La Mort de Balzac/2. La femme de Balzac

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La femme de Balzac.
Bibliothèque Charpentier — Fasquelle (p. 404-422).

La femme de Balzac.


Et me voici au drame le plus et aussi le moins connu de la vie de Balzac : son mariage. Bien que nous soient encore obscurs certains épisodes de cet extraordinaire roman d’amour qui fut, en même temps que la méprise de deux cœurs trop littéraires, la chute finale de deux ambitions pareillement déçues, j’y ajouterai, peut-être, quelques éclaircissements. Je m’empresse de dire à qui je les dois : au peintre Jean Gigoux, qui fut mêlé très intimement, aussi intimement que Balzac, à la vie de Mme Hanska. Pour authentifier certains faits graves dont un, au moins, de la plus grande horreur tragique, je n’ai, il est vrai, que des confidences parlées. Mais pourquoi voulez-vous que les confidences parlées soient moins véridiques que les confidences écrites ? Elles ont, au contraire, toutes chances de l’être davantage. Jean Gigoux était très vieux quand il me les fit, très désillusionné. Il n’avait plus d’orgueil. J’ai toujours pensé qu’il lui avait fallu un grand courage, ou un grand cynisme — ce qui est souvent la même chose, — pour aller jusqu’au bout de sa confidence.

Tout le monde sait comment Balzac connut Mme Hanska. En somme, l’histoire la plus banale : une lettre d’admiration enthousiaste, trouvée par lui, chez Léon Gosselin, son éditeur, le 28 février 1832. Elle venait du fond de la Russie, était signée : L’Étrangère. Balzac était très vaniteux. Il avait tous les grands côtés, si l’on peut dire, de la vanité ; il en avait aussi tous les petits. Cette lettre le ravit, exalta immensément son amour-propre d’homme et d’écrivain. Malheureusement, nous n’avons pas cette lettre… On suppose que Balzac la brûla, avec beaucoup d’autres, de même origine, à la suite d’un drame violent survenu en 1847, croit-on, entre Mme Hanska et lui. Ce que nous savons de cette lettre, c’est par Balzac lui-même, qui a dit à Mme Surville, à quelques amis, qu’elle était admirable, qu’elle révélait « une femme extraordinaire ». Ce fut en vain qu’il s’ingénia à en découvrir l’auteur. Sept mois après, il en recevait une autre… Celle-là, nous l’avons. Elle est bien romantique, bien emphatique et bien sotte, et, déjà, elle glisse fâcheusement de la littérature dans l’amour.

Il y est écrit, textuellement, ceci :

« Vous devez aimer et l’être ; l’union des anges doit être votre partage ; vos âmes doivent avoir des félicités inconnues ; l’Étrangère vous aime tous les deux et veut être votre amie… Elle aussi, sait aimer ; mais c’est tout… Ah ! vous me comprendrez ! »

Plus loin :

« Votre carrière est brillante, semée de fleurs suaves et embaumées. »

On lui offrait, cette fois, un moyen, un peu mystérieux, de correspondre. Beaucoup eussent jeté ces lettres au panier, car je suppose qu’en ce temps-là les correspondantes littéraires, semblables à celles d’aujourd’hui, n’étaient, le plus souvent, que de très vieilles femmes hystériques ou réclamières… Balzac conserva pieusement ces lettres, y répondit.

Au cours de cette correspondance, il apprit, non sans une joie enivrée, que l’Étrangère était une grande dame… Naturellement, elle était jeune, belle, comtesse, « colossalement riche », mariée à un homme qu’elle n’aimait pas, supérieure par l’intelligence et par le cœur à toutes les autres femmes. Cet esprit si averti, si aigu, si profondément humain, croyait, avec une ferveur théologale, aux grandes dames. Comme M. Paul Bourget, à qui ce trait commun suffit pour vouer à Balzac une admiration passionnée, et pour se croire lui-même un Balzac, il raffolait de titres et de blasons. Tout de suite, il se mit à aimer, éperdument, la grande dame inconnue. Tout de suite, pour conquérir son estime, pour émouvoir sa sensibilité, il étala devant elle sa vie difficile, lui confia ses projets, ses rêves, ses rancœurs, ses luttes incessantes, le long martyre de son génie. Son imagination aidant, il bâtit, sur la fragilité distante de cet amour, le plus merveilleux de ses romans, et peut-être, déjà, la plus solide de ses affaires.

Barbey d’Aurevilly, qui aimait toujours à parler de Balzac et de ce qui avait rapport à Balzac, m’a fait de la comtesse Hanska ce portrait. Elle était d’une beauté imposante et noble, un peu massive, un peu empâtée. Mais elle savait conserver dans l’embonpoint un charme très vif, que pimentaient un accent étranger délicieux et des allures sensuelles « fort impressionnantes ». Elle avait d’admirables épaules, les plus beaux bras du monde, un teint d’un éclat irradiant. Ses yeux très noirs, légèrement troubles, inquiétants ; sa bouche épaisse et très rouge, sa lourde chevelure, encadrant, de boucles à l’anglaise, un front d’un dessin infiniment pur, la mollesse serpentine de ses mouvements, lui donnaient à la fois un air d’abandon et de dignité, une expression hautaine et lascive, dont la saveur était rare et prenante. Très intelligente, d’une culture étendue mais souvent brouillée, trop « littéraire » pour être émouvante, trop mystique pour être sincère, elle aimait, dans la conversation, s’intéresser aux plus hautes questions, où se révélait l’abondance de ses lectures bien plus que l’originalité de ses idées. Elle n’était ni spirituelle ni gaie et manifestait, en toutes choses, une grande exaltation de sentiments. Au vrai, un peu déséquilibrée et ne sachant pas très bien ce qu’elle voulait…

— En somme, me disait d’Aurevilly, telle quelle, elle valait la peine de toutes les folies.

Il ne l’avait connue qu’après la mort de Balzac, et pas longtemps. Il m’avoua que la continuelle présence de Jean Gigoux dans la maison de la rue Fortunée, sa vulgarité conquérante d’homme à femmes, son cynisme à se vautrer dans les meubles de Balzac, son affectation de rapin à « cracher sur ses tapis », lui furent vite une chose intolérable, odieuse… À peine présenté chez Mme de Balzac, il ne reparut plus chez elle. Mais, jusqu’à la fin de sa vie, il avait conservé, de cette figure entrevue, un souvenir impressionné.

Nous ne connaissons guère Mme Hanska que par les lettres de Balzac, car je veux négliger ici les indications qui me viennent de Jean Gigoux (elles pourraient paraître suspectes et d’une psychologie bien courte). Et encore, nous ne pouvons pas toujours nous fier à Balzac, qui ment, souvent, comme tous les amoureux. Sa folle vanité le porte, à son insu, aux exagérations les moins acceptables. Il a la manie de ne nous montrer jamais Mme Hanska qu’à travers lui-même. Et puis, n’a-t-on pas prétendu que les Lettres à l’Étrangère étaient un document, par endroits, fort discutable ? N’a-t-on pas affirmé que Mme Hanska, après la mort de Balzac, en avait fait ou refait les parties d’amour ? Je ne sais pas ce qu’il y a de vrai dans cette accusation. Elle me paraît, à moi, bien risquée. Les raisons qu’on en donne ne m’ont point convaincu, car tout se tient dans ces lettres. Elles sont d’une si belle et forte coulée, elles marquent une telle empreinte personnelle, qu’on ne saurait admettre la possibilité d’une révision ultérieure. Quoi qu’il en soit, nous sommes réduits, quant à cette figure et à son caractère vrai, à des références mal contrôlées, et, pire, à de simples hypothèses. Si proche de nous, pourtant, un voile nous la cache qui ne sera pas levé de sitôt.

On peut reconstituer l’état d’esprit de Mme Hanska, lorsqu’elle résolut d’écrire sa première lettre à Balzac. Reléguée au fond de l’Ukraine, avec un mari plus âgé qu’elle, peu sociable et préoccupé seulement d’intérêts matériels, elle s’ennuyait. Seule, ou à peu près, dans cette sorte d’exil, au milieu d’un pays puéril et barbare, elle ne trouvait pas à occuper son imagination ardente et son cœur passionné. C’était la femme incomprise et sacrifiée. À défaut d’action sentimentale, elle lisait beaucoup et rêvait plus encore. Et, de lectures en rêveries, elle se sentait très malheureuse. Les écrivains français, qui sont ceux qui savent le plus et le mieux parler d’amour, l’attiraient particulièrement, et par-dessus tous les autres, ce Balzac, dont elle avait compris tout de suite le génie, et dont la célébrité, avec tout ce qu’elle comportait alors d’un peu scandaleux, l’enflamma. Très vivement, elle s’éprit de cette existence parisienne, voluptueuse, aventureuse et surmenée, qu’il peignait avec de si éclatantes couleurs ; elle s’extasia devant ces figures de femmes, cœurs de feu, cœurs de larmes, cœurs de poison, où elle retrouvait, en pleine action, dans des décors d’une fièvre si chaude, tous ses rêves, et ce furieux élan de vie, de toute vie, qui se brisait, sans cesse, aux murs de ce vieux château silencieux et froid, aux faces et aux surfaces mortes de ses moujiks et de ses étangs. Donc, ce qui la poussa d’abord vers Balzac, ce fut son désœuvrement sentimental, ce fut sa reconnaissance étonnée pour un homme qui précisait, qui résumait si bien tous les intimes enivrements, tous les secrets désirs de la femme ; ce fut aussi quelque chose de plus vulgaire, – il est permis de le supposer, – un instinct de bas bleu qui espère profiter de l’illustration d’un grand poète, en engageant avec lui une correspondance que la postérité recueillera, peut-être. Le cas n’est point rare, et il est presque toujours fâcheux. Que pouvons-nous attendre d’émouvant, d’élégant, de naturel, de quelqu’un qui pose devant un tel objectif ?

Pourtant, il n’est point douteux que Mme Hanska et Balzac se sont passionnément aimés et que leur amour a dépassé, du moins au début, l’attrait piquant d’une correspondance mystérieuse, les calculs de l’intérêt, les combinaisons d’une mutuelle ambition. Tout cela ne viendra qu’après.

Comment ne se seraient-ils pas aimés ? Pour entretenir, pour exalter leur amour, ils avaient deux toniques puissants, deux excitants admirables : l’imagination et la distance. Depuis 1833, date de leur première rencontre à Neuchâtel, qui fut d’une mélancolie si comique, jusqu’en 1848, date du dernier voyage en Russie de Balzac, ils ne se sont vus que quatre fois. Quatre fois en quinze ans ! Trois fois à Wierzchownia, une fois à Paris où, après la mort de son mari, Mme Hanska est venue, avec sa fille, faire un court séjour, sous un nom d’emprunt… Pour des êtres qui vivaient surtout par le cerveau, quel meilleur moyen que l’absence, d’éterniser un sentiment qui ne résiste pas, d’ordinaire, aux désenchantements quotidiens de la présence, aux brutalités du contact ?

Durant ces visites, la désillusion ne vient pas, ne peut pas venir. Balzac ne veut rien compromettre et il est sous les armes. Il se surveille, il se maîtrise. Il met un frein aux débordements de sa personnalité ; il adoucit les rugosités de son caractère, ses manies. Il se fait câlin, félin, très tendre, enfant. Il est charmant, et soumis. Et il est malheureux aussi, car, en plus de l’admiration et de la tendresse, il demande de la pitié. On le méconnaît, on le calomnie, on le persécute, lui qui n’est que grandeur, sublimité, génie ! Il sait être gai à l’occasion, mélancolique quand il faut l’être, à l’heure de ces crépuscules russes, si pénétrants et si profonds !… Avec son habileté coutumière, par de beaux cris, il sait exploiter tous les attendrissements d’une âme éprise et conquise. Même dans leurs moments d’exaltation, ils ne se livrent jamais, et toujours ils se mentent. N’est-ce donc point là le parfait amour ?

Lorsque Balzac part, lorsqu’ils se quittent – pour combien de temps, hélas ! – ils n’ont pas connu une seule minute de lassitude, de déception. Au contraire. L’absence va redonner plus de jeunesse, plus de force à la passion. Tous les deux, dans l’attente héroïque de se retrouver, ils vont faire une provision nouvelle de joies, de chimères, d’espérances. Et les lettres recommencent, plus pressées, plus ardentes, avec, çà et là, des brouilles légères, de petites coquetteries, de petites jalousies, pas sérieuses, pas douloureuses, et qui ne font que suralimenter leur adoration. Après ce repos, cette halte, Balzac reprend plus intrépidement que jamais son collier de misère, sa vie haletante, son terrible labeur de forçat… et ses maîtresses. N’est-il pas merveilleux de penser que ce grand amour n’ait nui en rien à ses autres amours ? De même qu’il écrivait quatre livres à la fois, de même il pouvait aimer quatre femmes en même temps. Il était assez riche d’imagination pour les aimer toutes !…

Nous pouvons préciser le jour et même l’instant où l’idée d’épouser Mme Hanska s’empara résolument de l’esprit de Balzac. Tel que vous le connaissez, vous ne serez pas étonnés que cette idée lui vienne dès qu’il aura été mis, très vaguement d’ailleurs, au courant de la situation de l’Étrangère, et de ce qu’il peut en tirer. Il y a bien un mari. Mais le mari ne l’embarrasse pas… Il le supprime d’un trait, tout de suite. Il met sur le mari un deleatur, comme sur une faute typographique. Dans une lettre, où il a conté à sa sœur, Mme Surville, avec un enthousiasme de tout jeune gamin, l’entrevue de Neuchâtel, il écrit : « Et je ne parle pas des richesses colossales… Qu’est-ce que c’est que cela devant un tel chef-d’œuvre de beauté ? » Il y revient, pourtant, quelques lignes plus bas, ébloui… Et plus loin encore : « Pour notre mari, comme il s’achemine vers la soixantaine, j’ai juré d’attendre, et elle de me réserver sa main, son cœur… ». Deux mois plus tard, à Genève, où il a suivi le couple, et où il est resté cinq semaines, le mariage est tout à fait décidé… Depuis, ils en parlent souvent, dans leurs lettres. Ce sont, à chaque page, des allusions à cette échéance sans cesse reculée ; ce sont les plans détaillés d’une union qui semble, d’ailleurs, avoir été beaucoup plus désirée de Balzac que de Mme Hanska.

Naturellement, il faut bien attendre que ce bon M. Hanski disparaisse. Son état de santé permet, du reste, de supposer qu’on n’attendra pas longtemps. M. Hanski, averti, ne met point d’opposition à ces projets posthumes. On prétend même qu’il les approuve, sinon qu’il les encourage. En dépit de son caractère difficile et de ses aspirations peu littéraires, ce Cosaque accommodant est au mieux avec Balzac et s’honore d’être son ami. Balzac l’a conquis, lui aussi, peut-être par sa science agronomique… M. de Spoelberch de Lovenjoul possède et a publié une lettre, où ce gentilhomme exprime à l’auteur de La Comédie humaine son estime et son admiration. Quoique Balzac soit de bien courte noblesse, l’autre est assez flatté de savoir qu’un tel personnage le remplacera un jour, sinon dans le cœur de sa femme, qu’il n’a jamais eu, du moins dans son lit. Il y a dans toute cette histoire des dessous comiques que, malheureusement, l’on connaît mal.

C’est ainsi qu’à Neuchâtel, le jour de la rencontre, Mme Hanska est assise, comme il est convenu, sur un banc de la promenade avec son mari et ses enfants. Pour se faire reconnaître, elle doit tenir, sur ses genoux, un roman de Balzac, bien en vue. Le livre y est, mais l’émotion de la pauvre femme est telle qu’elle ne s’aperçoit pas qu’elle l’a entièrement caché sous une écharpe. Un homme petit, gros, très laid, passe et repasse. « Oh ! mon Dieu, se dit Mme Hanska, pourvu que ce ne soit pas lui ! » Elle a vu enfin sa maladresse… Elle découvre le livre… L’homme aussitôt l’aborde… Elle dit, toute pâle, dans un cri de désespoir : « C’est lui !… C’est lui !… » Et quelques instants après, « à l’ombre d’un grand chêne », pendant que M. Hanski s’en est allé on ne sait où, ils échangent le premier baiser et le serment de fiançailles !

Naturellement aussi, on attendra que Balzac ait payé ses dettes, rétabli ses affaires… Le temps de quelques mois, parbleu ! Mais que d’accrocs, que de désillusions successives… Elles vont de mal en pis, ses affaires… Malgré les calculs optimistes, les chiffres mirobolants, où Balzac essaie de se leurrer, de la leurrer, les dettes s’ajoutent aux dettes ; les difficultés s’accumulent sur les difficultés : chaque jour, un obstacle nouveau. Mais il ne démord point de ses espérances ; pas une seconde la confiance ne l’abandonne. En vue du mariage, toujours prochain, pour orner sa maison qu’il veut fastueuse et royale, il a acheté, à crédit, le plus souvent, de merveilleux meubles, des tableaux de vieux maîtres italiens, des tapis précieux, qu’il revend ensuite à perte, pressé qu’il est toujours par d’immédiats besoins d’argent. De son cabinet de Paris, il surveille et dirige les intérêts de Mme Hanska, s’inquiète du rendement de sa fortune, comme si elle était déjà sienne. Quels rêves de splendeur ! Quelles géniales combinaisons ! Quelles affaires n’a-t-il pas dû bâtir, sur cette richesse, et sur l’éclat de ce nom étranger qu’il va bientôt imposer à l’admiration de Paris !

De son côté, Mme Hanska rêve d’une vie nouvelle, élargie. Elle a toujours les yeux tournés vers ce Paris où son ami vit et travaille, se débat, souffre et attend, vers ce Paris où sa beauté, sa supériorité intellectuelle, son aventure romanesque, et le grand nom de Balzac lui assurent une place exceptionnelle, privilégiée, retentissante… L’existence morne qu’elle mène, là-bas, lui pèse de plus en plus. Elle a besoin d’action, d’expansion, grisée par la promesse de cette royauté féminine que Balzac agite, sans cesse, devant elle… Et son miroir lui dit, chaque jour, qu’elle vieillit un peu plus, que sa beauté ici se flétrit, là qu’elle s’alourdit dans la graisse. Il n’est que temps… Si intelligente qu’elle soit, Paris, du fond de ses terres lointaines, lui apparaît, comme à ces petits ambitieux de province, la ville unique, la ville féerique, où l’on peut puiser de tout, à pleines mains : plaisirs, triomphes, domination. Car c’était le temps romantique, où tous les désirs gravissaient la butte Montmartre, et, en voyant la ville étendue au-dessous d’eux, s’écriaient : « Et maintenant, Paris, à nous deux ! »

Pour hâter ce moment de la délivrance et de la conquête, elle aide Balzac, de sa bourse. Mais que peut cette aide qui vient, comme toutes les autres, tomber vainement dans un gouffre sans fond ?

Il semble pourtant, sans qu’on en démêle bien la cause profonde, qu’il y ait eu souvent, et de tout temps, même au temps des premiers bonheurs, comme des arrêts subits à la poussée de ses élans, et que des hésitations, sinon des peurs, traversent parfois, d’un vol inquiet, les si beaux rêves de la vie promise.


Un peu avant février 1848, Balzac, trompant ses créanciers, a pu mettre une somme importante à l’abri de leurs revendications, toujours en vue de son mariage. Cette somme, sur les conseils du baron de Rothschild, il l’a convertie en actions du chemin de fer du Nord. Mais la fatalité le poursuit. Survient la Révolution, qui emporte tout. Les valeurs de Bourse sont tombées à rien. Il est ruiné. Ce fut un moment terrible et qui faillit l’abattre. Mais, ramassant les débris de cette fortune, prenant ci, prenant là, engageant davantage un avenir engagé de tous les côtés, il n’hésite plus ; il part pour la Russie. Il comprend nettement, cette fois, que tout est fini, qu’il est perdu, qu’il ne lui reste plus qu’une ressource : se marier. Coûte que coûte, il faut qu’il revienne à Paris avec une femme, c’est-à-dire avec une fortune. On peut chiffrer l’illusion vers laquelle il marchait. Rencontrant Victor Hugo, la veille même de son départ, il lui dit :

— Oui, je vais en Russie… Une affaire… J’en rapporterai dix millions.

Durant les vingt mois que dura cette absence, que se passa-t-il entre Mme Hanska et lui ? On ne le sait pas bien, ou plutôt on l’ignore totalement. Je crois que M. de Spoelberch de Lovenjoul ne possède, sur cette période, aucun document. Jean Gigoux lui-même ne m’en a parlé qu’en termes vagues. Ses souvenirs étaient très confus, disait-il. Il semble d’ailleurs que, dans son intimité avec Mme Hanska, Gigoux ne se soit jamais beaucoup préoccupé des choses du passé, et qu’il ait borné ses curiosités, presque uniquement pittoresques ou galantes, aux événements du présent, et encore à ceux seulement où il eut sa part d’action. Il croyait pourtant avoir entendu dire à Mme Hanska que Balzac avait eu beaucoup de peine à la décider. Elle avait réfléchi, voulait renoncer à une union qui avait subi tant d’entraves et ne la tentait plus. Il paraît aussi que Balzac avait énormément changé. Il perdait de sa séduction, de sa gentillesse, montrait une autorité despotique, de bizarres manies qui l’effrayaient. Son masque tombé, il devenait rude et violent. Et puis, il était très malade. Il avait eu, là-bas, des crises au foie, au cœur. La déchéance morale, la destruction physiologique commençaient… Enfin l’entourage de Mme Hanska la détournait de ce mariage. On prétend même que l’Empereur y avait mis son veto… Ah ! la pauvre femme était bien revenue de tous ses rêves !

Il faut croire que la tenace éloquence de Balzac, ou peut-être la pitié de Mme Hanska, avait été plus forte que tout. Je me souviens, comme j’émettais cette hypothèse de la pitié, que Gigoux leva les bras au plafond et qu’il dit avec un dur sourire ironique :

— La pitié de Mme Hanska ?… Ah ! mon cher !

Moi, je n’en sais rien… Mais je sais qu’il y avait des choses que Jean Gigoux ne pouvait pas comprendre.

Ce qu’il y a de certain, c’est que, un soir du mois de mai 1850, Balzac rentrait à Paris, marié. Marié et presque mourant…



M. de Spoelberch de Lovenjoul raconte que, ce soir-là, vers minuit, Balzac et sa femme descendirent de voiture, très fatigués, très énervés par le voyage, devant le no 12 de l’avenue Fortunée. De Russie, il avait écrit à sa mère une longue et minutieuse lettre, dans laquelle il annonçait la date et l’heure de son retour et lui recommandait de mettre les choses en ordre, en fête, dans la maison. Il voulait que tout y fût gai et souriant, pour les accueillir, les meubles, les bibelots à leur place… des lumières et des fleurs partout… un souper joliment préparé. Il la priait en outre de rentrer chez elle, car il désirait ne lui présenter sa belle-fille que le lendemain, solennellement. Il attachait beaucoup d’importance à ces formes protocolaires. Mme de Balzac exécuta ponctuellement les ordres de son fils. Sa mission terminée, elle se retira, laissant la maison parée, les fleurs, le souper, à la garde d’un domestique, qu’elle-même avait engagé pour la circonstance et qui se nommait François Munck.

Ils arrivent. Ils voient la maison tout illuminée. Ils sonnent. Rien ne leur répond. Ils sonnent encore. Rien. Toutes les fenêtres brillent ; on aperçoit des fleurs, dans la lumière. Une grosse lampe éclaire les marches du perron… Mais rien ne bouge. Tout cela est immobile, silencieux, plus effrayant que si tout cela était noir. Que se passe-t-il donc ? Balzac a peur. Il appelle, crie, frappe à grands coups contre la grille. Rien toujours. Quelques passants attardés, croyant à un accident, à un crime, se sont assemblés, offrent leur aide. Ils unissent leurs efforts, leurs poings, leurs cris… En vain… Pendant ce temps-là, le cocher a déchargé les bagages sur le trottoir. La nuit est fraîche. Mme de Balzac a froid. Elle ramène plus étroitement sur elle les plis de son manteau, se promène en tapant du pied sur le pavé. Elle s’impatiente. Balzac s’agite. Allant de l’un à l’autre, il explique aux passants :

— C’est incroyable… Je suis M. de Balzac… Cette maison est ma maison… Je reviens de voyage… Nous sommes attendus. Ah ! je n’y comprends rien !…

L’un propose d’aller requérir un serrurier. Justement il en connaît un dans une rue voisine… Il s’appelle Marminia… C’est un bon serrurier…

— Soit, consent Balzac, qui trouve pourtant ce moyen de rentrer chez soi un peu humiliant… Un serrurier… c’est cela… Car, enfin, M. de Balzac ne peut rester dans la rue à une pareille heure de la nuit.

Et, tandis qu’on attend le serrurier, on frappe toujours à la porte ; on essaie de jeter des petits cailloux contre les fenêtres, on crie…

— Hé ! Hé ! Ouvrez donc !… C’est nous !… Je suis M. de Balzac !…

Inutilement.

D’autres passants arrivent. Mme de Balzac s’est assise sur une malle, très lasse, la tête dans ses mains. Balzac va, vient, explique toujours :

— Je suis M. de Balzac… Je n’aurais jamais cru… C’est extraordinaire !

Enfin on amène le serrurier, qui enfonce la grille… Suivi de ses amis nocturnes, qui tiennent à le protéger contre on ne sait quoi, Balzac traverse la petite cour très vite, entre dans la maison. Et alors s’offre à ses yeux le plus surprenant spectacle. Le valet de chambre François Munck est devenu subitement fou. Il a saccagé le souper, éparpillé et cassé la vaisselle. Les meubles dansent dans les pièces ; les fleurs partout jonchent les parquets. Une bouteille brisée achève de répandre, sur le tapis, un liquide mousseux. Et le malheureux se livre à mille extravagances. On s’empare de lui, on le maintient et on l’enferme à clé dans une petite chambre. Il se laisse faire sans trop de résistance, et il rit plus qu’il ne se défend. Le calme revenu, Balzac remercie ses vaillants amis, s’excuse, les reconduit, fait rentrer les bagages dans la cour, et se couche. Il étouffe, il a la fièvre. Affalée dans un coin de la chambre, et de plus en plus énervée, Mme de Balzac ne songe même pas à quitter son manteau de voyage, et pleure « toutes les larmes de son corps ».

Ce petit drame l’impressionna vivement. Elle y vit les plus mauvais présages.

Hélas ! une réalité plus douloureuse, qu’ils n’avaient pas osé s’avouer encore, avait précédé ces présages de malheur. Ce n’étaient plus des présages ; c’était le fait brutal, inexorable, d’une situation définie.

Ils revenaient mariés et ennemis.

De tout ce grand amour, qu’avaient surexalté quinze ans d’absence, il avait suffi de quelques mois de vie commune pour qu’il ne restât plus rien… plus rien que de la déception, de la rancune et de la haine. On peut dire que leur véritable séparation date seulement de cet instant où ils entrèrent, rivés l’un à l’autre, dans la maison.

Des scènes intimes, tragiques, des querelles domestiques qui suivirent cette lamentable arrivée au foyer, nous ne connaissons absolument rien… Elles durent être violentes et honteuses. Mais pas un document n’en demeure. S’il en exista jamais, ils ont certainement disparu dans le tri sévère que Mme de Balzac fit des papiers du grand homme, après sa mort. Trois ans auparavant, Balzac avait brûlé toutes les lettres de Mme Hanska. Acte impulsif d’amoureux, sans doute. C’était maintenant à Mme Hanska de détruire les lettres de Balzac. Acte de prudence réfléchie, peut-être. Sa mémoire bénéficiera-t-elle de cette regrettable absence de renseignements ?… S’en aggravera-t-elle, au contraire ? Je ne puis le juger.

Je ne puis que me référer aux souvenirs de Jean Gigoux. Là, ils sont précis, et ils ont la valeur de témoins.

Ce que j’y trouve, c’est que Balzac et sa femme ne se pardonnèrent point de s’être mutuellement trompés. Balzac savait maintenant que sa femme n’était point aussi riche qu’il le croyait… De la liquidation de ses affaires, de ses procès, elle avait, en somme, sauvé peu de chose, presque rien. Presque rien pour Balzac. Et ce mariage auquel il s’était, pour ainsi dire, férocement accroché, comme à sa dernière ressource, ce mariage qu’il avait pensé être le salut, la fin de ses embarras, l’apothéose de sa vie, n’était, en définitive, qu’un embarras et une charge de plus. Belle encore, sans doute, et remarquablement douée par l’esprit ? Mais qu’est-ce que cela, devant un tel effondrement de ses espérances ?… Ce n’était pas de la beauté, ni de l’esprit, qu’il était allé chercher, là-bas, au fond de cette sauvage Ukraine… C’était de l’argent, toujours de l’argent… Et il n’y avait plus d’argent, du moins plus assez d’argent… Alors, tout était à recommencer.

Et elle ?… Voilà donc où aboutissaient les promesses de triomphes mondains, de gloire littéraire, de vie adulée, enivrée, les rêves de domination universelle, par quoi, durant quinze ans, on l’avait engourdie, leurrée, volée, et finalement enchaînée à un cadavre !… Ils aboutissaient à cette maison gardée par un fou, à cette maison disparate et désordonnée, comme l’existence même de son propriétaire…, à cette maison qui criait la hâte, la fièvre d’une vie de fille ou de bohème, le luxe précaire, les sursauts de l’au jour le jour, la misère du lendemain, à cette maison avec ses pièces, ici pleines d’un bric-à-brac parfois douteux et truqué, là, vides, désolées, et où était figurée à la craie, sur les murs nus, la place des meubles vendus, ou des meubles à acheter… Ils aboutissaient à cet homme, ridiculement laid, isolé de tout et de tous, traqué par toute sorte de créanciers, sans amis, sans liens de famille, ruiné d’argent, perdu de santé, dont la grosse chair sentait déjà la pourriture et la mort !… Avec quelle amertume elle dut se reprocher cette phrase de sa première lettre : « L’union des anges doit être votre partage », qui avait été le point de départ de tout ce malheur !…

Ils s’étaient dupés l’un l’autre, l’un par l’autre, ayant cru, sincèrement, qu’on peut transformer, en élans spirituels, en exaltations amoureuses, ce qu’il y a de plus vulgaire et de plus précis dans le désir humain… Et quinze ans… quinze ans de projets, de rêves, d’idéal fou, de mensonges, pour constater, en un jour, cette double méprise et cette double chute !…

Dès lors, ce fut fini.

Huit jours après leur arrivée à Paris, excédés de reproches, fatigués de dégoûts, ils résolurent de vivre, à part, dans la maison, sachant mettre plus de distance d’une chambre à l’autre, qu’il n’y en avait de Paris à Wierzchownia. Et ils ne se rencontrèrent plus, même aux repas.

D’ailleurs, Balzac était presque toujours alité. Un cercle de fer se resserrait, de plus en plus, sur sa poitrine. Il passait ses nuits à suffoquer, cherchant vainement, devant la fenêtre ouverte, à happer un peu de cet air qui ne pouvait plus dilater ses poumons. Ses jambes enflaient, suintaient ; l’œdème gagnait le ventre, le thorax. Il ne se plaignait pas, ne désespérait pas. Confiant, comme il avait attendu la fortune, il attendait la guérison, pour se remettre au travail, avec une jeunesse, une énergie, un immense besoin de créer, qui le soutinrent jusqu’à l’agonie. Au milieu de la putréfaction de ses organes, le cerveau demeurait sain, intact. L’imagination y régnait en souveraine immaculée. Il ne cessait de faire des projets, des projets, des plans de livres, des plans de comédies, accumulait des matériaux pour l’œuvre à venir… Il n’avait rien perdu de sa fécondité merveilleuse. Chaque jour, il demandait à son médecin, le fidèle Nacquart :

— Pensez-vous que demain je puisse reprendre la besogne ?… Hâtez-vous ! Il le faut… Il le faut…

Mme de Balzac, elle, inquiète, nerveuse, désemparée, courait la ville. Elle avait retrouvé des parentes polonaises, des amis russes. Un jour, dans un de ces salons, où elle fréquentait, elle rencontra le peintre Jean Gigoux, qui lui offrit de faire son portrait. Il était très beau ; il avait les muscles durs, la joie bruyante, de longues moustaches de guerrier gaulois. Elle se donna à lui rageusement, furieusement.