La Mort de la Terre - Contes/En Angleterre

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EN ANGLETERRE


C’est à Hampstead Heath, près de Londres, que j’appris à connaître la Société universelle de la Dessiccation harmonique. Par un clair après-midi de septembre, je prenais mon thé au Lion-Vert, au fond d’un jardin délicieux, à mi-côte d’une colline plantée de bruyère, d’herbe dure et d’extraordinaires chardons violets. Une brise aromatique s’élevait dans la tiédeur du jour. De petits nuages très doux jouaient à colin-maillard dans un ciel tendre, — un vol d’oiseaux migrateurs passait sur l’Occident, — de grandes colombes bleues et blanches couraient à mes pieds avec des cris de bonheur, — et il se répandait sur toute chose une grâce neuve et primitive qui parfumait mon thé et donnait une saveur incomparable à mes rôties.

De-ci, de-là, quelques bicyclistes des deux sexes goûtaient sous les glycines, avec du cresson, des winkles, du céleri, du beurre et du pain tendre.

C’est alors que la Société universelle de la Dessiccation harmonique fit son entrée. Elle n’était pas très nombreuse. Elle se composait d’un fifre, d’un accordéon, d’une paire de cymbales, de trois ocarinas et d’une demi-douzaine de ladies et de gentlemen chargés de la partie vocale. Sur un drapeau mi-parti vert et rouge, on apercevait une sorte de saint Laurent sur le gril, que j’ai su depuis symboliser l’Immortalité du corps. Et, bien entendu, on commença par faire un peu de musique

Aux sanglots de l’accordéon et aux soupirs du fifre, le chœur chantait :

Un jour viendra, un jour terrible,
Où l’âme quittera le corps…

Puis un des gentlemen prit une chaise et se mit à nous haranguer. C’était une bonne vieille face britannique, aux yeux d’enfant, au teint frais comme un radis, au geste de poteau de chemin de fer, au grand menton opiniâtre.

Et il hurlait d’une voix suppliante :

« Oh ! mes frères et mes sœurs, sortis de la poudre et qui retournerez dans la poudre, écoutez la parole divine. Méditez les paroles sacrées. Car vous vivez dans l’erreur ! Vous vivez dans l’erreur, et avec vous toute l’Église d’Angleterre, et toute l’Amérique, et toutes les nations qui sont à la face de ce monde ! Vous croyez à l’âme et vous ne croyez pas au corps ! Vous croyez à l’âme, orgueilleux principe de vie, et vous oubliez le pauvre serviteur tiré de l’argile, qui peine, qui souffre et qui gémit ! Vous croyez que l’âme aura sa récompense et vous faites porter tout l’effort par son esclave misérable ! Vous proclamez l’immortalité de l’une et vous condamnez l’autre au néant. Et cependant, ô mes frères et mes sœurs ! elles sont suffisamment claires, elles sont suffisamment éloquentes, les paroles du Livre sacré, — les divines paroles qui nous convient, au jour du grand jugement, au jour de la Résurrection éternelle, dans la vallée de Josaphat. Et les paroles de saint Paul aussi portent avec elles une lumière éblouissante. « Il faut, dit-il, que ce corps corruptible soit revêtu de l’incorruptibilité, et que ce corps mortel soit revêtu de l’immortalité. » Par quelle cécité étrange avons-nous pu, après un tel enseignement, être conduits à donner au corps, à ce corps fait pour une si glorieuse destinée, une sépulture qui le livre à la destruction, qui le jette en pâture aux vers ? Comment n’avons-nous pas compris que nous devions conserver plus précieusement cette enveloppe immortelle que tous les trésors de la terre ?

L’orateur développa quelque temps ce thème, avec l’honorable monotonie et la patience de répétition qui jettent un si bel éclat sur l’éloquence britannique. Puis il conclut, avec une voix pleine de larmes :

« Abjurez la longue erreur de vos ancêtres. Donnez enfin à l’ensevelissement du corps les soins sacrés qu’il mérite. Comme les anciens Égyptiens qui eurent le pressentiment de la vérité, que vos cimetières deviennent de véritables nécropoles, où le corps incorruptible puisse attendre le jour du jugement. Faites mieux. Réclamez avec nous, à tous les gouvernements chrétiens, l’achat de la vallée de Josaphat. Creusons, bâtissons-y une immense cité souterraine — et que nos chers morts y reposent, prêts à se lever au premier signal de la trompette divine !

Il dit, et les cymbales enflèrent leurs voix menaçantes, les ocarinas modulèrent :

Un jour viendra, un jour terrible…

Puis un deuxième gentleman monta sur la chaise. C’était le chimiste de la bande. Il nous initia aux douceurs de la Dessiccation harmonique. Il nous enseigna l’art de conserver nos semblables par des saumures ingénieuses et des cuissons graduées, sans perdre une seule de leurs fibres :

Car les Égyptiens, chères sœurs et chers frères, sacrifiaient la cervelle et les viscères, dépôts sacrés de la vie, pour ne laisser qu’une forme vide… »

Encore la voix plaintive du fifre et les pleurs de l’accordéon, puis les membres de la Dessiccation harmonique marchèrent à l’ennemi avec des formules — les pledge — et de petits encriers portatifs. Et je vis devant moi une de ces filles émouvantes à qui les artistes invisibles prodiguèrent la magie des belles lignes, la pulpe des chairs divines ei la douce superbe des gestes. Elle jeta sur moi le rets lumineux de son regard ; je me sentis captif de tous les sortilèges qui menèrent les hommes à la guerre, au crime et à la folie.

— Oh ! joignez-vous, dit-elle d’une voix d’harmonica, à ceux qui veulent sauver le corps…

Je contemplais un rayon qui se glissait sur l’aurore de sa chevelure. Elle me tendit une formule où je lus :

SOCIÉTÉ UNIVERSELLE DE LA DESSICCATION
HARMONIQUE
Groupe promoteur de Hamptead Heath.
Il ressuscitera dans sa gloire.

« Je soussigné (nom et prénoms), déclare adhérer à la Société Universelle de la Dessiccation harmonique, et donner ordre à mes parents, à mes amis, à mes héritiers, de faire préparer mon corps, après mon décès, selon la formule du docteur W.-E.-G. Harbour.

« Je m’engage à réclamer par toutes voies, aux gouvernements, l’acquisition de la vallée de Josaphat, pour servir de sépulture à l’humanité chrétienne.

Je regardai un instant les beaux yeux frais. J’eus au cœur une peine étrange. Il me parut si dur que cette fille des hommes passât sur la terre sans que j’eusse eu d’elle au moins je ne sais quoi souvenir de tendresse ! Et l’idée me vint sans transition, ironique et tendre, que peut-être la Dessiccation harmonique servirait à me donner un enivrement plus doux que l’arrivée du printemps sur les prairies.

Je feignis de lire et de relire le pledge, puis je dis avec tremblement :

— Je ne crois pas que mon corps soit immortel… Non, en vérité, je ne le crois pas ! Mais il m’est agréable de croire que le vôtre ne doit jamais périr, — pas plus que la Victoire de Samothrace.

Elle sourit, telle quelque fraîche nymphe, fille du fleuve Simoïs ou du Caystre. Et j’ajoutai :

— Conseillez-vous à l’incrédule de signer ?

— Mais cela ne peut lui faire aucun mal. Quand bien même le corps mourrait tout entier, une sépulture plus digne ne saurait nuire au salut !

— Ce sera tout de même un petit sacrifice, dis-je ; que me donnerez-vous en échange ?…

Elle demeura silencieuse, un peu rougissante sous le feu d’admiration de mon regard. Et j’ajoutai :

— Si je signe, ne me donnerez-vous pas un baiser ?

Elle baissa la tête, puis, agile et légère comme une petite chasseresse, elle courut au vieux gentleman qui avait discouru le premier. Elle lui parla dans l’oreille. Il fit un geste d’impatience et répondit assez haut pour que je pusse l’entendre :

— Eh bien ! Lizzie, mais sûrement… Comment pourriez-vous hésiter ? Sauvez son corps, darling… Sauvez son corps !

Elle vint, — elle porta vers moi son odeur charmante et le petit bruit de sa robe, — elle pencha cette bouche qui méritait de perdre mille vaisseaux creux, et dans un enivrement d’extase, je devins un fervent de la Dessiccation harmonique, un partisan décidé de l’acquisition de la vallée de Josaphat — cependant que la musique reprenait :

            Un jour viendra, un jour terrible,
            Où l’âme quittera le corps…