La Muse gaillarde/Loin de la joie

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La Muse gaillardeAux éditions Rieder (p. 70-74).
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LOIN DE LA JOIE


Or, une fois la noce faite,
Une fois tus les violons,
Remisés les habits de fête,
Bijoux trop lourds, manteaux trop longs,

Le Prince aima sa Jouvenette
Certainement pendant huit jours ;
Mais — tel un air de clarinette —
Ça ne peut pas durer toujours.


Il trouva que la bergerette
Hors les heures d’effusion
Avait une âme trop simplette,
Manquait de conversation ;

Et, de même aussi, la nature
Qui l’avait un instant distrait,
Lui parut sans littérature
Par conséquent sans intérêt.

Cependant que sa douce reine
Était telle qu’au premier jour,
Délicieusement sereine
Et toute confite en amour.

Un jour donc, d’humeur plus grognonne,
Il lui dit à peu près ceci :
« Non, décidément, ma mignonne,
« On se rase par trop ici ;

« Certes, c’est charmant la campagne,
« Mais quand il pleut, c’est embêtant,
« D’ailleurs, il faut que je regagne
« Ma capitale où l’on m’attend.

« Aussi, c’est chose décidée,
« Demain au plus tard nous partons…
« — Eh quoi ! tu pleures ? quelle idée ? —
« Fais nos malles, prends tes cartons. » —


Dès arrivés — quelle folie ! —
De ce Prince le premier soin
Fut de reléguer sa jolie
Et douce dame dans un coin

Du palais, parmi des femelles
Sans nombre, là pour la servir,
Mais qui bien plutôt, les chamelles,
S’empressèrent de l’asservir ;

Car, tandis qu’une orde mégère
Ôtait à cette pauvre enfant
Ses humbles habits de bergère,
Une autre, d’un air triomphant,

Lui passait une robe à traîne
Où l’or le disputait à l’or
Et sur son front de souveraine
Faisait ruisseler un trésor.

Puis, on lui farcit la cervelle
Pour qu’elle fût à la hauteur
De sa situation nouvelle,
De maint maeterlincquois auteur ;

On lui fit avaler des proses
Écrites — on croit — par Hermès ;
Elle eut des docteurs ès névroses
Et des professeurs de barrès.


— C’était l’ordre formel du Prince
Qu’on l’éduquât à son instar,
La trouvant beaucoup trop « province »
Pour lui, somme toute, un César !

Il l’avait donc mise en consigne,
De la sorte, jusques au jour
Qu’elle serait capable et digne
De paraître devant sa cour.

« Je suis la très humble servante,
Disait-elle — de mon seigneur,
Je veux bien devenir savante,
Si ça peut faire son bonheur. »

L’amour qui fait tant de miracles
En fit un de plus. Elle apprit
Tout ce qu’on voulut, sans obstacles ;
Elle devint femme d’esprit.

Et même, en moins d’un an bissexte,
Elle put lire — oh ! mais très bien —
Ibsen et Bjœrnson dans le texte
Comme le patois sarceyen

Si bien qu’un jour, jour d’allégresse !
On vint apprendre au souverain
Qui jouait avec la… négresse,
Que sa femme était « dans le train ».


Cela le jeta dans l’extase.
Il voulut aussitôt la voir,
Et dès qu’elle eût dit une phrase
Il s’étonna de son savoir.

Dès lors, jour et nuit, lui et elle
Avec le même cher émoi,
Et l’aide d’une forte échelle
Descendaient au sein de leur moi ;

Sans autre soin qui les réclame,
Nuit et jour chacun d’eux plongeait
Dans ses respectifs états d’âme,
À faire envie à P. Bourget ;

Ils mangeaient pour toute cuisine
Des bouquins de Schopenhauer,
Tout en se piquant de morphine
Et se gargarisant d’éther.

Bref, à bout de leur énergie,
Ces deux Chinois de paravent
Moururent de… psychologie
Sans avoir fait le moindre enfant.