La Monarchie des Habsbourg d'après le livre de M. H. Wickham Steed

La bibliothèque libre.
La Monarchie des Habsbourg d'après le livre de M. H. Wickham Steed
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 24 (p. 161-188).
LA
MONARCHIE DES HABSBOURG
D'APRÈS LE LIVRE DE H. WICKHAM STEED

Dans les Instructions que recevaient à leur départ les ambassadeurs de notre Ancien Régime, figurait une clause qui devint « de style » à partir du règne de Louis XV : l’ambassadeur devrait à son retour rapporter une Relation détaillée et complète de la Cour et du Gouvernement auprès desquels il aurait été accrédité ; il aurait à renseigner le Roi et son Conseil sur les souverains et les hommes d’État qu’il aurait fréquentés, sur leurs entours et intimité, leurs caractères et habitudes, sur les forces et les ressources de l’État, les sentimens des peuples, la richesse et le commerce des pays, etc., etc.

La plupart des ambassadeurs d’alors suivaient les Instructions de leur ministre : leurs Relations sont aujourd’hui les documens les plus utiles pour qui veut comprendre, et non pas chronographier seulement, l’histoire de l’Europe aux XVIIe et XVIIIe siècles. Elles ne sont pas bourrées de chiffres. Elles ne donnent même que de rares et incomplètes statistiques. Elles négligent souvent, elles ignorent parfois la géographie, et n’ont aucune prétention à la philosophie historique. Mais, nous expliquant au mieux la machine gouvernementale et nous faisant connaître le personnel qui la dirigeait ou l’actionnait, telle de ces Relations sur la Pologne, sur Gênes ou sur la Rome pontificale, reste, après deux siècles écoulés, le seul tableau qui fasse revivre devant nos yeux tel et tel de ces États défunts.

M. Henry Wickham Steed a été, durant de longues années, le correspondant ou plutôt l’ambassadeur du Times à Vienne : par ses dépêches et correspondances, il y a si bien rempli son devoir d’informateur quotidien qu’il vient d’être rappelé à Londres pour prendre la direction de la politique étrangère dans le grand journal anglais ; d’ambassadeur à Vienne, le voici promu sous-secrétaire d’État permanent à cet autre Foreign Office. Il a rapporté de son ambassade une Relation dont M. Firmin Roz nous donne la traduction sous le titre : La Monarchie des Habsbourg[1]. C’est vraiment une Relation à la française, écrite par un Anglais qui a fait ses études en France et qui a toujours professé une admiration reconnaissante pour nos maîtres de l’enseignement supérieur.

M. H. W. Steed nous dit en sa Préface : « Nombre d’écrivains étrangers se sont occupés des questions autrichiennes, hongroises et austro-hongroises ; une bonne part de leur travail repose sur la connaissance précise des faits enregistrés, des statistiques, des idiosyncrasies de races et des événemens historiques. » M. Steed connaît aussi bien que personne l’histoire, l’ethnographie, la législation et les finances de l’Etat austro-hongrois ; il sait où l’on peut copier ces belles statistiques, qui donnent confiance à l’œil du lecteur, sans dire grand’chose à son esprit. Mais ce n’est pas un manuel d’histoire, ni de géographie, ni de sociologie, ni d’économique qu’il a voulu faire : « ayant eu l’avantage d’avoir vécu pendant dix années la vie quotidienne du pays et d’avoir dû la contempler en critique, sinon en juge, » il ne nous offre que « les fruits de son expérience personnelle. » C’est une œuvre personnelle qu’il a voulu composer, un tableau d’ensemble, où la réflexion a autant de part que l’expérience, un portrait véridique de cette monarchie des Habsbourg, considérée par lui comme une personne vivante, agissante et durable.

En ce portrait fidèle et pourtant respectueux, la monarchie des Habsbourg n’est ni flattée ni caricaturée. Elle est peinte, d’une main fort experte et d’un œil sympathique, qui voyait les défauts et les tares du modèle, mais qui n’avait aucun parti pris de haine ni de courtisanerie : de-ci, de-là, quelques touches spirituelles, quelque arrangement de parure ou de chevelure trahissent le sourire de l’auteur et sa discrétion amusée par tel détail qu’il connaît, mais qu’il veut taire. Comme il arrive pour nombre de portraits ressemblans, le modèle s’est fâché et n’a pas voulu se reconnaître. Le livre de M. Steed a été interdit par la censure autrichienne ou, du moins, n’a été reçu qu’à correction. Il se peut que les spectateurs et les critiques indépendans lui reprochent, en revanche, son désir de nous présenter en jeunesse cette noble et vieille dame que l’on nous montre, d’ordinaire, plus proche de la décrépitude et de la sénilité que de l’adolescence ou même de l’âge mûr.

M. Steed l’a vue jeune et fort belle encore. Il la croit toujours sujette à « des crises de croissance plutôt que de déclin. » Il partage les espoirs de ceux qui, l’ayant longtemps admirée, lui découvrent toujours les mêmes charmes et, sous les rides dissimulées, le même âge. Quand la malheureuse impératrice Elisabeth tomba en 1898 sous le poignard de Lucheni, l’Europe entière, qui pourtant la voyait sur le trône depuis un demi-siècle bientôt et la savait grand’mère, fut étonnée d’apprendre qu’elle avait passé la soixantaine : la grâce de son visage, la noblesse de son allure, la souplesse toute sportive encore de ce corps élégant faisaient croire à son éternelle jeunesse.

Depuis le Congrès de Vienne jusqu’en cet été de 1914, la monarchie des Habsbourg a été pour les diplomates anglais la plus sûre et la plus précieuse des amies sur le Continent : elle leur est toujours apparue sous ses traits de 1815, puisqu’elle devait continuer de tenir son rôle de 1815 dans leurs combinaisons. La diplomatie d’Édouard VII voulait encore agrandir l’importance de ce rôle : ce n’est pas la Russie et la France seulement que le roi-diplomate espérait fédérer à la Grande-Bretagne pour la défense des libertés européennes ; Édouard VII, s’il eût vécu, eût peut-être gagné la coopération des Habsbourg à cette campagne d’affranchissement. M. Steed a été à Vienne l’un des témoins, l’un des collaborateurs de la politique d’Édouard VII ; il a cru, il continue de croire à la pérennité de l’Autriche : « Sans doute, des erreurs, des faiblesses, des préjugés chez le monarque, les hommes d’État ou les races peuvent conduire, dit-il, la monarchie au bord de la ruine ; un désastre peut paraître présager l’accomplissement des prophéties de désintégration ; mais, pendant dix années d’observation et d’expérience constante, dix années de luttes et de crises, il ne m’a été donné de percevoir aucune raison suffisante qui puisse, en supposant à la dynastie une sagacité moyenne, empêcher la monarchie des Habsbourg de conserver sa place légitime dans la communauté européenne. » Le livre tout entier n’est que le développement de ce double axiome : 1° la monarchie des Habsbourg tient une place légitime, nécessaire, dans la communauté européenne ; 2° il suffit à sa dynastie d’une sagacité moyenne pour conserver longtemps cette place.

Telles sont du moins les deux idées maîtresses qui reparaissent à chaque page et, si l’exposé proprement dit ne comprend que les trois premières parties de l’ouvrage : I. Le Monarque et la Monarchie ; — II. L’État ; — III. Le Peuple, on peut dire que la quatrième, La Politique étrangère, vient comme une vérification tirée de l’expérience la plus récente.

Dans les autres Etats, la politique étrangère est, d’ordinaire, fonction de la politique intérieure : celle-ci, le plus souvent, détermine ou embarrasse celle-là. Dans la monarchie des Habsbourg, la politique étrangère fut toujours la principale raison d’être, la fonction essentielle de l’État : la politique intérieure elle-même n’est qu’une sorte de diplomatie interne entre les races, les castes, les religions ennemies, dont les représentans élus forment autour du souverain moins des parlemens qui légifèrent, que des sortes de congrès, des Délégations, qui négocient tant avec la couronne qu’avec les sujets voisins et rivaux. Il en résulte que la sagacité diplomatique chez les dirigeans est pour cette monarchie la seule condition d’une durée presque indéfinie. Or la sagacité diplomatique n’est point si rare parmi les hommes ni d’acquisition si difficile que le premier venu, dûment lavé et habillé, comme disait Bismarck, ne puisse faire un honnête diplomate : le plus rustique des seigneurs terriens se révèle parfois le plus habile des maquignons., Et il suffit, dans l’Europe actuelle, d’une duplicité moyenne pour devenir ou pour sembler un très grand diplomate : voyez le portrait que M. Steed nous trace du baron d’Aehrenthal !… Pourquoi donc présager la disparition de l’Autriche-Hongrie ?


La nature et l’histoire ont fait à la monarchie des Habsbourg sa place nécessaire, donc légitime. M. Steed énonce cet axiome et n’éprouve aucun besoin de nous le démontrer : j’ai dit qu’il ne versait ni dans les descriptions géographiques, ni dans les dissertations d’histoire ; pour les lecteurs anglais, il était d’ailleurs des vérités premières dont la démonstration aurait paru oiseuse ; quand, depuis un siècle, la monarchie austro-hongroise était une pièce nécessaire sur l’échiquier britannique, comment le public anglais pouvait-il mettre en doute qu’une providence bienveillante eût, de toute éternité et pour toujours, préparé la place et assuré le maintien de cette monarchie sur le Continent ?

Les lecteurs français ont là-dessus des sentimens tout contraires : depuis trois siècles bientôt, la ruine de la maison d’Autriche est le delenda Carthago de leurs manuels scolaires.. Mais si l’on demandait à M. Steed quelques argumens à l’appui de ses dires, j’imagine que, sans peine, il en pourrait fournir d’excellens et de nombreux : il suffit de considérer une carte, de feuilleter une histoire de l’Europe danubienne.

Au centre du continent européen, à mi-distance des marécages baltiques et des promontoires méditerranéens ; au rebord oriental du grand système alpestre qui, de ses massifs, contreforts, contrepentes et péninsules allongées, fait jusqu’à l’Atlantique et jusqu’à la Méditerranée l’Europe occidentale ou, pour mieux dire, l’Europe tout court ; à l’entrée de ces plaines sans bornes qui, jusqu’au Pacifique, déroulent sur l’Europe orientale et sur l’Asie polaire leurs pâturages et leurs déserts : le bassin du moyen Danube est une cuve profonde, que sa ceinture de monts et de forêts n’a jamais pu défendre contre les attaques du dehors et vers laquelle ont toujours tendu, coulé, couru les torrens des hordes pillardes, les fleuves des tribus migratrices et les inondations des empires conquérans.

De tous les coins, de l’Ancien Monde et même de ses extrémités les plus lointaines, les humanités jaunes et blanches se sont précipitées à ce rendez-vous de batailles. Toutes à leur heure ont voulu conquérir, ont conquis et occupé ce nombril de notre continent. Du Far West européen, sont venus jadis les Celtes par la route qui ramena, depuis, les Français de Napoléon ; de l’Extrême-Orient asiatique, trois fois les Jaunes : Huns, Magyars et Mongols, ont poussé jusqu’ici leurs tourbillons de cavaliers ; du Sud-Ouest, les Romains de Trajan et, du Sud-Est, les Turcs de Selim ; du Nord-Ouest, les Germains et, du Nord-Est, les Slaves y sont venus planter les castra de leurs colons militaires, les tentes de leurs sandjaks, les burgs de leurs margraves ou les grosses fermes de leurs zadrougas.

Nombre de ces invasions n’ont fait que passer. Nombre d’autres ont laissé leurs témoins sur le pourtour ou dans le fond de la cuve. Allemands, Slaves du Nord, Magyars, Roumains et Slaves du Sud sont, en fin de compte, restés maîtres de la place. Mais il a fallu vingt et trente siècles de guerres pour en éliminer les autres compétiteurs : il y a deux cents ans à peine, le flot turc battait encore le rempart de Bude et, si l’Islam s’est retiré avec lui, les autres religions de l’Europe occidentale et levantine, les trois christianismes catholique, protestant et orthodoxe, sans compter le judaïsme, continuent de s’y affronter. M. Steed cite quelque part le mot de Metternich : « L’Asie commence au faubourg de Vienne, à la Landstrasse. » Vienne est au pouvoir des blancs d’Europe, en effet ; mais à quelques kilomètres, commence la Hongrie, terre des Jaunes et des Israélites, l’Asie magyare et judaïsante.

En ce carrefour de batailles, le Habsbourg est un jour apparu pour établir la trêve de Dieu. Pauvre baron suisse ; , descendu de son château de l’Aar, il avait été élu par ironie chef laïque de la chrétienté occidentale, gérant nominal de ce Saint-Empire romain germanique, dont relevaient en théorie tous les royaumes de l’Occident. Il avait profité de ce titre pour s’attribuer la possession héréditaire de l’Ostreich, de l’Ostmark, de cette Marche, de ce « Royaume de l’Est, » qui était alors le boulevard de la chrétienté occidentale vers le Levant. L’Autriche et la burg de Vienne devinrent ainsi sa terre et sa résidence ; elles le sont toujours demeurées.

De la fin des Croisades au début de notre Révolution, le Habsbourg conserva presque toujours la couronne impériale, et il resta toujours à son poste de margrave d’Autriche. Il put avoir d’autres ambitions et d’autres rôles dans l’Empire germanique, dans le reste de l’Occident et jusque dans les terres à peine découvertes du Nouveau-Monde. Mais dans sa Marche danubienne, défenseur avancé du christianisme et de l’Europe contre l’Asie mécréante, son rôle historique fut de fédérer autour de son Autriche les chrétientés voisines pour soutenir, repousser, briser enfin los assauts de l’Infidèle : ce sont les murs de Vienne, défendus par tous les chrétiens du voisinage, qui arrêtèrent le Turc et l’Islam dans leur remontée triomphante du Danube ; ce sont les généraux du Habsbourg, menant des armées allemandes, croates, serbes, tchèques, hongroises et transylvaines, qui rejetèrent la conquête ottomane derrière la Theiss, puis derrière la Save et les Carpathes ; les autres Puissances européennes, la France et la Russie surtout, ne les eussent-elles pas arrêtés en cette descente libératrice, il est possible que les Habsbourg l’auraient poursuivie jusqu’aux rivages de l’Archipel et de la mer Noire.

Si toutes les chrétientés danubiennes eussent été de même race, de même langue ou seulement de même rite, il est probable que, de ces luttes séculaires, la victoire aurait fait émerger une monarchie des Autriches toute semblable à celle que les mêmes luttes pour la foi établissaient sur les Espagnes ou sur les Russies : monarchie unitaire, monarchie religieuse, nivelant les indépendances et les autonomies et renversant les limites de royaumes ou de cantons pour soumettre à son droit divin et à son bon plaisir les corps et les âmes.

Mais entre ces chrétientés du Danube, les différences de rites avivaient encore les haines de races, et les incompréhensions de langage parachevaient le chaos : chaque peuple voulait rester fidèle à sa communion, à son caractère familial, à ses traditions, comme à son costume. Loin de se fondre en une unité religieuse, leurs particularismes se traduisaient en des sectes et des hérésies : chacune de leurs nationalités se faisait un christianisme à sa mode ; Tchèques, Moraves, Magyars, etc., même au sein du catholicisme, chacune voulait avoir sa religion. Quelques-uns même préféraient au salut de leurs âmes la garantie de leur particularisme : Croates et Transylvains trahissaient les armées de la Croix pour chercher dans la vassalité du Turc et de l’Islam la sauvegarde de leur autonomie.

C’est de là que la monarchie des Habsbourg tira son caractère spécifique. Elle ne pouvait pas s’imposer par l’Eglise à l’obéissance globale de ces chrétientés ; elle dut gagner leur dévouement, solliciter et obtenir l’adhésion de chacune et, pour se les attacher l’une après l’autre, chercher un autre lien que la religion. A la mode germanique, le Habsbourg fonda sa puissance sur le droit féodal, sur l’hommage-lige, sur le serment de fidélité individuelle et nationale. En dehors des terres allemandes, il se construisit un empire d’après les principes du Saint-Empire romain germanisé, en remplaçant les hommes-liges de celui-ci par des peuples-liges.

Empire féodal, mais empire familial tout ensemble ; car, des divers moyens d’imposer ou de gagner l’hommage, — conquête, achat, procédure juridique, négociations et marchandages, — le Habsbourg avait choisi d’ordinaire le moins coûteux et le plus sûr : il avait fait entrer dans sa famille, par une suite de mariages, les héritières des différentes couronnes danubiennes et acquis ainsi à ses descendans l’hommage héréditaire de tous ces peuples rivaux ; c’est par d’heureux mariages que l’Autrichien s’était annexé la Bohême, la Moravie, la Hongrie et ses dépendances, tu felix, Austria, nube.

Ainsi, de la fin des Croisades au début de notre Révolution, cette monarchie se constitua et s’étendit presque continûment. Malgré des revers et des rébellions, elle vint à bout de tous les adversaires du dedans et du dehors. Mais à mesure que, sur le Danube moyen, le Habsbourg affermissait sa prise et ses droits, il perdait pied dans le Saint-Empire romain germanique : toujours chef nominal de cet empire de l’Occident, toujours possesseur de fiefs et de propres dans la haute et basse Allemagne, il y voyait diminuer de jour en jour et son pouvoir impérial et ses domaines et ses juridictions. Bon gré mal gré, il devait laisser l’Europe teutonne et latine à d’autres, aux rois de France, d’Espagne et de Prusse, et se lancera corps perdu vers le Levant : de jour en jour, le Drang nach Osten, la descente vers l’Orient danubien et balkanique était assignée à ses ambitions et à ses espoirs.

Notre Révolution ne fit qu’achever ce destin que, dès 1773, un Joseph II envisageait déjà et acceptait d’un cœur content : jetant bas le Saint-Empire germanique, Napoléon fit du même coup surgir un empire autrichien ; le Habsbourg, cessant d’être l’Empereur d’Occident, se proclama empereur d’Autriche et, perdant ses derniers domaines sur le haut Danube et sur le Rhin, il se consacra tout entier à ses peuples et royaumes de l’Est.

Un instant, on put croire que les contre-coups de la Révolution porteraient à cette monarchie, comme à tant d’autres, le heurt fatal : comment cette bâtisse moyenâgeuse, la plus féodale peut-être de toutes les bâtisses européennes, pourrait-elle résister aux secousses et tiraillemens des nationalités, que l’exemple, la propagande et les victoires de la France révolutionnaire éveillaient à travers l’Europe ? En cette cuve danubienne, où, par quatre et cinq fois, accourait l’invasion jacobine, puis napoléonienne, en ces provinces de la Save et de l’Adriatique où l’empire napoléonien installait même ses préfectures, comment les peuples-liges garderaient-ils leur fidélité à ce Habsbourg qui, le danger turc une fois disparu, ne leur était plus que d’un secours médiocre et pesait lourdement d’autre part à leurs sentimens et à leurs revenus ?

Mais la Révolution et Napoléon tombèrent à Waterloo avant que l’éveil des nations fût terminé ; et le souvenir des services que le Habsbourg avait rendus jadis contre le Turc était encore vivace parmi les peuples délivrés ; et le Turc campait toujours sur le promontoire de Belgrade, d’où ses guetteurs dominaient la cuve, d’où ses pillards couraient au loin razzier les troupeaux et les femmes ; et dans le triomphateur du Congrès de Vienne, dans Metternich, la monarchie traditionnelle trouvait un restaurateur du droit féodal qui proclamait son dessein (c’était même sa devise) de maintenir partout « ce droit par la force ; » et refrénant toutes les velléités d’indépendances nationalistes, Metternich disposait de trente années de ministère (1815-1848) pour donner à son œuvre la solidité que nous lui constatons encore. C’est en vain qu’un nouvel assaut de la Révolution le chassa du pouvoir en 1848 et fit chanceler une seconde fois la monarchie : la main toute-puissante du Tsar la remit en son assiette et équilibre.

Depuis 1849, l’œuvre de Metternich s’est maintenue et raffermie, en se parant seulement d’une façade nouvelle, en masquant un peu ses assises et ses murailles féodales sous des attributs et des ornemens parlementaires. Mais si les dehors ont été modernisés et l’apparence rajeunie, rien n’est change dans la construction même et la charpente, ni dans la distribution et le mobilier, ni dans la vie du propriétaire.

C’est toujours le même empire féodal et familial dont le chef, se tenant pour le délégué de Dieu, pour le commissaire de la Providence dans le monde danubien et balkanique, prétend à rester le seigneur et le père de ses peuples, le propriétaire de leurs personnes comme de leurs terres, — et de leurs voisins, — le recteur de leurs consciences, le tuteur de leurs familles, le mainteneur surtout des relations amicales et de la paix publique entre leurs nationalités ennemies, le transmetteur à travers les siècles de cette charge sacro-sainte que le Seigneur a confiée à sa famille pour le salut commun dans ce monde et dans l’autre.

« Chaque Habsbourg couronné, dit M. Steed, interprète à sa manière la mission dont il croit que la Providence l’a investi. » Mais la croyance en cette mission se perpétue d’Habsbourg en Habsbourg couronné et, si un Joseph II et un François II, un Ferdinand II et un François-Joseph ne l’entendent pas de même façon, « la politique de Habsbourg [reste toujours] un opportunisme exalté à la poursuite d’une idée dynastique immuable. »

Maintenir la dynastie, en assurer le repos et le bonheur : la monarchie et ses fonctionnaires ne doivent vivre et faire vivre les peuples que pour ce programme. On recommandait un jour à l’empereur François II un bon patriote, qui avait rendu de grands services à l’Etat : « Vous me dites, répondit ce Habsbourg, qu’il est bon patriote à l’égard de l’Autriche ; mais l’est-il aussi à mon égard ? »

Il peut venir à certains esprits que cette conception gouvernementale à peu de chances de durée en un temps où les droits des dynasties et les devoirs des peuples envers elles obtiennent de l’opinion publique moins de considération que les droits des peuples et les devoirs des dynasties envers eux. Pour quiconque vit en Occident, il est même incompréhensible que la monarchie des Habsbourg puisse conserver cet idéal et prolonger en plein XXe siècle la survivance d’un pareil anachronisme : d’où l’opinion assez commune parmi nous que les jours de cette monarchie sont comptés et que la seule commisération des peuples envers le malheureux et moribond François-Joseph, leur faisant retarder la revendication de leurs justes droits, assure à la dynastie quelques années, quelques mois encore ; on croyait volontiers à Paris que, le jour où la mort coucherait dans la tombe cet auguste vieillard, une sécession de toutes les nationalités jetterait par terre cette auguste bâtisse.

Mais à vivre quelques années au sein même et surtout au cœur de cette monarchie, on perd quelque peu de cette croyance ; y ayant vécu surtout durant cet automne et cet hiver de 1908-1909, où la crise de l’annexion bosniaque fit paraître au grand jour les sentimens de tous les sujets, M. Steed en a rapporté la croyance, toute contraire, à la solidité, à la durée possiblement indéfinie de ce présent état des choses. Est-ce préjugé d’Anglais ou personnelle illusion ?… M. Steed « s’estime fondé à croire qu’à l’heure d’une nécessité commune ou chaque fois que le chef de la dynastie demandera un commun effort, on verra encore éclater le sentiment exprimé par les vers fameux de Grillparzer, comme il éclata durant la crise de l’annexion bosniaque en 1908-1909 :


Die Gott als Slav’ und Magyaren schuf,
Sie streiten um Worte nicht hämisch,
Sie folgen, ob deutsch auch der Feld’herren ruf :
Demi Vorwaerts ist ungrisch und böhmisch.
Gemeinsame Hilfe in gemeinsamer Not
Hat Reiche und Staaten gegründet ;
Der Mensch ist ein einsamer nur im Tod[2].


« L’âme de l’Autriche, dit M.Stced, est toujours dynastique. » Les peuples de la monarchie se soucient moins de leurs droits que de leurs sentimens et de leurs intérêts : leurs cœurs restent attachés au Maître et à sa famille ; dans leurs nécessités communes de paix ou de guerre, ils ne voient d’aide réciproque que par le canal de la monarchie.

Peu leur importe que le « cri du Maître » soit allemand, pourvu que par sa noblesse, par sa gentilhommerie apparente tout au moins, par l’étalage de sa grandeur et de son luxe, par le souci de son prestige et l’entretien de ses belles relations dans le monde, il continue d’avoir les dehors de sa charge et de faire honneur à son trône et à ses sujets. D’autres peuples se font gloire de leurs artistes, de leurs savans, de leurs forces de terre et de mer ; d’autres vivent de leurs souvenirs, dans le passé, et quelques-uns, de leurs grands espoirs, dans l’avenir. Les peuples d’Autriche n’ont la superstition ni de l’art, ni de la science, ni même de la gloire militaire : ils vivent dans le présent, de leurs besoins satisfaits, et, dans le passé comme dans l’avenir, de la grandeur de leur dynastie. Entre elle et eux, s’échelonne une haute, moyenne et petite noblesse qui disloque les nationalités pour faire de chacune une collection de castes internationales, et le monarque, au sommet, apparaît a tous comme la tête nécessaire d’une société où la recherche du titre nobiliaire prime toutes les autres ambitions.

« Les oiseaux, éclos dans une volière, souffrent a peine d’être enfermés, et le grillage peut servir à les protéger contre les maraudeurs, » dit encore M. Steed. Les peuples élevés depuis des siècles dans la volière du Habsbourg n’ont plus la sensation, pour la plupart, d’y être enfermés : quelques-uns en ont plutôt la fierté et, pourvu qu’ils puissent se parer de leur Maître devant le reste du monde, tous en supportent sans plainte les exigences et les fantaisies. Ils en supportent plus allégrement encore les défauts et les vices, à la condition que les uns et les autres restent d’essence royale, souveraine : les pires jeux de leurs princes leur semblent excusables et, comme un prince a le droit de manquer de conduite, de morale, de bonté et même de toutes les vertus de l’homme privé, le pire des Habsbourg semblerait encore à ses sujets le meilleur des bons maîtres, dès qu’il ne serait pas le plus indigne des rois.

« C’est un fait que le système de l’Etat autrichien convient au caractère du peuple comme un vieux soulier va au pied et, de même qu’un vieux.soulier, ne révèle ses défauts que quand le temps est mauvais. Les Autrichiens et spécialement les Viennois aiment mieux aller confortablement leur petit bonhomme de chemin et laisser l’Etat s’occuper de leurs affaires. Ils grognent et chicanent ; mais leurs murmures sont rarement sérieux. Le sérieux les ennuie et les efforts prolongés et persévérans que fait le gouvernement pour encourager les distractions et décourager le goût des recherches intellectuelles et des questions d’intérêt public, ont produit à la longue le scepticisme et l’indifférence. Pourtant, un sentiment subsiste au fond des cœurs autrichiens : le vieil orgueil impérial qui n’a jamais perdu complètement la foi aux destinées de l’Autriche et qui n’attend qu’un succès réel ou apparent pour éclater de nouveau avec toute sa force d’autrefois… »

Il se peut qu’à Vienne, où les temps sont souvent moins mauvais que dans le reste de l’Empire, où la présence de l’Empereur fait aussi que la voirie est mieux soignée, le vieux soulier ne révèle ses défauts que rarement et semble le plus souvent commode. Mais serait-il juste d’en conclure que la plupart des Autrichiens ne désirent jamais de souliers neufs ? et que leur vieil orgueil impérial suffira toujours à les empêcher de voir ce que leurs voisins d’Allemagne ont pu gagner d’aisance à se chausser d’un empire plus moderne ?

Il est un point, en revanche, où M. Steed me semble avoir cent fois raison : « Il est dangereux, écrit-il, pour les souverains ou les familles régnantes de s’engager personnellement dans des affaires financières, et l’histoire de l’Europe, durant ces dernières années, pourrait nous fournir des exemples. » Le Habsbourg n’a jamais été un brasseur d’affaires ni un chasseur d’argent : les peuples danubiens sont fiers d’avoir une dynastie qui soit assez riche pour ne point quémander des partages de bénéfices à des fondeurs de canons, des courtiers de riz ou de café, des écumeurs de banque et de Bourse : « Une des raisons de la popularité et du prestige de l’empereur d’Autriche parmi ses sujets est son entière indépendance à cet égard ; il n’a aucun intérêt dans les affaires économiques ; il n’a jamais été soupçonné d’avoir à travailler pour lui ou pour sa famille. »

Ce n’est pas que les peuples d’Autriche soient très sévères aux empereurs d’une autre sorte : ils ont une admiration idolâtre pour celui que ses propres sujets appellent irrévérencieusement Siegfried Meyer ; mais ils préfèrent encore le laisser à leurs voisins, et ce fut toujours une chance, une grande chance pour le riche et fastueux Habsbourg, d’avoir à sa porte, comme énergique repoussoir, le pauvre et âpre Hohenzollern.

« La foi au droit divin des rois, ajoute M. Steed, s’est évanouie et, vraisemblablement, pour ne plus revivre. Mais les annales de certaines républiques et les avantages que la continuité a assurés à certaines monarchies ont renforcé en Europe le principe monarchique et mis en jeu des considérations utilitaires qui eussent semblé impies aux légitimistes de la vieille école. »

Les considérations utilitaires sont en nombre et d’importance, qui militent dans l’esprit des peuples danubiens en faveur du maintien de la monarchie et renforcent le loyalisme dynastique. Supprimez un instant cet arbitre de droit divin entre les revendications violentes ou sournoises, pacifiques ou armées de ces peuples, de ces races, de ces religions, de ces cinquante millions d’hommes, quel gâchis politique, économique et social ! quelle guerre entre les nationalités ou les cantons ! quelle anarchie ! des frontières du Nord et de l’Occident à celles du Sud et du Levant ! quelle ruine de tous les intérêts ! quel naufrage, en fin de compte, de cette bonne, douce et quiète vie à la viennoise, dont présentement jouissent les sujets bariolés du Habsbourg, les uns pleinement, les autres moins grassement, mais tous un peu !

L’ennemi commun d’autrefois, le Turc, contre lequel se fît la coalition de ces chrétientés, a presque disparu de l’horizon. Jusqu’en 1913 néanmoins, les Slaves méridionaux de la monarchie le sentaient encore sur leurs reins : ils entendaient encore l’écho de ses massacres et de ses extorsions parmi leurs frères de Macédoine, du Sandjak même, aux frontières de la monarchie ; ils en voyaient encore les coreligionnaires et les mosquées dans la monarchie même, parmi leurs frères de Bosnie et d’Herzégovine. Il a fallu les victoires serbes de 1912-1913 pour donner aux Yougo-Slaves d’Autriche-Hongrie la pleine confidence dans la déroute définitive de l’Islam et dans la capacité de leur propre race à se sauver et libérer soi-même.

Grand changement survenu dans l’esprit de tous les Yougo-Slaves et dont nous voyons aujourd’hui les effets ! Ce n’est plus vers le sauveur de Vienne, c’est vers le libérateur de Belgrade que se tournent les espoirs de tous les Slaves du Sud dans la monarchie, des Bosniaques et des Dalmates, comme des Croates, des Slovènes et des Serbes. Grand changement, mais postérieur au séjour de M. Steed en Autriche et à la composition de son ouvrage ! Il n’a donc pu nous en dire ni l’importance ni la nouveauté… Je crains bien que toutes ses conclusions et prédictions n’en soient un peu faussées. Les historiens devront toujours recourir à son livre pour comprendre ce que fut jusqu’en 1912 la monarchie des Habsbourg : je crois que les politiques auraient grand tort de s’y fier entièrement pour prévoir ce que cette monarchie peut devenir en 1915 ; la sécession morale de tous les Yougo-Slaves peut entraîner la sécession morale des Roumains et préparer, parmi les Slaves du Nord, la même sécession des Tchèques, des Moraves et des Ruthènes…

Car les guerres balkaniques de 1912-1913 ont ramené sur la monarchie des Habsbourg un troisième assaut des revendications nationalistes : la libération de la Macédoine renouvelle aujourd’hui ce qu’avaient fait, de 1792 à 1815 et de 1848 à 1849, les exemples de la France révolutionnaire ; en 1848-1849, comme aux jours de Napoléon, la monarchie ne fut sauvée que par les armées du Tsar ; nous ne voyons pas que les armées russes s’apprêtent en 1915 à la même besogne.

Il est vrai que la haine et la défiance du Russe est pour certains des peuples danubiens un forment très actif de fidélité dynastique. Ce qu’était jadis le Turc, dans le cœur et les craintes de tous ces chrétiens, c’est le Russe qui l’est aujourd’hui dans les cœurs et les craintes des Magyars, des Juifs, des Allemands et de l’aristocratie polonaise. Allemands, Polonais, Juifs et Magyars sont les quatre bénéficiaires du présent état de choses : Allemands et Magyars sont les titulaires de la raison sociale Autriche-Hongrie ; les aristocrates polonais récoltent les bénéfices en honneurs, charges et pouvoirs, et les Juifs, en argent. La haine commune du Russe cimente autour du trône l’association que crée entre ces quatre participans la solidarité des intérêts.

Les sentimens des Magyars, des Allemands et des Polonais et leur rôle dans la monarchie sont trop connus pour que M. Steed s’attarde à nous les décrire. Mais il a consacré, aux Juifs un long, très long chapitre, et c’est l’un des plus nouveaux et des plus instructifs de son ouvrage.

« Parmi les peuples de l’Autriche-Hongrie, le peuple juif occupe, dit-il, la première place : numériquement, ils sont moins considérables que les Allemands, les Magyars, les Tchèques, les Polonais, les Ruthènes, les Serbo-Croates et les Roumains ; avec leur total de deux millions trois cent mille âmes, ils ne surpassent que les Slovènes et les Italiens ; mais aux points de vue économique et politique et comme influence générale, les Juifs sont pourtant l’élément le plus important de la monarchie. »

Pour la solidité de la monarchie, en effet, pour la durée de cette bâtisse féodale et dynastique, le Juif est l’une des pièces maîtresses. Plus que tous les autres sujets danubiens, le Juif constate chaque jour l’utilité économique de cet établissement. ; Groupés en une monarchie, ces peuples représentent une puissance économique qui s’effondrerait, se dissiperait en ruines et faillites, du jour où les frontières nationales, disloquant le syndicat douanier, donnant aux Serbes et aux Italiens les ports et les rivages de l’Adriatique, couperaient de la mer la cuve continentale et ses autres peuples : entre l’Adriatique, lac italien, et la mer Noire, lac russe, quelle indépendance commerciale pourraient conserver les marchés continentaux de la Hongrie et de l’Autriche ? Les revenus des peuples n’en seraient peut-être pas diminués ; leur sort même n’en serait que médiocrement affecté ; ces grandes fermes continentales attireraient toujours les acheteurs et les fournisseurs des usines étrangères ; mais entre elles et le reste de l’humanité, ce ne seraient plus les Juifs de la monarchie qui seraient les intermédiaires de commission, de courtage et de banque. A la chute de cet empire féodal, les Juifs perdraient et au centuple, ce qu’ils ont perdu à toutes les chutes de pouvoirs moyenâgeux, — leur monopole financier et bancaire sur quarante ou cinquante millions de chrétiens.

Le Juif est donc en Autriche le meilleur des Autrichiens, en Hongrie, le meilleur des Magyars et, dans toute la monarchie, le meilleur des « dynastiques ; » il est tout dévoué au triomphe du germanisme : « La masse des Juifs galiciens et hongrois, qui émigrent à Vienne et dans le reste de l’Autriche, revendique la nationalité allemande… : depuis 1870, les Juifs ont cru à la prépondérance de l’Allemagne, et, en conséquence, ont voulu jouer le gagnant. » Telle était du moins dans la monarchie l’attitude de la plupart des Juifs jusqu’au jour où le Sionisme les détourna de « s’identifier complètement avec le germanisme. »

Le Sionisme leur prêcha, avec la confiance en eux-mêmes et en l’avenir de leur race, « le courage de leurs convictions. » Le Sionisme fut pour les jeunes intellectuels juifs d’Autriche-Hongrie une transformation morale. de contact avec le monde extérieur avait fait perdre à la plupart la foi de leurs pères ; ils cherchaient à écarter leur vraie nature ; ils acceptaient en politique et en morale l’idéal allemand ; ils s’efforçaient en toute sincérité de sentir comme des Allemands. » Le Sionisme leur prêcha « d’être juifs et d’en être fiers, leur apprit à se glorifier de la puissance et de la ténacité de leur race, à s’offrir le luxe de la sincérité morale et intellectuelle, à sentir l’orgueil d’appartenir au peuple qui a donné à la chrétienté ses dieux, qui a enseigné à la moitié du monde le monothéisme, dont le génie a façonné le mécanisme entier du commerce moderne, dont les artistes, les acteurs, les chanteurs et les écrivains ont tenu dans l’univers cultivé une plus grande place que ceux d’aucun autre peuple. »

Le Sionisme donnera-t-il jamais aux Juifs la patrie terrestre qu’il leur promet, cette Sion rebâtie sur les ruines du Palais et du Temple, où viendront se réunir à nouveau les Fils du Seigneur dispersés depuis deux mille ans ? Le Sionisme donne du moins aux Juifs du Habsbourg une nouvelle ardeur à se défendre eux-mêmes et à lutter pour leur situation économique et sociale, et c’est l’unité de la monarchie, le pouvoir de la dynastie qui, satisfaisant au maximum leurs sentimens et leurs intérêts, bénéficie, en fin de compte, de cette ardeur nouvelle. Les papes de Rome et d’Avignon n’avaient pas autrefois de meilleurs sujets que leurs Juifs ; chaque principicule germanique vivait et prospérait jadis par le dévouement de son lieber Jude.

En Autriche-Hongrie, les Juifs ont rendu à la dynastie un service plus grand encore : ils ont permis à cette monarchie cléricale de se poser en défenderesse des intérêts populaires, en ennemie de l’exploitation capitaliste, en alliée, en remplaçante tout au moins du justicier socialiste, en arbitre désintéressée de la question sociale.

« Le cléricalisme, dit M. Steed, est une des forces principales dans la monarchie, une force non seulement défensive et conservatrice, mais agressive et quelquefois révolutionnaire. Le cléricalisme consiste essentiellement à abuser de l’allégeance religieuse et de la légitime organisation ecclésiastique pour des desseins politiques et économiques : depuis la Contre-Réforme, le cléricalisme a joué en Autriche un rôle important, et le clergé a toujours été un instrument entre les mains de la dynastie. Vers 1860, « les effets délétères du cléricalisme sur la vie publique » étaient sentis de tous ; après les désastres de 1866, on fit « porter le blâme de la démoralisation de l’Autriche au jésuitisme et au cléricalisme seuls ; une réaction naturelle et saine porta au pouvoir, quelques années avant 1870 et jusqu’en 1880, un parti qui s’efforça de corriger les pires anachronismes et de remédier aux plus flagrans abus de l’obscurantisme. Mais liberté et franchises signifiaient alors le plus souvent, en Autriche, liberté pour le Juif habile, alerte, infatigable, de se jeter, comme sûr une proie, sur un monde politique et une vie sociale totalement incapables de se défendre contre lui… »

Ce furent les beaux jours du libéralisme anticlérical, du laisser-faire juif, « du renard libre dans le poulailler libre, » comme dit encore M. Steed. Les Juifs n’étaient pas les seuls responsables et bénéficiaires : c’est contre eux néanmoins que l’excès du mal déchaina l’opinion quand une spéculation effrénée eut conduit aux krachs retentissans qui ruinèrent la place de Vienne : « Le ressentiment et l’émoi s’exhalèrent aussitôt dans une clameur anti-juive, » qu’un démagogue de génie, le Dr Karl Lueger, utilisa pour mener « les forces de l’antisémitisme social et chrétien à l’assaut des places fortes du libéralisme juif et capitaliste, à la défense aussi de l’Eglise et de la société chrétienne et, par suite, de la dynastie, expression suprême de l’ordre chrétien dans l’État. » Lueger transforma la politique des Allemands d’Autriche. Avant lui, ils inclinaient au pangermanisme, tout un parti réclamait la séparation de Rome, Los von Rom, et l’entrée des Allemands autrichiens dans le luthéranisme, comme première étape de leur entrée dans le germanisme intégral, dans l’empire du Hohenzollern. « Lueger tua le mouvement du Los von Rom avec tout ce qu’il enveloppait de menaçant pour le loyalisme envers la maison de Habsbourg, et il donna à la bureaucratie autrichienne une impulsion plus forte qu’elle n’en avait reçu depuis le temps de Joseph II. »

Contre la liberté abusive du capital, contre l’exploitation par le Juif, Lueger présenta la dynastie au populaire comme le défenseur-né des travailleurs et des pauvres : « Le génial, l’irrévérent démagogue devint graduellement le champion de la loi et de l’ordre, le chéri de l’Eglise, un pilier du trône, un symbole de tout ce qu’il y a de positivement et consciemment conservateur dans l’État. » Même après la mort de Lueger, son œuvre subsista : « De longtemps la tradition de Lueger ne saurait mourir, la tradition que l’Autriche, avec tous ses défauts, ses faiblesses et ses caractères asiatiques, est un État plein de vie, en pleine croissance et cohésion, et non point un État décrépit ; que les intérêts du peuple coïncident en somme avec ceux de la dynastie ; que les Allemands d’Autriche, s’ils sont l’élément dirigeant, ne sont pas le seul à soutenir l’État et que leur premier devoir est envers leur patrie, le second, envers leur race ; que, les Slaves et les Juifs ont droit à l’égalité de traitement et de considération dans la mesure de leur loyalisme envers la Couronne et la Patrie, mais que quiconque est en coquetterie avec les affinités d’au-delà des frontières est indigne de son droit de naissance autrichien. »


M. Steed, on le voit, a la plus robuste confiance dans la jeunesse et la longue vie de la monarchie des Habsbourg. Je ne cacherai pas ce qu’une telle confiance m’inspire d’admiration et de réserves. J’ai signalé déjà qu’ayant beaucoup vécu à Vienne, il se pourrait que M. Steed eût un peu vu les choses à la viennoise. S’il eût passé dix années, non point à la porte de la Ballplatz, mais à Agram, Raguse, Laybaeh, Prague, Lem-berg ou Klausenbourg, je me demande s’il n’eût prévu que des changemens et des convulsions annonçant un renouveau d’union pour les peuples, de puissance et de vigueur pour la dynastie. Et s’il eût écrit son livre en 1915 au lieu de 1913, est-il improbable qu’il eût constaté déjà tels changemens et telles convulsions tout différens de ceux qu’il nous annonçait ?

Il est vrai que, dans les meilleures de leurs Relations, nos ambassadeurs d’autrefois se contentaient de bien expliquer et décrire ce qu’ils avaient eu sous les yeux ; ils laissaient à leur successeur le soin de décrire et d’expliquer ce qui se produirait après leur ambassade. M. Steed n’a pas fait autre chose et, dans son livre, il nous fait bien voir sur quelles assises puissantes reposait encore la monarchie danubienne à l’heure où il la décrivait, et de quels instrumens elle disposait et dispose encore pour défendre son pouvoir unitaire.

Quatre institutions d’Etat « forment la charpente osseuse de ce corps politique : l’Armée, l’Eglise, la Police et la Bureaucratie. » M. Steed les passe en revue moins pour les décrire dans le détail que pour les caractériser et en montrer les rapports avec le Maître et la place dans cet ensemble monarchique.

L’Armée lui semble la plus importante de ces institutions, non seulement par sa force intrinsèque et le moyen souverain, qu’elle met entre les mains de la dynastie, de tenir tête à tous les ennemis du dedans et du dehors, mais plus encore par « son influence éducative au sens pédagogique et, tout à la fois, politique de ce mot. » M. Steed n’a pas insisté sur la valeur militaire de cette armée, dont la guerre actuelle semble avoir révélé le défaut capital : le manque d’homogénéité. Armée non pas seulement dualiste, comme la monarchie elle-même, mais trinitaire à vrai dire, composée des trois armées commune, autrichienne et hongroise, et, sans cesse tiraillée entre les directions de trois états-majors, elle était, par le fait des réclamations magyares, en un perpétuel état de rivalités intestines et de mésentente : « Cette tendance magyare à miner à la fois l’unité de l’Armée et de la Monarchie pourrait bientôt, — écrivait M. Steed en 1913, — entraîner les Magyars dans de sérieux malheurs et non pas immérités. » Il semble que la prophétie soit en train de se réaliser.

Mais ce que M. Steed nous a dépeint surtout, dans cette armée ou ces armées austro-hongroises, c’est « le populaire et puissant soutien » qu’elles sont pour l’État : « Par-dessus tout, l’armée nourrit le sentiment dynastique : elle est l’armée Impériale et Royale ; elle inculque aux recrues de toutes races le sens de l’unité et le dévouement à la dynastie. » Ses officiers et sous-officiers, recevant la solde du Maître et vivant de son service, se considèrent comme ses gens à Lui ; mais ils ne forment pas une caste en dehors du peuple ; ils en restent partie intégrante par leurs soucis comme par leur recrutement : « La masse des officiers austro-hongrois est tirée, non pas, comme en Allemagne, de l’aristocratie et de la noblesse, mais plutôt des classes moyenne et inférieure : travailleurs pour la plupart, ils vivent durement, ne sont pas gâtés par le luxe et, tâchant à se suffire avec leur maigre solde, ils restent plus près du soldat que l’officier allemand. »

La plupart des officiers et sous-officiers appartiennent d’ailleurs à des familles militaires qui, de père en fils, se succèdent à la caserne, comme les Habsbourg sur le trône : « Nombre de familles de modeste fortune ont été militaires pendant des générations, envoyant tous ou presque tous leurs fils dans l’armée et la marine. Ce fonds de familles militaires est une des grandes réserves de la dynastie. Porter la casaque de l’Empereur est devenu pour elles une seconde nature : on ne se contente pas d’y être violemment noir et jaune, — aux couleurs autrichiennes ; — on y est aussi ce que l’empereur François appelait patriote pour Moi ; leur esprit sert de levain à la masse militaire, gagne les camarades dépourvus de traditions de famille et s’infiltre jusqu’aux soldats ; c’est dans leur camp qu’est l’Autriche. »

Seconde colonne de l’État : l’Église. Le décret de Léopold du 3 mars 1792 énonçait : « Quoique le prêtre soit un pasteur d’âmes, comme il doit toujours l’être, il faut le considérer pourtant, non seulement comme un prêtre et un citoyen, mais aussi comme un fonctionnaire de l’État dans l’Église, puisque le soin des âmes a une influence illimitée sur les sentimens du peuple et participe directement ou indirectement aux matières politiques les plus importantes. »

En aucun autre État de l’Europe contemporaine, non pas même en Espagne ou en Russie, l’Eglise ne participe aussi directement, sinon à la politique, du moins à l’administration et à la sûreté de l’État ; en aucun autre, le clergé n’est fonctionnaire à ce point. M. Steed cite deux exemples de cette docile subordination, et l’un et l’autre sont éloquens. Au conclave de 1903, le cardinal Puzyna, archevêque de Cracovie, accepta de prononcer le veto impérial contre le cardinal Rampolla, qui avait encouru le déplaisir de la Triplice, mais dont l’élection semblait désirable à tous les autres princes de l’Eglise : il fut très étonné du scandale que sa démarche causa dans le Sacré Collège et de l’indignation qu’en témoigna celui-là même qui dut à cette démarche de devenir le pape Pie X. En septembre 1912, le Congrès eucharistique se tenait à Vienne. Dans toutes les cérémonies, le Saint-Sacrement fut en bonne place, et dans tous les discours, il fut célébré comme il convenait. Mais les catholiques étrangers furent scandalisés de voir que la première place et les plus grands hommages allaient à la dynastie.

Les droits de l’Eglise et de la Papauté sont allègrement défendus dans l’Empire par les Jésuites ; « la moralité personnelle et la capacité individuelle des Jésuites, bien plus élevées que celles des autres ordres, » leur donnent sur l’éducation de la bourgeoisie et de la noblesse et sur nombre de consciences une influence quasi souveraine. Mais le clergé séculier est d’abord le serviteur de l’État ; il « accomplit des fonctions de police volontaire dans l’intérêt de la monarchie plutôt que des fonctions proprement ecclésiastiques ; le système de Joseph II, qui tendait à transformer le clergé en un service civil, et les énormes revenus dont jouissent encore nombre d’évêques, archevêques et maisons religieuses, ont produit par leur combinaison un type d’ecclésiastique plus porté à s’assurer des emplois lucratifs qu’à remplir une vocation spirituelle. » Le clergé autrichien considère « que son service le plus important est de contrebalancer le travail de désagrégation que tendent à accomplir l’élément juif et l’élément pseudo-libéral. » Aux yeux du clergé, ce sont les mêmes ennemis de la dynastie et de l’Eglise qui prêchent le Los von Rom et le Los von Habsbourg.

Troisième colonne de l’État : la Police. « Ceux qui n’ont jamais eu à vivre et agir dans un Polizeistaat, dans un État mené par la police, ne peuvent guère comprendre comment la vie tout entière de la communauté en est influencée. » Depuis Joseph II, l’Autriche a été le modèle des Polizeistaaten : Sonnenfels avait exposé la théorie ; Joseph II et Colloredo en établirent et perfectionnèrent la pratique. « La police autrichienne reste à peu de chose près ce qu’elle était il y a cent ans. » Par elle, tous les actes et tous les dires des sujets sont surveillés pour la tranquillité du Maître. Par elle, sont écartées des esprits toutes les théories subversives et, de la circulation, toutes les personnes révolutionnaires. Par elle, la justice est transformée en simple instrument de gouvernement absolu. Par elle, les classes de la société sont entretenues dans un état de guerre latente et de haine réciproque. Par elle enfin, les autorités s’efforcent « de donner à la masse du peuple le sentiment que l’État est de leur côté ; la tendance générale de la police, comme à la vérité celle des tribunaux inférieurs, est de protéger le serviteur contre le maître, les basses classes contre la classe moyenne, » parce que le véritable ennemi du Maître, au XXe comme au XVIIIe siècle, c’est le sujet qui peut avoir d’autres pensées que celles de son Empereur, d’autres besoins que celui d’obéir.

Mais Armée, Eglise et Police pourraient encore être ébranlées ; c’est dans la Bureaucratie que la monarchie des Habsbourg a son état le plus robuste : « La Bureaucratie a le sentiment d’être l’État et, pour la masse du public, elle est l’État. » Son rôle essentiel est, en se recrutant elle-même et en augmentant chaque jour le nombre de ses fonctions, d’enrôler au service du Maître tout ce qui dans l’Empire peut être utile comme serviteur ou gênant comme adversaire. La Bureaucratie autrichienne est avant tout une armée d’occupation dynastique, répandue sur tous les peuples et qui doit faire pénétrer jusque dans la moindre des affaires privées l’intervention arbitraire du gouvernement, inculquer à tous les sujets qu’il n’est de bonheur assuré, de vie possible que par la grâce et dans la faveur du Maître.

« Les fonctionnaires autrichiens sont, en règle générale, des hommes de bonne éducation, de bonnes manières, d’un caractère facile et qui n’ont rien de rigide. Ils ont souvent l’amabilité de montrer au simple citoyen un chemin qui coupe court à travers une loi, une route qui permet de tourner un obstacle en apparence insurmontable. Mais il faut que le simple citoyen reconnaisse, au moins implicitement, leur puissance et leur autorité : il doit, pour ainsi parler, solliciter in forma pauperis la faveur de leur aide sans insister sur ce qu’il peut considérer comme ses droits. »

Délégué du Maître-Souverain, le bureaucrate est dans la monarchie des Habsbourg ce que peut être dans tel ou tel État parlementaire le député, représentant du peuple souverain : l’un et l’autre, disposant à leur guise de tous les pouvoirs, de tous les règlemens, de toutes les prises de l’autorité sur la vie et la fortune des citoyens, dressent le peuple à considérer que, si le règne de la loi est pour les badauds et les mauvais esprits, le règne de la faveur est pour les habiles, pour les bien pensans.

« La lutte des races en Autriche, sur laquelle on a dit et écrit tant de choses, est en grande partie une lutte pour les emplois bureaucratiques. Les Allemands et les Tchèques ont lutté pendant des années pour accroître d’une main et défendre de l’autre leur patrimoine de positions officielles ; ce qu’il y a au fond de la lutte des langues, c’est une lutte pour l’influence bureaucratique ; quand de nouvelles universités sont demandées [par les différentes races et refusées par les autres,] c’est qu’il s’agit de créer de nouvelles machines à tourner des fonctionnaires virtuels qu’il s’agira de hisser ensuite jusqu’à des emplois bureaucratiques. »

La Bureaucratie devient ainsi le meilleur rempart du gouvernement contre les deux forces qui pourraient contrôler ou modérer le règne de la faveur souveraine : la Presse et les Parlemens.

M. Steed a écrit deux chapitres qui font admirablement connaître la presse austro-hongroise, ses relations avec le public et l’organisation de ses bureaux. Deux ou trois phrases suffisent à résumer cette longue étude : « Lorsque la presse, comme dans la monarchie des Habsbourg, est presque entièrement juive, elle prive les Juifs eux-mêmes de l’influence que pourrait exercer sur leur culture une saine critique et écarte de leur chemin les avertissemens qui pourraient les incliner à la sagesse et à la pratique de cette vertu, la plus difficile de toutes pour eux, qui consiste à se contenir et à se modérer. »

Autre jugement de M. Steed : « La presse a besoin d’être dirigée par un sentiment élevé de ses devoirs envers le public, sentiment qui ne devrait pas être inférieur à celui d’un professeur d’Université à l’égard de ses étudians ou d’un prédicateur à l’égard de ses fidèles… Dans la monarchie des Habsbourg et particulièrement à Vienne, la presse est moins un organe de l’opinion publique qu’un instrument destiné à fabriquer l’opinion publique d’abord selon les désirs des autorités d’Etat et, en second lieu, dans l’intérêt des corporations financières et économiques. »

Quant aux nombreux parlemens et sous-parlemens de la monarchie, ils sont devenus, par la même ingérence de la Bureaucratie, moins des organes de l’opinion publique que des paravens et des complices de l’arbitraire : « Le gouvernement, qui se compose surtout de fonctionnaires, achète l’appui des leaders politiques en donnant des emplois de l’Etat à leurs protégés ou de l’avancement aux protégés déjà en fonctions. Une main lave l’autre, et c’est un échange de services. A l’occasion, les votes d’un parti tout entier peuvent être achetés par la nomination d’un de ses membres à un sous-secrétariat permanent : une fois nommé, il est en mesure de faire nommer d’autres fonctionnaires de sa race ou de son parti, et chaque fonction ainsi conquise forme une part du patrimoine politique de la race ou du parti qui se l’est assurée et qui la défend avec vigueur contre les attaques. »

Dans toutes les assemblées de la monarchie, la démoralisation est-elle aussi générale que dans ce parlement de Vienne, qui fut pour M. Steed d’un commerce plus familier ?… « Il n’y a pas en Autriche, dit l’auteur, une race ou un parti capables d’hésiter à vendre la Constitution si on y mettait le prix… » Cette démoralisation est-elle particulière aux parlemens d’Autriche-Hongrie ?… Il suffit à M. Steed de l’avoir constatée là-bas pour avoir le droit de conclure qu’en face de ces instrumens à dominer les peuples, que sont l’Armée, l’Eglise, la Police et la Bureaucratie, on ne voit pas de quel instrument légal peuvent user les peuples pour restreindre l’arbitraire de la dynastie : « Les peuples de l’Autriche sont toujours les peuples de l’Empereur presque dans un sens féodal, » conclut M. Steed.


La dynastie n’a donc pas à défendre sa domination traditionnelle et son œuvre unitaire : elle n’a qu’à les prolonger, à les maintenir par les moyens qui, depuis quatre siècles, lui ont toujours réussi.

« Aucun de ceux qui ont vu le cortège des peuples autrichiens défiler devant l’Empereur au jubilé de diamant, en juin 1908, ne peut avoir manqué de se rendre compte des immenses trésors de dévouement à la Couronne et à son titulaire qui restent accumulés jusque dans les plus lointains districts des possessions des Habsbourg. Et, pareillement, ceux qui ont traversé la crise de l’annexion bosniaque, durant l’hiver suivant, ne peuvent avoir manqué d’entendre les pulsations régulières et puissantes des cœurs autrichiens, joyeux d’un prétexte même insignifiant de battre orgueilleusement à l’unisson. Les peuples des Habsbourg n’ont pas une sagesse excessive, ni une grande culture, ni plus de sens politique qu’il n’en faut. Mais ils ont en eux, à leurs meilleurs momens, aussi bien dans les défaites que dans les triomphes, un instinct unitaire qui semble s’alimenter aux sources de leur passé commun. » Jubilés d’or ou de diamant, congrès eucharistiques, fêtes à grand orchestre, où souvent l’enthousiasme éclate moins par un besoin spontané des cœurs que par un contentement des yeux et des oreilles ! On dit que le Congrès eucharistique de 1912 coûta près de cinq millions de florins, en transport, logement et entretien dans la capitale des fidèles paroisses amenées des quatre bouts de l’empire.

Et ces jours de foi et d’allégresse peuvent-ils faire préjuger en rien des jours de défaites et de défiance ? Et cet « instinct unitaire, » si puissant sur des peuples « sans grande culture, » ne le cède-t-il pas de jour en jour devant la conscience nationale que, depuis dix ans, une culture intensive éveille chez les Slaves du Nord et chez les Slaves du Sud ? Le livre de M. Steed, — et c’est là peut-être son unique, mais grave défaut, — ne nous dit rien de la vie universitaire et intellectuelle, de la vie nationale et séparatiste qu’ont éveillée et développée dans toute la Slavie austro-hongroise, à Prague comme à Laybach, à Agram comme à Lomberg, les associations privées et les fondations publiques, — rien de ces sociétés de Sokols, dont l’importance et le danger sont suffisamment démontrés, je crois, par ce seul fait, que, dès le début de la présente guerre, le titre de Sokol fut un motif légal d’arrestation et de fusillade.

Mais, — encore une fois, — le livre de M. Steed est un tableau historique de la monarchie habsbourgeoise en 1908-1912, et non pas en 1915. En 1908, l’instinct unitaire menait encore les peuples des Habsbourg, et la devise de François-Joseph, Viribus unitis (l’Union pour la Force), était encore acceptée par la grande majorité de ses sujets comme le résumé d’une sagesse acquise par huit ou neuf siècles d’une dure expérience.

Viribus unitis : pour vivre heureux et tranquilles, les peuples danubiens croyaient encore avoir besoin de vivre unis sous la houlette impériale, de grouper toutes leurs forces à la défense de cette unité et de répondre sans discuter au « cri de guerre » du Maître, « même si ce cri était allemand, »


… ob deutsch auch der Feldherm ruf.


En 1911 encore, quand la monarchie lançait dans l’Adriatique un nouveau cuirassé, Viribus unitis était le nom que recevait ce nouveau serviteur.

L’Autriche de 1908-1912 semblait « se retrouver, » et pour longtemps encore ; « ses aspirations suivaient une voie parallèle à celle de la dynastie, et le dessein de la dynastie coïncidait avec le dessein populaire. » Pour maintenir cette union, pour se garder la collaboration presque unanime de ses peuples, il semblait que la dynastie n’eût besoin que de cette « sagacité moyenne, » qui ne lui avait jamais fait défaut depuis des siècles, ou, plutôt, de cet instinct de domination que, de générations en générations, se transmettait la famille des Habsbourg, comme l’ « instinct unitaire » se transmettait en ses chrétientés.

Instinct infaillible qui, depuis des siècles, se traduisait par une règle de conduite aussi simple qu’efficace : pour maintenir sa domination sur le troupeau un peu incohérent de ses sujets, le Habsbourg n’avait eu qu’à se souvenir du précepte antique Divide et Impera. L’empire avait pour devise Viribus unitis. La dynastie, dit M. Steed, aurait pu « graver sur ses monnaies Divide et Impera, et entourer l’effigie du souverain de la maxime immuable, encore qu’inavouée des Habsbourg : Voluntas Imperatoris suprema lex esto. »

Les Habsbourg ont toujours été maîtres en cet art de diviser pour régner ; qu’on relise seulement quelques pages de leur histoire séculaire ou quelques-uns de leurs présens décrets : « Le Gouvernement semble le plus souvent n’avoir pour objet que de maintenir l’équilibre entre les mécontentemens, entre les rivalités nationales ; la politique autrichienne a réussi, à force de finesse, à mettre les choses à ce point que chaque race ou parti accepte, comme consolation de ses propres désirs inaccomplis, la considération que l’état de ses propres rivaux n’est pas meilleur ou qu’il est même pire. »

Réunir les forces, mais désunir les cœurs ; entretenir les haines et supprimer toutes les occasions, tous les fauteurs de réconciliation entre frères ennemis ; lâcher, ici, une minorité stipendiée sur une majorité récalcitrante, là, toute une race mal dégrossie et plus docile sur une autre race plus consciente de sa dignité et de ses droits ; fomenter ailleurs la discorde entre les classes sociales, entre les religions, entre les communions, entre les corporations et métiers : Vienne en cette politique a acquis une habileté qui, devant elle, fait tomber tous les obstacles.

Les peuples ont beau en avoir été dix fois les victimes ; ils en restent toujours les dupes, et les instruirions eux-mêmes de ces machinations continuent de s’y employer, tout en sachant qu’au bout, l’ingratitude de la dynastie sera leur seule récompense et qu’ils seront trahis ou brisés, dès que leur éphémère utilité aura cessé de leur valoir la faveur plus éphémère encore du Souverain. On reproche parfois au Habsbourg son éclatante ingratitude. « Cette réputation, dit M. Steed, est méritée selon les mesures ordinaires ; mais elle doit paraître aux Habsbourg eux-mêmes comme une singulière injustice. Pourquoi les Habsbourg seraient-ils reconnaissans ? Leurs peuples, leurs hommes d’Etat, leurs fonctionnaires sont des serviteurs dont le devoir est d’obéir, d’exécuter des ordres, d’offrir des avis, puis de disparaître quand leur période d’utilité est à son terme. Parmi les vingtaines de ministres qui ont servi François-Joseph, bien peu se sont retirés sans éprouver le sentiment qu’ils avaient été de simples pions dans le jeu dynastique, dont il ne leur était point interdit de deviner les règles, mais dont ils n’avaient pas le pouvoir de diriger les coups. Dans la monarchie des Habsbourg, les serviteurs publics doivent être toujours prêts à subordonner leurs conceptions du patriotisme et de la dignité politique aux exigences du patriotisme dynastique représentées par la volonté de la couronne : ils doivent être patriotes pour Moi. »

En diplomatie, on sait que l’ingratitude des Habsbourg a toujours été un pareil scandale pour le monde, mais aussi, pour eux-mêmes, un pareil principe de bénéfices et de salut. A l’heure présente, où cette monarchie semble en posture plus difficile encore qu’aux sombres jours de 1848, qui sait si, brusquement, elle ne trouvera pas, dans une nouvelle démonstration de cette étonnante ingratitude, le moyen de prolonger son existence unitaire, de limiter tout au moins les justes perles, qui devraient punir ses crimes de lèse-nationalités, et de réaliser en partie les prédictions de M. Steed : « Même au risque de scandaliser ceux qui croient que le dualisme est le dernier mot du développement politique de l’Autriche-Hongrie, il est nécessaire d’insister sur l’unité essentielle des territoires des Habsbourg, encore que cette unité soit et puisse devenir de plus en plus une unité dans la diversité ? »


VICTOR BERARD.

  1. Librairie Armand Colin.
  2. « Ceux que Dieu fit Slaves ou Magyares ne vont pas se battre pour un mot. Ils marchent même quand le cri de guerre est allemand. En Avant est aussi hongrois et tchèque. C’est l’aide commune dans le besoin commun qui a fondé les États et les Royaumes : l’homme n’est isolé que dans la mort. »