La Muse gaillarde/Mi-Carême

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La Muse gaillardeAux éditions Rieder (p. 37-40).



MI-CARÊME


Allons-nous-en par l’Autriche !
Nous aurons l’aube à nos fronts ;
Je serai grand et toi riche,
Puisque nous nous aimerons.

(Victor Hugo, Eviradnus.)


Si tu veux, faisons ribote,
Menons un tapage fou ;
Tu me chausses, je te botte :
La soif chante dans mon cou.

Dépêchons-nous, l’heure presse,
je t’enlève, emporte-moi ;
Ton cheval sera l’ivresse,
Mon cheval ce sera toi.


Sois toute à la rigolade ;
Tu n’as pas soif ? Oh ! la la !
C’est qu’alors tu es malade,
Ma chère, il faut soigner ça.

En ce monde transitoire,
D’abord, tout le temps, vois-tu,
Qu’on ne passe pas à boire
Est vraiment du temps perdu.

La tour Eiffel, dit l’histoire,
A trois cents mètres de haut ;
Mon Dieu, je veux bien le croire,
Même faire : Ah ! ah ! oh ! oh !

Mais c’est une bagatelle,
Un sucre d’orge forgé,
Une patte de bretelle
Auprès de la soif que j’ai.

Viens ! déjà la lune blonde
Dit au soleil : « Va t’asseoir. »
Et le soleil dit au monde :
« À demain, petit, bonsoir. »

Tu t’habilles ? pour quoi faire ?
Ton linge c’est ta vertu ;
Pour moi, quand je tiens un verre,
je me trouve assez vêtu.


Viens ! déjà je me sens ivre :
— Oh ! le joli vin clairet ! —
Comment diable peut-on vivre
Ailleurs qu’en un cabaret ?

J’entends dans la chantepleure
Gazouiller des colibris :
Que sera-ce tout à l’heure,
Si maintenant je suis gris ?

Ce sera bien de la guigne,
Si, vers les minuit trois quarts,
Au poste on ne nous consigne
En qualité de pochards.

Les murs comme des tétasses
Devant nos yeux flotteront,
Et les nymphes des Wallaces
En nous voyant s’écrieront :

« En voilà deux qui, sans doute,
Nous méprisent un peu trop ;
Mais, par Zeus qui nous écoute,
Que c’est donc bête d’être eau ! »

Partons ! Mais pas en Autriche,
Ainsi qu’Hugo le prétend ;
Le vin n’est pas — qu’on y liche —
D’un intérêt palpitant.


Non ; nous irons par les villes
De France, où l’on trouve encor
Des vinasses plus civiles,
Des vins d’amarante et d’or.

Je deviendrai roi, toi reine,
Puisque nous nous griserons ;
Allons voir, ma souveraine,
Nos peuples, les vignerons.

As-tu bien tout le bagage ?…
Nos écus en papier peint ?…
Moi, tu sais, selon l’usage,
J’emporte plus d’un lapin :

Il nous faudra, je suppose,
En poser un peu partout.
Car toi, tu n’as pas grand’chose
Et moi, je n’ai rien du tout.

Et maintenant, d’un pied leste,
En route ! le temps s’enfuit :
je te conterai le reste
Sur le tournant de minuit.