La Morale d’Épicure et ses rapports avec les doctrines contemporaines/Avant-propos

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AVANT-PROPOS[1]


DE LA MÉTHODE DANS L’EXPOSITION DES SYSTÈMES

Dans ce livre, nous avons essayé d’appliquer à l’exposition des systèmes l’idée qui tend aujourd’hui à dominer toutes les sciences et la philosophie même, celle de l’évolution. De là une méthode sur laquelle nous devons d’abord nous expliquer en peu de mots.

Exposer un système, c’est en reproduire les diverses idées non en les affaiblissant ni en les exagérant, mais en les faisant revivre par l’ordre dans lequel on les dispose et la lumière qu’on projette sur elles. Exposer, c’est donc essentiellement ordonner et éclaircir, choses qui reviennent au même, car l’ordre est la lumière de la pensée. Seulement il y a deux procédés pour introduire l’ordre dans toute doctrine humaine. On peut à l’avance, et sans même connaître les diverses doctrines, dresser un cadre tout fait dans lequel on les fera rentrer, établir un certain nombre de divisions et de subdivisions artificielles qu’on appliquera successivement à tout auteur quel qu’il soit. C’est là le procédé le plus simple, celui dont se servent beaucoup d’historiens de la philosophie, principalement en Angleterre et en Allemagne. La méthode qu’ils emploient est en quelque sorte extérieure à la doctrine même qu’ils veulent comprendre et faire connaître, elle peut servir pour un autre auteur, elle peut servir pour tous. Ils dressent plus ou moins les divers systèmes d’après le même plan, posent à chaque auteur une série de questions toujours les mêmes sur la manière dont il conçoit la matière, l’esprit, Dieu, etc., ensuite ils cherchent dans l’auteur lui-même une réponse à chacune de ces questions. Ils obtiennent ainsi un résumé exact, une vraie table des matières pour la pensée de chaque philosophe, puis plus généralement pour la pensée humaine. Cette table peut être fort utile ; malgré cela, on n’arrive ainsi à posséder que l’abstraction de chaque doctrine, non la doctrine vivante, telle que l’auteur lui-même l’a conçue. C’est, si je puis m’exprimer ainsi, une sorte de projection des divers systèmes ou tout est sur le même plan, sans saillie et sans relief, sans élévation et sans profondeur.

Outre cette méthode qui procède extérieurement, il en existe, croyons-nous, une autre que plus d’un historien a déjà su employer, mais qui n’a pas été jusqu’à présent assez nettement formulée. Cette méthode s’efforcerait non pas de donner, comme nous disions tout-à-l’heure, la projection géométrique de chaque système, mais d’en reproduire le développement même et révolution, de marquer tous les degrés de cette évolution, d’accompagner en toutes ses démarches la pensée de l’auteur ; car la pensée humaine est mouvante et vivante, et il n’y a pas, comme on dit, de système arrêté ; au contraire chaque système, chez un même auteur, change et se transforme perpétuellement, va des principes aux conséquences, des conséquences revient aux principes, par un perpétuel mouvement d’expansion et de concentration qui rappelle le mouvement même de la vie. Le but idéal de notre méthode serait ainsi de remplacer les divisions et les subdivisions artificielles par des évolutions naturelles.

Pour cela, la première chose à faire, c’est de chercher et de saisir l’idée maîtresse de la doctrine qu’on veut exposer. Cette idée ou ces idées (car il y en a parfois plusieurs, rentrant plus ou moins l’une dans l’autre) donnent vraiment au système son caractère personnel, son unité et sa vie : elles sont le point central ou tout vient se rattacher et où il faut pénétrer tout d’abord. On ne devra donc pas laisser l’idée maîtresse sur le même plan que les autres, la confondre avec toutes les idées secondaires qui en dérivent et qu’elle précède dans l’ordre de la pensée comme elle les a probablement précédées dans l’ordre du temps. Il faut la mettre en relief : elle sera comme la lumière qui éclairera tout le reste du tableau, elle sera l’âme même de la doctrine.

Une fois que l’historien possède ainsi et tient avec force les principes, la déduction des conséquences se fera graduellement. Pour déduire de l’idée maîtresse tout ce qu’elle renferme déjà, il lui suffira de la placer dans le milieu historique ou elle est née et que lui révélera l’analyse des textes ; il lui opposera alors toutes les objections qui ont dû se présenter à l’esprit même de l’auteur ou qui lui ont été faites par les penseurs de son époque ; il dressera devant elle tous les obstacles qu’elle a plus ou moins rencontrés des l’abord. Dans ce milieu résistant, il la verra alors se dégager et se développer tout ensemble. Il verra la pensée avancer pour reculer, et ne reculer que pour avancer encore, par un mouvement d’ondulation analogue à celui qui se produit dans le monde physique et auquel la science moderne ramène tous les autres mouvements. Placé ainsi en quelque sorte au dedans du système, il le verra naître et grandir peu à peu par une évolution semblable à celle d’un être vivant. Pour créer la vie, en effet, la nature ne procède pas artificiellement en rassemblant toutes les parties d’un corps et en les soudant ; c’est sur une seule cellule ou sur plusieurs que s’entent toutes les autres. C’est également ainsi que procède la pensée humaine, créant une ou plusieurs idées d’abord vagues, puis les développant, les fécondant par leur contact avec d’autres idées, et arrivant ainsi à faire un système, c’est-à-dire au fond un tout harmonique, un organisme. Or, c’est ce travail que la pensée de l’historien, pour être vraiment fidèle à sa tache, doit s’efforcer d’accomplir une seconde fois.

Le psychologue, le romancier se livrent à un travail du même genre, lorsqu’ils veulent peindre un caractère. Ce caractère ne se compose d’abord dans leur pensée que de quelques traits saillants : c’est une esquisse encore incomplète et informe. Pour préciser ce caractère et pour le développer, ils le placent alors dans un milieu de circonstances qui lui est propre. Ils prévoient en chaque occasion la décision qu’il doit prendre, la direction dans laquelle il doit aller ; ainsi de quelques idées primitives ils en viennent à déduire toute une série d’actions et une vie entière, et lorsque la fiction est bien conduite, lorsque le caractère, comme on dit, est bien suivi et que les circonstances au milieu desquelles on le place offrent l’apparence de la vérité, alors il devient impossible de distinguer la fiction de la réalité même. La fiction et la réalité se rencontrent, parce qu’en somme elles ne font toutes deux que déduire d’un caractère donné tout ce qu’il renfermait à l’avance, et tous les actes par lesquels il devait nécessairement se manifester. Ainsi on pourrait reconstruire plus ou moins complètement un système, si on en connaissait seulement l’idée maîtresse, en même temps que les objections diverses qu’elle rencontrera et les déviations qu’elle devra subir. À ce point de vue élevé, logique et psychologie ne font plus qu’un avec l’histoire. De même quelques traits ont pu suffire pour restituer telle ou telle figure historique ; de même encore quelques lettres d’un alphabet une fois connues ont permis de déchiffrer ensuite l’alphabet tout entier, quelques membres d’un animal ont permis de reconstruire un type aujourd’hui disparu.

D’ailleurs, dans la plupart des cas, l’historien de la philosophie a de nombreuses données à sa disposition, il a souvent tous les matériaux d’un système, et sa tâche consiste seulement à les disposer en bon ordre ; il a tous les jalons de la route, et il lui suffit de les relier par une ligne continue pour marquer la marche de la pensée.

Grâce à cette méthode qui consisterait à reproduire les systèmes dans leur évolution et pour ainsi dire dans leur ondulation, on peut résoudre bien des difficultés devant lesquelles s’arrête la méthode ordinaire. Ainsi s’expliquent par exemple les contradictions qu’on rencontre dans les doctrines, et qui souvent ne sont qu’apparentes. Il en est des systèmes comme des individus, de la pensée comme de l’action : n’existe-t-il pas chez tout homme une série de tendances diverses, dont quelques-unes, sous l’influence du milieu et du temps, finiront par dominer et par effacer les autres ? si l’on considérait à la fois, abstraction faite du temps, abstraction faite de l’évolution de la vie, l’existence tout entière de chaque individu, on y découvrirait peut-être une série de contradictions d’abord inexplicables, qui pourtant s’expliquent à la réflexion et parfois même se ramènent à l’unité en rentrant l’une dans l’autre. De même dans un système philosophique : pour le comprendre, il faut y introduire la vie et la gradation des idées ; les contradictions ne naissent bien souvent que lorsqu’on sépare et tranche les termes, lorsqu’on ne tient point compte des moments de la pensée, lorsqu’on brise la chaîne des idées. Entre deux idées, chez un véritable penseur, il y a toujours un point de jonction ; il est plus ou moins imperceptible, mais il existe, et l’analyse consciencieuse des textes finira par le révéler[2].

En résume, la méthode d’exposition historique que nous venons d’esquisser repose sur cette croyance que la loi de la vie et la loi de la pensée sont les mêmes, que toutes deux se ramènent à la grande loi d’évolution, et qu’il faut dans chaque système connaître et reproduire cette évolution même. L’histoire de la philosophie a été surtout conçue jusqu’ici comme une anatomie de la pensée humaine : nous croyons qu’on pourrait en faire une embryogénie ; nous croyons qu’il faudrait, pour comprendre à fond un système, étudier sa formation et sa croissance comme on étudie celle d’un organisme. Cette formation dépend de deux causes principales dont l’influence se combine : la réflexion intérieure qui, telle ou telle idée féconde une fois donnée, tend à la développer dans le sens de la stricte logique ; puis les circonstances, le milieu intellectuel où se trouve la pensée, qui tantôt arrête et tantôt précipite ce développement, tantôt fait dévier la marche des déductions, tantôt la rétablit dans la droite voie. Quand l’historien de la philosophie aura étudié l’influence simultanée ou successive de ces deux causes, il connaîtra les lois et les phases diverses de la formation d’un système ; il lui restera alors à retracer cette formation même : c’est là, croyons-nous, sa véritable tache. L’histoire de la philosophie serait alors, en son idéal, une œuvre de science et d’art tout à la fois, de science en tant qu’elle étudie la pensée et ses lois, c’est-à-dire la vie dans sa manifestation la plus élevée, — d’art en tant qu’elle s’efforce de reproduire cette vie intellectuelle en son mouvement, en son activité et sa plénitude.

  1. Ce volume est la première moitié d’un mémoire qui fut couronné en 1874 par l’Académie des sciences morales et politiques, et dont la publication a été retardée jusqu’à ce jour par le mauvais état de notre santé. Le mémoire primitif, très-étendu, avait pour sujet la Morale utilitaire et allait d’Épicure jusqu’à l’École anglaise contemporaine. Après avoir refondu et complété tout ce qui concernait Épicure et ses successeurs directs, nous avons cru devoir faire de ce travail un volume à part. Épicure nous semble l’un des philosophies dont les idées tendent à dominer de nos jours, l’un des plus modernes parmi les anciens ; c’est ainsi que le considèrent également plusieurs historiens et hellénistes de l’Allemagne contemporaine. Sa morale, si mal comprise parfois, nous a paru mériter une étude spéciale et consciencieuse. — Quant à la seconde partie du mémoire primitif, nous la publierons incessamment sous le titre de La Morale anglaise contemporaine (Évolution et darwinisme).

    Voici, dans le Rapport à l’Académie sur le concours relatif à la morale utilitaire, les pages qui concernent spécialement notre exposition d’Épicure : « Le mémoire inscrit sous le n° 2 et portant pour épigraphe τὸ παρ’ ἡμᾶς ἀδέσποτον, etc., est un ouvrage de 1300 pages in-quarto, qui promet par ses dimensions mêmes des recherches considérables, et qui tient encore au-delà de ce qu’il promet… L’auteur excelle (ce n’est pas trop dire) dans l’interprétation et la restitution des doctrines tant anciennes que modernes. Nous sommes unanimes à signaler à l’attention de l’Académie une étude singulièrement approfondie sur Épicure, traité avec un soin tout particulier par l’auteur, qui voit en lui l’utilitarisme à la fois naissant et presque achevé des sa naissance (ce qui semble être une légère contradiction avec la théorie des trois périodes si fortement caractérisées par l’auteur dans l’histoire de la doctrine utilitaire). Je ne dirai pas que l’Épicure de ce Mémoire soit de tout point le véritable Épicure, mais c’est assurément un Épicure renouvelé par une force et une hardiesse d’interprétation que nous avons rarement vues à ce degré. L’explication du plaisir du ventre, si souvent reproché à Épicure, et qui n’est, selon l’auteur, que la racine première, le commencement physiologique du bonheur, au lieu d’en être le terme et le but ; la transformation de la volupté qui se change en intérêt par l’idée de temps ; l’idée du bonheur épicurien qui comprend le bonheur complet de la vie, la nécessitée d’en exclure la peine, et pour cela (afin de laisser le bonheur à la portée de tous) d’en exclure tout élément difficile à se procurer, comme la richesse, le luxe, les honneurs, le pouvoir ; le sens nouveau attribué à l’ataraxie, qui ne serait plus, comme d’excellents juges l’ont pensé, un principe négatif, mais au contraire un principe d’harmonie ; les plaisirs de l’âme enfin, et toute une théorie assez inattendue de la liberté morale ; le souverain bonheur devenant le bonheur de l’âme et absorbant en lui tous les autres ; la science libératrice détruisant les dieux et la nécessité même ; enfin, Épicure devançant le Contrat social par sa théorie de la justice, tout cela évidemment ne passera pas sous le regard de la critique sans contradiction. De ces traits rassemblés avec un art rempli de prestige, il ressort une figure singulièrement idéalisée d’Épicure, qui ne ressemble guère, il faut le dire, au portrait dédaigneux que Cicéron nous a tracé dans le De finibus bonorum et malorum. Pour notre part, nous nous garderons bien de souscrire d’emblée à cette hardiesse d’exégèse qui fonde, par exemple, toute une théorie scientifique de la liberté sur la pauvre invention du clinamen, et transforme en une doctrine raisonnée ce qui n’est qu’un expédient de dialectique aux abois. Malgré ces réserves et bien d’autres, il y a là un effort si habile et si vigoureux de reconstruction d’une philosophie célèbre et puissante, appuyé sur un si solide échafaudage de textes, qu’il faudrait un débat en règle pour renverser cet édifice hardi, et même pour en ôter une seule pierre. Nous inclinons à penser que l’Épicure de ce mémoire est un Épicure vu à travers Stuart-Mill. L’auteur aura du moins réussi à nous convaincre que, sur bien des points, le procès d’Épicure est à recommencer et que peut-être Cicéron a été le peintre trop sévère d’un philosophe et d’une doctrine qu’il redoutait pour les croyances et les mœurs de la République.

    Nous avons cité cet exemple pour donner l’idée de l’originalité décisive, je dirai presque impérieuse de l’auteur, qui ne s’arrête devant aucune tradition, devant aucune autorité dans l’histoire de la philosophie, et qui revendique hautement le droit, bien justifié d’ailleurs, de réviser les sentences portées avant lui. » (Comptes-rendus de l’Académie des sciences morales et politiques, t. ciie, p. 535.)

    En publiant notre Mémoire, nous nous sommes efforcé de fortifier toutes nos interprétations par de nouveaux textes, tirés souvent de Cicéron lui-même, ce détracteur systématique d’Épicure. Ajoutons que nous avons écrit un certain nombre de chapitres nouveaux, par exemple sur la théorie épicurienne de la mort, sur l’idée de progrès dans l’épicurisme, sur la piété épicurienne, sur l’amitié épicurienne ; d’autres chapitres ont été très-developpés, par exemple celui qui traite de la liberté dans l’homme et de la contingence dans le monde. Sur tous ces points nous avons tenu a justifier complètement nos opinions premières. Nous croyons qu’on ne pourra plus maintenant nous reprocher avec notre Rapporteur d’avoir idéalisé à l’excès la physionomie d’Épicure, de l’avoir vu à travers Stuart-Mill ou tout autre auteur et non à travers des textes formels. Nous espérons entre autres choses avoir démontré que le clinamen n’est pas la « pauvre invention » qu’on se représente d’habitude ; les textes que nous avons accumulés ne permettent plus, croyons-nous, de douter qu’il y avait là une doctrine parfaitement « raisonnée » et jusqu’à un certain point raisonnable. Notre bienveillant rapporteur se borne d’ailleurs à réserver jusqu’à nouvel ordre son opinion sur notre Mémoire ; peut-être, après la lecture de notre livre, cette opinion autorisée nous serait-elle acquise.

  2. Ce que nous venons de dire concerne uniquement la méthode d’exposition des systèmes ; quant à la méthode d’appréciation et de « conciliation », nous ne pouvons que renvoyer au premier chapitre de l’Histoire de la philosophie par M. Alfred Fouillée.