La Mort de la Terre - Contes/La Mort de la Terre/XI

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XI

Les fugitifs

Targ dormait encore, lorsqu’on lui toucha l’épaule. Comme il ouvrait les yeux, il vit sa sœur Arva, toute pâle, qui le regardait. C’était le signe certain d’un malheur ; il se dressa d’un bond :

— Que se passe-t-il ?

— Des choses redoutables, répondit la jeune femme. Tu sais qu’il y a eu, cette nuit, un tremblement de terre, puisque c’est toi-même qui l’as signalé !

— Une secousse très légère.

Si légère que personne, à part toi, ne s’en était aperçu… Mais ses suites sont terribles. L’eau du grand réservoir a disparu ! Et le réservoir du Sud a trois grandes fissures.

Targ était devenu aussi pâle qu’Arva. Il dit, rauque :

— On n’a donc pas vérifié les niveaux ?

— Si. Jusqu’au matin, les niveaux n’ont pas varié. Au matin seulement, le grand réservoir s’est brusquement effondré. En dix minutes, l’eau était perdue. Dans le réservoir du Sud, les fissures se sont déclarées il y a une demi-heure. On pourra tout au plus sauver le tiers du contenu.

Targ avait la tête basse, les épaules rentrées ; il était comme un homme qui va s’écrouler. Et il murmura, plein d’horreur :

— Est-ce, enfin, la mort des hommes ?

La catastrophe était complète. Comme on avait épuisé, pour les besoins de l’oasis, tous les réservoirs de granit, hors ceux que venait de frapper l’accident, il ne restait d’eau que celle qu’on tenait dans les bassins d’arcum. Elle suffirait à désaltérer cinq ou six cents créatures humaines pendant une année.

Le Grand Conseil se réunit.

Ce fut une assemblée glaciale et presque taciturne. Les hommes qui la composaient, à part Targ, étaient parvenus à l’état de résignation parfaite. Il n’y eut guère de délibération : rien que la lecture des lois et un calcul basé sur des données invariables. Aussi les résolutions furent-elles simples, nettes, impitoyables.

Rem, grand chef des Eaux, les résuma :

— La population des Terres-Rouges se monte encore à sept mille habitants. Six mille doivent, aujourd’hui même, se soumettre à l’euthanasie. Cinq cents mourront avant la fin du mois. Les autres décroîtront de semaine en semaine, de manière à ce que cinquante humains puissent se maintenir jusqu’à la fin de la cinquième année… Si, alors, des eaux nouvelles ne sont pas découvertes, ce sera la fin des hommes.

L’assemblée écoutait, impassible. Toute réflexion était vaine ; une fatalité incommensurable enveloppait les âmes. Et Rem dit encore :

— Les hommes et les femmes ayant dépassé quarante ans ne doivent pas survivre. À part cinquante, tous accepteront l’euthanasie aujourd’hui même. Pour les enfants, neuf familles sur dix n’en conserveront point ; les autres en garderont un seul. Le choix des adultes est fixé d’avance : nous n’aurons qu’à consulter les listes de structure.

Une faible émotion agita l’assemblée. Puis, les têtes s’inclinèrent, en signe de soumission, et la foule du dehors, à qui les ondifères avaient communiqué la délibération, se taisait. À peine si quelque mélancolie assombrissait les plus jeunes…

Mais Targ ne se résignait point. Il rejoignit d’un élan sa demeure où Arva et Érê l’attendaient déjà, frémissantes. Elles tenaient contre elles leurs enfants ; l’émotion les soulevait, l’émotion jeune et tenace, source de l’antique vie et des vastes avenirs.

Près d’elles, Manô rêvassait. Leur trouble ne l’avait surpris qu’une minute. Le fatalisme était sur ses épaules comme un roc.

À la vue de Targ, Arva s’écria :

— Je ne veux pas !… Je ne veux pas ! Nous ne mourrons pas ainsi.

— Tu as raison, répliqua Targ. Nous tiendrons tête à l’infortune.

Manô sortit de sa torpeur pour dire :

— Et que ferez-vous ? La mort est plus proche que si nous avions cent ans de vie.

— N’importe ! cria Targ. Nous partirons !

— La terre est vide pour les hommes ! fit encore Manô. Elle vous tuera dans la douleur. Ici, du moins, la fin sera douce.

Targ ne l’écoutait plus. L’urgence de l’action l’absorbait : il fallait fuir avant le milieu du jour, l’heure fixée pour le sacrifice.

Ayant visité avec Arva les planeurs et les motrices, il fit son choix. Puis, il répartit entre les appareils la provision d’eau et les vivres qu’il avait en réserve, tandis qu’Arva emmagasinait l’énergie. Leur travail fut prompt. Avant neuf heures, tout était prêt.

Il retrouva Manô toujours plongé dans sa torpeur et Érê qui avait rassemblé les vêtements utiles.

— Manô, dit-il en touchant l’épaule de son beau-frère, nous allons partir. Viens !

Manô haussa lentement les épaules.

— Je ne veux pas périr dans le Désert ! déclara-t-il.

Arva se jeta sur lui et l’étreignit de toute sa tendresse ; un peu de son ancien amour réchauffa l’homme. Mais, tout de suite ressaisi par l’inévitable :

— Je ne veux pas ! dit-il.

Tous le supplièrent – longtemps. Targ essaya même de l’entraîner de vive force ; Manô résistait avec la puissance invincible de l’inertie.

Comme l’heure avançait, on déchargea de ses provisions le quatrième planeur, et, après une prière suprême, Targ donna le signal du départ. Les avions s’élevèrent dans le soleil, Arva jeta un long regard sur la demeure où son compagnon attendait l’euthanasie, puis, secouée de sanglots, elle silla sur les solitudes sans bornes.