La Mort de la Terre - Contes/La Mort de la Terre/XIV

La bibliothèque libre.

XIV

L’euthanasie

Or, après trois années, grâce à l’appoint fourni par les corps hydrogénés, la provision d’eau n’avait guère décru. Les provisions solides demeuraient abondantes et il en existait encore dans les autres oasis. Mais aucune trace de source ne s’était décelée, quoique Aria et Targ eussent sondé le Désert, infatigablement et à des distances énormes.

Le sort des Terres-Rouges troublait l’âme des réfugiés. Souvent, l’un ou l’autre avait lancé un appel dans le Grand Planétaire. Personne n’avait répondu. Le frère et la sœur poussèrent plusieurs fois leur voyage jusqu’à l’oasis. À cause de la loi inexorable, ils n’osaient atterrir, ils planaient. Aucun habitant ne daignait s’apercevoir de leur présence. Et ils virent que l’euthanasie accomplissait son œuvre. Beaucoup plus d’êtres que ne l’exigeait la règle avaient trépassé. Vers le trentième mois, à peine s’il demeurait une vingtaine d’habitants.

Un matin d’automne, Arva et Targ partirent pour un voyage. Ils comptaient suivre la double route qui reliait, depuis des âges immémoriaux, l’Équatoriale des Dunes aux Terres-Rouges. En route, Targ obliquerait vers une contrée qui, dans une précédente croisière, l’avait impressionné. Campée sur un des relais-refuges, Arva l’attendrait. Ils se parleraient aisément, car Targ emportait un ondifère mobile, qui pouvait recevoir et transmettre la voix à plus de mille kilomètres. Ainsi que dans leurs précédentes explorations, ils communiqueraient avec Érê et les enfants, tous les planétaires de l’oasis et des relais ayant été maintenus en bon ordre.

Aucun péril ne menaçait Érê, hors ceux qui dominent de si haut l’énergie humaine qu’ils ne lui feraient pas courir plus de risques qu’à Targ et à Arva. Les enfants avaient grandi ; leur sagesse, précoce comme celle de tous les Derniers Hommes, ne différait guère de celle des adultes. Les deux aînés – un fils de Manô, une fille du veilleur – maniaient parfaitement les énergies et les appareils. Contre les entreprises aveugles des ferromagnétaux, ils valaient des hommes. Un atavisme sûr les conseillait. Cependant, Targ avait passé, la veille, de longues heures à inspecter l’enclave familiale et les alentours. Tout était normal.

Avant le départ, les deux familles s’assemblèrent auprès des planeurs. Ce fut, comme à chaque grand départ, une minute impressionnante. Dans la lumière horizontale, ce petit groupe était toute l’espérance humaine, toute la volonté de vivre, toute la vieille énergie des mers, des forêts, des savanes et des villes. Là-bas, aux Terres-Rouges, ceux qui palpitaient encore n’étaient plus que des fantômes. Et Targ enveloppa sa race et la race d’Arva d’un long regard d’amour. La clarté des races blondes avait passé d’Érê sur sa fille. Les deux têtes vêtues d’or se touchaient presque : quelle fraîcheur émanait d’elles !… quelles légendes profondes et tendres !

Les autres aussi, malgré leurs visages bistre et leurs yeux d’anthracite, avaient une singulière jeunesse, – le regard ardent de Targ ou l’aptitude au bonheur de Manô.

— Ah ! s’exclama-t-il, qu’il est dur de vous quitter ! Mais le danger serait bien plus grand de partir ensemble !

Tous savaient bien, même les enfants, que le salut était au-dehors, dans quelque coin mystérieux des déserts. Ils savaient aussi que l’oasis, le centre de leur existence, devait toujours être occupée. D’ailleurs, ne communiaient-ils pas, plusieurs fois par jour, par la voix des planétaires ?

— Allons ! fit enfin Targ.

Le frisson subtil des énergies s’entendit aux ailes des planeurs. Ils s’élevèrent, ils décrurent dans le matin de nacre et de saphir. Érê les vit disparaître à l’horizon. Elle soupira. Quand Arva et Targ n’étaient plus là, la fatalité pesait plus lourde. La jeune femme épiait l’oasis avec des yeux craintifs et chaque geste des petits éveillait son inquiétude. Chose bizarre ! Sa peur évoquait des dangers qui n’étaient plus de ce monde. Elle ne redoutait ni le minéral, ni les ferromagnétaux, elle redoutait de voir surgir des hommes inconnus, des hommes qui viendraient du fond de l’immensité inhabitable… Et cet étrange ressouvenir de l’antique instinct la faisait parfois sourire, mais, parfois aussi, lui donnait un frisson, surtout lorsque le soir posait ses ondes noires sur l’Équatoriale des Dunes.

Targ et sa compagne sillaient vertigineusement dans la mer aérienne. Ils aimaient la vitesse. Tant de voyages n’avaient pu éteindre la joie de défier l’espace. La sombre planète était comme vaincue. Ils voyaient s’avancer ses plaines sinistres, ses âpres rocs, et les monts semblaient se précipiter sur eux pour les anéantir. Mais, d’un geste menu, ils triomphaient des abîmes et des pics formidables. Effrayantes, flexibles et soumises, les énergies chantaient tout bas leur hymne ; le mont était franchi, les planeurs légers redescendaient vers les déserts où, vagues, tardifs, pesants, évoluaient les ferromagnétaux. Qu’ils semblaient pitoyables et dérisoires ! Mais Targ et Arva connaissaient leur force secrète. C’étaient les vainqueurs. Le temps était devant eux et pour eux, les choses coïncidaient avec leur volonté obscure ; un jour, leurs descendants produiraient des pensées admirables et manieraient des énergies merveilleuses…

Targ et Arva résolurent d’aller d’abord jusqu’aux Terres-Rouges. Leur âme s’élançait vers l’ultime asile de leurs semblables, dans un désir passionné, où il y avait de la crainte, de la détresse, un amour profond et chagrin. Tant que les hommes persisteraient là-bas, il y aurait je ne sais quelle subtile et tendre promesse. Quand ils auraient enfin disparu, la planète semblerait plus lugubre encore, les déserts plus hideux et plus vastes.

Après une courte nuit passée sur un des relais, les voyageurs eurent, par la voie du planétaire, une causerie avec Érê et les enfants : c’était moins pour se rassurer que pour rejoindre la famille à travers l’espace. Ensuite, ils sillèrent vers l’oasis. Ils y parvinrent avant le milieu du jour.

Elle semblait immuable. Telle ils l’avaient quittée, telle elle se profilait au foyer de leurs oculaires. Les demeures d’arcum miroitaient au soleil, on apercevait les plates-formes des ondifères, les remises des motrices et des planeurs, les transformateurs d’énergie, les machines colossales ou délicates, les appareils qui puisaient naguère l’eau aux entrailles du sol et les champs où poussèrent les dernières plantes… Partout demeurait l’image de la puissance et de la subtilité humaines. Au premier signal, des forces incalculables pouvaient être déchaînées, puis asservies, d’énormes travaux accomplis. Tant de ressources demeuraient aussi inutiles que la palpitation d’un rayon dans l’éther infini ! L’impuissance de l’homme était dans sa structure même : né avec l’eau, il s’évanouissait avec elle.

Pendant quelques minutes, les planeurs voguèrent par-dessus l’oasis. Elle semblait déserte. Aucun homme, aucune femme, aucun enfant ne se montrait au seuil des demeures, sur les chemins ni sur les champs incultes. Et cette solitude glaçait l’âme des serviteurs.

— Seraient-ils morts enfin ? murmura Arva.

— Peut-être ! répondit Targ.

Les planeurs descendirent, jusqu’à frôler le haut des maisons et les plates-formes des planétaires. C’était le silence et l’immobilité d’une nécropole. L’air, assoupi, ne mouvait pas même la poussière ; seules des bandes de ferromagnétaux s’agitaient avec lenteur.

Targ se décida à descendre sur une plate-forme et fit vibrer le transmetteur d’un ondifère ; un appel puissant se répéta de conque en conque.

— Des hommes ! s’écria soudain Arva.

Targ reprit son vol. Il vit deux personnages au seuil d’une demeure et, pendant quelques minutes, hésita à les interpeller. Quoique les habitants de l’oasis ne formassent plus qu’un groupe pitoyable, Targ vénérait en eux son Espèce et respectait la loi. Celle-ci était gravée dans chacune de ses fibres ; elle lui apparaissait profonde comme la vie même, redoutable et tutélaire, infiniment sage, inviolable. Et, puisqu’elle l’exilait à jamais des Terres-Rouges, il s’inclinait devant elle.

Aussi sa voix trembla-t-elle, lorsqu’il s’adressa à ceux qui venaient d’apparaître.

— Combien y a-t-il de vivants dans l’oasis ?

Les deux hommes élevèrent des visages pâles, qui exprimaient une étrange sérénité. Puis, l’un d’eux répondit :

— Nous sommes cinq encore… Ce soir, nous serons délivrés !

Le cœur du veilleur se serra. Il reconnaissait, dans les regards qui croisaient le sien, la lueur brumeuse de l’euthanasie.

— Pouvons-nous descendre ? fit-il humblement. La loi nous exile.

— La loi est finie ! murmura le deuxième homme. Elle a disparu au moment où nous avons accepté la grande guérison…

Au bruit des voix, trois autres vivants parurent, deux hommes et une jeune femme. Tous considéraient les planeurs d’un air d’extase.

Alors, Targ et Arva atterrirent.

Il y eut un court silence. Le veilleur examinait avidement les derniers de ses semblables. La mort était en eux ; aucun remède ne pouvait combattre les poisons délicieux de l’euthanasie.

La femme, toute jeune, était de beaucoup la plus pâle des cinq. Hier encore, elle portait l’avenir, aujourd’hui, elle était plus vieille qu’une centenaire. Et Targ s’exclama :

— Pourquoi avez-vous voulu mourir ? L’eau est-elle donc épuisée ?

— Que nous importe l’eau ! chuchota la jeune femme. Pourquoi vivrions-nous ? Pourquoi nos ancêtres ont-ils vécu ? Une folie inconcevable les a fait résister, pendant des millénaires, au décret de la nature. Ils ont voulu se perpétuer dans un monde qui n’était plus le leur. Ils ont accepté une existence abjecte…, uniquement pour ne pas disparaître. Comment est-il possible que nous ayons suivi leur pitoyable exemple ?… Il est si doux de mourir !

Elle parlait d’une voix lente et pure. Ses paroles faisaient un mal affreux à Targ. Chaque atome de sa chair se soulevait contre une telle résignation. Et la joie paisible qui éclatait sur la face des agonisants lui demeurait incompréhensible.

Il se tut pourtant. De quel droit essaierait-il de mêler la plus légère amertume à leur fin, puisque cette fin n’était plus évitable ?… La jeune femme entrefermait les paupières. Sa faible exaltation s’éteignait, son souffle se ralentissait de seconde en seconde et, s’appuyant contre une cloison d’arcum, elle répéta :

— Il est si doux de mourir !

Et l’un des hommes murmura :

— La délivrance est prochaine.

Puis, tous attendirent. La jeune femme s’était étendue sur le sol, elle respirait à peine. Une pâleur croissante envahissait ses joues. Puis, elle rouvrit un moment les yeux, elle regarda Targ et Arva avec une tendresse apitoyée.

— La folie de la souffrance demeure en vous, balbutia-t-elle.

Sa main se souleva et retomba lentement. Ses lèvres frémirent. Une dernière onde agita sa chair. Enfin, ses membres s’allongèrent et elle s’éteignit aussi doucement qu’une petite étoile au bas de l’horizon.

Ses quatre compagnons la considéraient avec une tranquillité heureuse.

L’un d’eux murmura :

— La vie n’a jamais été désirable…, même au temps où la terre voulait la puissance des hommes…

Frappés d’horreur, Targ et Arva gardèrent longtemps le silence. Puis, ils enveloppèrent pieusement celle qui, la dernière, avait représenté le Futur aux Terres-Rouges. Mais ils n’eurent pas le courage de rester avec les autres. La certitude absolue de leur mort les remplissait d’épouvante.

— Partons, Arva ! dit-il doucement.

— Aujourd’hui, disait le veilleur, tandis que son planeur volait de conserve avec celui d’Arva…, nous sommes vraiment, nous et les nôtres, la seule, la dernière chance de l’espèce humaine.

Sa compagne tourna vers lui un visage plein de larmes.

— Malgré tout, balbutia-t-elle, c’était une grande douceur de savoir qu’on vivait encore aux Terres-Rouges. Que de fois cela m’a consolée… Et maintenant, maintenant !

Son geste montrait l’étendue implacable et les lourdes montagnes de l’Occident. Elle eut un cri d’abandon :

— Tout est fini, mon frère !

Lui-même avait baissé la tête. Mais il réagit contre la douleur ; il clama, les yeux étincelants :

— La mort seule détruira mon espérance…

Pendant plusieurs heures, les planeurs suivirent la ligne des routes. Lorsque parut le pays qui attirait Targ, ils ralentirent. Arva choisit le relais où elle devait attendre. Puis, le planétaire ayant apporté les voix d’Érê et des enfants, le veilleur s’élança seul vers les solitudes. Il connaissait déjà la contrée, grossièrement, dans une aire qui s’étendait jusqu’à douze cents kilomètres des routes.

Plus il avançait, plus les sites devenaient chaotiques. Une chaîne de collines se présenta, puis, de nouveau, la plaine déchiquetée. Maintenant, Targ voguait en plein inconnu. À plusieurs reprises, il descendit jusqu’au niveau du sol ; un vertige le poussait à franchir de nouvelles étapes.

Une immense muraille rousse barra l’horizon. L’aviateur la franchit et silla sur l’abîme. Des gouffres s’y creusaient, gouffres de ténèbres, dont on ne pouvait même deviner la profondeur. Partout se décelait la trace d’immenses convulsions ; des monts entiers avaient croulé, d’autres se tordaient, prêts à s’abattre dans le vide insondable. Le planeur décrivit de longues paraboles sur cet impressionnant paysage. La plupart des gouffres étaient si larges que les avions auraient pu y descendre par douzaines.

Targ alluma son fanal et commença l’exploration au hasard. Il s’engagea d’abord dans une crevasse ouverte au bas de la falaise ; la lumière semblait se dissoudre pour atteindre le fond, qui se décela sans issue.

Un second gouffre parut d’abord propice à l’aventure. Plusieurs galeries s’enfonçaient dans la terre ; Targ les explora sans profit.

Le troisième voyage fut vertigineux. Le planeur descendit à plus de deux mille mètres avant de toucher terre. Le fond de ce trou démesuré formait un trapèze dont le plus petit côté avait deux hectomètres. Partout s’ouvraient des cavernes. Il fallut une heure pour les parcourir. Hors deux, toutes étaient bornées par des parois pleines. Les deux, au rebours, comportaient de nombreuses fissures, mais trop étroites pour permettre le passage d’un homme.

— N’importe ! murmurait Targ au moment où il se disposait à abandonner la deuxième caverne… Je reviendrai.

Soudain, il eut cette impression étrange qu’il avait ressentie, dix ans auparavant, le soir du grand désastre. Tirant vivement son hygroscope, il considéra l’aiguille et poussa un cri de triomphe : il y avait de la vapeur d’eau dans la caverne.