La Mort de la Terre - Contes/Le Lion et le Taureau

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LE LION ET LE TAUREAU


Jusqu’à ma vingtième année, fit Mme des Jardes, j’ai habité une très vieille gentilhommière, ou plutôt la moitié d’une gentilhommière, car l’aile droite seule et une partie du corps pouvaient encore abriter des humains ; le reste ressemblait en petit à l’ancienne Cour des Comptes ; il y poussait des chênes verts, un hêtre rouge, un foresticule d’arbustes et de broussailles, une prodigieuse quantité de liserons qui argentaient les ruines jusqu’à l’automne.

Nous vivions vaille que vaille du loyer de quelques métairies et du produit de notre chenil ; mon père élevait deux ou trois espèces de chiens rares et s’y entendait à merveille. C’étaient les éléments du bonheur : nous avions, par chance, le tempérament qu’il fallait pour le sentir. Je sais que j’ai vécu là des saisons de sortilège. Le terroir donne des forêts drues comme au temps de la Gaule celtique ; des fontaines joyeuses chantent à tous les échos de la verdure ; il y a des combes ombrageuses, de beaux étangs turquoise, des cavernes où vécurent les hommes qui taillaient dans la pierre des outils et des armes que nous collectionnionssans art, méthode ni vanité.

Pendant mes courses, je rencontrais souvent un personnage fantasmagorique. Il portait sur les épaules une longue chevelure jaune fauve, montrait un grand visage roux avec des yeux énormes, une bouche armée de canines aiguës et laissait croître à ses doigts dix griffes pointues qui eussent aisément déchiré un bélier ou même une génisse. Cet homme vivait à la corne du village, dans une grotte taillée en habitation, ainsi qu’il s’en trouve au pays, et rôdait par les bois. Il évoquait un lion baroque, comme les illustrateurs se récréent parfois à les faire pour un recueil de fables, mêlant la structure humaine aux structures de la bête. De fait, il se croyait une parenté avec les lions. Je ne sais pas très bien comment il arrangeait l’affaire. C’est le secret de sa cervelle, qui était mal aménagée, folle, avec le discernement de ce qui se peut faire et de ce qui ne se peut pas. On aurait pu l’enfermer ; de nos jours, on n’y manquerait point ; cela n’aurait servi de rien, car il était inoffensif et le resta jusqu’à la dernière heure. Quand je dis qu’il était inoffensif, je parle pour les autres, non pour moi, qui dois me féliciter grandement de ce qu’il ait vécu libre et qu’il ait eu sa manie…

Je le croisais dans les clairières profondes et je n’en avais aucune crainte. Il m’aimait bien, parce que je lui jetais un mot amical et qu’il m’arrivait d’écouter ses propos ; il ne les prolongeait point, doué d’une tournure d’esprit laconique. Il lui suffisait de quelques paroles sur les événements de la forêt ou de l’annonce qu’il était sur la piste d’une gazelle, d’un buffle, d’une girafe. Car il ne se lassait pas de chercher une proie et voulait, bien entendu, que ce fût une bête comme il s’en trouve en Afrique. Au demeurant, il mangeait des faînes, des champignons dont il connaissait chaque sorte, des noisettes, des fraises et des pommes de terre qu’il cultivait lui-même dans les moments où il reconnaissait sa nature d’homme… Il rendait aussi des services aux braves gens, qu’il renseignait sur les bons coins des bois, et recevait en échange quelque quartier de lard ou quelque panier de légumes. Nous étions de ceux qui lui venaient le plus souvent en aide, particulièrement au creux de l’hiver.

Un après-midi, je revenais de chez les Pommereux-Lascombe avec Marguerite, notre plus vieille servante. C’était à l’automne verte. Le temps était gentiment nébuleux, avec des sautes de soleil, et je marchais bien contente de ma jeunesse, de la fraîcheur des prairies, de cette fine mélancolie des arbres, dont quelques-uns seulement montraient une petite rouille. Le soleil jouait à cligne-musette avec un gros nuage vieil argent, lorsque je parvins aux herbages de Montsaur. On y élevait des bœufs, des vaches et des chevaux, dont je voyais pâturer plusieurs douzaines. Près du ruisseau, je vis aussi le taureau noir, assez pareil au bœuf Apis avec sa tache blanche sur le front. Il n’avait pas bonne réputation, étant sujet à des rages brusques ; plusieurs fois, on avait parlé de s’en défaire. On le gardait pourtant, à cause de sa beauté et de sa force. Mais, outre la clôture, une bonne corde le retenait. Je m’arrêtai pour le contempler, car il m’intéressait, justement parce qu’il passait pour terrible.

Ce jour-là, il était de fort mauvaise humeur. Au lieu de paître tranquillement l’herbe savoureuse, il s’interrompait d’un air agacé, aspirait l’air humide et poussait des beuglements furibonds. Quand il m’aperçut, — peut-être à cause d’une grande fleur rouge que je portais à mon chapeau, — il piétina le sol et ses yeux bleu-noir flambèrent. Puis, d’un élan furieux, il chargea. Quoiqu’il fût attaché et que, par surcroît, la clôture me mît à l’abri, je sentis un frisson froid sur la nuque. La corde se tendit, la bête eut un long halètement… Je vis qu’elle était libre ! Je n’attendis pas la suite des événements, je m’enfuis à toute allure. Au reste, ma peur demeurait incomplète : je comptais sur la clôture… Après quelques minutes de course, je me retournai. Cette fois, ce fut la grande terreur qui a comme le goût de la mort : le taureau avait renversé l’obstacle, il bondissait, plein de la rage stupide et formidable de sa race. J’accélérais ma fuite, mais je n’étais pas de force. À chaque seconde la galopade de la brute devenait plus distincte !… Et personne à l’horizon : pas un vacher, pas une vachère. D’ailleurs, ils n’auraient pas eu le temps de me secourir ; le taureau était proche ; j’entendais son souffle furieux ; il me semblait déjà sentir les cornes aiguës…

Soudain retentit une grande voix rauque, qui ressemblait à un rugissement ; je vis se lever des hautes herbes l’homme aux cheveux jaunes et au visage roux. Formidable et grotesque, ses longues griffes étendues, sa bouche énorme ouverte, il bondissait comme un kangourou. En trois sauts, il se jetait sur le taureau… Je le jugeai perdu et, malgré mon épouvante, je me retournai. Alors, je vis un spectacle extraordinaire. L’homme s’était hissé sur le dos de la bête, il s’y accrochait des griffes, des genoux et, de ses fortes canines, il ouvrait une jugulaire, il se mettait à boire le sang pourpre à longs flots, comme eussent pu faire un léopard et un tigre. Le taureau, fou de rage, tantôt essayait de le désarçonner, tantôt galopait avec frénésie. Mais l’homme tenait ferme, il agrandissait encore la blessure, il ne cessait d’aspirer la liqueur écarlate…

La scène dura longtemps. Puis la bête s’arrêta, toute tremblante, et s’abattit sur le pâturage, tandis que l’homme, secouant sa tête chevelue, rugissait triomphalement.

Ce fut la seule fois que le bizarre personnage joua au naturel son rôle de lion. Il en garda une joie singulière et, lorsque je le rencontrais dans les bois ou sur les collines, il ne manquait pas de pousser le même rugissement qui avait précédé ma délivrance. Cela ne me faisait pas rire. J’en étais tout attendrie ; aujourd’hui encore, quand j’y songe, je frissonne, mais de ce bon frisson où un souvenir craintif se mêle aux féeriques images de la vingtième année.