La Muse au cabaret/La Tante de notre Oncle

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La Muse au cabaretLibrairie Charpentier et Fasquelle (p. 272-274).


LA TANTE DE NOTRE ONCLE


À Maurice Donnay.
« Au sortir du spectacle, je rencontrai une vieille tante à moi… — « J’espère, me dit-elle, que tu diras du bien de cette pièce… » Ce fut pour moi un trait de lumière. Je connaissais ma tante. Du moment qu’elle s’était plu à la « Jeanne d’Arc » de Barbier, j’étais sûr que le Marais et le Sentier y afflueraient,…etc. »
Francisque Sarcey.
(La Dépêche de Toulouse.)
21 octobre 1894.


…Or, j’avais une tante… oh ! mais, pas une tante…
Vous savez bien… non, non… Une femme épatante,
Dont vous avez ici, devant vous, le neveu.
Elle était très austère et n’allait que fort peu
Au théâtre, que moi je goûte sans partage —
Jusques au jour qu’elle y fréquenta davantage.

Mais, passons…
Mais, passons… Un beau soir donc, venait de finir
Une pièce dont j’ai perdu le souvenir,
Laquelle avait été fraîchement accueillie
— Si j’étais plus méchant, je vous dirais « cueillie » —
Elle fut déclarée horriblement pompier.
Et rasante… ah ! j’y suis… elle était de Barbier !
Moi, je n’en pouvais plus d’avoir vu cette ordure,
Sans ombre de bon sens ni de littérature ;
Mais voilà qu’au moment que j’allais m’en aller,
Songeant aux adjectifs dont je dois l’accabler,
Ma tante Jézabel devant moi s’est montrée
Comme au jour de sa mort pompeusement parée
Non… ça, c’est du Racine. Excusez-moi, mon Dieu.
Ma tante me dit donc comme ça : « Mon neveu.
J’espère que vous n’aurez pas la hardiesse
D’excommunier cette incomparable pièce.
Elle est patriotique et morale. » — Allons, bon !
Je te ferai sur elle un soigné feuilleton,
Lui dis-je. Il est certain pour moi que si la pièce
Te plaît, elle en mettra bien d’autres en liesse.
Et les événements me donnèrent raison.
À partir de ce jour, j’eus le même horizon
Que ma tante, et son opinion fut la mienne,
Étant celle, après tout, de la sombre moyenne
Du public. Oui, messieurs, à partir de ce jour,
Je ne parlais jamais d’un succès ou d’un four
Sans avoir consulté ma vénérable tante.
Je me montrais ravi, quand elle était contente.
Et tous les feuilletons dont j’ai tiré profit,

Autant dire que c’est la « povre » qui les fit.
Sans elle, un jour, j’avais prôné « la Bûcheronne »
Eh bien, il s’en fallait que la pièce fût bonne.
Elle n’était que chiffe, elle n’était que vent.
Ma tante me le fit savoir, le jour suivant.
Croyais-je sottement que tel drame était triste ?
Ma tante me disait : « Va donc, vieux pessimiste ! »
Et me prouvait, par A plus B, que j’avais tort.
J’allais donc le revoir, et je m’en tords encor.
S’était-elle, en revanche, amplement ennuyée
Où j’avais pouffé, moi, à gorge déployée,
Je revenais tôt sur mon premier jugement,
Et m’ennuyais alors rétrospectivement.
Or, voilà très longtemps que cette tante est morte.
Et cependant, j’écris toujours, en quelque sorte.
Mais je ne sais plus bien ce que je dis… oh ! non.
Et chaque fois c’est la même chose, cré nom !
Je demeure anxieux devant la page blanche,
Quand je dois perpétrer mon lundi du dimanche.
Et le cœur tout rempli d’un singulier émoi,
Je dis : « Du haut du Ciel, ma tante, inspire-moi ! »


1894