La Mort de la Terre - Contes/La Mort de la Terre/IX

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IX

L’eau fugitive

Un jour qu’il revenait des solitudes, Targ, du haut de son planeur, aperçut une foule près du grand réservoir. À l’aide de son télescope, il discerna les chefs des Eaux et les membres du Grand Conseil ; quelques mineurs surgissaient des puits de captage. Un groupe d’oiseaux vint à la rencontre du planeur ; par eux, Targ sut que la source inspirait des inquiétudes. Il atterrit, vite enveloppé d’une foule frémissante, qui mettait en lui sa confiance. Ses os se glacèrent, lorsqu’il entendit Manô lui dire :

— Les eaux ont baissé.

Toutes les voix confirmaient la triste nouvelle. Il questionna Rem, le premier chef des Eaux, qui répondit :

— Le niveau a été vérifié au bord de la nappe même. La baisse est de six mètres.

Entre tous, le visage de Rem était immobile. La joie, la tristesse, la crainte, le désir, n’apparaissaient jamais sur ses lèvres froides ni dans ses yeux pareils à deux fragments de bronze, et dont on voyait à peine la sclérotique. Sa science professionnelle était parfaite : il possédait toute la tradition des capteurs de sources.

— La nappe n’est pas immuable, remarqua Targ.

— C’est exact ! Mais les écarts normaux ne dépassent jamais deux mètres et jamais ces écarts ne furent brusques…

— Savez-vous avec certitude s’ils le sont maintenant ?

— Oui. Les enregistreurs ont été vérifiés : leur marche est normale. Ils ne décelaient rien encore ce matin. C’est vers le milieu du jour que la baisse a commencé. Elle a donc atteint plus d’un mètre cinquante à l’heure…

Son œil minéral demeurait fixe ; sa main n’avait pas un geste ; l’on voyait à peine remuer ses lèvres. Les yeux de Targ palpitaient comme son cœur.

— D’après les plongeurs, fit Rem, aucune fissure nouvelle ne s’est formée dans le lit du lac. Le mal vient donc des sources. On peut faire trois hypothèses principales : les sources sont obstruées, elles sont détournées de leur voie, ou elles sont taries. Nous conservons une espérance.

De sa bouche, le mot espérance tombait comme un bloc de glace.

Targ dit encore :

— Les réservoirs sont-ils pleins ?

Rem eut presque un geste :

— Ils le sont toujours. Et j’ai donné l’ordre d’en creuser de supplémentaires. Avant une heure, toutes nos énergies seront en action.

Il en fut comme l’avait annoncé Rem. Les puissantes machines des Terres-Rouges creusèrent le granit. Jusqu’à la première étoile, une stupeur régna sur l’oasis.

Targ était descendu sous la terre. On y avait maintenant, à l’aide des galeries aménagées par les mineurs, un accès rapide et sans danger. À la lueur des phares, le veilleur considérait le site souterrain où, le premier de tous les hommes, il avait abordé. Il l’étudiait avec fièvre. Deux sources nourrissaient le lac. La première débouchait à vingt-six mètres de profondeur, la deuxième à vingt-quatre mètres.

Les plongeurs avaient pu pénétrer dans l’une, mais à peine ; l’autre se trouva trop étroite.

Pour obtenir quelques notions complémentaires, on avait tenté des travaux dans le roc ; un éboulement fit naître des craintes. Le remaniement ne pouvait-il déterminer des fissures, par où les eaux se perdraient ?

Agre, l’ancêtre du Grand Conseil, avait dit :

— Cette eau nous a été donnée par le Désastre ; sans lui, elle nous fût demeurée inaccessible. Peut-être aussi a-t-il creusé sa route actuelle. N’exécutons point de travaux incertains. Il suffit que nous ayons mené à bonne fin ceux qui étaient indispensables…

Cette parole ayant paru sage, on se résigna au mystère.

Vers la fin du crépuscule, le niveau baissa plus lentement ; une onde d’espoir courut sur l’oasis. Mais les chefs des Eaux ni Targ ne partageaient cette confiance : si la déperdition s’atténuait, c’est que le niveau était descendu au-dessous des plus grosses fissures d’écoulement. L’eau contenue actuellement dans le lac pouvait descendre à quatre mètres et, si les sources demeuraient inaccessibles, ce serait, avec la provision de réservoirs, toute l’eau possédée par les Derniers Hommes.

Toute la nuit, les machines des Terres-Rouges creusèrent les nouveaux réservoirs ; toute la nuit aussi, l’eau, mère de vie, ne cessa de se perdre, dans les abîmes de la planète. Au matin, le niveau était descendu à huit mètres, mais deux réservoirs étaient prêts qui reçurent rapidement leur provision ; ils absorbèrent trois mille mètres cubes de liquide.

Leur remplissage abaissa encore le niveau ; l’on vit apparaître l’orifice de la première source. Targ y pénétra avant tout le monde et s’aperçut que le sol avait subi des transformations récentes. Plusieurs crevasses s’étaient formées, des masses de porphyre obstruaient le passage ; il fallait provisoirement renoncer à définir le désastre.

Une seconde journée passa, funèbre. À cinq heures, l’écoulement souterrain et le remplissage d’un réservoir abaissèrent les eaux à la hauteur de la seconde source, dont l’orifice avait complètement disparu.

À partir de ce moment, la perte cessa ; il devint presque inutile de hâter la construction de nouveaux réservoirs. Rem n’en persista pas moins à terminer sa tâche : et, pendant six jours, les hommes et les machines de l’oasis travaillèrent.

À la fin du sixième jour, Targ, harassé et le cœur fiévreux, méditait devant sa demeure. Des ténèbres argentées enveloppaient l’oasis. On apercevait Jupiter ; une demi-lune aiguë fendait l’éther : sans doute, la grande planète aussi créait des règnes qui, après avoir connu la fraîcheur de la jeunesse et la force de l’âge mûr, se mourraient de pénurie et d’angoisse.

Érê était venue. Dans un rai de lune, ses grands cheveux semblaient une lumière douce et tiède. Targ l’attira près de lui ; il murmura :

J’avais retrouvé auprès de toi la vie des temps antiques… Tu étais le rêve des genèses… ; rien que de sentir ta présence, je croyais aux jours innombrables. Et maintenant, Érê, si nous ne retrouvons pas les sources, ou si nous ne découvrons aucune eau nouvelle, dans dix ans les Derniers Hommes auront disparu de la planète.