La Mort du Poète

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Les CariatidesAlphonse Lemerre, éditeur (p. 160-165).


 


Le Poète sentant son âme ouvrir ses ailes
         Pour s’envoler enfin,
S’enchantait de gravir les cimes éternelles
         Et de n’avoir plus faim.

Des souvenirs confus et des heures fanées
         Où l’espoir avait lui,
Comme des compagnons de ses jeunes années
         Se groupaient devant lui.

Il revoyait le temps où, dans la fange immonde,
         Il cherchait sur ses pas
La Gloire, cette fleur qu’il rêvait en ce monde,
         Et qu’on n’y cueille pas !


Et le moment fatal où tous ceux de la terre,
         De la plaine et des monts,
Avaient dit : Tu n’es pas, ô rêveur solitaire,
         De ceux que nous aimons !

Parfois un souvenir des heures amoureuses
         Illuminait ses traits,
Comme passent le soir des pourpres vaporeuses
         Entre les noirs cyprès.

Il retrouvait la chère et fugitive image,
         Et de son œil hagard
Il croyait l’entrevoir à travers le nuage
         Qui voilait son regard.

Oh ! non, se disait-il, tu mens, pâle Agonie !
         Un fantôme trompeur
Me charmait ; la Misère est là, tout me renie :
         La Misère fait peur !

L’ingrat ne savait pas que, malgré son blasphème,
         Son rêve s’achevait,
Et que la jeune fille était, vivant poème,
         Assise à son chevet.

Sur le front du mourant elle posa sa tête,
         Pour y dormir un peu
Avant que l’Ange prît cette âme de poète
         Pour la mener à Dieu.


Or, c’était une chose étrange et sérieuse
         Que d’unir sans remord
Aux lèvres d’un mourant cette lèvre rieuse,
         Cette vie à la mort !

Je ne sais quel espoir passa sur ce délire
         Dans l’ombre enseveli,
Mais voilà ce que dit l’âme à la douce lyre,
         Au chaste front pâli :

Pourquoi douter ainsi de l’avenir immense
         Et rester abattu ?
Où l’homme voit finir son pouvoir, Dieu commence ;
         Il nous aime, vois-tu !

Il conserve à ta vie ardemment dépensée
         Le ciel de bien des jours,
Où s’épanouiront les fleurs de ta pensée
         Fidèle à nos amours.

— Oh ! dit-il, mots divins ! Amour et Poésie !
         Ineffable trésor !
Je vous ai savourés comme un flot d’ambroisie
         Dans une coupe d’or !

Comme j’aimais alors les bois et les prairies,
         Le ciel, tableau changeant,
Les oiseaux veloutés, les fleurs de pierreries,
         Les rivières d’argent !


Mon rêve était partout. Je disais : Je t’adore !
         À l’aubépine en fleurs ;
Au feuillage : Sens-moi tressaillir. À l’Aurore
         Humide : Vois mes pleurs !

Je remplissais d’espoir mon âme fécondée
         Et mes désirs sans frein,
Comme un sculpteur emplit avec sa large idée
         Les marbres et l’airain :

J’aimais la Liberté, cette déesse antique
         Dont les flancs sont blessés,
Et qui chantait jadis un radieux cantique
         Sur ses fils trépassés ;

Cette mère dont l’âme à tous nos vœux se mêle ;
         Qui, les deux bras ouverts,
Étreint les nations, et, comme une Cybèle,
         Allaite l’univers !

Je saluais déjà l’aurore de la gloire.
         Mais, ô deuil ! ô terreur !
À présent une nuit silencieuse et noire
         M’enveloppe d’horreur.

Car, lorsque brille au loin dans un horizon sombre
         Un éclat vif et beau,
Tous ceux qui sur nos fronts ne règnent que par l’ombre
         Éteignent le flambeau.


Toute clarté leur jette, innocente ou hardie,
         Un désespoir amer ;
En effet, l’étincelle est tout un incendie,
         La source est une mer !

Aussi lorsqu’ils ont vu nos astres sur leur route
         Avoir mille rayons,
Ils ont appesanti l’épais brouillard du doute
         Sur ce que nous croyons.

Lorsque nous leur disions nos chants, des chants sublimes
         Qu’ils ne comprenaient pas,
Ils les examinaient, ces éplucheurs de rimes,
         Avec leur froid compas !

Lorsque nous demandions les vierges diaphanes
         Dont le maître étoila
Notre ciel obscurci, de viles courtisanes
Répondaient : Nous voilà !

Mais j’en ai trouvé deux plus froides que les autres
         Dans leur satiété,
Deux, l’Envie et la Faim, les plus dignes apôtres
         De la société !

Si bien que j’ai creusé mon sillon dans ce monde
         Égoïste et mauvais,
Lorsque l’autre patrie était seule féconde :
         Mais celle-là, j’y vais !

— Non, dit-elle, vivons, ô mon idolâtrie !
Seigneur, rends-lui sa foi.
Ou si vraiment son âme irritée et meurtrie
         A déjà soif de toi,

Si tu veux délivrer cette blanche colombe,
         Seigneur, si tu le veux !
Fais-moi mourir aussi. Pour linceul dans sa tombe
         Il aura mes cheveux.

Or, Dieu prêta l’oreille à ces voix de la terre.
         Des deux enfants liés
Il ne resta plus rien, qu’un tombeau solitaire
Et des chants oubliés.