lui aussi, cette solution, et il y donne volontiers son consentement. Le prince Nicolas, frère de Constantin, au cours d’un entretien avec M. Robert David, tient à se justifier des sentimens germanophiles qu’on lui a prêtés. Il dément notamment des propos violens contre l’Entente qu’il aurait tenus au ministre de Russie à Stockholm. Son éloignement de la Grèce paraît cependant préférable dans les circonstances présentes. Il partira, prochainement pour la Suisse, ainsi que ses frères, le prince André et le prince Christophore.

Le 24 juin, M. Jonnart remet à M. Zaïmis la note officielle demandant la convocation de la Chambre du 31 mai 1915. « Sa dissolution, dit la note, n’est conforme ni à l’esprit de la Constitution, ni aux principes fondamentaux du régime parlementaire, en vigueur depuis l’établissement de la dynastie régnante. Les événemens qui ont précédé et déterminé le vote de la Constitution de 1864, ainsi que l’application de cette Constitution durant de longues années, excluent toute interprétation qui tendrait implicitement à accorder à la Couronne le droit de disposer à son gré des destinées du peuple. » Le Haut-Commissaire réclame en conséquence la réunion de cette Chambre, qui « seule est considérée par les Puissances garantes comme régulièrement élue. »

En réponse a cette note, M. Zaïmis fait savoir à M. Jonnart qu’il est prêt à remettre au roi Alexandre la démission du cabinet. Le Haut-Commissaire lui adresse une lettre pour le remercier « de son loyal concours, du patriotisme éclairé dont il s’est inspiré dans des circonstances difficiles. » M. Zaïmis approuve toutes les dispositions prises par le commandement français, d’accord avec M. Venizelos, pour garantir l’ordre dans la capitale, le jour où le nouveau ministère entrera en fonctions. Quelques contingens français, aidés de quatre cents gendarmes crétois arrivés de Salonique, seront chargés de ce soin.

Le 26 juin, au soir, M. Venizelos réunit autour de lui ses collaborateurs et constitue ainsi son cabinet : M. Venizelos, président du Conseil, ministre de la Guerre ; M. Politis, ministre des Affaires étrangères ; M. Repoulis, ministre de l’Intérieur ; M. Dingas, ministre des Cultes et de l’Instruction publique ; M. Michalacopoulos, ministre des Finances ; M. Spyridis, ministre de l’Économie nationale ; M. Papanastasiou, ministre des Communications ; M. Tsirimokos, ministre de la Justice ; M. Coundouriotis, ministre de la Marine ; M. Negropontis, ministre de l’Agriculture et du Domaine ; M. Simos, ministre de l’Assistance ; M. Empiricos, ministre du Ravitaillement.

A huit heures du soir, M. Robert David se rend au palais et donne cette liste au comte Mercati, maréchal de la cour, qui la soumet au Roi. Ce dernier ne fait aucune objection, sauf en ce qui concerne la création de deux ministères nouveaux. Il est décidé que les ministres prêteront serment le lendemain matin, à onze heures, et, sur leur demande, en redingote, beaucoup d’entre eux, par suite de leur départ précipité de Salonique, n’ayant pas apporté leur habit. Le métropolite, qui a prononcé l’anathème contre M. Venizelos, ne peut pas décemment présider la cérémonie de prestation du serment. C’est le directeur du séminaire qui le remplacera.

Ce soir-là, M. Jonnart offre, au restaurant du Phalère, un diner aux membres de la légation, aux officiers généraux et aux états-majors français des troupes de terre et de mer. La musique d’un de nos régimens joue la Marseillaise et l’hymne grec, aux applaudissemens d’une foule très nombreuse. Tout le monde se prépare pour la grande journée du lendemain.


De très bonne heure, le mercredi 27 juin, des bataillons français occupent les points principaux de la ville : les places, les jardins du Zappeïon, les abords du Palais Royal et de l’hôtel de la Grande-Bretagne où doit descendre M. Venizelos. Ces troupes sont renforcées par les quatre cents gendarmes crétois. À onze heures, les automobiles amenant les nouveaux ministres débouchent de l’avenue du Phalère près de l’Arc d’Hadrien. Elles se rendent au Palais où la prestation de serment a lieu.

Quand M. Venizelos sort, il est acclamé par la foule. Pas un cri discordant. Du balcon de l’hôtel qui donne sur la place royale, il prononce quelques paroles. Nombre d’amis viennent le saluer et le féliciter dans ses appartemens où, le long des corridors, les gendarmes crétois, gardes du corps fidèles, exercent une surveillance attentive. Quelques lettres de menaces ont été envoyées au nouveau président du Conseil : mieux vaut prendre toutes les précautions.

Vers la fin de la journée, une grande manifestation se déroule sur la place. La foule réclame M. Venizelos. Celui-ci paraît sur le balcon d’où il prononce un éloquent discours :

« Il y a aujourd’hui dix mois, dit-il, que les Bulgares ont pénétré en Macédoine (Cris de la foule : A bas les Bulgares ! ) et que le quatrième corps d’armée grec a été fait prisonnier. C’est à cette époque que j’ai communiqué avec la population d’Athènes, lors du meeting qui avait été tenu devant ma maison. Ce discours constituait le dernier avertissement que j’adressai à l’ex-Roi.

« Si cet avertissement semble avoir produit une certaine impression sur le souverain, cette impression n’a été que momentanée et on a bientôt constaté qu’on ne pouvait espérer aucun changement dans la voie où il s’était engagé. Je me suis rendu compte, alors, que le temps des hésitations était passé. Il fallait être aveugle pour ne pas s’apercevoir que la Grèce s’était déshonorée en ne tenant pas ses engagemens avec la Serbie. (Cris de la foule : Vive la Serbie ! ) Il ne restait plus qu’un seul espoir, c’est que la partie encore saine de la nation se soulevât pour sauver la patrie.

« Je n’ai pas eu une minute d’hésitation. Avec le glorieux amiral Coundouriotis et le général Danglis, nous n’hésitâmes pas à quitter Athènes et à créer une Nouvelle Grèce fidèle à ses Alliés et à ses amis, qui se rangerait à leurs côtés contre les ennemis héréditaires.

« Une grande partie de la nation a répondu à notre appel. Dans l’espace de quinze jours, tout l’hellénisme de l’étranger et une grande partie du pays s’étaient déclarés pour le nouveau gouvernement. Si l’autorité du gouvernement de Salonique ne s’est pas propagée davantage dans le pays, cela est dû à l’intervention des grandes Puissances qui ont fixé une zone neutre. »

M. Venizelos rappelle que son gouvernement s’est consacré avec un plein succès à l’organisation de la défense nationale. Des légions ont surgi de la Nouvelle Grèce, prêtes à laver le déshonneur que l’absolutisme de Constantin avait jeté sur la nation. L’armée du gouvernement provisoire a rapidement atteint soixante mille hommes ; avec la mobilisation de la Thessalie et des îles Ioniennes, elle allait parvenir au chiffre de cent mille hommes.

« Les Puissances protectrices, ajoute-t-il, nous ont donné tout leur concours. Garantes du régime constitutionnel, elles se sont décidées à exiger le rétablissement de l’union nationale et de la vérité constitutionnelle qui se trouvait abolie depuis que l’ex-Roi avait formulé la prétention monstrueuse de n’être responsable que devant Dieu, sans tenir compte de la volonté du peuple. La Chambre élue le 31 mai 1915 sera prochainement convoquée, mais ce ne sera là qu’une solution provisoire. En temps voulu, une Assemblée constituante sera élue pour réviser la Charte constitutionnelle, pour garantir la souveraineté nationale et le caractère démocratique du régime royaliste. Nous allons suspendre l’inamovibilité des magistrats, afin de pouvoir épurer les services judiciaires. Cette épuration est nécessaire pour ramener la confiance publique dans le fonctionnement de la justice, confiance qui a été fortement ébranlée au cours des événemens de décembre dernier.

« Inutile d’expliquer à nouveau quelle sera notre politique dans la lutte mondiale d’où dépend le sort des contrées helléniques. La place de la Grèce est aux côtés des Puissances démocratiques, qui luttent contre les Empires centraux dont nos ennemis héréditaires sont les alliés.

« Malheureusement, la politique démente de l’ancien régime a singulièrement affaibli l’organisation de la nation. L’armée est presque décomposée. Il faut la reconstituer matériellement et moralement. Nous allons convoquer, pour les exercer, les classes 1916 et 1917. Nous remplirons nos dépôts de matériel et nous travaillerons à la réconciliation des deux tronçons de l’armée et à leur collaboration future. Nous nous occuperons également du ravitaillement et du développement graduel de la vie économique du pays. »

M. Venizelos, en terminant, déclare qu’il a une foi absolue dans l’avenir. Il remercie tous ceux qui n’ont jamais cessé de partager son idéal et ses espérances, et il ajoute : « Je ne désire pas qu’il y ait de représailles contre qui que ce soit. Ceux qui se sont rendus coupables des crimes accomplis en répondront devant la justice. Les autres, ceux qui se sont laissé entraîner, ne sont que de malheureuses victimes dignes de notre pardon. »

La foule très nombreuse fait à l’orateur une ovation enthousiaste.

Le nouveau ministère s’installe. Le président du Conseil, M. Politis, ministre des Affaires étrangères, et plusieurs de leurs collègues logent à l’hôtel de la Grande-Bretagne.

Un des premiers actes du gouvernement est la rupture des relations diplomatiques avec les Empires centraux. Au cours d’un entretien avec M. Jonnart, dans l’après-midi du 28 juin, M. Politis lui fait part de cette importante décision. Par l’intermédiaire du chargé d’affaires de Grèce à Berne, il invite les représentans de la Grèce dans les capitales ennemies, Berlin, Vienne, Sofia, Constantinople, à demander immédiatement leurs passeports. Le télégramme est ainsi conçu :

« Par suite de l’unité qui vient heureusement de se rétablir entre les deux parties de la Grèce, jusqu’ici séparées, le gouvernement royal estime, du moment que plusieurs régimens grecs participent aux hostilités sur le front balkanique, qu’il ne lui est plus possible de continuer d’entretenir des rapports officiels avec le gouvernement auprès duquel vous êtes accrédité. Vous voudrez donc, dès réception de ce télégramme, demander vos passeports et rentrer en Grèce avec tout le personnel diplomatique et consulaire sous vos ordres. Vous prendrez les mesures nécessaires pour la conservation des archives de la légation et des consulats et vous vous adresserez à votre collègue des Pays-Bas, qui entre temps aura reçu à cet effet les instructions de son gouvernement pour le prier d’assumer la protection des intérêts helléniques. Je vous prie de m’informer de l’exécution des instructions qui précèdent »

M. Ribot, président du Conseil, fait parvenir par télégramme au Haut-Commissaire les félicitations officielles du gouvernement.

Le 29 juin, à la suite d’une visite que rend le Haut-Commissaire à M. Venizelos, il est informé que le Roi désire le voir le jour même au palais… Le jeune souverain, dans les termes les plus amicaux, fait part à M. Jonnart de certains scrupules que lui causent quelques-unes des mesures réclamées par M. Venizelos. « Je voudrais bien savoir, lui dit-il, si vous êtes sur ces divers points tout à fait d’accord avec lui. On a reproché à mon père d’avoir violé la Constitution. Or, les premiers actes qu’on me conseille, notamment la suspension de l’inamovibilité des magistrats par un simple décret, me paraissent contraires à la Constitution. » Mais M. Jonnart n’a pas beaucoup de peine à calmer les inquiétudes du Roi. Il lui explique que l’Assemblée constituante, dont la réunion est prochaine, sanctionnera et légitimera toutes ces mesures. Il lui fait à ce sujet, en termes clairs et simples, un petit cours familier de droit constitutionnel. « D’ici peu, lui dit-il, Votre Majesté en saura là-dessus tout autant que n’importe lequel de ses ministres. »

Le Roi ayant remarqué que certaines critiques lui étaient adressées des deux côtés opposés, et par les Venizelistes aussi bien que par leurs adversaires :

— Ce n’est pas chose nouvelle, lui répond en riant M. Jonnart. Que Votre Majesté se souvienne de La Fontaine et de la fable célèbre : Le Meunier, son Fils et l’Ane.

— J’ai La Fontaine dans ma bibliothèque, répond Alexandre, et je vais relire cette fable.

Pour terminer, M. Jonnart promet au Roi de se rendre immédiatement à son appel toutes les fois que le jeune souverain éprouvera le besoin d’être renseigné ou conseillé.

Une mesure essentielle est la rupture des relations avec les Empires du Centre ; elle cause au Roi une vive émotion : M. Politis en fait part à M. Jonnart. Cette rupture va entraîner la guerre que le Roi désirerait épargner à son peuple. Mais sur ce point M. Venizelos n’admet aucun compromis, aucune défaillance. Son arrivée aux affaires ne pouvait signifier autre chose qu’une déclaration de guerre à l’Allemagne et à ses alliés. Le Roi ne l’ignorait pas. Ayant accepté le principe, il doit accepter les conséquences. La guerre est voulue par le parti venizeliste qui représente la majorité du pays. Par conséquent, la guerre se fera. Afin qu’aucune équivoque ne subsiste, M. Venizelos expose nettement ses vues sur ce grave sujet, au cours d’un entretien qu’il a deux jours plus tard avec le souverain.

Le dimanche 1er juillet ont lieu deux très belles cérémonies. Les troupes prêtent serment au Roi sur le Champ de Mars. Le défilé est excellent. Une foule nombreuse reconduit M. Venizelos jusqu’à son hôtel. Après le défilé, un Te Deum est célébré à la cathédrale, en mémoire des soldats grecs tombés en Macédoine : M. Venizelos et le général Regnault, commandant notre corps de débarquement, prononcent de très éloquens discours. L’enthousiasme est des plus vifs.

Voilà un mois exactement que M. Jonnart et sa mission ont quitté Paris. Les brillans résultats qu’ils ont obtenus en si peu de temps sont de nature à les satisfaire pleinement. L’opinion publique en France et en Angleterre est unanime à se féliciter de l’heureuse tournure prise par les événemens. A Athènes, la tranquillité est complète. Le Haut-Commissaire fait, par l’intermédiaire du ministre de la guerre, féliciter le général Regnault pour la façon très heureuse dont il s’est acquitté de sa mission. Dans tout le pays, l’ordre n’a pas été un seul instant troublé. M. Venizelos s’est empressé de convoquer les généraux commandant les corps d’armée et les divisions. Tous ont répondu à son appel, à l’exception du général Papoulas commandant le Ve corps (Péloponèse) qui, se déclarant malade, s’est fait représenter par son chef d’état-major. Ce général, dont on pouvait redouter l’influence, a demandé sa mise en disponibilité. Il a adressé un ordre du jour à ses troupes les invitant à rester fraternellement unies dans leur dévouement au Roi et à la patrie. Parmi les officiers, l’état d’esprit s’améliore rapidement. On pouvait craindre le mécontentement de certains d’entre eux personnellement dévoués à Constantin. Mais la voix du patriotisme, le souci des intérêts nationaux font taire leurs sentimens individuels.

Il n’est pas jusqu’à une question très délicate, l’occupation de l’Epire par les Italiens, qui ne s’achemine elle aussi vers une heureuse solution. La conférence de Londres à la fin du mois de mai ayant prévu l’entrée des troupes françaises en Thessalie, pour assurer le contrôle des récoltes, le gouvernement italien avait de son côté décidé d’occuper l’Epire. Cette occupation s’était effectuée dans les premiers jours de juin. Elle avait beaucoup ému l’opinion hellénique. Les venizelistes surtout s’étaient montrés très irrités. « Il n’y avait aucun rapport, disaient-ils, entre l’intervention des troupes françaises uniquement destinée à sauvegarder les libertés constitutionnelles, à restaurer l’unité nationale, et celle des Italiens qui avaient l’air de poursuivre un but particulier et intéressé. » Des incidens pouvaient aisément se produire dont l’éventualité n’avait pas cessé pendant toute la durée de sa mission de préoccuper vivement M. Jonnart. Il s’était employé de son mieux à calmer les venizelistes. Pour prévenir tout incident, une zone neutre avait même été créée autour des territoires momentanément occupés par l’Italie.

La Grèce ayant rompu avec les Puissances centrales et devenant ainsi l’alliée de l’Entente, des négociations pouvaient être entamées avec les Italiens en vue de l’évacuation de l’Epire. C’est ce que fit sans tarder M. Venizelos. Il déclara que les troupes françaises quitteraient le territoire de la Vieille Grèce et retourneraient d’ici peu sur le front de Macédoine. Il demandait en conséquence aux Italiens d’effectuer un retrait analogue. Cette demande reçut un accueil très favorable. Le 3 juillet, le comte Bosdari, ministre d’Italie à Athènes, informait M. Politis que son gouvernement était décidé à évacuer l’Epire sans même attendre l’évacuation de la Thessalie et de l’Attique par les troupes alliées.

Le 4 juillet, le général Sarrail, commandant en chef l’armée d’Orient, arrive à Athènes. Une réception très brillante a été préparée en son honneur. Un déjeuner lui est offert par le Haut-Commissaire, un diner par le président du Conseil. Des discours sont échangés de la note la plus cordiale.


Le lendemain se déroule une cérémonie des plus émouvantes. Le Haut-Commissaire a décidé de déposer une couronne sur la tombe des marins français assassinés le 1er décembre 1916. C’est à cinq heures après-midi, au cimetière du Pirée. M. Jonnart, accompagné de M. Robert David, de M. Gausse, du lieutenant-colonel Georges, s’y rencontre avec le général Regnault, l’amiral de Guesdon, qui apporte une couronne au nom de la marine française. Les tombes de nos marins ont été réunies dans une enceinte réservée qu’entoure un soubassement de marbre blanc. Chacune d’elles est recouverte d’une dalle de marbre sur laquelle est inscrit le nom de la victime avec cette mention : « Mort pour la France ! »

Mgr Petit, archevêque catholique d’Athènes, accompagné de ses deux vicaires généraux, est venu saluer M. Jonnart. Il a été témoin du crime ; il explique comment il a été possible d’assurer à nos marins une sépulture digne d’eux.

Les assistans, tête nue, se groupent autour du Haut-Commissaire, qui prononce l’allocution suivante :

« Nous venons très simplement déposer quelques fleurs sur la tombe de ceux de nos vaillans marins qui ont été lâchement assassinés dans la journée du 1er décembre 1916. C’est avec une profonde émotion que nous apportons l’hommage attendri de la patrie aux victimes de cet odieux guet-apens. Qu’ils dorment en paix !

« L’insulte faite au drapeau français a été vengée. Après avoir exigé les réparations et les garanties nécessaires, la noble nation française s’est généreusement préoccupée de libérer la Grèce, de rétablir son unité et de lui préparer de nouvelles et glorieuses destinées.

« C’est ainsi que se vengent les grands pays comme le nôtre, en ajoutant un bienfait à tous ceux que, dans la longue suite des siècles, la France a rendus à l’humanité.

« Oui, dormez en paix, mes amis ! La Patrie française vous a pleurés, elle vous a bénis, et avec votre sang elle a écrit une nouvelle et magnifique page de l’histoire nationale. »

Une vive émotion étreint tous les cœurs. Mgr Petit récite le De Profundis. L’amiral de Guesdon remercie M. Jonnart au nom de la marine française.


Désormais, c’est vers la réorganisation morale et matérielle de l’armée que M. Venizelos tourne ses principaux efforts. Il estime en effet que le premier devoir de la Grèce, débarrassée d’un souverain qui la trahissait, est de se mettre rapidement en état de combattre, de jouer son rôle aux côtés des Alliés, sur le front de Macédoine.

Son intention est d’appeler très prochainement les classes 1016-1917. L’armée venizeliste, constituée par le gouvernement provisoire de Salonique, comporte actuellement un effectif de 60 000 mobilisés répartis en trois divisions et en élémens de dépôt. Les deux classes de recrues, qui seront convoquées vers le 10 août, donneront 45 000 hommes environ. Vers le commencement d’octobre, M. Venizelos compte mobiliser les réservistes nécessaires pour porter de quatre à dix le nombre total des divisions. Ces dix divisions correspondront à un effectif global de 150 000 à 160 000 hommes.

Enfin, trois mois après, c’est-à-dire en janvier 1918, cinq nouvelles divisions seraient formées.

L’armée grecque comprendrait alors quinze divisions représentant un effectif total de 200 000 hommes.

C’est là une aide fort appréciable. Le concours, sur le front de Macédoine, de 150 000 à 200 000 hommes de troupes fraîches, peut nous être d’un très grand secours. Qu’on ne dise pas que la qualité de ces troupes sera des plus médiocres, attendu que les Grecs, dans leur ensemble, désirent vivement ne pas se battre. Rien ne permet de porter contre eux une pareille accusation. Les divisions venizelistes qui ont été engagées sur le front de Salonique se sont conduites de la façon la plus honorable. Elles ont mérité les éloges des plus difficiles. Là-dessus, tous les témoignages concordent. Pourquoi les divisions nouvellement constituées ne donneraient-elles pas des résultats équivalens ?

Et le concours de la Grèce va se traduire par d’autres avantages, très importans, eux aussi.

Les chemins de fer et les routes, dont le roi Constantin nous avait toujours refusé l’usage, sont désormais à la disposition de l’armée d’Orient. Leur utilisation réduira considérablement la durée et les risques des transports par mer. Le chemin de fer du Pirée à Salonique par Larissa nous sera particulièrement précieux à cet égard. On va dès maintenant s’occuper activement d’améliorer cette ligne et d’en accroître le rendement.

La Grèce, bien que n’étant pas un pays industriel, possède cependant un certain nombre d’usines qui pourront être utilisées pour les besoins de notre corps expéditionnaire.

Mais pour que la Grèce soit en état de nous rendre ces services, l’aide financière et économique des Alliés lui est absolument indispensable. Le nouveau gouvernement grec compte adresser prochainement aux Alliés une demande en ce sens. Il s’agit tout d’abord d’assurer au peuple son pain de tous les jours. La question des vivres domine toutes les autres. Elle n’est pas facile à résoudre par suite de la crise du tonnage. Le peuple s’imaginait volontiers que le retour de M. Venizelos, la levée du blocus, allaient se traduire aussitôt par l’abondance des denrées. C’eût été un véritable miracle, et ce miracle ne s’est pas produit. Les Alliés, au temps de Constantin, avaient mis la main sur un certain nombre de bateaux grecs. M. Venizelos demande qu’ils soient rendus le plus tôt possible à leurs propriétaires. Cette réclamation parait des plus justifiées. Il désire en outre qu’on aide de toute manière la Grèce au point de vue des finances, du matériel des chemins de fer, des armes et des objets d’équipement pour les troupes.

La tranquillité est rétablie ; M. Venizelos est installé solidement au pouvoir ; l’unité nationale est restaurée ; nos troupes pourront prochainement regagner le front de Salonique ; la Grèce s’est déclarée notre Alliée ; elle reconstitue activement son armée pour s’acquitter sur les champs de bataille des devoirs qu’impose cette alliance. Tels sont les résultats acquis… M. Jonnart estime justement que l’objet de sa mission est rempli. Il quitte Salamine le 7 juillet et rentre à Paris le 11. Cinq semaines lui ont suffi pour obtenir ces résultats si importans.

L’éclatant succès de cette mission peut et doit inspirer un certain nombre de réflexions.

Il a été beaucoup question, ces temps derniers, d’un problème dont la solution est difficile, en raison même de son importance : celui de l’unité de commandement. Or, cette unité s’est trouvée réalisée dans l’opération confiée à M. Jonnart, et c’est la principale raison pour laquelle elle a si bien réussi. Les hommes d’Etat français et britanniques se sont mis courageusement en face de l’obstacle, au lieu d’hésiter et de biaiser comme ils avaient fait jusqu’alors. S’étant accordés sur le principe de l’entreprise, ils ont choisi pour l’exécution un chef unique investi de pleins pouvoirs, et leur choix s’est trouvé excellent. Ce chef n’a pas fui les responsabilités. Au lieu de songer à lui, à ses intérêts particuliers, il n’a pensé qu’aux grands intérêts nationaux dont il assumait la charge. Il a été, dans toute la force du terme, un chef. Il a su, quand il le fallait, courir des risques : toute opération diplomatique ou militaire en comporte forcément. Ces risques-là, par de judicieuses précautions, grâce à un plan soigneusement étudié, il s’est arrangé d’ailleurs pour les réduire au minimum. Les précautions prises, il est allé hardiment, résolument, de l’avant, — et il a gagné la partie.


RAYMOND RECOULY.

  1. Voyez la Revue du 15 décembre 1917.